Tamashi no Moribito

Gardien des Âmes


Chapitre 1

Une Âme à la Maison

C'était l'apogée du printemps à Kanbal. Comme les hivers étaient rigoureux et rudes dans cette lointaine contrée, la chaleur mettait plus de temps à revenir à comparer du climat à Yogo. En observant son calendrier, Alika savait que sa famille avait atteint le printemps, un mois et demi avant Kanbal.

Balsa l'avait emmenée à Kanbal, à bout de ressources quand elle avait essayé de s'enlever la vie, après les horreurs qu'elle avait vécu par des soldats Talsh et la mort d'Amaya suite à une pneumonie. Balsa savait mieux que quiconque en ce monde que ce pays était le lieu préféré d'Alika, car elle s'était toujours sentie comme « à la maison ».

Ce faisant, à l'aube de ses dix-neuf ans, elle avait commencé une thérapie intensive avec sa grande tante Yuka, afin de guérir ses séquelles et traumatismes que la guerre contre l'empire Talsh avait laissés sur elle. Les premières semaines, Yuka avait imposé trois séances de psychothérapie par semaine, montant le dossier de sa petite-nièce petit à petit afin d'en relever ses lacunes et mettre les choses les plus urgentes à régler en priorité absolue. Lors de ces rencontres, même si Alika était sa famille, Yuka prenait un air professionnel et mettait sa personnalité de tante gâteau de côté. L'écart de ces deux personnalités était si stupéfiant qu'on aurait dit deux personnes. Elle ne disait jamais rien au début d'une thérapie, sauf un « Comment ça va, aujourd'hui ? », laissant le libre-arbitre à sa patiente d'ouvrir la bouche en premier. Doucement, les séances s'étaient espacées, laissant place à un rythme hebdomadaire, puis bimensuel pour devenir mensuel. Alika faisait des progrès à la vitesse de l'éclair. Balsa était restée à Kanbal avec elle une année complète et avait vu son évolution, se ressourçant elle-même avec les thérapies de sa tante. Elle ne pouvait qu'être fière de sa fille et la revoir, peu à peu, redevenir comme avant lui réchauffait le cœur d'une façon que jamais elle n'avait connu dans sa vie.

Dans les premiers temps qui suivirent l'arrivée d'Alika à Kanbal, Yuka lui proposa de sortir un peu au marché lassal du territoire Yonsa.

« Ça va te faire du bien de t'aérer les esprits avec l'air frais de dehors, expliqua Yuka. Les gens sont civilisés ici, tu ne coures aucun danger.

- Mais nous ne sommes jamais assez prudents, rétorqua Alika, nerveuse. J'aimerai être accompagnée si possible... j'ai peur de faire une crise de panique. »

Balsa était sortie, et Yuka ne pouvait pas laisser la maison de guérison ni ses patients sans surveillance. Finalement, son jardinier âgé de soixante-cinq ans, Masato, offrit d'accompagner Alika jusqu'au marchée, ayant quelques emplettes à faire en même temps.

« Si Alika se sent ensuite à l'aise avec les énergies ambiantes de la place, je reviendrai seul si elle désire continuer sa visite. »

Il l'observa.

« Qu'en dis-tu ?

- Oui, c'est un beau compromis. Merci beaucoup, Masato-San.

- Il n'y a pas de quoi, belle dame. »

Toutefois, Alika s'arma de sa lance. Elle était encore craintive comme c'était la première fois vraiment qu'elle sortirait dans une foule, voire même, dans un endroit bondé de gens depuis cette nuit-là. Malgré Masato à ses côtés qui lui donna un semblant de réconfort et sentiment de sécurité, à chaque homme qu'elle croisait, elle priait intérieurement qu'ils partent au plus vite. Elle avait l'impression qu'on lui sauterait dessus, comme des bêtes affamées, d'un moment à l'autre. Inconsciemment, elle serrait les cuisses. Des scénarios commencèrent à se former dans son esprit. Elle se sentit étourdie un moment, sa vision devenant floue, ses mains engourdies et elle s'arrêta.

« Quelque chose ne va pas, Alika ?

