Chapitre 16

- Saisissez-les !

- Tu l'as déjà dit, Eugène.

- Je sais, Emma. Mais c'est pour renforcer l'effet dramatique du dernier chapitre et pour que le lecteur se sente impliqué tout en comprenant subtilement qui a donné l'ordre. Je suis très subtil.

Une dizaine d'employés de Produce s'étaient jeté sur Mitch, Tom et Hélo, qui tentaient tant bien que mal de se débattre.

- Fichez-moi ça dehors, ordonna Eugène.

- Sauf Tom, ajouta Emma avec un petit sourire.

Mitch poussa un juron. Avec tous les efforts de Tom, tout ce qu'il avait fait pour faire comprendre à son ex que c'était fini, elle était toujours persuadée qu'elle pourrait le détruire encore un peu plus. Mitch avait envie de vomir en voyant à quel point cette obsession pour Tom, ce désir profond de le soumettre à sa volonté, étaient intenses, mauvais. Tom avait beau se libérer de ses chaînes petit à petit, elle ne le laisserait jamais tranquille. Pire encore, elle avait été une part trop importante de sa vie pour que Tom réussisse à effacer complètement le pouvoir qu'elle avait sur lui. Les souvenirs, les moments partagés, qu'ils soient joyeux ou terribles, Emma avait laissé une marque profonde dans la vie de son amant. Comment pourrait-il cicatriser, si elle s'acharnait sur lui dès qu'elle le pouvait ?

- Lâchez mes potes ! fit une voix familière.

Stan aurait voulu que son ton soit plus assuré et héroïque, mais il n'était décidément pas le héros de cette histoire, alors il faisait de son mieux.

- Non, Stan, c'est moi qui donne les ordres, et les ordres, c'est de les saisir. Tu n'as pas compris le principe de hiérarchie au sein de l'entreprise.

Tom ne prêtait pas attention aux idioties d'Eugène. Le fait de voir Stan revenu à lui-même, l'œil brillant, défendre ses amis, envoya un vent de chaleur dans son cœur. Un grand sourire fendit son visage, suivi d'un grognement lorsque deux personnes dans son dos lui maintinrent les poignets avec fermeté.

- Eh ben, c'est pas trop tôt, commenta Mitch. Merci.

- C'est grâce à mon père, dit Stan en désignant l'ombre cornue à côté de lui.

Mais quand il se tourna dans sa direction, il n'y avait plus personne. Stan cligna des yeux et reprit :

- Je suis désolé, les mecs. J'ai été le pire des cons.

- C'est pas faux, lâcha Hélo.

- T'as été un bel abruti, renchérit Mitch.

Tom ne dit rien. Stan et lui échangèrent un sourire ému, mais leur ancien directeur se prit un énorme coup de poing dans la mâchoire et s'écroula.

- Crétin, commenta Emma en secouant son poignet.

Tom sentit son cœur tomber dans sa poitrine, et Mitch eut un frisson. Voir Emma à l'œuvre forçait le cerveau du DRH à projeter des images, des images de Emma sur Tom, des images de Tom s'écroulant, des images qu'il s'était forcé à ne jamais s'imaginer pour ne pas devenir taré. Pour s'empêcher de lui-même devenir quelqu'un qu'il ne voulait pas être. Il refusait de devenir violent pour Tom. Cette inversion n'aurait pas lieu. Jamais.

- On fait quoi, Mitch ? demanda Hélo dans un murmure désespéré, pendant que les membres de Produce les poussaient vers l'ascenseur.

- On attend ?

- Quoi ?

- Hey, les gars, lança Mitch à ses bourreaux. C'est bien gentil de nous mettre à la porte, mais l'ascenseur est déjà pris.

Il désigna d'un mouvement de tête le petit écran indicatif des étages. Un triangle indiquant une ascension et des chiffres qui défilaient. Les portes s'ouvrirent finalement.

- Alors, on veut nous piquer nos copains ? s'exclama Chris.

- Non, Chris, ils veulent pas de copains, ils veulent que la société Produce supprime ses concurrents pour être plus compétitifs sur le marché de…

- Salut, Emma, dit Roxanne.

Un silence passa tandis que les deux femmes se toisaient du regard le plus glacial qui soit. L'air de « chaudière/frigidaire » résonna dans tous les esprits tandis que les autres retenaient leur souffle.

- Roxanne, dit finalement Emma. Marre d'être la première Dame de Châtelard ? Il va falloir que vous dégagiez, voyez-vous, avant qu'on appelle les flics.

- Vous avez perdu, répliqua Roxanne. Les Raologues d'Hélo ont gagné la bataille. Vos fidèles en bas sont tous hors d'état de nuire.

- Alors non seulement on va appeler les flics, mais en plus on va vous faire coffrer pour terrorisme dans nos locaux, infiltration d'un siège d'entreprise et espionnage industriel.

- Tu veux dire, comme ce que tu as fait avec nos bilboquets ?

Emma se raidit. Mitch eut un petit sourire en coin, mais son cerveau faisait les comptes. Ils n'étaient pas assez nombreux pour faire face. Malgré la victoire en bas, il y avait trop de tarés de la toupie ici pour qu'ils aient une chance. Ses copains devaient faire vite, et il avait peur que les antécédents personnels de Roxanne fassent perdre trop de temps…

- Qu'importe, dit finalement Emma. Vous pouvez faire tous les procès que vous voudrez, vous êtes finito. On a des milliers de fidèles et d'adorateurs qui ne vous laisseront jamais faire aucun mal aux Grands Rotateurs.

