Tamashi no Moribito

Gardien des Âmes


Chapitre 6

Cœurs Indécis

« Alika, calme tes jambes, la pria Yuka.

- Oh, pardon...

- Tu fais ça par pur réflexe, mais aussi quand tu es stressée. Tu n'as pas à l'être avec moi.

- Ce n'est pas toi qui me rend nerveuse... c'est ce qui va venir prochainement. »

Même si elle n'était pas officiellement en thérapie bimestriel, Alika avait demandé à voir Yuka pour régler un petit nœud dans ses émotions qu'elle était incapable de démêler.

« Qu'est-ce qui te range ainsi ? questionna sa grande tante.

- Hé bien... je croyais dur comme du fer que je n'étais attirée que par les femmes, avoua-t-elle vivement en paniquant.

- Oh, je vois. Et c'est mauvais ?

- Oui. J'ai l'impression de tromper ou de la remplacer... »

Elle remarqua que le souvenir d'Amaya remontait dans son esprit. Elle qui avait tant essayé de l'oublier, ou de ne pas y penser. Pour protéger son fragile équilibre mental, elle s'était interdit de prononcer son prénom, et même de penser aux prénoms trop proches du sien comme « Ama » ou « Maya ». Elle ne se souvenait même plus des caractéristiques physiques de son ancienne petite-amie. De quelle couleur étaient ses yeux, déjà ? Où ses cheveux lui arrivaient-ils ? Alika avait tout oublié volontairement pour protéger son cœur afin de guérir et soigner ses traumatismes.

Même après presque deux ans depuis son décès, la douleur de son absence continuait toujours de se faire sentir, en plus du fait qu'Alika ne parvenait pas à la retracer spirituellement.

Elle en a maintenant rien à faire de moi, se peina-t-elle quand elle était en proie à une très grosse vague de pessimiste.

« Je sais que les gens me disent qu'il faut que j'avance, que je ne me bloque pas, mais... mon cœur est encore, d'une façon, reliée à mon premier vrai amour et j'ai peur de ne pas aimer une autre personne aussi fort qu'elle.

- Le premier amour fait toujours mal. Que ce soit deux mois ou cinq ans, quand on aime vraiment, ça ne se mesure pas.

- Mais... depuis un moment, il se passe de quoi... avec un homme ! s'étrangla Alika comme si elle avait commis une faute terrible. Pas physiquement... mais plus au niveau de mon cœur et de ma tête. Ça se fait la guerre ! »

Yuka n'haussa que les sourcils.

« Qu'est-ce que tu ressens ?

- De la peur... j'ai peur, mais il y a une sorte d'attirance, de... une sorte de curiosité.

- De quelle peur s'agit-il ?

- Des hommes, couina-t-elle. Tu sais, à cause de... de mon agression par les Talsh... je sais que tous les hommes ne sont pas comme ceux qui m'ont abusé et engrossé, mais j'ai peur pareil. Je viens à peine de renouer avec mon propre corps... même si parfois, j'ai l'impression qu'il ne m'appartient pas encore.

- C'est normal que ça t'effraie. Tu as eu une mauvaise expérience, traumatisante en plus, avec eux. Mais déjà que tu arrives à faire la différence entre tes bourreaux et les autres hommes, on va dire "normaux", c'est un très bon pas. Tu avances dans ta guérison.

- Ce n'est pas tout !... Il... il m'a embrassé quelques fois, et la dernière fois, mon corps a réagi seul et a répondu au baiser...

- De qui "il" ? L'homme, le prétendant, qui te rend toute chamboulée en ce moment ? »

Alika plissa les lèvres et tourna les yeux. Des rougeurs prirent naissance sur ses pommettes.

« M'oui..., termina-t-elle dans un couinement étouffée.

- Quel est son nom ?

- ... Si je te le dis, je ne veux pas que tu te moques de moi ni que tu le dises à quiconque. Je connais la maison de guérison : c'est un foyer de potins croustillants.

- Alika, tu connais mon engagement concernant les rencontres confidentielles. Il ne serait pas professionnelle de ma part d'étaler des faits provenant de mes patients. Savoir son nom va m'aider à t'orienter.

- ... C'est Shozen Yonsa... »

Elle mit une main sur sa bouche et regarda Yuka avec des yeux stupéfaits.

« Anciennement, quand mon amie était plus jeune, elle l'appelait Shozen-le-Jaloux.

- Ah... je vois, répondit Yuka. Et est-ce qu'il est gentil avec toi ? Respectueux ?

- Oui. Mais... je crois qu'il est intéressé par moi.

- Qu'est-ce qui te met la puce à l'oreille ?

- Il m'a envoyé une lettre et m'a... donné un rencard. J'hésite encore à y aller quand ma sentence sera levée. Quand il m'a embrassé, je n'ai pas résisté. Mais j'ai les émotions en pagaille parce que je ne veux pas la trahir... »

Yuka prit la main de sa petite-nièce et lui sourit doucement.

« Je suis certaine qu'Amaya ne t'en voudra pas d'avancer dans ta vie. Tu es encore en vie. Je suis sûre qu'elle ne désire que ton bonheur, Alika. Il serait dommage que tu te bloques à cause d'elle.

- Mais justement ! Je ne pensais pas que les hommes... enfin, que Shozen... m'attirait !

- Je comprends. Mais je crois sincèrement que nous sommes tous un peu bisexuels, d'une façon. Tu peux trouver un homme beau sans forcément lui courir après ou être intéressée. L'important, c'est d'écouter ton cœur et ton intuition. Ils ne te trahiront jamais. Y a-t-il autre chose que je devrais, ou pourrais, comprendre dans tes émotions ?

- Il n'y a pas que l'intérêt que Shozen me porte... À chaque fois que nous combattons l'un contre l'autre à la Capitale, il se passe quelque chose de... presque magique, si je puis dire.

- Magique ?

- Hum... quand deux lanciers sont en parfaite synchronisation et coordonnés, il arrive qu'ils exécutent une Danse de Lance. Tu en as déjà entendu parler ?

- Ça me dit quelque chose. Je suis certaine que dans nos jeunes années, Jiguro en dû m'en faire part.

