I was fine, I pulled myself together
Just in time to throw myself away
Once my perfect world was gone I knew
You ruined everything in the nicest way
Bruce Wayne a toujours deux téléphones sur lui. Au premier abord, les deux sont identiques. C'est seulement une personne avertie qui pourrait lire la liste de contacts du deuxième portable et comprendre que Journaliste ne concerne pas tellement Clark Kent et que Fleuriste est là pour Dinah Lance.
Quand son téléphone de travail sonne, Bruce se trouve chez lui, la réunion supposée durer jusqu'au soir ayant été abrégée par un exercice d'évacuation déclenché intempestivement. Lucius n'était pas très heureux de découvrir cette malfonction dans le système, mais Bruce préférera toujours une fausse alerte à un vrai crime.
« Oui ? » grogne-t-il dans le portable.
Et c'est là qu'il est surpris, par la jeunesse de la voix qui atterrit dans son oreille.
« Heum… J'ai atteint Matches Malone, là ? »
La surprise s'accroît, accompagnée d'une désagréable paranoïa. Si Matches Malone a bien un numéro de téléphone, celui-ci concerne un téléphone fixe localisé dans la base sous le Manoir, et encore Matches Malone est-il notoire pour laisser tout message aller au répondeur dessus avant de rappeler.
Pourquoi appeler Matches Malone avec les coordonnées de Batman ?
Il jouera le jeu, au moins assez longtemps pour rassembler toutes les pièces du puzzle, et prend son timbre nasillard.
« C'est lui en personne, mais si c'est un télévendeur, il y a personne ! »
Il croit entendre un faible glapissement à l'autre bout du fil, mais ne saurait dire si c'est de la nervosité ou de l'irritation. Il doit s'attendre à tout.
« Non ! C'est… Ah, écoutez, Maman va bientôt rentrer, et la porte ne ferme plus, et il faut que je vous dise de venir chercher les enfants de Miranda Tate, et si vous pouviez le faire vite, j'aurais ça de moins sur le dos, okay ? »
Il s'attend à tout sauf à ça.
Et.
C'est.
Juste.
Quoi ?
Il ne peut pas
ce n'est pas
c'est
(Miranda Tate)
« C'est quoi cette arnaque ? »
Il se réfugie dans la personnalité de Matches Malone, des réactions simples, spontanées, qui ne se calculent pas. Dans l'écouteur, sa colère provoque un déglutissement.
« Me bouffez pas, je suis que le messager ! C'est vous qui avez… attendez… c'est vous qui vous êtes marié en Afghanistan, et non c'était pas une fausse couche, même si vous le pensiez à l'époque ! Alors s'il vous plaît, vous venez chercher vos gamins ? »
Bruce est en train de se noyer. Sur la terre sèche. Un couteau s'est glissé entre ses côtes, et maintenant ses poumons se remplissent de sang, voilà ce qui lui arrive.
(personne ne sait pour la fausse couche, Bruce n'en a même pas parlé à Alfred, il ne pouvait pas, ne voulait pas penser à ce qu'il a failli avoir, ce qu'il aurait dû avoir)
(sauf que ce n'était pas une fausse couche)
(vos gamins)
(vos gamins)
Sa voix s'extirpe de lui en lui raclant la gorge et le palais, laissant les chairs à vif derrière elle.
« Donne-moi l'adresse. J'arrive. »
Le tube Zéta situé à Los Angeles est à courte distance de North Hollywood, heureusement. Bruce peut effectuer à pied les quinze minutes de marche qui le sépare de l'immeuble indiqué. Ça lui donne un peu de temps pour faire redescendre le rugissement incontrôlable pulsant sous son épiderme, qui pousse son cœur à accélérer.
(il n'y parvient pas)
La porte de Moira Rayner est ouverte mais il toque quand même sur le battant. Ça provoque l'apparition d'un adolescent qui doit avoir au minimum deux ans de moins que Dick, les joues rouges sous sa coloration mate et le regard vaguement affolé.
« Dites-moi que vous venez me sauver du gremlin cannibale » attaque le garçon bille en tête, « il a voulu me croquer un doigt trois fois. »
Matches Malone adresse un long regard plat au garçon, retirant l'allumette de sa bouche avec une lenteur délibérée.
« J'ai l'air d'un dératiseur, mon gars ? »
L'adolescent le regarde à son tour, depuis sa perruque mal coiffée à sa veste en plaid polyester orange pétant, et pince la bouche.
« Pas un dératiseur, non » concède-t-il, pensant visiblement mais un bouseux daltonien, oui. « Vous êtes Malone ? »
« Ouaip. Et toi, tu as quelque chose pour moi ? »
Le garçon s'écarte pour le laisser entrer. L'intérieur de l'appartement est cozy : peut-être un peu nu pour la décoration, ça ne sent pas l'opulence mais pas non plus la pauvreté, la couleur verte revient sur les meubles et les carpettes, une faible odeur de détergeant fleuri qui doit se trouver à l'épicerie locale.
« Alors, euh, je vous préviens, le gremlin est agité. Le genre qui mord, alors attention à vos doigts. Oh ! Coucou, mini-monstre. »
Le garçon doit avoir trois ans, à en juger par sa taille et la rondeur de ses joues. Ses cheveux sont coupés presque à ras, laissant à peine un duvet noir sur son crâne, et son regard vert brillant contient une intensité dérangeante pour son âge.
