Summer days drifting away
To, oh, oh, the summer nights

Well-a well-a well-a, huh
Tell me more, tell me more
Did you get very far?
Tell me more, tell me more
Like does he have a car?

Vicky Vale déteste quand l'Univers décide de se plier à la loi de Murphy. Bon, peut-être qu'elle exagère après tout, c'est elle qui a été convoquée au Manoir Wayne afin de recevoir l'exclusivité d'un scoop sur la famille Wayne, qui tient pratiquement lieu de famille royale à Gotham. Le truc, c'est qu'elle n'était pas là en personne au gala d'hier soir, le moment où il a été découvert qu'il y avait matière à scoop.

Donc oui, elle ne peut pas s'empêcher de se sentir vexée contre l'Univers. Juste un peu, vu qu'elle est un être humain rationnel, mais quand même, vu que l'humanité par nature est irrationnelle.

Mais ce n'est ni l'heure ni le lieu – Vicky est une professionnelle, et elle a une interview à mener.

Bruce lui adresse un sourire poli, mais c'est le type de politesse qui se retrouve chez les requins et les tigres : beaucoup de dents, et la promesse de sang à volonté si elle a le malheur de faire un pas de travers. C'est de bonne guerre, et elle le prend au sérieux : quand le Prince de Gotham s'investit assez pour renoncer à jouer les têtes en l'air, il est d'une férocité aussi dérangeante qu'implacable.

« Merci d'être venue si promptement » fait-il d'un ton badin.

« Merci de m'avoir invitée » répond-elle.

« Si vous voulez bien me suivre, Miss Vale ? Nous serons plus à l'aise en intérieur. »

Il est formel, et Vicky sent un frisson lui courir sur la nuque alors qu'il la guide à travers les couloirs – ça indique que c'est du sérieux. Elle a intérêt à marcher sur des œufs. Elle se demande mentalement comment procéder à cet entretien alors que son hôte la fait entrer dans un salon.

Qui est déjà occupé. Sur le tapis, un garçonnet d'environ trois ans s'occupe à empiler méticuleusement des planchettes Kapla. Sur le canapé, une préadolescente d'une dizaine d'années feuillette gravement un livre illustré. Tous deux tournent la tête vers la porte en entendant grincer les charnières.

Tous deux ont la peau brune, les cheveux noirs épais, des yeux verts à l'intensité perturbante, et des traits indiquant clairement qu'ils sont frère et sœur. Le garçon ressemble furieusement à Bruce, mais la manière dont la fille plisse ses lèvres boudeuses, c'est également Bruce tout craché, et Vicky sent son rythme cardiaque accélérer.

Elle s'attendait à une répétition de l'épopée Dick Grayson, Brucie Wayne décidant de faire œuvre de charité sur un coup de tête en recueillant un nouvel orphelin d'origine plus ou moins exotique, mais ça, c'est encore mieux. Ce n'est pas un enfant, c'est deux, et il ne s'agit pas d'une adoption ni même d'une famille d'accueil, mais d'enfants biologiques.

Pas étonnant que Bruce soit sur les nerfs. Déjà qu'il couvait son petit acrobate comme un avare la poule aux œufs d'or, des rejetons biologiques pourraient le convaincre de se transformer en dragon. Le type Smaug qui incendie des villes entières dès qu'on touche à son trésor.

Vicky n'a pas le droit de se planter. Elle arbore son sourire le plus assuré.

« Bonjour » fait-elle. « Je suis Vicky Vale. »

Les enfants la regardent. Le garçon retourne à ses kapla, l'ignorant magnifiquement, tandis que la fille se tourne vers Bruce.

« Oui » confirme-t-il d'une voix étonnamment douce pour un homme de sa taille et de sa carrure, « c'est la journaliste. »

La fille ne paraît pas du tout enchantée par ce constat : son visage se crispe, et sur ses genoux, sa main droite s'ouvre et se ferme nerveusement. Elle doit avoir le trac. Vicky a l'habitude de ça, et prend un ton badin pour demander :

« Et bien, je fais si peur que ça ? »

« Oui » répond aussitôt la petite.

Et. C'est.

Vicky cligne des yeux tandis que Bruce s'approche du canapé pour permettre à sa fille de se cramponner à lui comme s'il était une bouée en pleine mer, et la journaliste peut voir ses articulations blanchir sous la tension.

Qu'est-ce qu'elle a entendu raconter sur le gala d'hier soir, déjà ? Il y avait un enfant, et cet enfant… cet enfant a apparemment fait une crise de panique.

Maintenant qu'elle observe Bruce murmurer à la petite, lui caressant gentiment l'épaule, Vicky pense que ce diagnostic pourrait cacher une réalité critique.

(une réalité qui équivaut à une condamnation à Gotham, la ville où est situé l'Asile d'Arkham et où le terme de folie est pratiquement synonyme de criminalité)

L'enfant prend un moment pour se calmer, et même alors, elle continue à se cramponner à son père alors que celui-ci la tourne vers Vicky, et le visage qu'elle lève vers la journaliste est si vide d'expression qu'elle en prend des allures de poupée. Vicky note aussi que la petite lui fixe l'oreille gauche au lieu de la regarder dans les yeux.