- Alors comme tu sais de quoi ça retourne, hé bien, Shozen et moi, nous la dansons à presque chaque combat. Mais il est gaucher, et il se synchronise toujours avec moi. C'est un des adversaires les plus coriaces que j'aie eu à affronter.

- Les gauchers sont portés à s'adapter à leur environnement qui privilégie les droitiers. Il doit sans doute s'être habitué à ses adversaires, alors que ceux-ci ne sont pas habitués d'avoir des adversaires miroirs. Y a-t-il une signification particulière quant à toujours faire cette fameuse Danse ?

- Je ne sais pas... Habituellement, je ne la danse qu'avec ma mère. Et Maman ne l'a dansé que quelques fois avec Jiguro, quand il était encore en vie. Selon elle (elle se retint de dire le nom de son gardien spirituel), il s'agit d'un niveau supérieur, très rare à atteindre. Rare, mais pas impossible. »

Alika couina et se prit la tête dans les mains. Elle, qui croyait dur comme du fer à son orientation sexuelle exclusive pour les femmes, se retrouvait maintenant confuse. Juste imaginer écarter ses jambes à Shozen la faisait frissonner d'horreur.

« J'aimerais ne pas avoir peur comme ça, avoua-t-elle, les yeux brillants de larmes contenues. Et pourtant, je sais que Shozen ne me manquera jamais de respect... ma petite voix, mon intuition, me le dit, Tante Yuka.

- Ton cœur et ton esprit se font la guerre, comprit-elle. C'est normal. Tu as encore du temps pour réfléchir à notre conversation. Et je ne pense pas que Shozen te saute dessus du jour au lendemain. Et si jamais il a de mauvaises intentions en tête, même si je sais que tu es en mesure de te défendre avec le sale caractère que tu possèdes, il va néanmoins falloir me passer sur le corps avant toutes choses. »

Sa petite-nièce hocha la tête et rit. Yuka avait raison. Elle ne devait pas s'empêcher de vivre pour les esprits. Et elle savait que plusieurs personnes à Kanbal seraient prêtes à la défendre avec plaisir si une tierce personne venait à l'agresser. Ils étaient comme ça dans ce pays nordique. Toujours prêts à aider leur prochain.

Après cette séance, elle continua de s'entrainer quotidiennement avec sa nouvelle disciple. Puis, elle finit par prendre son courage à deux mains et écrire une missive pour Shozen deux semaines et demie après avoir eu sa lettre. Lorsque le messager disparut de sa vision, Alika avait envie de crier comme si elle avait fait une erreur monumentale.

« Mais qu'est-ce que j'ai fait-là ?! s'horrifia-t-elle. C'est terrible, terrible ! »

Et de leurs côtés, Nahoko – la gardienne de sa grande Tante – et Jiguro se souriaient de façon très complices.

« Arrêtez-vous deux ! Ce n'est pas drôle ! se froissa-t-elle.

- Enfin, petite fleur, dit Jiguro. Tu connais le gardien spirituel de Shozen.

- Ça ne veut rien dire !

- Elle a ressorti sa tête de mule, remarqua Nahoko.

- Quand vous serez en couple ou aurez quelqu'un dans votre vie, revenez me voir, d'accord ?!

- Mais qui a dit que j'étais célibataire ? demanda Jiguro. »

Sa protégée le toisa d'un œil mauvais.

« Tu es bien trop sérieux pour avoir une femme dans tes bras, lâcha Alika.

- Ouh oh, c'est ce que tu crois, mais tu te trompes. Et puis, loin de moi l'idée de changer de sujet, mais si je ne me trompe, Lany et Yugao ne t'auraient-elles pas un peu influencé pour envoyer la lettre et répondre au rencard de Shozen ?

- Ne change pas de sujet, Jiguro, tu le sais très bien. »

Sur ce, Alika tourna les talons et mit son chapeau en fourrure avec ses oreilles de loup empaillées : cela lui permettait de mettre en sourdine temporairement les esprits quand elle désirait avoir une certaine paix et tranquillité d'esprit.

Lorsque Lany se réveilla ce matin-là, elle fut surprise d'entendre une voix familière au rez-de-chaussée. Elle mit sa cape sur ses épaules pour se protéger du froid matinal et descendit les escaliers.

« Alika-Sensei ! s'écria-t-elle en courant vers elle.

- Hey, coucou Lany, la salua Alika joyeusement en la serrant avec force. Tu viens de te réveiller ?

- Oui. Est-ce que je suis en retard ce matin ?

- Non. C'est moi qui suis en avance.

- Pourquoi ?

- J'ai demandé à ta Maman si je pouvais t'emmener avec moi.

- Où ça ?

- Alika retourne à la Capitale aujourd'hui, annonça Kasha en prenant une gorgée de son thé koluka.

- Ça veut dire que ta punition est terminée ?! comprit Lany.

- Exactement. J'ai été punie pendant un mois et demi, mais maintenant, le dossier est clos.

- En retournant à la Capitale, continua Kasha, elle va sans doute recroiser Koda. Elle a trouvé l'occasion idéale pour toi de retrouver ton grand frère.

- Oh oui ! Je vais pouvoir lui montrer mes progrès ! s'exclama Lany. On part bientôt ?!

- Quand tu es prête. Ta Maman m'a donné son autorisation, et je serai ta tutrice. Il est donc de mon devoir de prendre bien soin de toi lors de notre séjour. »

La jeune fille sauta sur ses jambes en poussant un cri de joie et courut dans sa chambre pour préparer son petit sac. Quand elle fut préparée et bien habillée, elle sortit à l'extérieur. Le cheval d'Alika paîtrait doucement dans la cour et il y avait aussi une seconde monture pour Lany. Avec fierté, elle déposa sa lance d'entraînement dans la place réservée à cet effet et donna un gros câlin à sa mère. Alika pouvait sentir que Kasha se sentait un peu laissée à elle-même sans son mari et ses enfants, mais en même temps, elle allait pouvoir se recentrer et profiter de ses journées avec ses amies sans avoir à se préoccuper de qui garderait Lany entretemps.

