ndla : ici le thème choisi est "obsession". promis il est présent même si on dirait pas. c'est subtil. ;)


Sasori a l'habitude de travailler tard dans la nuit, jusqu'au petit matin. C'est le moment qu'il préfère – dans l'immobilité du monde extérieur, endormi, il lui semble goûter à une solitude absolue. Il peut imaginer qu'il n'existe plus personne – qu'il n'y a plus que lui sur cette triste Terre.

Lui et ses créations.

Il est, de toute façon, incapable de dormir autant que la plupart des gens. Il s'épuise plus difficilement, éprouve moins la fatigue. On le dit insomniaque mais lui ne se perçoit pas comme étant malade ou défaillant – au contraire, il est plus performant que les autres. Plus efficace. Il perd moins de temps – et qu'est-ce que la vie, sinon une quantité définie de temps qu'il ne nous appartient pas d'investir ou d'économiser ? Le temps se dépense de lui-même, seconde après seconde.

Seul l'Art peut transcender le temps.

L'arrivée de Deidara ne perturbe en rien ses habitudes – son rythme de vie, beaucoup plus chaotique que celui de Sasori, offre à ce dernier des moments de répit. Le jeune blond consacre la majorité de ses nuits à faire la fête et crée plutôt à l'aube, sous l'influence d'une myriade de substances. Il n'est pas rare de le retrouver assoupi dans l'atelier, par terre, contre son établi. Cette présence n'embarrasse aucunement le marionnettiste, qui se remet à la tâche sans se soucier de réveiller son colocataire.

Il sait que, une fois celui-ci arraché à ce rude repos, il lui arrive d'observer son travail. Il le sait car, si (étonnamment) il demeure muet, il sent le poids de son regard sur chacun de ses gestes. D'ordinaire il déteste être l'objet de ce genre de contemplation, pas parce qu'il craint le jugement d'autrui, ou quoi que ce soit de cet ordre – tout simplement il abhorre l'idée d'avoir un public.

Son Art, à l'image de l'artiste, n'existe que pour et par soi-même.

(Mais il s'accoutume à la présence ensommeillée de Deidara.)


Parfois, Sasori se surprend, lui aussi, à étudier les méthodes de travail de Deidara. Il étudie ses cheminements artistiques avec un mélange d'horreur et de dédain – il lui paraît impossible de parvenir à quelque résultat que ce soit en œuvrant de cette manière. En effet Deidara ne planifie jamais rien – il plonge les mains dans l'argile et, ne se fiant qu'à son instinct, il pétrit le matériau. Que peut-on bien accomplir avec un tel manque de rigueur ? Sasori devine, dans certains de ses gestes, que le pseudo-artiste n'a même aucune idée de ce qu'il cherche à produire – c'est comme sous l'effet d'une violente pulsion, d'une bouffée délirante, que les doigts se crispent et creusent dans la terre humide.

(Dans ce qu'il a d'irrationnel et d'insane, ce processus le fascine.)


« C'est quoi le but de ce que tu fais ? »

Un profond silence avale cette question. A travers l'unique fenêtre, l'aurore, encore humide et bleutée, illumine doucement la pièce qui leur sert d'atelier. De l'autre côté, le quartier tremble au passage des premiers trains – le monde se réveille, et aucun d'eux n'a dormi. C'est l'un de ces instants où, par le fait du hasard, tous deux se retrouvent à travailler ensemble sur leurs œuvres. (L'un de ces moments, à la lisière de la nuit et du jour – à la frontière entre le début et la fin.)

Sasori n'a aucune envie de discuter avec Deidara. L'agitation erratique de ce dernier, revenu de sa virée complètement défoncé, l'horripile.

« Va te coucher.

– Ta gueule. J't'ai posé une question. »

Sa prise se resserre autour de ses outils. Il ne voulait même pas être là, avec lui – quand il l'a entendu rentrer, il a songé à tout abandonner tel quel pour s'enfermer dans sa chambre. Et pourtant il est resté – il a continué. (Il a surveillé, du coin de l'œil, les mouvements chancelants de Deidara ; il a jaugé, avec sévérité, la pâleur de sa figure, la raideur de sa mâchoire.)

« On t'a déjà dit que c'que tu faisais c'était moche ?

– Mon art a un sens, au-delà de la façon dont il est perçu par les imbéciles. »

Cette fois la réponse lui échappe. (Un réflexe de l'ego.)

« Ah ouais ? ricane le jeune homme. Et c'est quoi le sens ?

– L'éternité. »

A présent il rit à gorge déployée. Sasori soupire, lève les yeux au ciel. Il vaut mieux s'arrêter là – comment avancer avec ce déchet halluciné à côté ? Ce dernier ne travaille même plus – d'ailleurs il le sent approcher, comme s'il devinait sa volonté de couper court à cet échange, le voilà déjà presque collé contre lui, s'appuyant sur son épaule tandis qu'il examine ce sur quoi il travaillait.