- Pardon... pouvons-nous prendre une pause ? demanda-t-elle en cherchant appuie contre sa lance. Je... je pense que je fais une crise de panique. Je ne me sens vraiment pas bien... je n'arrive pas à respirer convenablement... »

Masato l'attira un peu plus loin et en observant leur environnement, parvint à trouver cinq objets : une pierre, une feuille, une fleur, un brin d'herbe ainsi qu'une plume d'oiseau. Il déposa la pierre dans ses mains.

« Qu'est-ce que c'est ? questionna Alika, le souffle court.

- Il s'agit d'une technique pour calmer les crises de panique et d'anxiété. C'est la technique des cinq objets. Quand tu commences à te sentir mal et anxieuse, ton esprit croit que tu es en danger alors qu'il n'y a pas lieu d'être et cherche la source qui pourrait mettre ta vie en péril. Ton corps se prépare à fuir ou à attaquer. Le mieux à faire c'est de détourner ton attention sur des objets, avec tes sens. Je t'ai déposée la pierre en main. Je veux que tu l'observes, que tu la manipules.

- Combien de temps ?

- Aussi longtemps que ton intuition te le dira. »

Alika hocha la tête et laissa ses doigts sentir la texture du caillou. Lisse à la fois rugueux. Puis elle prit la plume et l'observa. Elle fit le tour des cinq objets et regarda Masato, calmée. Doucement, ils reprirent leur route.

« Comment te sens-tu ? se renseigna-t-il.

- Ça va vraiment mieux, c'est fou. Est-ce Tante Yuka qui t'a montré ces conseils ?

- Non. C'est son mentor.

- Ah ?! Tante Yuka a déjà eu un mentor ? s'étonna-t-elle. »

Masato se mit à rire.

« Évidemment ! Il a bien fallu que quelqu'un transmette son savoir afin qu'il perdure au fil du temps. Son mentor s'appelait Ceiko Yonsa. Elle était réputée dans tout le territoire Yonsa pour être le meilleur médecin du clan. Étudier sous sa tutelle était donc un très grand privilège.

- Et ce fut Tante Yuka qui fut l'heureuse élue !

- Oui.

- Est-ce qu'elle prendra aussi un ou une apprentie ?

- C'est dans ses plans. Peut-être que ce sera toi, qui sait ? »

Alika fit une grimace et éclata de rire.

« Avec tout le respect que je vous dois à tous les deux, je ne pense pas être la bonne personne pour prendre la relève. Vous avez rencontré mon père il y a fort longtemps, et même s'il a essayé de m'enseigner son savoir... malheureusement, Maman a mis au monde une deuxième guerrière. Mais par contre, mon petit frère aurait été un bon candidat... »

Elle s'arrêta rapidement. Bien que son petit frère de onze ans, Nao, se soit excusé concernant ses propos sur sa décision d'avorter – utilisant les esprits pour la rabaisser et mettre du poids dans ses arguments – et qu'Alika savait qu'il était sincère, elle avait encore de la difficulté à le pardonner. Étant rancunière, elle arrivait difficilement à oublier les injustices qui lui avaient été fait et à passer par-dessus sans avoir envie d'étrangler la personne en question. C'était un point à améliorer sur lequel elle travaillait d'arrache-pied au fil du temps, à son rythme.

Bien que son don fut atténué et scellé, Alika pouvait toujours ressentir les énergies des humains, des esprits et voyait des ombres sombre ou lumineuse. L'énergie familière de Jiguro la réconfortait également. Elle ne le voyait plus aussi clairement qu'avant à cause du sceau que sa grand-mère avait apposé sur elle, mais elle voyait toujours sa silhouette sombre et noir. Quand il s'adressait à elle, sa voix basse et rauque était naturellement projetée dans son esprit comme en télépathie. Étant son gardien spirituel, personne – pas même Torogai – ne pouvait effriter leur lien unique de protégée et de gardien.