Les deux guerrières montèrent en selle et prirent le chemin qui les mènerait vers la Capitale dans deux jours.


Sur le chemin du retour, après avoir été reporté Alika à la maison de Yuka, Shozen demanda à son père de ne rien dire concernant une possible relation entre lui et la jeune guerrière. Il n'était pas encore certain de la façon qu'Alika le voyait.

De retour à son appartement, Shozen avait mené ses propres enquêtes de son côté concernant la rupture amoureuse de sa plus jeune sœur. Il fut soulagé de savoir que son ex petit-ami n'était pas responsable de l'attaque des trois hommes après cette soirée à la taverne. Il alla se réfugier à la bibliothèque pour lire un peu de poésie. En tant que guerrier de Kanbal du plus haut statut hiérarchique qu'un homme pouvait avoir, la discipline et la formation des Lanciers du Roi incluaient une éducation en art, en histoire et en poésie ainsi qu'en combat. On les formait aussi de sorte qu'ils apprenaient la calligraphie très jeune. Leur écriture était toujours soignée, nette et belle à regarder, qu'ils soient pressés ou nerveux.

Ce jour-là, Shozen avait le cœur à lire de la poésie romantique. Chaque fois qu'une femme était mentionnée, il pensait bien sûr à Alika. Ça se faisait inconsciemment. Légèrement agacé, il se demanda même si elle lui avait jeté un sort, mais il revenait souvent à sa propre réalité.

Alika n'est pas une magic-weaver, se convainquit-il. Elle n'est pas une sorcière. C'est une guerrière et des salauds l'ont meurtrie...

Il serra les poings. Il ne s'attendait pas à ce qu'elle se confie aussi facilement dans les cachots après son meurtre des trois fautifs. Shozen savait qu'il n'était pas comme les autres hommes, mais ça rendait sa quête un peu plus complexe pour conquérir cette guerrière comme son père l'avait si bien remarqué. Bien qu'ils sortaient parfois en taverne et qu'ils faisaient toujours une Danse de Lance – plus que la moyenne –, il ne la connaissait pas tant que ça. Il savait qu'elle avait des frères et sœurs, et que sa mère était Balsa Yonsa – qui avait joué la comédie comme étant sa cousine la première fois qu'Alika avait accepté son invitation à la taverne – et qui avait mariée un homme du Nouvel Empire de Yogo, mais il n'en savait pas plus sur Alika. Têtue et bornée, prenant parfois les choses personnelles et étant impulsive, c'était tout ce qu'il savait d'elle et qu'elle lui permettait de savoir la concernant.

Il se leva et décida d'aller rendre visite à sa mère, Mishka. Il pourrait sans doute en profiter pour lui prendre un peu de nourriture en même temps pour refaire le plein de ses réserves. Il cogna et attendit, ses cheveux blonds ondulés courts en bataille volant dans le vent frais qui annonçait bientôt l'hiver. Une femme, presqu'aussi grande que lui, 6'1", vint lui ouvrir. Elle avait les cheveux blonds foncés, long qui lui arrivaient aux mollets, un teint pâle et des yeux bruns.

« Ah ! Shozen !

- Allô Maman ! Je suis venu faire un petit tour.

- Bien sûr, entre. »

Shozen entra et déposa sa lance proche de la porte. Il retira ses bottes et se dirigea vers la salle à manger, ouvrant les armoires pour voir ce que ses parents avaient en réserve.

« Shirufu n'est pas là ? demanda-t-il.

- Elle est de sortie avec des amies.

- Oh, et Mazuko ? Elle va bien ? »

Mazuko était sa deuxième petite sœur, celle du milieu entre lui et Shirufu. Parfois, ils se croisaient quand ils allaient squatter chez leurs parents, mais sa sœur habitait maintenant avec son mari, un peu plus loin dans la Capitale.

« Oui, elle va bien. Qu'est-ce que tu cherches, mon garçon ?

- Euh... il me manque un peu de farine et des gasha.

- Tu as le temps pour un petit lakalle ? »

Le fils aîné de Mishka hocha vivement la tête alors qu'il mettait des réserves de nourriture dans un sac en jute. Mishka se renseigna sur la vie de son fils, ce qui se passait à la cour du Roi. La conversation divergeant ici et là, Shozen décida d'aller droit au but concernant sa principale visite chez sa mère.

« Dis Maman… comment je devrais réagir si une amie me dit qu'elle s'est faite agressée et a été victime d'un viol collectif ? »

Sa mère semblait surprise de la question.

« Ça s'est passé récemment ? questionna-t-elle, sérieuse et l'air grave.

- Non… je ne sais pas quand, car elle n'a pas dit grand-chose de plus, mais ça me mets très en colère. À cause d'eux, j'ai mauvaise apparence à ses yeux…

- Es-tu gentil avec elle ?

- Oui, toujours… mais je ne sais pas comment lui dire ou lui montrer que je suis intéressé. J'en ai peut-être déjà fait trop. Je ne sais pas comment réagir…

- La première des choses à faire est de te montrer compréhensif. Ne cherche pas à savoir trop de détails, sauf si elle le fait d'elle-même, car c'est peut être un événement traumatisant qu'elle ne veut pas parler à cause de la plaie qui est encore à vif. Ça prend du temps à guérir, et ce sera probablement un traumatisme qu'elle aura à porter pour le reste de sa vie. Ne fais pas l'erreur de croire que tu seras son héro.

- Son héro ?

- Dans le sens que tu penses naïvement que tu pourras la sauver en lui donnant tout ce qu'elle manque. »

Il réfléchit. La conversation prenait une tournure un peu trop profonde. Néanmoins, il ajouta :

« Elle a déjà essayé de s'enlever la vie à cause de ça, déclara-t-il sérieusement. Quand tu dis ne pas jouer au héro, c'est de croire que j'arriverais à la maintenir en vie et espérer qu'elle ne le refasse pas grâce à ma présence à ses côtés ?

- Oui. Je savais que tu étais intelligent. S'occuper de soi est déjà un travail ardu, si en plus tu dois porter la vie et les fardeaux des autres sur tes épaules, tu ne t'en sortiras pas de sitôt.

