Non, ce n'était pas le radeau
De la Méduse, ce bateau
Qu'on se le dise au fond des ports
Dise au fond des ports
Il naviguait en père peinard
Sur la grand-mare des canards
Et s'appelait les Copains d'abord
Les Copains d'abord

L'opinion générale tient Batman pour un asocial endurci qui apprécie de terroriser les gens essayant de faire sa connaissance comme ce n'est pas permis, et qu'il vaut mieux éviter en toute circonstances sauf quand il est réellement impossible de se dérober. Ça vaut même au sein de la Ligue des Justiciers, pour la majeure partie des adhérents.

Pour sa part, Clark sait que ce n'est pas du tout la vérité. D'accord, Bruce fuit la compagnie des autres – mais c'est pour la raison que son intelligence lui fait gravement défaut dès qu'il s'agit d'entretenir un lien avec quelqu'un. Incroyable mais vrai : Batman est incorrigiblement maladroit, renfermé et timide du moment que son interlocuteur ne se laisse pas impressionner par sa réputation.

Voilà pourquoi Clark se sent aussi surpris qu'honoré par la décision du Chevalier Noir de Gotham d'accepter son invitation à la ferme Kent pour Thanksgiving : oui, il a signalé à Bruce que celui-ci serait le bienvenu s'il décidait de venir, il fait ça tous les ans, mais c'est la première fois que son ami ne refuse pas sa proposition.

Dans son mot, il signale qu'il amènera ses trois enfants.

Comme pratiquement le reste des États-Unis, Clark a appris l'existence de Damian et Anastasia Wayne, les enfants illégitimes du Prince de Gotham, lorsque les tabloïds ont décidé de combler leurs trous en faisant chou gras de celle-ci. Le garçon fermier qu'il n'a jamais pu arrêter d'être trouve cette conduite assez désolante ; la naissance d'un enfant, imprévue ou pas, ne devrait jamais constituer une raison de moquerie.

Hal Jordan a trouvé désopilante la perspective d'un millionnaire obligé d'assumer les conséquences de sa vie de débauche, une remarque ayant franchement déplu à Green Arrow. De l'autre côté, le Flash et Wonder Woman se sont aussitôt attendris devant la décision ferme et immédiate de Bruce d'ouvrir sa porte à ses enfants tout juste découverts.

Diana aurait voulu venir chez Clark, surtout après avoir appris que non seulement Lois et bébé Jon seront là, elle aurait pu être présentée aux petits de Bruce par la même occasion. Seulement, sa mère a réclamé sa présence sur Themyscira, une urgence ou une autre, la Princesse Amazone n'a pas été très claire mais dans tous les cas elle ne peut décemment pas se dérober. Ce qui la désole – Diana ne cache pas combien elle adore les enfants, surtout les tout jeunes.

Ce sera donc une occasion strictement familiale, avec les Kent d'un côté – Ma et Pa, Clark, Lois et leur fils – et les Wayne de l'autre – Bruce accompagné de ses rejetons, les deux nommés par la presse plus un mystérieux participant. Clark sait qu'il ne s'agit pas de Dick, le jeune homme se trouve actuellement dans l'espace avec le reste des Jeunes Titans – et apparemment, il est toujours brouillé avec Bruce.

Clark espère que le conflit entre Batman et Nightwing n'ira pas déborder sur le restant de leur famille. Malheureusement, deux fortes personnalités aussi théâtrales tendent à inclure quiconque passe alentours dans ce qui les préoccupe actuellement, alors il ne nourrit pas grand espoir. À la place, il se rend à l'église et prie pour les nerfs d'Alfred, le pauvre homme se trouvant au point zéro du conflit.

Lorsque le grand jour arrive, le parfum de la tarte aux pommes remplit la maison de la porte d'entrée jusqu'à la grange, la radio bavarde allègrement sur un match de football américain entre les Pumas de Métropolis et les Grands Aigles de Keystone City, et Lois a accroché des petits potirons de plastiques et des peluches de dindon miniatures sur les poignées de porte et de fenêtre. Quand Clark l'a complimentée sur combien c'est adorable, elle lui a jeté une peluche à la tête, provoquant l'hilarité de bébé Jon.

Bruce fait son arrivée dans une de ses voitures les plus discrètes – oui, il en a aussi, en l'occurrence un monospace Ford Aerostar de 1996, évidemment plus flambant neuf mais toujours en parfait état de fonctionnement et sa peinture chrome intacte – faisant crisser les graviers de l'allée avec suffisamment d'entrain pour que Clark n'aie pas besoin de ses oreilles améliorées pour l'entendre.

