PDV JARED

- Qui a terminé le paquet de céréales ? J'ai à peine eu le temps de ranger les courses. Jared, je sais que c'est toi ! S'exclame la voix excédée de ma mère depuis la cuisine, alors que j'étais avachie sur mon lit, allongé sur des draps grisâtres.

- Je vois pas de quoi tu parles ! Je rétorque d'un ton sonore en prenant soin de cacher le paquet sous mon bureau.

- On est samedi, je ne retournerais pas faire les courses avant la semaine prochaine, tant pis pour toi !

Être un loup, ça craint. Ça fait presque deux semaines que je suis supposé être malade et qu'on me tanne pour retourner en classe. Rien de bien compliqué me diriez vous, sauf quand vous devez faire des rondes de nuit et que la journée vos parents s'attendent à vous trouver réveillé. Heureusement que Paul peut s'occuper des rondes en plein jour. C'est mal d'espérer que d'autres adolescents de la Push connaissent le même sort que nous ? Je le souhaite à personne, vu ce qui est arrivé avec Sam et Emily, mais la situation ne peut plus durer. C'est purement rationnel. En parlant de ces dernières semaines, elles ont été dingues. Entre ma poussée de croissance, mon appétit qui se décuple, la colère qui gronde en moi à chaque instant, mes sentiments et sens exacerbés … J'ai d'abord cru que c'était l'adolescence. Enfin, c'est ce que mes parents rabâchent, « Jared fait sa crise d'ado ». Comment ça s'est passé ? Ça faisait plusieurs jours que j'étais de mauvaise humeur, qu'un rien m'agaçait. J'étais à vif, lorsqu'un soir mes parents m'avaient une fois de plus fait la morale, j'avais claqué la porte et était sorti faire un tour sur la plage. La noirceur de mes idées contrastaient avec le caractère paisible du lieu, qui se refroidissait à l'arrivée de l'automne. Cependant, je n'avais pas froid. Je mourais de chaud lorsque le loup m'a déchiré le corps.

Les rayons du soleil filtrent par mes volets et caressent la moquette au sol. Et alors que je pensais enfin pouvoir fermer les paupières, le bruit de mon téléphone me donne envie de le balancer contre le mur. C'est un message de Paul. On communique déjà par la pensée lorsqu'on mute, ça suffit pas ? « Je vais faire ma ronde à l'Est, viens surveiller Sam ».

Il va falloir y aller.

*

Au tréfonds de la montagne, les arbres s'élancent au dessus de nous, de toute leur noblesse. Ils nous offrent leur protection jusqu'à former un large royaume dans lequel nous sommes les rois. Des fois couverts de fourrure et aux griffes tranchantes. Le paysage s'étend à perte de vue, comme si nous n'existions qu'ici, et maintenant, dans cette immense forêt. Sauf que cette histoire n'a rien d'un conte de fées. Sous ma forme de loup, je trouvais enfin Sam, plus grand et plus large que moi. Une créature à la fourrure noire de jais, aussi sombre que la noirceur des pensées qui le traversent. La mort. « Je ne mérite pas de vivre ». La haine. « Je me hais de l'avoir détesté une seconde ». La culpabilité « J'aurais du m'éloigner, j'aurais dû la protéger de moi-même … ». La confusion et l'hystérie qui se mêlent « Emily, le sang, son visage, Emily, mon père, mon père, mon père, comme mon père … ».

Ma réaction est de faire plusieurs cercles autour de Sam et de tenter de le ramener à la raison, comme nous le faisons vainement depuis des jours. Je ne crois pas qu'il ait repris forme humaine une seule fois depuis « l'accident ». L'alpha n'est absolument pas dans son état normal. « Sam, Emily a besoin de toi ! Elle est à l'hôpital », « Elle n'a pas besoin que je lui fasse du mal, je ne mérite pas de la voir », « Tu te trouves des excuses. Sam, Emily veut te voir, je te le répète ! C'est ton devoir d'être avec elle ! ».

*

Le bâtiment déprimant du Forks community Hospital se soulève entre les rues de la petite ville, sous un ciel orageux. Il va pleuvoir. Avec Sam, nous passons le pas de la porte. Il est encore plus grand que moi, mais ses épaules sont si affaissées. Les couloirs sont teintés d'un bleu pâle et portent cette odeur insupportable propre aux hôpitaux, entre médicaments et chagrin. Je me charge d'appuyer sur le bouton de l'ascenseur et de lui indiquer le numéro de sa chambre. Ce n'est pas la première fois que je viens voir Emily. La douce et ravissante Emily.