- Maman, je dois aussi te dire autre chose qui la concerne.

- Vas-y, j'ai tout mon temps pour toi.

- Je suis conscient qu'elle peut être terrifiée par moi, mais je ne suis pas comme les autres hommes qui l'ont agressée…

- Je suis sûre qu'elle le sait, mais elle ne peut pas lire tes pensées, Shozen. Même si tu lui dis une dizaine de fois que tu n'es pas comme les autres hommes, voire une centaine de fois, elle ne peut pas savoir que tu es respectueux et que tu ne lui sauteras pas dessus tant que vous n'avez pas établis un certain lien de confiance. Elle est méfiante et tu dois gagner sa confiance… c'est ça qui te tracassait ?

- En partie… je n'ai jamais vraiment connu de personnes qui s'étaient faites abusées de cette façon, alors j'ai été pris au dépourvu. Mais Père et toi m'avez toujours appris le respect depuis que je suis né. »

Mishka sourit.

« As-tu une attirance pour elle ?

- Elle me plaît beaucoup, oui. Je suis prêt à la prendre comme elle est. Avec ses blessures et ses défauts. Je ne veux pas qu'elle change pour moi. Si elle veut le faire, ce sera pour elle, pas pour moi.

- Cette femme dont tu me parles... c'est aussi bien elle qui s'est faite abusée si je te suis ?

- Oui. Je ne le cache pas, mais si elle vient à apprendre que j'ai dévoilé une partie de sa vie à une autre personne, je suis cuit.

- Shozen, tu sais que je sais garder les secrets. Par respect pour elle, tout restera ici, avec moi (elle mit une main sur son cœur).

- Je sais, Maman...

- Quel est son nom ? Car je sais que tu as eu deux ou trois ex petite-amies.

- Trois, la corrigea-t-il. C'est... Alika Yonsa.

- J'avais un petit doute, avoua Mishka. »

Shozen faillit s'étouffer.

« Mon fils, tu n'es pas aussi discret que tu prétends l'être. Et puis, une mère connait très bien ses enfants.

- Ou bien Père te l'a dit.

- Il ne sait pas tenir sa langue avec moi, tu le connais bien. Il me dit tout, mais bien tout. Vous feriez franchement un bon parti, toi et elle.

- Alors aussi bien faire un mariage arrangé comme Père pense la même chose, jeta-t-il sans réfléchir.

- Les mariages arrangés sont devenus obsolètes depuis une dizaine d'année, mon fils. Si cette Alika a été blessée et traumatisée par des hommes qui donnent à ton genre une mauvaise réputation, alors le mieux à faire c'est d'y aller doucement. Ne rien brusquer. S'il y a quelque chose qui doit se passer entre vous, alors sois. Sinon, c'était simplement que vous n'étiez pas fait l'un pour l'autre, ou que vous aviez quelque chose à apprendre. »

Il hocha la tête en prenant une gorgée de son lakalle. Il était déjà en train d'élaborer un premier plan dans sa tête et il allait prendre ses propres initiatives. Une fois de retour à son appartement, il sortit un parchemin et une plume avec de l'encre. Alors qu'il allait poser la pointe sur le papier, il s'arrêta. Les mots défilaient dans son esprit, mais sa main refusait de les écrire. Il soupira

Rien ne presse, pensa-t-il. Alika ne revient pas dans le coin avant un mois... ou plus. Je peux prendre le temps de réfléchir à la lettre...

Shozen réfléchit encore. Il avait du cran pour envoyer une lettre à la guerrière, mais il prenait aussi le risque de vivre un rejet. Néanmoins, il voulait quand même essayer une fois. Ils étaient des guerriers après tout : l'échec, ils connaissaient ça et des situations qui ne tournaient pas comme ils l'avaient prévu de prime abord arrivaient aussi. Il se rendit dans une clairière en altitude pour y retrouver des bergers en qui il avait confiance. Il avait besoin de se confier et être sûr qu'il ne se trompait pas, même s'il en avait parlé à sa propre mère. Du mieux qu'il le put, il se mit à siffler une courte mélodie. Il attendit quelques secondes, puis on lui répondit avec des sifflements à son tour. Une silhouette apparut entre deux rochers. La personne avait de long cheveux gris attachés en queue de cheval base. Il possédait une petite barbichette et était foncé de la peau. Shozen s'approcha de lui en souriant.

Il s'inclina devant lui.

« Bonjour, Hototo, salua-t-il.

- Shozen, je t'ai dit que tu n'avais pas besoin de faire autant de cérémonies que ça, le sermonna le berger.

- Je suis désolé. Mon rang de disciple de Lancier du Roi m'a appris les politesses de base quant aux bergers. »

Shozen suivit Hototo à travers quelques sentiers et à l'abri des regards indiscrets. Il s'assit sur l'herbe tendre et posa sa lance au sol. Hototo prit place devant lui et continua de mordiller un morceau de nyokki.

« Je suis venu pour avoir un avis extérieur et me rassurer, annonça le nouveau venu.

- Dis toujours, mon garçon.

- Je me demandais si je pouvais être victime d'un sortilège... ou d'un charme.

- Hum ? »

Hototo arqua un sourcil.

« Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

- Depuis un moment, il se passe de quoi entre une femme et moi.

- Serait-ce cette Alika Yonsa dont tout le monde parle de ses exploits et sa témérité ?

- ... Je ne peux rien cacher, dis donc !

- Si pour le peuple Kanbalese vous avez l'air de deux bons amis, pour nous les bergers, nous voyons totalement autre chose. Même si vous tentez d'être discrets, nous ressentons vos vibrations d'âmes.

- Tout ce que je veux savoir c'est si Alika ne m'a pas jeté un sort.

- Pourquoi ferait-elle ça ?

- ... Parce qu'elle est dans toutes pensées ! avoua-t-il enfin. J'ai envie de la prendre dans mes bras, l'embrasser et la protéger des hommes qui peuvent se montrer cruels, abusifs et méchants. Jamais une femme ne m'a fait ressentir des émotions pareilles parmi mes anciennes partenaires. Je suis dingue fou amoureux, mais je crains de ne pas avoir ma chance...