« Va réceptionner ton ami, Clark » lui enjoint Ma, « je dois garder l'œil sur les casseroles. »

Clark sort sur le porche en même temps que le garçon sort de la voiture. Il s'agit de l'enfant mystère, aucun doute à ce sujet : trop vieux pour être Damian, et évidemment pas du genre féminin. Il a des taches de rousseur étalées en désordre sur l'arête du nez, contrastant avec son teint mat, une silhouette gracile laissant soupçonner une malnutrition chronique qui ne s'est arrêtée que depuis peu, une certaine raideur dans sa façon de bouger indiquant la crainte de tacher ou déchirer son t-shirt jaune à manches longues et son jean.

Clark subodore une vilaine histoire là-dessus. N'est-ce pas comment Dick s'est retrouvé chez Bruce ? Le milliardaire a beau se claquemurer derrière une muraille granitique, il fait tout aussi piètre figure que Diana en face d'un enfant qui souffre.

Le garçon réalise qu'il est observé, dardant sur Clark un regard bleu givré méfiant. Le journaliste lui adresse un sourire bienveillant, conscient de mesurer un mètre quatre-vingts-six et de détenir la carrure musclée d'un homme capable de soulever un tracteur d'une seule main – ce n'est pas seulement afin de brouiller les pistes concernant l'identité secrète de Superman que Clark Kent s'avachit et parle doucement. Les gens se sentent toujours nerveux en présence de quelqu'un capable de leur casser la main sans le faire exprès, par manque d'attention.

Derrière lui descendent deux autres enfants, une fillette en robe orange hésitant entre le potiron et la patate douce décorée de feuilles mortes brun et jaune sur le col, les poignets et le bas de la jupe, et un petit garçon dont les cheveux noirs se rebiquent furieusement, tous deux visiblement d'origine Arabe, tous deux lui adressant à peine un coup d'œil avant de se placer derrière le premier enfant.

La portière du conducteur claque sous la poigne un peu trop vigoureuse de Bruce. Curieux, cela, que l'alien à la force surhumaine claque moins les portes que son camarade entièrement humain.

« Vous avez fait bon voyage ? » interroge aimablement le journaliste, conscient que l'état des routes menant à Smallville pourrait être meilleur.

« Je ne sais pas combien de bouchons on a évité » laisse tomber le milliardaire. « A croire que plus personne ne veut rester chez soi. »

« Tu sais, Bruce, Thanksgiving est une occasion de passer du temps en famille… ou avec ses amis » lui rappelle gentiment Clark. « Même si ça nécessite de voyager à l'autre bout du pays. »

Bruce se contente de grogner à cela. Afin de travailler avec Batman, il est nécessaire de constituer un répertoire de grognements pour interpréter son humeur et ses états d'esprit. Dans le cas présent, l'autre justicier exprime juste qu'il reconnaît la validité de l'argument mais n'en campe pas moins sur son déplaisir.

Cette sacrée bourrique. Même le vieil âne de Pa n'était rien comparé au Chevalier Noir.

« Tu nous présentes ? » suggère Clark, conscient que le sujet de conversation précédent n'ira pas plus loin et déterminé à se montrer poli.

Bruce le regarde, puis se tourne vers les enfants, toujours considérant les adultes avec méfiance.

« Devant, c'est Jason. Derrière Jason, c'est Anastasia, et tout derrière, c'est Damian que tu ne peux pas voir. Les enfants, Clark Kent. »

« C'est un super-héros, lui aussi ? » interroge le plus vieux des garçons – Jason – d'entrée de jeu, l'air crâne mais le rythme cardiaque un peu trop rapide pour indiquer une réelle nonchalance.

Tiens, les petits savent ? Remarque, Bruce n'aurait sans doute pas pu leur cacher longtemps ses occupations nocturnes. Les gamins ont un don pour apprendre précisément ce que vous voudriez les voir ignorer.

« Je suis Superman » admet Clark.

Les yeux bleu froid de Jason manquent lui tomber de la tête tant ils s'écarquillent, et la mâchoire du garçon se décroche. Ah, un jeune admirateur ; Clark est plus que familier avec cette réaction, depuis le temps que Superman est devenu pratiquement une célébrité mondiale il ne peut plus s'envoler sans qu'on lui adresse des regards béats.

Bruce étrécit les yeux, apparemment vexé mais résigné, puis se détend quand son attention dérive vers sa fille.

Anastasia n'a pas l'air impressionnée du tout.

Des bateaux j'en ai pris beaucoup
Mais le seul qu'ait tenu le coup
Qui n'ai jamais viré de bord
Mais viré de bord
Naviguait en père peinard
Sur la grand-mare des canards
Et s'appelait les Copains d'abord
Les Copains d'abord

Pour ce chapitre, vous avez droit à Georges Brassens avec Les Copains d'abord. Personnellement, je vous recommande la version chantée par le groupe Cornu sur le disque Les Oiseaux de passage.