« L'Art… souffle-t-il. »

(Sasori se crispe sous le frisson qui fleurit dans le creux de sa nuque.)

« Le vrai Art, c'est la vie.

– Non. C'est plus que la vie. »

En disant cela il s'est tourné, d'un mouvement brusque, afin de faire face à son interlocuteur.

« Tu dis des conneries. L'Art peut pas être plus que la vie – rien ne peut être plus que la vie.

– Alors quel est l'intérêt de l'Art ? »

Deidara se redresse – plonge ses yeux bleus dans ceux de Sasori. Un sourire tressaillant lui fêle la figure.

« La destruction. La renaissance. L'Art, c'est ces quelques secondes où la vie et la mort ne font qu'un. – il écarte les bras, manque de tomber sous son propre poids – Le seul but de l'Art c'est de…

– Qu'est-ce que tu sais de l'Art ? l'interrompt l'autre. Tu fabriques des bibelots à peine dignes d'être vendus dans un attrape-cons pour touristes et tu appelles ça de l'Art. Laisse-moi rire… »

Sasori le suit du regard tandis qu'il s'éloigne de son établi pour rejoindre le sien, d'où il saisit l'une de ces sculptures d'argile, qu'il a qualifiées de bibelots. Il revient ensuite auprès de lui et, soudain, il éclate l'objet contre la surface de travail. Sasori ne peut s'empêcher de sursauter – il n'aurait jamais pu anticiper une telle action.

« Tu vois ? interpelle Deidara en le fixant rageusement. C'est ça l'Art. J'm'en fous de c'que tu peux dire parce que ça – il désigne les morceaux éparpillés – ça vaut que dalle. Y'a rien d'éternel, c'qui importe c'est l'instant.

– L'instant où tu manques de m'éborgner en pétant ta merde à côté de moi, tu veux dire ? »

Pas de réponse. Le temps et l'espace semblent soudain se suspendre autour d'eux deux – Sasori contemple le jeune homme face à lui. Le bleu électrique de ses iris, dévoré par le noir des pupilles dilatées. La finesse de ses traits blafards. (Il y a de la beauté dans ce Chaos. Une volonté de le maîtriser– de le transcender submerge le marionnettiste. Il y a là quelque chose à saisir – à rendre éternel.)

Il ne s'en aperçoit même pas, lorsque ses doigts effleurent la joue de son colocataire – comme si, doté d'une volonté qui échappe à Sasori, son corps cherchait déjà à s'emparer de cette chair–

Les lèvres de Deidara s'écrasent contre les siennes.


Le lendemain, il n'est pas là.

Sasori n'en pense rien – ce qui s'est passé après… est très confus. Il s'abandonne mécaniquement à ses routines, progresse selon les objectifs qu'il s'était fixé pour la journée – il s'efforce de pratiquer son art avec une grande rigueur et motive toujours ses efforts afin de ne pas s'éparpiller inutilement. (Aujourd'hui ces habitudes sévères ont quelque chose de rassurant.) Il a l'habitude de voir Deidara disparaître des jours durant – c'est pour ça, entre autres, qu'il ne pourra jamais s'élever au rang de véritable artiste.


(Ça fait cinq jours.)


Lorsqu'une semaine entière est passée, Sasori envoie un premier « t'es où » laconique – qui n'obtient aucune réponse. (Il sait, pour avoir interrogé leurs quelques connaissances communes, qu'on l'a vu la veille encore – il quittait l'appartement de Kakuzu et Hidan, paraît-il afin de poursuivre les festivités quelque part.)

Il persiste.

« tu fous quoi »

(Et puis il y a les messages qu'il n'envoie pas. Les bordel reviens, les pourquoi tu fuis. Les menaces, le chantage. Les insultes.)

« j'appellerai pas les flics pour toi. »


Au fil des jours, même créer devient pénible. Sasori s'y oblige inflexiblement – l'inspiration, la technique s'échauffent et se travaillent de la même façon que n'importe quel muscle et toute forme d'oisiveté risquerait d'atrophier l'élan créatif.

(Mais déjà l'élan s'étiole – la muse, s'il en existe une, dépérit.)

Il doit se résigner, parfois, à poser ses outils. Quand ses doigts resserrent trop violemment leur prise– quand la main tremble d'une envie de réduire en pièces l'œuvre qu'elle s'efforce de bâtir. Il n'avait jamais éprouvé une telle fébrilité – cette nervosité rageuse de chien tenu en cage.

Il déteste ce sentiment. En perdant peu à peu la raison, il oublie l'immensité infinie de l'éternité et s'enferme dans une succession pathétique d'instants insignifiants et insatisfaisants. Et, d'une certaine façon, sa vie toute entière s'en trouve remise en doute. Si, malgré tout, il ne parvient pas à se soustraire au passage du temps, à l'évanescence des êtres et des choses, quelle valeur accorder à son art ?


« je te préviens, à partir de demain j'annonce que je cherche un nouveau coloc. »