Chapitre 14

Un petit « ding ! » aigu retentit lorsque la porte de l'ascenseur se ferma dans le dos des trois amis. Devant eux, l'open space rassemblant une petite dizaine de bureaux ressemblait étrangement au leur. Si ce n'est que les murs étaient tapissés de posters de toupie au lieu de posters de bilboquets.

Et que deux trônes verts posés sur une estrade surplombaient la pièce.

Les quatre paires d'yeux provenant desdits trônes se posèrent sur les nouveaux venus, et Mitch emmêla avec force ses doigts autour de ceux de Tom.

Ce dernier avait beau y être préparé, il accusa le coup comme un poing dans la gueule.

Emma avait les sourcils levés et un air presque moqueur. Assise sur son trône, une jambe croisée sur l'autre, elle dégageait son habituelle aura de suffisance teintée de mépris. Mais c'est son regard sur Tom qui lui provoqua une violente envie de vomir. Un regard carnassier, sous des cils battants. Un regard qu'il ne connaissait que trop bien.

- En voilà une surprise, fit une voix grinçante.

Tom n'avait même pas remarqué Eugène sur le deuxième trône.

- C'était sarcastique, ajouta-t-il immédiatement. Je ne suis pas du tout surpris. Je manie le sarcasme avec virtuosité.

- Qu'est-ce que vous faites ici ? demanda un employé qui s'était levé. Sortez !

- Pas question, répliqua Mitch en s'avançant d'un pas décidé. On est là pour que cette histoire débile se termine !

- Oui, c'est assez médiocre comme fanfiction, commenta Eugène.

- La ramène pas, Chipster ! Depuis le début, tu fous la merde dans la vie de tout le monde, mais maintenant c'est terminé. T'aurais mieux fait de rester dans les étoiles.

- Techniquement je ne peux pas rester dans une étoile car la température...

- Chut, mon chou.

La voix d'Emma n'avait été qu'un souffle. Elle avait glissé un doigt le long de la joue de Chipster, mais son regard restait braqué sur Tom, qui le soutenait sans faiblir.

- Tu as raison, Mitch, reprit-elle. Cette situation doit cesser. On peut négocier, peut-être ?

Mitch cligna des yeux, déstabilisé.

- Négocier ? De quoi ?

- De votre futur, bien entendu. Vous êtes au bord de la faillite, vous avez perdu votre cohésion d'équipe en même temps que votre chef, vos ventes sont en chute libre suite aux derniers scandales... Malheureusement, on n'aura pas assez de postes pour vous tous. Il va falloir être très... convaincants.

Elle eut un petit sourire cruel et se leva.

- Mais tu sais bien comment me contenter, pas vrai, bébé ?

Tom sentit à peine la main de Mitch serrer la sienne avec force. Il sentit à peine sa nuque se couvrir d'un voile de sueur. Tout ce à quoi il pensait, c'était au petit sursaut provoqué par son corps lorsqu'elle s'était levée, à ce réflexe de défense, à cette envie de fuir. Se cacher dans un coin de la pièce, courber l'échine et attendre.

Mitch ne se laissa pas impressionner.

- Arrête ton petit jeu, Emma. Ça ne prend plus.

- Tu crois ? J'ai vécu avec lui pendant des années, Mitch. Je le connais mieux que personne.

- Non.

Tom aurait souhaité une voix plus affirmée, mais, au moins, elle ne tremblait pas.

- C'est fini, Emma. C'est fini depuis longtemps. Fais-toi une raison.

- Mon petit chat, roucoula-t-elle en s'avançant. Au fond de toi, tu sais très bien que tout était mieux lorsqu'on était ensemble.

Tom secoua la tête, des souvenirs pénibles lui remontant en mémoire.

- Tu veux rire ? Plus le temps passe, plus je me rends compte à quel point notre relation était une maladie. Du poison. Je me suis libéré de toi, Emma. Accepte-le.

- Libéré... ah, avec Mitch ?

Elle lui lança un petit clin d'œil.

- Je comprends parfaitement tes besoins, bébé. Tu voulais expérimenter... J'ai bien vu comment la petite sauterie entre collègues t'avais plu, la dernière fois...

- Ne parle pas de ma vie sexuelle comme ça, coupa Tom, écarlate.

- C'est normal, tu sais. On veut tous ce petit frisson... A deux, à trois, à six... avec une femme... avec un homme...

Elle eut un soupir qui sonnait faux.

- Même toi, tu m'as déjà avoué que tu aimais quand ça... piquait un peu.

- Emma !

- Ose me dire que c'est faux. Ose me dire que tu ne m'as jamais dis ça.

- Je...

Son visage se décomposa. Mitch sentit une vague de haine monter en lui. En plus de l'humilier devant des inconnus, Emma savait exactement où appuyer pour que ça fasse mal.

- Je ne voulais pas, articula Tom. Malgré ce que j'ai pu dire. J'avais...

- ...peur ?