Le lassal reposait au pied de la montagne, il semblait presqu'en être taillé. Il y avait une douzaine de bâtiments en pierre trapus avec dix tentes en peau érigées parmi eux. Il y avait plus de bâtiments en pierre regroupés au-dessus de l'ensemble initial qu'il avait vu. Ils étaient construits sur un terrain plus élevé. Les deux ensembles de bâtiments étaient entourés de murs naturels de tous côtés. Il y avait des bâtiments plus petits, qui ressemblaient à des abris destinés au bétail, au niveau supérieur.

« C'est un village, comprit Alika.

- Oui. Les gens font paître leurs chèvres à l'extérieur des murs. Les plus petits bâtiments sont destinés au bétail et aux bergers. »

Ça faisait si longtemps qu'Alika n'était pas venue à Kanbal. Tout lui semblait si petit et tellement pauvre. Ça la frappa plus que quand elle était encore enfant. Malgré tout, au fin fond de son âme, elle sentait que cet endroit c'était comme être à la maison.

Masato lui montra les différentes places du marché. Le marché n'était pas bondé. Il était évident que certains des magasins servaient aussi de maisons quotidiennes. Les gens qui tenaient les magasins et les kiosques fixaient les clients avec un regard affamé. Alika ferma un moment les yeux pour protéger son hypersensibilité aux énergies et ne pas mettre de pitié sur le peuple natal de sa mère. Il n'y avait pas d'autres endroits où faire les courses et se ravitailler. Il fallait faire avec ce qu'ils offraient. Soudain, il y eut une effervescence à travers le marché. Instinctivement, Alika se plaça proche de Masato, pour chercher de la protection.

« Tu n'as pas à t'en faire, Alika. Ce ne sont que des lanciers venant du territoire Yonsa, qui font partie du cercle du roi.

- Le cercle du roi..., réfléchit-elle. Ça me dit de quoi... Ah oui ! Ce sont tous les jeunes hommes de la lignée des chefs vont vivre dans la capitale quand ils atteignent l'âge de dix-huit ans. Ce ne sont pas les neufs lanciers reconnut à travers le pays, mais ils sont en étroite relation avec eux.

- Tu es bien instruite, jeune dame.

- Ils ne sont pas censés être à la capitale du pays ? questionna-t-elle.

- Ils ont peut-être décidé de rendre visite à leur famille, quitte à être dans le coin. »

Trop occupée à dévisager les hommes qui portaient des lances, tout en suivant Masato de son mieux, Alika tournait la tête dans tous les sens, sans porter attention où elle mettait les pieds. Et ce qui devait se produire se produisit : elle fonça dans une personne. Un son métallique résonna, comme si deux armes en métal s'étaient frottées une contre l'autre.

« Regarde où tu marches, femme ! lui dit sévèrement la voix d'un homme. »

Alika leva les yeux d'un regard neutre et vit que la lance du guerrier portait un anneau en argent. Aussitôt, une pensée rapide lui vint à l'esprit : c'était l'apprenti d'un lancier du Roi... Malgré sa peur, elle ne pouvait cesser de continuer à l'observer.

« Vous êtes l'apprenti d'un lancier du Roi, de ce que je vois, dit-elle.

- Oui. Ouh la, les gens de nos jours, personne ne sait offrir du respect pour les plus hauts placés de la hiérarchie... »

Ils continuèrent de se dévisager un moment dans les yeux. Cet homme lui semblait vraiment familier. Il avait des cheveux blonds doré naturellement en bataille et ondulés avec de grands yeux bruns. Il était presqu'aussi grand que le hunter Rai qui faisait 6'6". Finalement, l'apprenti lancier fut le premier à se racler la gorge.

« Hum, sortit-il, je vais paraître très indiscret, mais... vous êtes une femme et vous portez une lance également.

- Je sais, c'est rare, encore plus à Kanbal. Mais j'ai cette lance depuis que je suis gamine. Le peuple de Kanbal regorge de gens coriaces, les femmes et les enfants en font partie également. »

L'apprenti la regarda avec un intérêt nouveau.

« J'ai déjà connu une fille dans mon enfance qui était excellente aux arts martiaux. Elle m'a d'ailleurs motivé pour devenir lancier du roi, chose que je suis en train de faire. Malheureusement, je ne l'ai pas revue depuis. Elle est retournée voir son père l'année suivante dans un pays plus au sud. Mais là, je m'emballe trop... voyons, son nom c'était quoi déjà ? Ahri... Ali... Alika je pense. Bref, une gamine assez talentueuse.

