People tell me I'm not getting younger in this place
The other guy in this room I'm sick of his face
And there's a guy who's watching me, it really is a drag
Hassling me on my way to work making license tags

Bruce se demande comment il a pu oublier le gala.

C'est pourtant prévu de longue date, et ce n'est pas comme s'il refusait d'organiser régulièrement ce type d'évènements. Et malgré tout, quand Alfred lui rappelle le matin même son obligation de la soirée, il se sent pris au dépourvu, bêtement.

Au fond, il sait bien pourquoi ça lui est sorti de la tête : c'est à cause de ses enfants. Cela fait presque un mois et demi qu'ils sont arrivés entre ces murs, et Bruce ne se sent toujours pas moins désorienté et confus que le soir de leur arrivée.

(la famille a ce don de lui faire perdre complètement ses moyens)

Il n'en reste pas moins qu'il a des obligations sociales à assumer, et que le Manoir sera envahi d'intrus investis à divers degrés dans la perspective de lever des fonds pour financer un nouveau tramway dans les quartiers défavorisés de Gotham, des requins qui n'attendent qu'une bouffée de scandale pour procéder à la curée.

Ce soir-là, il monte coucher les enfants tôt. Damian semble assez perturbé par ce changement de routine, ce qu'il exprime en jetant son oreiller à la tête de son père alors que ce dernier le pose dans son lit. Il ne se calme qu'après une berceuse chantée par sa sœur.

(en vrai, ça n'a pas la cadence d'une berceuse, ça rappelle plutôt à Bruce les rares fois où sa mère l'a emmené à la synagogue et qu'il a entendu l'assemblée chanter plutôt que de prier)

Anastasia elle-même n'a rien dit quand il lui a expliqué qu'elle ne devrait pas bouger de sa chambre sous peine de croiser quelqu'un qui ne saurait pas qu'elle est là. Enfin, si. Elle a demandé si elle avait droit à un couteau. Pour se défendre.

Il ne comprend toujours pas comment il n'a pas explosé sur place, mais en attendant, il a dit non pour le couteau. Et qu'il remonterait quand ce serait fini, pour lui annoncer comment ça s'était passé. Elle a eu l'air satisfaite de cette concession, alors c'est cette partie du programme accomplie.

À présent, il faut entrer dans l'arène. La salle de réception est illuminée, des voitures commencent à se garer dans les allées, des voix se font entendre. Bientôt, l'atmosphère sera corrodée par la haute société de Gotham, avec ses vices et commentaires et opinions et préjugés.

Brucie Wayne arbore son sourire le plus nigaud.


Nana confesse adorer son nouveau pyjama, une longue chemise jaune clair à manches longues qui lui couvre les hanches, ornée d'un poney déformé jaune à la crinière rose pétant frisée et accompagnée d'un pantalon jaune clair. Elle se couche quand même avec des chaussettes, sous trois grosses couvertures.

Le Manoir est vraiment trop froid. Et la lessive employée par Alfred sent la fleur d'oranger.

(parce que oui, Alfred fait aussi la lessive, et plus elle en apprend sur ses tâches quotidiennes, plus Nana vacille entre l'épouvante de le voir bientôt mourir d'épuisement et l'admiration incrédule de le voir accomplir autant)

(quand elle a avoué ça à son père, il lui a carrément dit qu'Alfred était inexplicable et que c'était tout ce qu'il y avait à en dire, et ce n'est pas elle qui va le contredire)

Elle ne s'endort pas tout de suite. Depuis Nanda Parbat, elle a du mal à ça. Elle a trop pris l'habitude de rester sur le qui-vive. De se réveiller pour un rien, juste au cas où ça pourrait être autre chose que rien.

Quand elle se réveille en sursaut, elle est bienheureusement seule dans la chambre. Sur sa table de chevet, un réveil digital flambant neuf indique que ça fait deux heures et quart depuis que son père est parti.