- Tu vas pas reculer maintenant. Elle a besoin de toi. Je lui souffle en lui donnant une tape sur l'épaule, le poussant à entrer dans la pièce.

Je ne suis resté que quelques minutes à l'intérieur, pour vérifier que tout allait bien, avant d'en sortir. Pour leur laisser de l'intimité et surtout par ce que c'est atroce de voir Emily comme ça. Une jeune fille pleine de vie et sublime qui se retrouvait défigurée à jamais. J'imagine même pas ce qu'elle doit ressentir. Enfin, un petit peu, sa vie à elle aussi a changé pour toujours. Et c'est moi qui l'ai trouvé. Un rappel des faits est peut être nécessaire ? Retournons une année en arrière, Sam est un lycéen banale persuadé qu'il va finir ses jours avec sa petite amie de l'époque, Leah. Comme nous tous, il pensait que les légendes n'étaient que des sornettes, des métaphores pour raconter l'histoire de notre peuple qui se désagrège. Jusqu'à ce que les Cullen débarquent en ville et que Sam soit le premier à se transformer. Le pauvre s'est caché dans la forêt pendant deux semaines. Il devait croire qu'il était devenu fou, mais il a réussi à se calmer assez pour revenir à sa forme humaine dans son sommeil. Je ne sais pas comment j'aurais fait à sa place. Ensuite, il a trouvé le courage de se confier aux anciens qui lui ont expliqué son devoir d'Alpha. Sa relation avec Leah en a pris un coup. Surtout quand on sait que l'imprégnation, un phénomène rare, a ravagé ce qui restait entre eux. L'été dernier, Emily, la cousine de Leah issue d'une autre tribu, est venue passer les vacances dans sa famille. Et lorsque Sam l'a vu, il a su. L'imprégnation, une dévotion totale, s'est imposée à lui. Et dans un sens, à elle aussi. Je ne sais pas comment le décrire clairement, mais les pensées de Sam m'aident à comprendre ce processus abrupte et ravageur. Pour toujours, Emily allait être celle qui le rattacherait au monde, qui donnerait un sens à son devoir, le seul être qui compterait, surpassant le restant de l'humanité, même les Quileutes, même la meute … Il le savait.

Sauf que ça n'allait pas être si simple. Évidement, le couple de Leah et Sam s'est trouvé six pieds sous terre. De ce que je sais, il a passé l'été à lui courir après, et l'autre jour ils se sont disputés. Emily, ravagée par la culpabilité, a de nouveau rejeté Sam malgré ce qu'elle ressentait pour lui. Elle lui a craché en face des paroles qui l'ont rendu fou. Je n'étais pas là, mais je peux imaginer ce qui s'est produit. Par ce qu'en effet, j'étais sous ma forme de loup, quand Sam s'est transformé a son tour et à griffé celle qu'il aime au visage. C'est de sa faute si elle se trouve dans ce lit d'hôpital, couverte de bandages, recroquevillée sur elle même, la main dans la sienne. Et lui qui ose à peine la toucher. Oui, c'est moi qui l'ai trouvé. C'était digne d'un film d'horreur. Rien que d'y penser ça me retourne l'estomac. Elle, ensanglantée, gisant sur le sol en hurlant alors que Sam était complètement hystérique. Ça ne les quittera jamais. Ils ne s'en remettront jamais. C'est impossible.

Est-ce que je juge Sam ? Parfois oui, mais il faut reconnaître qu'il expérimente tout en premier, en sa qualité d'Apha. Étant le Beta de la meute, je me dois de le soutenir. Comment fait-on, pour regarder l'être qu'on adore après avoir failli lui arracher la vie ? Peut être qu'on devrait garder nos distances avec la population. Peut être que nous ne méritons pas d'avoir des relations trop intimes avec les autres. De nous attacher. D'être nous-mêmes. Par ce que le loup nous envahit. Putain, tout ça par ce que les Cullen ont débarqué pour foutre le bordel dans nos vies. Et tout ça pour quoi, ils sont partis ce mois ci ! Merci le traité. Quand j'y repense, si les buveurs de sang n'étaient jamais venus, j'aurais eu une vie complètement différente. Ou peut être qu'ils ont réveillé ce que je devais être, ce que je me devais d'être.

L'imprégnation, c'est terrifiant. Heureusement qu'il ne s'agit que d'un phénomène rarissime.