- ... Tu es Shozen, pas vrai ? Shozen du Clan Yonsa, n'est-ce pas ? s'exclama Alika.

- Oh oui ! Comment sais-tu ? Ma réputation vous est parvenue aux oreilles ? »

Alika sourit et regarda Masato qui ne voulait pas interrompre cette rencontre pour le moins... inattendue.

« Mon vieux, si j'avais eu une vraie lance, tu serais mort ou en mauvais état à l'heure qu'il est. »

Shozen la regarda comme si elle avait dit de quoi d'extrêmement surprenant.

« Non... pas vrai... c'est toi ?

- Alika Yonsa, en chair et en os devant toi, dit-elle fièrement.

- Ça alors...

- Tu te souviens encore de cette phrase ? Je pensais que tu l'aurais oublié avec le temps !

- Moi ? Oublier cette journée après les cours quand nous étions enfants ? Jamais, que dalle ! »

Il regarda autour de lui et voyant que plusieurs marchands et clients les regardaient et faisaient l'effort d'écouter ce qu'ils se disaient, il attira Alika et Masato dans un endroit plus discret. Il insista pour commander à manger – des lossos profondément frit avec deux Lakalle, des boissons à base de lait de chèvre fermenté, et des Jokoms, des douceurs cuites fourrées de crème de noisettes – et malgré qu'Alika insiste pour payer sa part, il refusait.

« Tu es venu seul ? demanda-t-elle.

- Non, j'ai quelques-uns de mes camarades qui avaient quelques emplettes à faire. Ils vont venir nous rejoindre un peu plus tard. Et toi, parles-moi de toi. Tu es venue en vacances avec ta mère, ou seule, ou...

- Eh... j'avais besoin de vacances et Masato me sert de guide. »

Alika lui parla de sa petite sœur et de ses petits frères et du fait qu'elle était sortie avec une fille, mais qu'elles n'étaient plus ensembles. Évoquer la mort d'Amaya était encore trop douloureux pour elle et elle ne désirait pas en parler, juste oublier, pour le moment. Elle tournait autour du pot.

« Comme tu sembles bien familière avec ce jeune homme, je vais retourner à la maison de guérison de Yuka, la prévint Masato. Est-ce que ça ira ?

- Oui, merci, Masato.

- N'oublie pas la technique des cinq objets si jamais il y a de la panique soudaine. »

Masato se redressa, s'inclina poliment tout en remerciant Shozen pour le repas et prit le chemin vers la maison. Alika apprit que Shozen était l'arrière-petit-neveu de l'ancien Lancier du Roi, Taguru Yonsa, le représentant de leur clan respectif. Taguru avait été le meilleur ami de Jiguro parmi les Lanciers et, avant que son don ne soit bloqué, elle l'avait déjà vu traîner avec son gardien spirituel.

« Ton père est donc actuellement un des Lanciers du Roi, comprit-elle.

- Oui, Dagu Yonsa. Je suis son apprenti.

- Je vois. Tu as aussi beaucoup progressé depuis que nous nous sommes rencontrés en étant enfants.

- Je suis sûr que tu as progressé également. Le fait de voir une femme portant une lance n'est pas commun ici, mais la lance te va bien. »

Alika rosit au compliment. Les camarades de Shozen arrivèrent. Ils étaient trois. Shozen fit les présentations et après avoir terminé le repas, il la regarda, le regard remplit de défi.

« Dis, Alika, que dirais-tu d'un petit combat de lance ? J'aimerai voir à quel point tu as progressé. Et peut-être avoir une petite revanche. Ça ne te dérange pas si nous avons quelques spectateurs ? »

Elle se mordilla la lèvre inférieure, par nervosité. À part trainer sa lance avec elle comme un doudou, elle n'avait pas pratiqué de nouveau ses katas à la lance. Elle avait un blocage depuis ce soir-là.