Excepté sa coloration orientale et les habits bon marché (un t-shirt Superman, non mais vraiment), il ressemble tout à fait aux photos de bébé prises durant l'enfance de Bruce Wayne.
C'est comme d'avoir une crise cardiaque, sauf que le cœur redémarre tout seul après. C'est comme une terreur nocturne qui pousse à se réveiller glacé et privé de souffle, sauf que c'est réel. L'espace d'une poignée de secondes, Batman est terrifié, à la dérive, sans stratégie pour affronter le moment présent.
Le bambin émet un bruit curieux, une sorte de claquement de langue, puis s'avance pour s'emparer de la jambe de Matches Malone.
« Il vous aime bien ? Ça, c'est du pot. Moi, il a l'air de me détester. Tant pis pour lui, je préfère sa sœur, au moins elle me casse pas les pieds. »
« Sa sœur » fait Bruce, osant à peine remuer les lèvres, osant à peine respirer, se demandant bêtement si le petit peut sentir son pouls cogner frénétiquement dans sa jambe.
« Ouais… toujours pas réveillée depuis tout à l'heure. Allez, Belle au Bois Dormant. Le carrosse attend que la princesse y monte pour démarrer et retourner au palais. Ouvre ces beaux yeux. »
Un grognement retentit en provenance de la pièce où l'adolescent s'était esquivé. Puis un soupir.
« Oui, voilà. Debout. On t'attend. »
Quand l'adolescent revient, il guide par l'épaule une fille de petit gabarit, à qui on donnerait neuf ou dix ans, emmitouflée dans son duffle-coat rouge, de longues mèches noires se déversant de ses épaules pour lui tomber jusqu'à la taille, ses paupières brunes demi-closes sur des yeux vert intense.
Bruce n'avait jamais vu de photo de Talia al Ghul avant l'adolescence, mais il sait désormais à quoi elle avait ressemblé.
(ce n'était pas une fausse couche)
Le regard se pose sur lui sans le voir, avant que la fille ne titube dans sa direction, jusqu'à lui rentrer mollement dedans et de lui enserrer la taille de ses bras faibles.
Sous l'épiderme de Bruce, le rugissement se fait assourdissant.
Alfred patiente de pied ferme dans la base quand le tunnel Zéta intégré dégorge le fils de Thomas et Martha, la perruque de travers, en tenue d'un remarquable mauvais goût et deux enfants dans les bras. Il ne lui manque que le balai ou le rouleau à pâtisserie, mais en tout cas il a certainement le sourcil désapprobateur.
« Monsieur Bruce » fait-il. « Vous êtes parti des plus précipitamment. »
« Une urgence » grogne Bruce alors qu'il se dirige vers la partie médicale de la base – les enfants ne présentent aucune blessure visible mais les poser sur les lits lui rendra les mains libres.
« Je veux bien le croire, tout comme je crois également que les services sociaux montrent des signes de progrès depuis que vous avez gagné la garde de Monsieur Dick. »
Bruce dut s'appuyer contre le lit où il venait d'allonger les enfants, s'efforçant de respirer autour du nœud qui se formait dans sa gorge.
« Ce n'est pas… Alfred, je ne... »
Il perdait les mots, et ce n'était pas courant sous son propre toit. Il entend les chaussures d'Alfred cliqueter sur le dallage alors que le majordome s'approche, et il les entend s'arrêter brutalement alors que le garçonnet s'assied et jette un coup d'œil de derrière la carrure de Bruce.
« Miséricorde » souffle le majordome à qui la réserve fait subitement défaut.
« … Je devais aller les chercher. Ils étaient seuls à Los Angeles, sans personne de qualifié avec eux – je ne comprends pas pourquoi Talia – il aurait pu leur arriver n'importe quoi... »
Le rugissement se déchaîne dans ses tripes, horreur et nausée et choc mélangés en une symphonie écœurante.
(il sait ce qui arrive aux enfants quand ils restent seuls, il sait, il sait)
« Talia » répète Alfred. « Talia al Ghul ? »
« La mère » confesse Bruce, étreignant machinalement le garçonnet alors qu'il contemple le visage de la fille endormie. « Elle me les avait cachés. »
(ce n'était pas une fausse couche)
« Voilà qui est tout à fait irrégulier » déclare le majordome, et si ce n'est pas un euphémisme criant, Bruce veut bien repeindre sa voiture de patrouille en jaune fluo. « Si vous voulez bien m'excuser, je vais de ce pas préparer deux chambres. »
Bruce ne retient pas l'homme plus âgé alors que celui-ci quitte la base, l'abandonnant avec les enfants, dont un se cramponne actuellement à lui et ne donne pas signe de vouloir lâcher prise. Dans un état pareil, ce sera compliqué de pratiquer les examens complémentaires indispensables – ADN, bilan toxicologique, détection de mouchards et autres.
Bruce ne veut pas lâcher. Il ne peut pas lâcher. La pulsation frénétique sous sa peau ne le permettra pas, cette même pulsation qui le matraque sans relâche depuis l'instant où les enfants sont apparus dans son champ de vision, qui cogne encore et encore son rythme sourd afin de le transformer en mots qui éclatent dans son crâne et imbibent chaque atome de lui.
À moi. Mes bébés.
You should know how great things were before you
Even so, they're better still today
I can't think of who I was before
You ruined everything in the nicest way
You Ruined Everything par Jonathan Coulton pour ce chapitre.