*

C'est en trainant des pieds que, lundi, je retourne en classe. Le paysage est de plus en plus gris, à l'approche de l'automne qui s'annonce déprimant et si mystérieux à la fois. Il va pleuvoir, c'est certain. Certes, j'avais jamais loupé deux semaines entières de cours, mais il m'est arrivé de sécher le lycée ou de tomber malade évidement. Sauf que là, je sais que cette absence est différente. Je me sens déconnecté des autres élèves, je le sens dans mon esprit, dans mon corps. Comme si je n'étais plus le même. Par ce que c'est le cas. Mes cheveux sont courts, j'ai pris presque dix centimètres, ma vision est plus précise, mes réflexes sont affûtés, je ne m'embarrasse pas d'une veste … Je porte un simple t-shirt blanc en contraste avec ma peau mate et un jean. Je me noie dans la masse alors que mon esprit est à des kilomètres, à de multiples endroits : à courir dans la forêt jusqu'à fendre l'air, au chevet d'Emily à l'hôpital, à sauter une falaise gigantesque … Après avoir connu ça, on peut pas accepter de vivre une existence banale avec des ados à qui on ne peut rien dire et qui, de toute façon, ne comprendraient pas.

- Salut Jared, ça te va bien les cheveux comme ça. Me lance une voix que je ne reconnais pas alors que je claque la porte de mon casier, d'un rouge vif. Tiens, Kirsten Davis. Je vous jure qu'il y a quelques semaines elle ne m'aurait même pas adressé la parole si je tenais un verre d'eau et qu'elle était en feu. Je n'ai même pas eu le temps de répondre quand elle reprend la parole.

- Alors comme ça tu traines avec Sam Uley ? Fais attention, enfin faites attention tous les deux , toi et Paul, il fait un peu cas social. Sinon ça vous dirait de venir à une fête samedi soir par ce …

- J'ai rien à te dire. Je réponds, calmement, à cette pauvre fille avant de m'éloigner sans écouter la suite de sa proposition.

C'est de ce genre de comportement dont je parlais, en évoquant les gens qui ne comprendraient pas. Ça me fout la gerbe, cette idée selon laquelle Sam serait un délinquant, qu'on se gaverait de stéroïdes pour avoir nos silhouettes et qu'on trafiquerait je ne sais quel crime dans la forêt. C'est des conneries. On protège ces gens ! Je balance mon sac à dos sur le bureau de la salle du cours d'histoire, avant de m'asseoir. Mes jambes sont trop longues et j'ai déjà envie d'exploser même si j'ai conscience du fait que rien ne transparaît sur mon visage. Je sens quelque chose de lourd, de pesant, comme si mon loup me disait d'être sur mes gardes. Parler avec l'autre fille m'a énervé, ouais, mais pas à ce point quand même ? Surtout que ces derniers temps, entre Sam qui est en pleine crise existentielle et Paul qui est juste Paul, je suis celui qui est sensé garder son calme. Ça doit être autre chose. Quelque chose de dangereux. C'est ça qu'on ressent, à l'approche d'un vampire ? Je respire longuement, les poils hérissés. Le professeur débute le cours sur un ton soporifique.

- Bonjour à tous. C'est lundi, je sais, la moitié d'entre vous déteste mon cours, et l'autre moitié n'y comprend rien, mais il faut que l'on travaille ensemble. Nous allons donc reprendre au sujet de la guerre de sécession, événement majeur de l'histoire de notre nation. Pour les absents, demandez les documents qu'il vous manque à vos voisins de table. Il déclame avec morosité, assit sur sa chaise de bois, en tripotant sa cravate bon marché.

Le souffle court, j'observe chaque personne présente au fond de la salle, et aussi au premier rang. C'est sous mon nez, je le sais. C'est sous mon nez et je n'arrive pas à m'en rendre compte. Ça me rend cinglé. J'inspire fort et perçois une agréable odeur, si chaleureuse. C'est l'odeur des pancakes. Je voudrais m'y plonger, m'y endormir … Mes yeux restent fixés sur le bureau d'un blanc le plus simple qui soit, comme si j'étais dans le déni, comme si je n'osais pas lever le regard. Sur la table glisse une petite pile de feuilles sur lesquelles repose une main à la peau mate et aux doigts fins. Les feuilles me sont destinées.

- Tiens, hésites pas si tu … Si tu as une question. Prononce une voix timide, si délicate, comme si elle s'excusait de parler.