- Ah l'amour, annonça Hototo. Il n'est pas facile de comprendre le cœur que même la raison ne peut comprendre. Si ça peut te rassurer, je ne sens aucuns charmes ni sortilèges sur toi. Et en général, un charme ne peut pas être brisé, à moins d'être un très, très puissant magic-weaver.

- Alors ce n'est pas l'œuvre d'un phénomène spirituel ?

- Non Shozen... tu es seulement en amour. »

Shozen baissa la tête et regarda sa lance.

« Ton aura est blanche avec un soupçon de vague rose.

- Mon aura est "quoi" ? s'étonna Shozen.

- Tu as bien entendu. Cette couleur d'aura signifie soit que la personne est en amour par-dessus la tête, a un coup de foudre, ou est en présence de ses âmes sœurs.

- … Ma gestuelle me trahit alors.

- Parfois oui, parfois non. Malgré que certains comme moi voit les auras, on ne connaît jamais totalement une personne. Ceci dit, j'aimerai te mettre en garde concernant le dernier énoncé que je t'ai dit.

- Qui est ?

- Shozen, tu as déjà oublié ?

- Je pense trop vite et n'ai pas tout retenu, avoua-t-il.

- Je parlais à propos de la présence d'une ou des âmes sœurs. Rencontrer son âme sœur ne veut pas dire que vous allez rester ensembles pour le reste de vos jours, et quand une tierce personne dit au couple qu'ils sont des âmes sœurs, plusieurs prennent pour acquis que rien de malheureux comme une rupture, ou une séparation n'arrivera. Tout peut arriver.

- Alors rencontrer son âme sœur ne veut pas dire que l'on va passer le reste de notre vie ensemble ?

- Voilà, c'était ce que je voulais te dire.

- Es-tu en train de me dire qu'Alika pourrait être, ou est, une de mes âmes sœurs ?

- Qui sait ? Ce sera à toi de le découvrir par toi-même. Pour le moment, je voulais t'aider à prendre conscience que ton énergie et ton aura ont changée, car tu es en amour, profondément amoureux. Tu n'es pas victime d'un charme ou d'un sortilège quelconque.

- D'accord. Merci beaucoup Hototo.

- N'importe quand, mon petit Shozen. »

Le jeune homme éclata de rire. Il n'était pas à proprement dire « petit », mais il savait que pour Hototo, au niveau de l'âge, c'était toujours un enfant à ses yeux. Comme s'il avait suivi son fil de pensée, le berger l'accompagna dans son rire.

« Je pense que "petit-grand" t'irait mieux.

- Vous choisissez. Les surnoms ne nous dérangent pas ici; c'est même typique de la mentalité Kanbalese. Moi, je n'y vois aucun irrespect. Merci de m'avoir accordé de votre temps, Hototo.

- Tout le plaisir est pour moi.

- Vous... vous allez continuer de nous épier ?

- Pas toujours, mais si on voit que ça ressemble à une belle histoire d'amour en devenir, nous ne nous gênerons pas pour rêvasser et devenir "quétaine". »

Hototo termina avec un clin d'œil. Shozen tourna vivement la tête pour cacher ses rougeurs, se disant qu'il devrait peut-être commencer à laisser sa barbe pousser un peu plus. Pas au point de ressembler à un barbu, mais juste assez pour se trimer et paraître homme. Ça cacherait aussi son embarras à rougir facilement.

Il prit deux semaines afin de trouver les bons mots et les bonnes tournures de phrases à écrire. Enfin, à la troisième, il envoya un messager à la maison de guérison de Yuka porter le message. Il avait mis au courant Shirufu de son intérêt pour Alika.

« Hé bien, sortit sa petite sœur en voyant le messager disparaître au loin. Ça devient très sérieux ton affaire.

- Qui sait ? Peut-être auras-tu une belle-sœur, si elle accepte.

- Je suis presque sûre que oui.

- Tu n'as pas de doutes quant à un possible refus ?

- Je sens bien des choses que tu ne sens pas, mon frère. »

Elle fit un clin d'œil.

« Après tout, n'oublie pas qu'elle m'a sauvée la vie. »

L'angoisse de recevoir une réponse ou non ne fut pas au cœur des préoccupations du jeune guerrier. Il avait trop devoirs à exécuter avec ses camarades et il devait s'entraîner. Il perdit donc sa tête dans le travail et les jours défilèrent rapidement sans qu'il ne s'en aperçoive. En combattant ses amis, et les analysants dans leurs mouvements, il remarqua plusieurs choses qu'il n'avait jamais observées avant et qui semblaient, à l'époque, anodines. Aucun de leurs gestes n'étaient aussi beaux, ni n'économisaient d'énergie où la vitesse de la lance changeait la lame dans un mouvement flou de lumière. Alika avait cette particularité et Shozen ne savait pas si c'est parce qu'elle était une femme – et donc, plus souple de base – ou à cause d'un entraînement rigoureux qui devait dépasser les limites qu'un corps humain pouvait endurer.

En plein combat contre Kahmuro Musa, le fils de Kahm, Shozen para un coup et enchaîna une série d'attaques directes sans lui laisser le temps de souffler. Il n'était pas question de perdre pour le quatrième tour de suite. Kahmuro tournoya sur lui-même et envoya sa lance cogner contre celle de son adversaire. Malgré tous ses efforts pour reprendre le dessus, il se retrouva acculer au mur, la lance de Shozen sous la gorge.

« Hé bien, Shozen, tu sembles bien motivé ces derniers temps, remarqua Kahmuro en se dressant.

- J'ai juste battu mon record de victoires en série, annonça-t-il en lui donnant une bonne tape sur l'épaule. Bon, je prends une petite pause.

- Oh, Shozen, il y a aussi un messager pour toi, déclara Tam.

- J'arrive ! »

Shozen alla droit vers le messager et reçut la lettre qui était scellé par un sceau de cire de couleur blanche. Koda se rapprocha de lui, curieux.

« C'est de qui ? C'est quoi ?

- Attend une minute, je ne l'ai pas encore ouvert.