À la lueur rougeâtre des chiffres carrés sur l'écran, elle peut voir une paire de boutons de manchette, forme ovale et argentée.

Baba a oublié ses boutons de manchette.

Elle devrait rester couchée. C'est la consigne qu'elle a reçue après tout.

Mais.

Baba a oublié ses boutons de manchette.

Sa mère, Tessa, ses divers instructeurs, tout le monde lui a répété que quoi qu'elle fasse, ça devait être parfait. Qu'un détail négligé, même le plus petit, pouvait tout gâcher.

Et baba a oublié ses boutons de manchette.

Hors de l'abri des couettes, la fraîcheur du soir lui tombe dessus, alors elle enfile la robe de chambre en pilou rose posée sur le fauteuil à côté de son lit, glissant les boutons de manchette dans la poche de gauche.

Ce n'est rien du tout, vraiment. Elle va juste trouver son père, lui rendre ses accessoires et retourner se coucher. Elle peut faire ça. Vraiment.

Elle se répète ça alors qu'elle prend un couloir puis un autre pour descendre au rez-de-chaussée, et dans le pire des cas, elle peut toujours aller chercher Alfred pour lui expliquer le problème, ça devrait être facile de le trouver, l'intendant doit toujours rester près là où on pourrait avoir besoin de lui, et pour une grande réception, ça signifie la cuisine ou l'office, non ?

Un brouhaha de voix a envahi le rez-de-chaussée, et elle s'approche malgré elle. Elle n'a pas d'expérience avec les foules, juste le bref souvenir de gares et d'aéroports quand l'ange sans nom les a emmenés en Amérique elle et son frère, et elle ne devrait pas mais elle ne sait pas à quoi ressemble une fête en vrai et de toute façon, c'est la maison de son père, alors elle a plus le droit d'être ici que les invités.

La porte de la salle de réception grince un peu quand elle l'ouvre pour s'introduire dans la pièce, et elle bat des paupières pour chasser un éblouissement soudain – c'est éclairé de partout, et il y a des éclats qui indiquent des bijoux et des montres et des lunettes, et même si les hommes sont pour la plupart en costume noir il y a une profusion de robes qui déclinent un arc-en-ciel de nuances, tellement qu'elle louche presque.

Et. Tous ces gens ont des expressions fausses.

Comme des poupées grandeur nature, sauf que ces poupées ont des ressentis et ne le montrent pas, pensent des choses et projettent le contraire, et c'est tellement faux que le souffle manque brièvement à Nana, qu'elle manque tomber à terre et se rouler en boule.

Sauf qu'elle n'a pas le droit, elle a besoin de trouver son père et où est-il elle ne le voit pas où tu es passé baba je ne te vois pas…

« Mais qu'est-ce que tu fais là, petite ? »

Elle n'est plus à côté de la porte. Pourquoi elle n'est plus là-bas ?

Un costume noir est penché sur elle, s'adresse à elle et Nana a si peur, elle ne peut pas l'entendre, elle n'arrive pas à comprendre ce qu'il dit alors qu'elle voit ses lèvres remuer, elle a mal au cœur, mal au ventre, mal à la gorge.

Ses cordes vocales la brûlent.


La Reine Victoria soutenait que, dans le cadre des relations conjugales, il fallait s'allonger et penser à l'Angleterre. Bruce aimerait ajouter un addendum : dans le cadre des relations publiques, il faut sourire niaisement et penser à Gotham.

Encore trois heures et il pourra s'échapper. Il lui faudra trouver un prétexte pour ne pas laisser une des femmes présentes monter avec lui – c'est parfait pour sa couverture d'avoir des aventures d'un soir, mais il ne veut pas risquer une conquête s'attardant sous son toit, pas dans la situation présente.

Peut-être qu'il peut juste continuer à discuter avec Ronnie Vreeland. Il n'y a jamais eu d'étincelle entre eux, et Ronnie n'en est pas plus dérangée que ça. Elle préfère de loin le taquiner, comme elle le fait en ce moment.