« Miss Vale, voici ma fille Anastasia » annonce Bruce. « Et sur le tapis, c'est Damian. »

Anastasia et Damian, ça sonne raisonnablement élégant comme prénoms, bien que Vicky se soit attendu à des sonorités un peu plus arabes (elle pense que les enfants ont des traits du Moyen-Orient, mais ils pourraient tout aussi bien être hindous ou philippins, elle n'est pas une grande experte en physionomie). La journaliste s'avance d'un pas, deux pas, et s'accroupit lentement pour mettre son visage au même niveau que celui de la fille.

« Anastasia » répète Vicky. « Ton papa m'a invitée ici car hier soir, beaucoup de gens ont appris ton existence, et maintenant ils sont très curieux à ton sujet, et celui de ton frère. Alors je vais te poser des questions, c'est tout. Je ne suis pas venue pour faire du mal. »

« Je sais ça » coupe Anastasia, et Vicky croit entendre un accent dans sa voix aiguë. « Baba m'a expliqué. »

Un des kapla glisse de la tourelle que Damian s'occupe à bâtir, tombant sur le tapis avec un bruit mou. Anastasia continue à ouvrir et fermer la main.

« Il explique bien, ton papa ? »

« Hnn » fredonne la fille, ou peut-être qu'elle grogne. « Il est clair. Mais il oublie des détails. U'mmi n'oublie pas les détails, alors c'est différent. »

« U'mmi, c'est ta maman ? La tienne et celle de Damian ? »

Car c'est probablement la pépite, le fleuron de l'interview : le nom de cette femme mystérieuse qui a donné deux enfants au célibataire le plus convoité de Gotham, et d'une bonne partie des États-Unis probablement. Brucie adore ses aventures amoureuses, il s'adonne occasionnellement à une relation de courte durée – typiquement un mois ou deux – mais pour ce qui est de se marier et d'engendrer un héritier pour la fortune familiale, il s'est toujours montré insaisissable – ce qui ne manque pas d'enrager toutes les croqueuses de diamant de la bonne société.

Et voilà qu'une femme a accompli ce que les filles Galavan, Beaumont et autre Madison ont été incapables de réussir. Oui, tout le monde veut savoir qui est cette femme, apprendre son nom.

À la façon dont Bruce se raidit, le sujet est sensible. Anastasia cligne des yeux lentement.

« Vous ne la connaîtriez pas. Sa maison se trouve à Lahore, c'est au Pakistan. »

Le Pakistan ? Décidément, Bruce va les chercher loin – et c'est confirmé, les enfants sont à moitié arabe. Une minute, ce n'est pas dans la zone où sévissent les Talibans, ou juste à côté ? Parce que ça expliquerait les sautes d'humeur de la petite.

« La mère de mes enfants » articule Bruce qui ressemble tout à coup à un tigre souffrant de la rage, « est une affaire personnelle qui ne sera pas évoquée au cours de cette interview. »

Vicky devrait insister, l'information est trop juteuse, mais elle a bonne intuition pour ce qui est des limites, et elle ne tient pas à enfreindre celles du Prince de Gotham. De toute façon, elle a déjà quelques miettes, c'est mieux que rien.

« Très bien » se soumet la journaliste. « Autre chose que vous voudriez ne pas aborder ? »

« Les détails de la tutelle sont encore en cours » confesse Bruce, « mais à part ça, tout est bon. »

Vicky ne peut s'empêcher de flairer un relent d'intrigue dans tout ça, et se demande comment les tribunaux font obstruction à Bruce. Elle ne se rappelle plus très bien des détails, mais obtenir la garde de Dick Grayson avait consisté en prises de becs à n'en plus finir – personne n'irait après tout confier un gamin à un homme célibataire qui part escalader une montagne sur une impulsion et séduit tout le ballet russe de Moscou.

Chat échaudé craint l'eau froide, comme on dit.

Vicky sort son dictaphone de son sac à main tandis que tout le monde s'installe confortablement sur le canapé, moins Damian qui a renoncé à édifier une tour et semble désormais plongé dans la création d'une arche de triomphe.

« L'interview va durer une heure. Si jamais tu dis quelque chose et que tu ne veux pas que ça apparaisse dans le journal, dis-le-moi et j'éteindrais mon appareil. Ou je couperais ce passage. »

Anastasia hoche la tête. C'est plutôt comique de la voir froncer les sourcils, car elle ressemble beaucoup à Bruce mais le teint mat et les cheveux assez longs pour être tressés.

Vicky sourit et allume son enregistreur.

« Alors, Anastasia, c'est comment de vivre chez ton papa ? »

Summer fling, don't mean a thing
But, oh, oh, the summer nights

Well-a well-a well-a huh
Tell me more, tell me more
But you don't gotta brag
Tell me more, tell me more
'Cause he sounds like a drag

Oui, vous avez droit à Summer Nights de Grease.