- Dépêche-toi ! Peut-être est-ce une augmentation de salaire avant l'hiver à venir. Donc pas besoin de se déplacer dans les pays voisins pour gagner de l'argent ! »

Le fils de Daghu lui tira la langue et rigola vivement. Il déchira le sceau et ouvrit le parchemin. L'écriture, aussi étrange que ça puisse paraître, était étrangement semblable à la sienne, sauf qu'elle était plus ronde. Voyant que son camarade semblait troublé, Koda désira aussi la lire, mais Shozen l'en empêcha.

« Ce n'est pas une augmentation de salaire ? comprit Koda avec une moue.

- Non, désolé. C'est plus une feuille qui me dit que j'ai oublié un paiement et il y a même une note pour toi en bas de la page.

- Hey ! Je paie mes comptes et mes taxes à chaque mois, d'accord ? s'indigna-t-il.

- La note dit de te préparer à recevoir de la visite. Je ne sais pas quand, mais que tu ne devrais pas partir à l'aventure en dehors du pays... et d'avoir un peu de monnaie en réserve si tu veux être un bon hôte. »

Koda haussa les sourcils. Encore une fois, il chercha à retirer le parchemin des mains de son ami, mais Shozen, légèrement plus grand et plus rapide que lui, l'en empêcha en courant à l'intérieur du palais. Il finit par s'enfermer brutalement dans ses appartements et prit bien soin de verrouiller sa porte. Il éclata de rire, en ayant l'impression d'être retombé en enfance. Après plusieurs minutes de silence, afin de s'assurer que Koda ne l'avait pas suivi à l'intérieur, Shozen se détendit et accota sa lance sur un coin du mur. Il rouvrit la lettre à nouveau : c'était la réponse tant attendue. Par contre, elle était écrite de façon très formelle, ce qui était plutôt comique et romantique à la fois.

« Disciple de Lancier du Roi,

Pardonnez le temps que ça a pris pour que cette lettre vous parvienne. J'ai, comme vous, eu beaucoup d'hésitation, car bien que je n'en ai pas l'air, je suis craintive de nature. Je serai heureuse d'accepter votre invitation au restaurant de votre choix à mon retour à la Capitale.

J'aimerai vous demander une dernière faveur : pouvez-vous dire à votre collègue suivant, Koda Muto, qu'il va avoir de la visite prochainement ? Je ne dirai point qui, pour garder un effet de surprise, mais je pense qu'il sera très heureux en autant qu'il ait un peu d'argent et du temps alloué pour cette visite.

À très bientôt,

Alika Yonsa »

Shozen relut la lettre deux autres fois pour être certain d'avoir bien lu entre les lignes. Il leva la tête et posa la lettre proche de son torse. C'était déjà un bon début et la réponse avait été positive. Il remercia sa mère d'avoir toujours cru en lui. Il attendit donc avec une impatience cachée que la sentence d'Alika soit levée. Il savait aussi que son père et les autres Lanciers du Roi poseraient des gardes un peu partout pour la garder à la vue. Ils avaient encore peur d'une rébellion et de retomber dans une ère de pauvreté extrême comme lorsque Rogsam gouvernait Kanbal.

Mais au fond de lui, Shozen savait qu'Alika ne prévoyait pas du tout de se rebeller. Elle était-là pour guérir et parce qu'elle aimait Kanbal. Or, changer les mœurs dans le cœur des gens, surtout de la vieille génération n'était pas une mince affaire.


Lany n'avait jamais pensé que voyager avec une autre personne en dehors de sa famille pouvait être aussi amusant. Elle avait dormi dans deux auberges différentes dans lesquelles Alika et elle avaient mangé avec appétit, et où elles avaient eu une salle de bain incluse dans leur forfait pour se nettoyer avec de l'eau chaude. Bien qu'elles auraient pu dormir dans deux lits séparés, Alika avait choisi les chambres avec des lits doubles : ça revenait moins cher et elle ne détestait pas dormir avec une personne... sauf quand ses cauchemars venaient la hanter.

Comme la nuit avant d'arriver à la Capitale. Malgré elle, la peur avait été tellement puissante qu'elle s'était réveillée en criant avant de se recroqueviller sur elle-même en pleurant. Lany, le cœur battant fort dans sa cage thoracique, s'était réveillée en sursaut.

« Alika-Sensei ?! »

Voyant que son mentor ne lui répondait pas et pleurait, Lany lui demanda ce qui se passait. Comme elle ne recevait aucune réponse et que voir Alika en détresse, déconnectée de la réalité, la rendait sidérée, elle fut prise de court. La bonne chose à voir les esprits, c'est qu'elle pouvait demander ce qui se passait et quoi faire quand aucuns adultes physiques n'étaient présents.

« Qu'est-ce que je fais Jiguro ?! Qu'est-ce que je fais ?! paniqua-t-elle légèrement en approchant sa main proche de son dos, prête à le lui frictionner.

- Ne lui caresse pas le dos ou une autre partie de son corps, la mit en garde le grand guerrier alors que Lany arrêtait son geste. Alika n'aime pas être frictionnée dans un tel état de détresse. Fais juste la serrer très fort contre toi. Tout ce que tu peux faire, c'est d'attendre qu'elle se calme d'elle-même. Tu peux lui murmurer que tu es là, que tout va bien. »

Lany hocha la tête et entoura le haut de corps de son mentor, la serrant très fort contre elle.

« Ça va bien, Alika-Sensei... je suis avec toi, tu es en sécurité. Je vais te garder proche de moi jusqu'à ce que tu te calmes. Chut... ça va... »

Elle accota son menton sur les cheveux d'Alika et attendit de longues minutes. Ses pleurs se calmèrent, et tranquillement, elle émergea de sa crise. L'adulte essuya ses yeux et se redressa, se libérant doucement de l'étreinte de sa disciple.

« Alika ? questionna cette dernière.

- Un autre cauchemar…, soupira-t-elle. J'aurais bien aimé ne pas en faire en ta présence.

- Non. Tu n'as pas à te sentir mal. Je comprends d'une façon.