« Nous pourrions aller dans la forêt, proposa-t-elle. Ici, les gens nous verront et—

- C'est justement le but ! Pour montrer à quel point les lanciers du cercle du Roi sont puissants ! »

Alika sentit son pouls accélérer dans ses veines. Elle ne voulait pas se donner en spectacle devant autant de personnes. Elle toucha le manche de sa lance, rapidement le dessous de table pour sentir la texture du bois, puis sa ceinture. Il lui manquait deux objets.

« Est-ce parce que je suis une femme que vous pensez tous avoir le dessus sur moi ? grogna-t-elle soudainement, tentant de contenir sa panique intérieure.

- Il n'y aura que moi que tu affronteras, si ça peut te rassurer.

- Je ne... ne sais pas encore... »

Soudain, une sensation étrange la prit au niveau de l'abdomen, et sa poitrine dégagea une énorme chaleur. Sa vision changea légèrement, tout semblait plus vif et elle fut surprise de voir les esprits et les gardiens comme avant. Elle remarqua qu'elle ne contrôlait plus ses mouvements ni sa bouche et était elle-même spectatrice de son propre corps. Faisait-elle un dédoublement de personnalité ? Non. Ce n'était pas ça. Il s'agissait d'une possession consciente, une canalisation. L'esprit en question lui passait sa vision, ses yeux. Jiguro ? demanda-t-elle dans sa tête. Son rire grave résonna dans sa tête. Elle se calma légèrement.

« Bon, pourquoi pas ? répondit Jiguro en gardant sa voix féminine. Ce pourrait être amusant. »

Alika ne sut quoi penser de la possession soudaine de son gardien spirituel. Est-ce que Jiguro prenait possession de son corps pour l'aider avec sa panique soudaine ou pour la protéger ? Il avait toujours veillé sur elle, dans cette vie-ci. Il ne permettra pas qu'on l'humilie à nouveau. Il détacha sa cape, qui s'échoua au sol et attendit le signal de Shozen.

« Jiguro, gémit Alika intérieurement.

- Fais-moi confiance. Je suis là pour t'aider et ça fait longtemps que je n'ai pas combattu une personne dite de "vivante". »

Alika ne put rien faire. Elle observait la scène telle une spectatrice. Jiguro contrôla son corps en entier. Shozen se positionna. Les trois amis s'installèrent autour d'eux, et, du coin de l'œil, une foule se rassemblait doucement. Silence tout autour. Alika retenait son souffle. Il y avait tellement de passants innocents. Ce combat serait difficile, non seulement parce que son adversaire était l'apprenti d'un lancier du Roi, mais parce que Jiguro devait éviter de blesser toutes ces personnes supplémentaires. Il observa son environnement et retrouva sa concentration. Alika sentit la chaleur monter dans son ventre, comme ça le faisait toujours au début d'une bataille. Utilisant son corps, Jiguro découvrit ses dents férocement en poussant un grognement, puis posa sa propre lance au-dessus de sa tête dans une position haute. Sa petite taille lui donnait un avantage au niveau de l'agilité et en tant que femme, elle était également plus souple.

Il manipulait la lance de sa protégée en de gracieux mouvements circulaires devant lui. Shozen l'analysa – ignorant totalement qu'un esprit possédait le corps de son adversaire amicale – et se dit que ses bras n'étaient pas aussi puissants que les siens. Il lui en ferait facilement perdre la maîtrise.

Il passa à l'attaque le premier. Sa lame ne fit qu'effleurer celle d'Alika qui s'esquiva souplement en lui faisant exécuter une rotation semblable aux cercles des ailes d'un moulin à vent. Shozen s'apprêtait à riposter, mais Jiguro pivotait déjà avec la rapidité de l'éclair, prêt à parer les prochains coups. Un murmure d'admiration parcourut la foule qui s'agrandissait lentement. Jiguro tourna sur lui-même et effectua un angle de 180° degré avec la lance de sa protégée. Shozen, qui faisait partie des meilleurs apprentis lanciers du Roi fut rapidement désarmé. Puis, il fut acculé au pied du mur de la montagne, sous le regard stupéfait et dubitatif des spectateurs. La lame de la lance sous la gorge, il s'autoproclama perdant et félicita Alika. Jiguro tendit la main et l'aida à se redresser.