Mes iris se logent enfin dans les siens, d'un marron aussi profond que l'écorce sous une pluie battante. Les battements de mon cœur se calent instantanément sur ceux du sien. Je mute, à nouveau, mais pas en un loup. C'est mon cœur qui mute pour incarner celui qu'il lui faut. Mes amis, ma famille, mon devoir de loup, toute ma vie est dérisoire en comparaison de cet être. Tout ce qui pouvait me composer se délite pour rejoindre le moindre élément qui constitue cette jeune fille. Sa lisse chevelure brune tombe dans le creux de ses reins, son jean souligne ses longues jambes pour lesquelles je serais prêt à me damner, et ses prunelles ne me lâchent pas … Les yeux les plus charmants du monde me regardent. Et son petit nez. Sa peau lisse. Son cou si fin. Elle était l'incarnation d'un rêve. S'il te plaît, ne me lâches pas. Partons, je te donnerais tout, tout de moi et tout du reste du monde. Je serais prêt à tout pour toi. Être ton ami, ton confident, ton allié, ton petit ami, ton époux, l'autre part de toi … Je prendrais et respecterais n'importe quelle place, n'importe laquelle, tant que tu m'en offres une. Moi qui croyais vivre, je sais que la vie ne fait maintenant que commencer. Le sens, le sens, il est là. Ma raison d'être.

- Pardon, je, je voulais pas t'embêter … Elle murmure du bout des lèvres, de sa bouche rose sur laquelle je voudrais glisser un baiser, toujours avec ce ton qui lui donne l'air de s'excuser d'exister.

- T'as pas à t'excuser. De rien du tout.

- Mais, mais si, enfin je …

- Alors c'est moi qui m'excuse.

En disant ça, je sais que j'ai un large sourire qui me fend le visage. Ce sourire qui me donne l'air d'un idiot, mais ça en vaut la peine, par ce que l'espace de quelques secondes, elle pouffe de rire. Un rire nerveux. C'est déjà ça. Je voudrais la faire rire encore et encore. Quel est son nom ? Son prénom ? Je l'ai sur le bout de la langue. Cette fille, je sais que je l'ai déjà vu. J'ai honte de l'admettre mais je l'ai côtoyé toute ma vie sans l'avoir réellement vu. À m'écouter, on dirait que nous sommes plusieurs mètres au dessus du ciel, seuls au monde. Par ce que c'est l'effet qu'elle me fait. Pourtant, nous sommes toujours assis dans cette fichu salle de classe, à se regarder comme si nous n'avions jamais vu un membre du sexe opposé. Ou un autre être humain. En la regardant, je me découvre. Qu'elle chance, immense et grandiose, j'ai que ça me tombe dessus. Merci les esprits. Merci. Et, à la manière de Sam qui a tout de suite su qu'Emily allait ravager le semblant d'existence qu'il s'était construit, à mon tour, je sais.

Je sens son cœur qui s'affole.

Son cœur qui bat à tout rompre.

Trop vite.

Son souffle qui ralentit.

Trop lent.

Comment j'avais pu redouter quelque chose de si délicieux ?


C'est très « she fell first but he fell harder », vous ne trouvez pas ? Ça fait plus de deux mois, promis je n'abandonnerais pas ce récit, j'aime beaucoup trop cette histoire ! Il faut vraiment que je me discipline à mon rythme d'un chapitre par jour ou presque sinon je perds la cadence. Je prends petit à petit mes marques avec Jared, je ne sais pas encore trop ce que je veux faire avec ce personnage. Qu'est-ce que vous en pensez ? En lisant les livres ou en regardant les films, quel genre de personnalité vous imaginez pour Jared ? Comme vous le voyez, contrairement à Kim il s'adresse souvent au lecteur, pour marquer le fait que c'est un personnage plus à l'aise socialement. Je pense que Jared aura plusieurs chapitres à lui au cours de l'histoire, selon l'intrigue et selon à quel point vous l'appréciez.

Et cette situation entre Sam et Emily ( spoiler : ils finiront pas avoir leur propre histoire en prequel ), je trouve que ça propose un débat super intéressant. Ça représente cette dualité de la figure de loup qui est tellement extraordinaire, d'un côté le visage d'Emily représente la beauté de la culture Quileute et l'amour que Sam lui porte, mais d'un autre côté cela représente les dérives de la force du loup, une sorte de monstruosité qui pourrait tout envahir et ravager ce qui l'entoure. Bref, j'ai tellement d'idées !