- Bon… tu as vu une facette de moi que je gardais cachée jusqu'à maintenant. Je suppose que si tu voyages aussi souvent avec moi, à partir de maintenant, tu as le droit de savoir pourquoi.

- Je voudrais vraiment te comprendre et savoir… mais si tu veux pas, je comprendrai aussi. »

Son mentor soupira et tortilla la couverture sous ses doigts, cherchant la bonne façon d'emmener le sujet à une jeune femme en devenir. Elle ne devrait pas se sentir mal de dire qu'elle avait été agressée, mais c'était un événement encore trop frais dans sa mémoire.

« Tu as dû entendre parler du Nouvel Empire de Yogo qui a fermé ses frontières il y a trois ans, dans tes cours d'histoire.

- Oui. Il y avait un ennemi qui menaçait d'envahir notre voisin. Notre pays n'a rien fait, car le Mikado ne voulait pas recevoir l'aide de quiconque.

- Bien vu. À cause d'une décision reliée à une mégalomanie divine, cet ennemi a réussi à mettre un pied dans le pays… et a établi plusieurs campements de guerre. J'étais dans l'une des villes choisie pour leur base militaire, quand ils en ont pris possession. »

C'est ainsi que, sans entrer dans les détails comme elle l'avait fait avec sa mère dans le temps, Alika s'ouvrit une deuxième fois; la première ayant été avec Yuka. Et elle ne considérait pas Shozen comme étant une confession profonde. Pas pour l'instant, du moins. Lany, le cœur serré dans la poitrine, apprit que son mentor avait été agressée par des hommes. Également, étant toutes les deux dans les énergies, Alika trouva une toute autre méthode pour discuter des événements qui s'étaient enchaînés à vue d'œil.

« Les gardiens spirituels de mes violeurs ont enfermé une âme errante dans mon ventre sans que nous soyons liés spirituellement ou antérieurement…

- C'est… possible ? questionna Lany, choquée.

- Il semblerait. Ensuite, j'ai perdu ma première âme sœur d'une pneumonie. Elle venait du clan Muga… mais je ne la vois pas. Elle ne m'a pas suivi et j'ignore pourquoi... en plus, elle a changé de caractère... Après, j'ai retrouvé ma famille, mes parents, à notre point de rencontre secret. Mes parents m'ont aidé à retourner l'âme dans le monde auquel elle appartenait. Mais ma décision n'a pas plu à certains esprits, qui en ont profité pour me rabaisser et me couler plus que je l'étais… j'ai fini par m'automutiler pour essayer gérer cette douleur. Mais à l'époque, c'était tellement horrible à vivre que j'ai choisi de passer à l'acte, de me suicider. Je voulais retrouver le monde spirituel, mon âme sœur. Je ne voyais plus l'intérêt de vivre, même si je savais que j'étais aimée... »

Alika s'arrêta et entendit Lany pleurer en silence. La jeune enfant la colla.

« Je suis désolée, s'excusa Alika, soudain mal à l'aise. J'en ai trop dit.

- Non. Ça va… maintenant, je comprends. Tu ne méritais pas ça.

- Certains esprits ont pensé que je l'avais mérité. Que si je l'avais vraiment voulu, je me serais protégée et aurais dénoncé mes agresseurs…

- Hé bien, j'espère que ces esprits continueront de sentir mal jusqu'à la fin des temps. Peut-être qu'ils ont eux-mêmes été agressés dans des vies antérieures et ne s'en souviennent pas. Ou peut-être que oui, alors de quel droit ils se permettent de dire qui mérite de vivre un truc aussi terrible ?! Personne ne mérite de... de se faire agresser, pas même mon pire ennemi. »

Alika haussa les épaules.

« Ça dépend si la personne est rancunière pour commencer... Dans tous les cas, il n'y a qu'une esprit qui a volontairement voulu être méchante avec moi. Pour ce qui est des paroles des autres, c'est leurs problèmes. Certains ont peut-être dit ça sous le coup de la colère sans vraiment le penser... peut-être même que ça les ronge encore à ce jour et qu'ils s'auto flagellent, se sentant coupable de ce que leur côté sombre et leur colère peuvent faire comme ravage. C'était peut-être juste de la colère, je ne le saurai jamais. Peut-être qu'ils n'aiment plus entendre parler d'agression à cause de ça, les rendant inconfortable et ne se sentant pas dignes d'aborder le sujet. Je ne sais pas.

- Cette esprit, elle est passée où ?

- Partie à jamais. Elle ne dit plus et ne dira plus jamais rien.

- Les faucheurs l'ont fauchée ?

- Oui.

- Bien fait pour sa gueule ! »

Lany finit par bâiller.

« Tu peux te rendormir, je vais aller prendre l'air un petit moment, annonça Alika.

- J'aurai aimé t'accompagner...

- Si tu ne dors pas assez, tu vas dormir sur ta monture. Ça ira bien, Jiguro est avec moi. »

Sa disciple fronça les sourcils et finit par obtempérer. Elle avait l'impression, cette nuit-là, d'avoir eu un privilège que peu de gens pouvaient détenir quand Alika s'ouvrait de cette façon. Elle avait de la pitié et de la compassion pour elle, mais elle voulait tenir ce secret entre elles. Lany n'avait jamais été abusée sexuellement dans son enfance et sa famille était très respectueuse. Elle se rendit compte de sa chance, même si parfois, elle avait l'impression de n'être entourée que par des personnes ayant été abusées.

Elle finit par sombrer dans le sommeil et ne sut même pas quand Alika revint dans la chambre, sois, deux heures plus tard.


Shozen et Koda s'affrontaient en combat amical depuis une quinzaine de minutes. Le combat se termina en égalité pour les deux parties. Des applaudissements résonnèrent sur les marches de pierre, à même taillées dans la montagne. Shozen leva ses yeux bruns et reconnut sa petite sœur Shirufu. Lorsque sa vision de focalisa d'avantage, son cœur s'emballa en y voyant les deux nouvelles personnes. Il se dépêcha d'aller les rejoindre sur l'estrade.

« Hey Alika ! Ta sentence est enfin levée ! s'exclama Shozen.

- Oui, répondit-elle avec un sourire.