« Il semblerait que tes capacités à la lance ce sont aussi améliorés, pantela-t-il. Et moi qui croyais que j'avais suffisamment aquis de l'expérience pour être de ton niveau.

- Oh, mais tu t'es amélioré. Mais ce n'est pas suffisant pour me battre... pas pour le moment, du moins, se venta Jiguro.

- Hey, Shozen, murmura un de ses amis dans son oreille, qui est cette femme ?

- Une amie d'enfance...

- Ça te dirait d'aller prendre un verre ce soir avec elle ?

- Pourquoi pas ! Dis, Alika, ça te dirait de venir prendre un verre avec nous ? »

Jiguro laissa Alika regagner son corps, mais l'idée de prendre un verre avec eux alors qu'elle les avait à peine rencontrer ne l'enchantait pas encore. Elle s'était faite agressée dans une taverne et se sentait incapable de pouvoir surmonter sa peur monstre.

« Désolée, les gars, s'excusa-t-elle. Je ne bois pas les jours de semaine.

- Tu es très raisonnable, commenta Shozen. Peut-être une autre fois, alors ?

- Oui. »

Alika prit le chemin de retour vers la maison de guérison rapidement. Elle remercia son gardien spirituel d'avoir veillé sur elle. Elle sentit Jiguro lui ébouriffer tendrement les cheveux.

« Je suis de retour, annonça-t-elle en entrant dans la cuisine. »

Il n'y avait personne dans la pièce. Elle jeta un œil au salon et constata que Balsa était revenue de sa sortie. Elle polissait sa lance. Alika prit place à ses côtés et accota sa joue contre son épaule. Balsa lui caressa les cheveux.

« Allô Alika. Ta sortie t'a fait du bien ?

- Oui. J'ai apprécié la présence de Masato avec moi. Et je dois te raconter des trucs.

- Ah ? Raconte. »

Alika lui narra qu'elle avait croisé un ancien ami d'enfance, quand elle avait été à l'école Kanbalese, des années plus tôt. Ils avaient fait un combat amical et elle avait gagné.

« Il m'a invité à aller prendre un verre avec ses amis ce soir... mais j'ai refusé. J'ai dit comme excuse que je ne buvais pas pendant la semaine.

-"Ne pas boire pendant la semaine" ? répéta Balsa en arquant un sourcil. Ce n'est pas une excuse, c'est un fait. Tu ne bois jamais la semaine.

- Je ne me sentais pas à l'aise d'aller dans une taverne, Maman...

- Je comprends. Et je suis heureuse de voir que tu ne t'es pas forcée à faire quoique ce soit à contrecœur. Tu t'es écoutée, c'est le plus important.

- Si jamais j'y retourne au courant de l'année... »

Elle fit une pause.

« ... Tu voudrais être mon garde-du-corps ? »

Cette demande sonna tellement solennelle que Balsa en fut presqu'émue. Elle déposa sa lance et serra sa fille dans ses bras.

« Il me fera plaisir de te protéger et de vérifier ce qui pourrait t'être servi.

- Je ne sais pas ce que j'ai... C'est le début de l'après-midi, et je me sens vidée de mes forces même si je n'ai rien fait qui demande énormément d'efforts.

- N'hésite pas à aller faire une sieste. Ça te fera du bien. Tu n'es plus habituée de sortir dans un endroit aussi bondé. C'est épuisant, même si ça ne le semble pas de prime abord. »

Alika hocha la tête et alla dans sa chambre. Elle retira ses pantalons pour se mettre confortable et se coucha. Elle eut un sommeil sans rêve.


Après trois mois, Alika décida qu'elle voulait retenter l'expérience des tavernes quand Shozen lui demanda, pour une deuxième fois, si elle voulait boire, cette fois-ci. Elle fut surprise de voir qu'il n'avait pas insisté autant que des hommes qui auraient limite harceler une femme en moins d'une semaine. Lorsqu'elle en fit part à sa mère, Balsa lui dit qu'elle et Jiguro avaient souvent travaillé dans des endroits comme ceux-ci à Rota en tant que garde. Elle prenait son rôle au sérieux et serait son garde-du-corps pour la soirée, vérifiant sa nourriture et ses consommations.