« Un de ces jours, Brucie, il faudra bien te résoudre à l'évidence » déclare-t-elle d'un ton amusé, une flûte à champagne entre les doigts. « La campagne et Armani, ça ne fait jamais bon ménage. »

Il lui adresse une moue qu'il a perfectionnée devant le miroir, en partie incrédule, en partie déconfite, en partie dégoûtée, totalement vide de sincérité.

« Mais aussi, pourquoi rendre les chemins si malpropres ? Si mal entretenus ? Je jure qu'un caillou a voulu me crucifier le pied, c'est tout de même un monde ! »

Ronnie le considère avec indulgence, ses commissures frémissant comme elle le fait toujours alors qu'elle est prête à rire au nez de quelqu'un, en l'occurrence ce pauvre Brucie qui est décidément un rejeton de la ville jusqu'à la moelle, et il est prêt à recevoir ce rire avec un regard de chien battu copié sans vergogne sur Dick.

Le cri empêche cela.

Gotham est une ville où les cris résonnent fréquemment, et Bruce n'arrête pas d'en entendre au cours de ses activités nocturnes, mais jamais encore un cri ne lui a fait cet effet-là, donné l'impression d'un volcan qui explose au creux de son estomac.

« BABA ! »

Il ne s'excuse même pas auprès de Ronnie, il fonce déjà dans la direction du cri, et ce n'est même pas une pensée consciente, un réflexe conscient, il a juste entendu et réagi.

Un demi-cercle s'est formé autour d'une petite silhouette quasi prostrée par terre, noyée dans sa robe de chambre rose, les mains sur les oreilles.

(elle ne devrait pas être là mais si elle était malade ce genre de choses arrive sans prévenir ou son frère oh s'il vous plaît pas ça)

Bruce se met à genoux pour toucher les coudes de sa fille, la faire doucement se tourner vers lui. Elle ne semble pas blessée, mais ses yeux fixent le vide et elle respire définitivement trop vite.

« Ehh, chérie. Tu comptes jusque trois, d'accord ? Tu peux faire ça ? Un deux trois, tu respires, un deux, tu souffles. »

Bruce connaît les attaques de panique. Il sait que parfois, le monde est juste trop lourd, trop bruyant, trop lumineux, juste trop. La méthode est simple, et elle marche – Anastasia s'avachit rapidement dans ses bras, lui permettant de se relever, et il ne peut pas s'attarder, il doit la ramener à l'étage, lui demander pourquoi elle est descendue.

C'est alors qu'il s'apprête à franchir la porte qu'il réalise le poids de dizaines de regards qui pèse sur ses épaules.

Une bonne partie de l'élite de Gotham est venue à ce gala. Tous ont entendu ce cri. Ils l'ont vu réconforter une petite fille, qui dans son pyjama n'a pas pu venir de très loin, la prendre dans ses bras comme si de rien n'était.

Ils ne savent pas encore, ils n'ont pas reçu la confirmation, mais ils se doutent déjà, et leurs regards accusent avec tout le poids du plomb.

Ce n'est pas ainsi que Bruce prévoyait de laisser le monde apprendre l'existence de ses enfants, mais c'est comment ça s'est passé, et il refuse de traiter l'affaire comme s'il devait en avoir honte.

Il se redresse légèrement. Il ajuste son étreinte sur Anastasia, pour vérifier qu'elle n'est pas pliée en quatre. Il dépose un baiser sur le haut de son crâne, dans ses cheveux noirs qui sentent la verveine.

Un chœur de chuchotis éclate dans son dos, mais il a déjà quitté la pièce, sa fille blottie contre lui. La mèche a été allumée, maintenant.

Qu'ils viennent, s'ils l'osent. Bruce attend de pied ferme.

But you ain't seen the last of me yet
I'll find you baby, on that you can bet
I didn't mind the risk of a life of crime
When I get out of here
Showtime
Showtime
Showtime
Showtime

Showtime de Blue Öyster Cult pour ce chapitre.