- Ah, qu'est-ce que tu fais avec la petite sœur de Koda ? »

Lany allait répondre par elle-même quand Alika fut plus rapide en posant une de ses mains sur son épaule.

« C'est maintenant ma petite disciple personnelle.

- Une disciple ? s'étonna-t-il. »

Au même moment, Koda rejoignit le petit groupe.

« Lany ?! Qu'est-ce que tu fais ici, imouto ?

- Alika allait à la Capitale et a décidé de m'emmener avec elle pour venir te voir ! déclara la jeune enfant avec un grand sourire. C'est mon mentor maintenant ! »

Le lancier du clan Muto regarda Alika pour avoir plus d'explications. Cette fois-ci, ce fut Lany qui prit la parole et expliqua comment elles s'étaient rencontrées et à quel point Alika avait vu son plein potentiel quand son grand frère et son père ne pouvait prendre soin de son entrainement quotidien.

« Alors tu vas partir une armée de femmes guerrière ? analysa Koda.

- Pourquoi pas ? s'amusa Alika. Je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas changer le statut des femmes et leurs rôles dans la société Kanbalese.

- Donc si je comprends bien, ajouta Shozen, Shirufu est ma petite sœur, Lany est la petite sœur de Koda. Alors vous êtes le groupe de petites sœurs ensembles et, nous les grands frères.

- Non, non, l'arrêta Alika en agitant son index tout en se redressant. Dans ma famille, je suis la plus âgée. C'est donc moi la grande sœur.

- Bon, alors les grands frères, la grande sœur et les petites sœurs, reprit-il. »

Shirufu fit un sourire en observant Alika.

« Ça doit être amusant d'être tes petits frères et petites sœurs, commenta-t-elle.

- Pas toujours, dit son interlocutrice. Mais en général, j'aime bien prendre soin d'eux... quoiqu'il y a des limites à ne pas franchir. J'ai eu mes parents pour moi toute seule jusqu'à mes presque neuf ans. Alors j'ai connu la joie de ne pas avoir à les partager. »

Ils allèrent se promener dans la Capitale, mettant leurs nouvelles à jour. Shirufu était devenue bavarde avec Alika, qu'elle considérait comme son héroïne, disant à quel point elle était heureuse de la revoir parmi eux.

Alika remarqua que Jiguro semblait aux aguets.

« Qu'est-ce qui se passe, Jiguro ? questionna-t-elle en utilisant sa télépathie.

- Hum... c'est étrange. Reste sur tes gardes. Tu es surveillée de partout.

- Je l'ai senti, avoua-t-elle. Je fais comme si je ne le savais pas. C'est à cause de mon altercation avec les trois hommes que j'ai... mis à morts. De toute façon, j'ai Lany pour me ramener à l'ordre. »

Koda interpella Lany, tirant Alika hors de sa conversation télépathique.

« Tu vas dormir où pendant ton séjour, imouto ?

- Chez toi, bien sûr ! répondit-elle vivement. Tu as en masse de place pour moi et mon mentor ! »

Écoutant d'une oreille distraite, Shozen aurait bien aimé invité Alika à son appartement, mais il comprenait qu'avec ce qu'elle avait vécu, elle ne prendrait aucune chance. Les paroles de sa mère résonnèrent dans sa tête.

Même si tu lui dis une dizaine de fois que tu n'es pas comme les autres hommes, voire une centaine de fois, elle ne peut pas savoir que tu es respectueux et que tu ne lui sauteras pas dessus tant que vous n'avez pas établis un certain lien de confiance. Elle est méfiante et tu dois gagner sa confiance…

Il soupira. Comme Lany était sous sa responsabilité en tant que mentor et disciple, la jeune enfant accompagnerait son professeur n'importe où. Il se retint de dire quoique ce soit et concentra ses pensées à un endroit où il pourrait manger seul avec elle au moment opportun.

« Euh, Lany, il n'est pas poli de s'inviter comme ça, allait rétorquer Koda.

- Mais c'est ta petite sœur adorée, le reprit vivement Shirufu, ses longs cheveux blancs volant dans le vent. Elle a fait tout ce chemin pour venir te voir. Et si votre mère venait à apprendre que tu n'as pas bien traité tes invités...

- Bon, d'accord, d'accord ! Je vais héberger Alika et Lany.

- En espérant qu'Alika ne te flanque pas une de ces cuisantes défaites, ricana Shozen.

- Tu peux bien parler ! se vexa doucement son camarade.

- On ne parlerait pas de la fois où j'ai mis la honte à Shozen, dans la cour de récréation quand on était gamins, rappela Alika soudainement avant de le regarder. Hein Shozen-le-jaloux ? »

Tous tournèrent la tête vers lui, intrigués.

« Shozen-le-jaloux ?! s'écrièrent-ils en chœur.

- Je vois que tu n'en as jamais fait part, continua de plaisanter la guerrière.

- De quoi ? Dis-nous ! la poussa Lany, impatiente. C'est quoi ce surnom ?!

- Il vient d'où ? ajouta Shirufu.

- Veux-tu le dire de toi-même ? invita Alika en regardant son frère d'arme. »

Pour toutes réponses, Shozen tourna la tête, cachant ses rougeurs.

« J'étais con et naïf dans le temps, c'est tout, jeta-t-il.

- Ça n'explique pas ce '-le-jaloux' à la fin de ton nom, rétorqua Koda. Aller Alika, dis-nous ce que c'est ! »

Connaissant son propre tabou de dire le prénom d'Amaya, elle tenta une réponse qui satisferait ses interlocuteurs.

« Une fille dans notre classe l'appelait comme ça et c'est devenu… une sorte de plaisanterie connue que par Shozen et moi. Aujourd'hui, il s'est calmé et il n'est plus aussi jaloux qu'avant, mais parfois ça sort seul. »

Elle fit un sourire taquin.

« Je ne le prends pas personnel, clarifia Shozen. Mais j'avais un peu oublié ce titre... le temps m'a assagi, il semblerait. »

Shirufu éclata de rire, avouant que ça ressemblait bien à son grand frère. Ils terminèrent leur soirée tard dans la nuit, chez Koda qui les servit de son mieux.