Alika était nerveuse alors qu'elle se changeait. Ses vêtements n'avaient rien de provocateur. Un sarashi bien serré pour camoufler sa poitrine le plus que possible. Sur son dos, elle portait un kimono double, un mauve à longue manche en dessous dont l'encolure se fermait jusqu'au début de son cou et un rose pâle sans manches, qui s'ouvrait sur le devant. Elle termina avec ses pantalons et mit une simple breloque ronde dans les cheveux. Balsa entra dans la salle de bain au moment où sa fille terminait de passer ses doigts dans ses courts cheveux pour en retirer des mèches superflus.

« Tu te mets belle, complimenta-t-elle.

- ... est-ce que je suis trop provocatrice ? Les hommes vont-ils me sauter dessus ? s'inquiéta Alika. Et si on me touchait ?

- Ils ne te sauteront pas dessus, car je serai là. Je vais te défendre.

- Je suis un peu nerveuse... je n'étais pas seule quand c'est arrivé malgré tout...

- Mais tu n'avais pas de garde-du-corps avec toi, ma belle. C'est normal de te sentir stressée. Laisse-toi du temps. Ça va aller. »

En route vers la porte de sortie de la maison de guérison, elles se prirent une petite miche de pain que Yuka leur tendit. Balsa mit un peu d'argent dans une petite bourse avant d'embarquer sur leurs chevaux de Kokku pour se diriger vers la taverne, entre les frontières du Clan Yonsa et Musa. Ils laissèrent leurs chevaux au palefrenier et entrèrent dans la bâtisse. Alika se colla sur le bras de sa mère comme si sa vie en dépendait. Elle sentit Balsa caresser ses cheveux. Elles se dirigèrent vers le bar afin de se payer un verre.

« Ah les voilà ! les interpella une voix masculine familière.

- Bonsoir, Shozen, répondit Alika doucement.

- Bien le bonsoir Alika. Qui est cette femme ?

- Mon garde de la soirée, eh... Madame Balsa. »

Malgré la faible lueur de la taverne, l'apprenti lancier ne put s'empêcher de trouver une similarité frappante entre Alika et Balsa.

« Alika-Chan... as-tu une grande sœur dont je n'ai jamais su l'existence ? demanda-t-il, d'un air dubitatif. »

Ne désirant pas créer un malaise et bloquer la joie des enfants – parce que oui, pour Balsa, ils n'étaient que des enfants et non pas des adultes – Balsa trouva une réplique facile.

« Nous faisons partie de la même famille. C'est ma cousine et j'en suis la garde-du-corps personnelle pour la soirée. Nos mères sont sœurs. Alika m'admire tellement qu'elle a imité mon style de coiffure.

- Ah oui ! Je vois ça. Ça explique donc tout. »

Alika rit intérieurement et regardait ses pieds pour ne pas trahir le jeu de rôle que Balsa s'était donné. Ils se serrèrent la main et après avoir reçu leurs verres, ils allèrent s'asseoir à une banquette. Elle ne parla pas beaucoup, et quand les amis de Shozen l'invitèrent à aller danser sur la piste de danse avec eux, Alika refusa poliment. Lorsqu'ils désirèrent connaître le « pourquoi » de son refus, Balsa trouva comme excuse que depuis un incident banal, une de ses hanches la faisait souffrir de temps en temps, et que l'alcool n'aidait pas. Ils allèrent danser avec les autres femmes et elle les regarda passivement.

Du coin de l'œil, une certaine personne attira l'attention d'Alika. Une jeune fille venait d'entrer dans le bar avec une gang d'amis. Elle avait une énergie imposante, puissante et très rare. Son aura était saine et protectrice, douce à la fois ferme. Quelque chose disait à Alika d'aller la voir, d'aller lui parler, mais elle n'osa pas. Balsa lut le langage corporel de sa fille et repéra toute de suite ce que ses yeux fixaient.