- Wouhou, c'est nous, les Grands Rotateurs ! s'exclama Eugène en levant le poing.

Ralph leva soudain la main.

- Oui ? dit Eugène en le désignant du doigt comme un professeur envers son élève.

- C'est maintenant que je dois faire mon truc pour sauver tout le monde ?

- Notre truc, Ralph, rectifia Roxanne. Et oui, grouille-toi.

- Super.

Il appuya sur ses lunettes et une lumière bleue apparut un bref instant. Puis, il se glissa vers Tom et tira une paire identique dépassant de la poche de sa chemise.

- Des PornGlass ? fit Emma en levant un sourcil moqueur. C'est vraiment le meilleur moment pour se branler, espèce de taré ?

- Des PornGlass améliorées, Emma. Et reliées.

Il appuya sur plusieurs boutons situés sous les branches pendant que les Toupologues (appelons-les comme ça) se jetèrent sur lui pour lui arracher des mains. Roxanne et Chris firent barrage en brandissant des Bilbobulles et en leur envoyant des bulles de savon dans les yeux.

- Et… voilà ! C'est connecté, ça y est !

- Qu'est-ce qui est…

« Personne n'est illuminé ici ! Parfaitement. Depuis que j'ai quitté les Raologues, j'ai compris mon erreur d'avoir rejoint cette bande de malotrus. Aucun respect pour ma personne, voyez-vous! J'ai compris qu'il n'y avait pas de Grand Trou Noir, pas d'Eloard, et pas d'Héritier.

- Alors qu'une toupie cosmique, clairement… »

Les voix se mirent à résonner avec force dans toutes les enceintes du bâtiment.

« C'est du flan, Mitch. Vous êtes vraiment mauvais, c'est fou ! Du marketing. Quelque chose de bien plus utile – et bien plus efficace – que tous les calendriers sexuels de Roxanne réunis. On a créé un tout nouveau concept en reprenant les codes de l'ésotérisme. Les gens sont comme mon petit Tom, voyez-vous. Ils sont perdus dans leur vie et besoin de guides. D'une Toupie Céleste et de Grands Rotateurs pour donner un sens à leur existence. Comme votre théorie. Vous n'avez pas voulu l'utiliser pour manipuler les gens, et paf ! Un deuxième tome annulé. »

Les Toupologues arrêtèrent net leurs mouvements et se lancèrent des regards perdus. Des murmures parcoururent l'assemblée et des dizaines de paires d'yeux se posèrent sur Emma et Eugène.

- C'est un mensonge ! s'exclama Eugène. Une supercherie ! Nous sommes les Grands Rotateurs, je vous jure !

- Et c'est en ligne, chantonna Roxanne en levant son téléphone. Qui est finito, à présent ?

Les Toupologues se mirent à hurler et les trois prisonniers se libérèrent. Plein de rage, les adeptes trompés se ruèrent, certains dans l'ascenseur, d'autres sur leurs faux gourous. Hélo, Roxanne, Mitch et Chris tentèrent de faire barrage et d'empêcher d'en venir aux mains, pendant que Tom se glissa auprès de Stan pour vérifier s'il allait bien. La situation était chaotique, les ordinateurs et classeurs se mirent à voler dans tous les sens. Mitch fut projeté à l'autre bout de la pièce et sentit une douleur vive se diffuser dans sa cheville.

Ce fut Hélo qui sauva la mise en hurlant « À moi, Raologues ! ». Pégase en Andromède apparurent dans les minutes qui suivirent et escortèrent les Toupologues furieux vers la sortie, la plupart déchirant leur contrat. Eugène tomba à genoux devant Hélo, l'appela « Héritier » et implora son pardon.

Mais le soulagement fut de courte durée. Tom, occupé à ranimer Stan, ne vit pas Emma se jeter sur lui en hurlant de rage. Mitch, à une dizaine de mètres et blessé, eut simplement le temps de crier pour que Tom esquive de justesse et roule en boule sur le côté. Emma, hors d'elle, se releva et brandit le poing. Mitch ferma les yeux sur l'image terrible de Tom, un éclat meurtri dans le regard.

Tom avait vu Mitch se prendre la tête dans ses mains. Un Mitch impuissant et terrorisé, peut-être pour la première fois de sa vie. Un Mitch qui ne pouvait pas tenir sa promesse.

Quelque chose se passa dans l'esprit de Tom et l'éclat meurtri disparut de son regard aussi vite qu'il était apparu. Il saisit fermement le poignet d'Emma qui s'abattait sur lui et planta ses yeux dans les siens.

- Ça suffit, Emma.

- Tu vas payer, mon chou…

- Non.

Malgré l'émotion qui serrait sa gorge, il se sentait incroyablement calme.

- Non. Je te l'ai déjà dit. C'est fini. Tu me feras plus jamais de mal.

- Tu peux pas te défaire de moi, bébé ! Tu m'as dans la peau !

Lentement mais avec force, Tom la repoussa, et se releva.

- Je ne veux plus jamais te voir, Emma. C'était une erreur, du début à la fin.

Il secoua la tête tristement.

- On n'aurait jamais dû être ensemble.

Puis il se détourna et aida Stan à se réveiller, pendant qu'Emma éclatait en sanglots.