Tom leva des yeux rougis vers Emma et soutint son regard.

- Ouais.

Elle leva un sourcil, et s'esclaffa.

- Tu parles d'un homme !

_J'en ai rien à taper, répliqua-t-il.

Elle fit la moue, mais il secoua la tête.

- J'en ai rien à taper de plus être viril, d'avoir peur, qu'on me dise que je suis un canard ou que quelqu'un me prend par les couilles ! J'en ai rien à taper de comment je me coiffe, si je suis assez payé ou si je plais à ton père ! J'en ai rien à taper si je dérange des connards quand j'embrasse mon mec, si mon mec aime se balader en slip, si je bande pas assez dur !

Il se mordit la lèvre pour s'empêcher de flancher. Mitch se retint de l'embrasser sur-le-champs.

- J'ai plus à changer pour toi !

Emma fit une grimace déçue.

- Alors, il t'as vraiment transformé en tapette.

Elle fit un petit signe de tête aux employés restés de marbre, qui s'inclinèrent immédiatement et disparurent dans l'ascenseur. Puis, contre toute attente, elle se mit à hurler sur la personne à côté de Tom.

- Tu voix ce que t'as fait, Hélo ? Tu voix en quoi tu me l'as transformé ? C'est pas parce que t'étais pas heureuse dans ton mariage que t'avais le droit de gâcher le mien !

Tom ne s'attendait pas à ça. La voix d'Emma était étranglée, pleine de regrets qui semblaient sincères. Si elle avait été absolument toxique, il comprenait que la rupture l'avait profondément blessée. Des larmes naissaient au coin de ses yeux, chose qu'il n'avait jamais vu. Peut-être était-ce la première fois qu'elle réalisait vraiment que Tom ne voulait plus d'elle. Qu'elle n'aurait plus la moindre influence sur lui. Et ça la désespérait autant que ça libérait Tom.

Hélo cligna des eux, mais ne se laissa pas impressionner par l'attaque.

- Pas du tout, Emma. Ce jour-là, j'ai pris les meilleures décisions de ma vie. Et eux aussi.

- Non mais regarde-toi ! Pauvre chanteuse de bar miteux, à la tête d'une bande d'illuminés...

- C'est toi qui me parles d'illuminés ? Vraiment ? Réellement ?

Son regard amusé coula vers Eugène qui se leva, l'air parfaitement indigné.

- Personne n'est illuminé ici ! Parfaitement, reprit-il en réponse au sourcil levé de Mitch. Depuis que j'ai quitté les Raologues, j'ai compris mon erreur d'avoir rejoint cette bande de malotrus. Aucun respect pour ma personne, voyez-vous! J'ai compris qu'il n'y avait pas de Grand Trou Noir, pas d'Eloard, et pas d'Héritier.

- Alors qu'une toupie cosmique, clairement... ironisa Mitch.

Emma lâcha un rire cristallin malgré son regard fiévreux.

- C'est du flan, Mitch. Vous êtes vraiment mauvais, c'est fou !

- Du flan ?

- Du marketing. Quelque chose de bien plus utile – et bien plus efficace – que tous les calendriers sexuels de Roxanne réunis. On a créé un tout nouveau concept en reprenant les codes de l'ésotérisme. Les gens sont comme mon petit Tom, voyez-vous. Ils sont perdus dans leur vie et besoin de guides. D'une Toupie Céleste et de Grands Rotateurs pour donner un sens à leur existence.

- Comme votre théorie, Mitch, ajouta Eugène. Vous n'avez pas voulu l'utiliser pour manipuler les gens, et paf !

Il tapa du poing sur l'accoudoir et fit sursauter tout le monde.

- Un deuxième tome annulé.

- Alors en fait, j'ai juste pas voulu l'écrire parce que...

- Oui, oui, si vous voulez. N'empêche, vous êtes mauvais. Objectivement, hein ! Ne le prenez pas mal. C'est un simple fait. D'ailleurs, quelqu'un ici l'a très bien compris, pas vrai, Stanislas ?

Une tête timide au regard apeuré émergea de l'un des bureaux. Hélo ne put retenir une grimace de dégoût à la vue du traître.

- Ouais, c'est ça, marmonna-t-il sans un regard pour ses anciens amis.

- Bien. Faites-moi plaisir, allez me photocopier quelques dépliants. Non, attendez. Ça ne me fait pas plaisir, en fait. Je n'ai juste plus envie de voir votre air idiot. Voilà, c'est ça.

Les épaules de Stan s'affaissèrent et il quitta lentement la pièce, mine basse, vers une petite porte du fond.

- Aha ! s'exclama Eugène en levant un poing de victoire.

- Quoi ?

- Je viens de réaliser à quel point vous êtes nuls !

- Peut-être, admit Mitch. Mais nous, on a quelqu'un qui sait très bien y faire, avec les nuls.

- Et qui ça ?

Tom sourit largement et une ombre menaçante s'éleva dans son dos.

- Satan.