« Alika ? l'interpella Balsa, sortant sa fille de sa contemplation.

- Hein ? Quoi ? s'étonna-t-elle en se redressant.

- Ça va ?

- Eh, oui, oui. Je m'étais perdue dans mes pensées. »

Elle prit une petite gorgée de sa consommation. La fille en question ne mesurait pas plus que 5'0", avait de longs et soyeux cheveux rouges foncés ondulés, une frange en dégradée, et portait également des vêtements tout blanc. À son doigt, quelque chose scintillait : une bague ? Balsa se pencha et murmura dans son oreille :

« Cette jeune femme aux cheveux de feu... elle attire ta curiosité, pas vrai ?

- ... Oui... mais je ne veux pas aller lui parler... mais elle m'intrigue.

- Veux-tu que je me renseigne pour toi ? offrit Balsa.

- Comment tu ferais ça, Maman ? s'étonna Alika.

- En tant que garde-du-corps, j'ai également des astuces de gardes quand j'ai travaillé pour les caravanes. Je sais soutirer des informations aux personnes sans que ça ne se voit.

- Tu n'es pas obligée, Maman. Nous sommes ici pour eh... se détendre ? Alors ce n'est pas grave.

- J'aimerai seulement savoir s'il y a des chances que vous vous rencontriez de nouveau, si elle attire autant ton attention. Lorsque Shozen reviendra, j'irai. Pas question que je te laisse seule. Ça ne sera pas long. Je laisserai ma lance avec toi, pour ne pas les effrayer. »

Shozen revint. Il avait dansé et avait chaud. Balsa se leva. Alika regarda sa mère se diriger vers le petit groupe de la jeune fille. Elle ne parvenait pas à déchiffrer ce qu'elle disait, mais elle avait eu une facilité déconcertante à entrer directement en contact avec la fille aux cheveux rouges. Le serveur allait donner la commande à la fille, quand Balsa l'arrêta et observa l'assiette avant de la retourner, disant que ce n'était pas la bonne commande, qu'il y avait une erreur. Lorsque Balsa revint, elle sourit aux jeunes adultes.

« Tu as réussi à savoir des choses sur elle ?! s'exclama Alika.

- Hé oui.

- Tu as retourné sa commande...

- Il y a eu une erreur et elle était trop timide pour en avertir le serveur. Elle s'appelle Messiah Yonsa. Elle est assez connue sur le territoire. Ses amis n'ont pas arrêté de venter son talent d'artiste.

- Est-ce qu'elle est mariée ?

- Hum, je ne pense pas. Pourquoi cette question ?

- Elle a une bague en argent sur l'annulaire gauche...

- Ah ? Je n'ai pourtant vu aucun bijou sur ses doigts, avoua Balsa. »

Alika regarda de nouveau Messiah, pour s'assurer qu'elle avait peut-être hallucinée, mais à sa plus grande surprise, elle vit toujours le bijou briller à son doigt. Ça devait être un bijou spirituel, relié à une de ses vies antérieures. Elles restèrent encore pendant quelques heures, mais dépassé minuit, après avoir remercié Shozen de l'invitation, elles prirent le chemin du retour.

« Alors Alika ? se renseigna sa mère. Ça s'est bien passé, non ?

- Oui... en effet... mais je suis un peu fatiguée.

- C'est normal. Tu as dépensé beaucoup d'énergie dans un endroit aussi petit et bondé. Tu as très bien fait ça.

- Merci de m'avoir accompagné.

- Ça m'a fait plaisir. »

Au courant de sa première année passée à Kanbal, elle vit Shozen trois à quatre fois par année, comme il désirait s'entrainer davantage avec elle quand il revenait dans la région. Encore, comme toujours, Alika le battait à tous les coups – même sans entraînement quotidien. Au fils des mois, ils devinrent bons camarades. Shozen n'était pas marié ni fiancé. Il était plus occupé par les arts du combat que par les histoires de cœur. Ils ne se virent pas aussi souvent qu'il le désirait, comme Alika priorisait sa guérison émotionnelle avant toute chose. Elle savait qu'elle devait guérir le plus gros de ses blessures et ça passait par le psychisme.