Tamashi no Moribito

Gardien des Âmes


Chapitre 8

Je te veux toujours

Lorsqu'Alika posa sa tête contre son oreiller, elle laissa Lany faire sa petite routine avant de s'endormir : elle gigotait beaucoup, se replaçait un nombre incalculable de fois, avant de finir accotée contre la confortable poitrine de son mentor. Son endormissement ne dépassait jamais quinze minutes, Alika l'avait compté.

Elle repensait au baiser que Shozen et elle s'étaient échangés, dans la forêt après leur danse de lance. Elle avait reçu des informations via son énergie, et elles n'étaient pas comme celles qu'elle récoltait habituellement en faisant une lecture énergétique. Non. Cette fois-ci, elle avait eu des flash-backs d'une vie antérieure qu'elle avait partagé avec lui… en tant que couple marié ! Alika était sage-femme, et lui, commandant d'une armée. Ils avaient eu un fils, et deux ans plus tard, suite à une infection reliée à une blessure infligée par le camp adverse, Shozen était décédé. La jeune femme avait tenu une rancœur tenace contre celui qui lui avait enlevé son mari, mais elle ne savait pas s'il s'était réincarné dans cette vie-ci ou était resté dans le monde spirituel.

Par contre, elle ne voulait pas se faire de fausses illusions en se disant qu'ils étaient peut-être des âmes sœurs qui s'étaient retrouvés. Elle l'apprendrait et le ressentirait quand leur relation sera plus profonde et solide. Amaya était aussi une de ses âmes sœurs, et elles n'avaient pas pu rester ensemble jusqu'à la fin de cette vie-là, le destin en ayant décidé autrement. Ses pensées arrêtèrent de tournoyer dans sa tête quand elle s'endormit sans s'en rendre compte.

Son sommeil la quittant naturellement, elle rouvrit les yeux et vit qu'il commençait à faire clair à l'extérieur via les volets de la fenêtre. Alika se redressa et caressa le dos de Lany dont la tête ne faisait qu'un tas de cheveux entremêlés sur un oreiller.

« Bon matin, petite orchidée, salua-t-elle en prenant le surnom que la gardienne de Lany lui donnait.

- 'Matin… »

Elle tourna de petits yeux endormis vers son mentor, avant de se recoller contre elle. Elle leva soudainement la tête vers Alika.

« Depuis quand tu utilises le surnom que ma gardienne me donne ?

- Depuis que tu ne bois presque pas, expliqua-t-elle avec un clin d'œil.

- Toi, tu as bien dormi ? T'as pas fait de cauchemar cette nuit ?

- Non. J'ai eu une bonne nuit. Je me sens reposée. Je m'habille et me prépare puis vais m'entrainer. Tu viens ?

- Certainement ! Koda m'a montré plein de chose au corps à corps !

- Tu m'en feras la démonstration, alors. »

Elles sortirent du lit et après s'être préparées, elles allèrent dans la cour arrière. Quelle ne fut pas leur surprise d'y voir de la neige, une fine couche, recouvrir le sol. Lany grimaça.

« Non, pas déjà l'hiver !

- Je savais qu'il arrivait plus tôt qu'au Nouvel Empire de Yogo… mais maintenant ? s'étonna Alika.

- Ça arrive. Mais je pense pas qu'elle soit là pour rester indéfiniment. »

Elles allèrent dans la salle d'entraînement, même si en vrai combat, elles ne pourraient pas éviter la neige. Pour cette fois-ci, elles mirent leurs lances de côté et se concentrèrent sur les attaques et défenses au corps à corps. Alika pouvait voir une différence considérable avant leur retour à Capitale, jusqu'à présent. Lany avait peaufiné ses techniques avec son frère, tout en fusionnant son propre style de combat et celui apprise avec elle. Alika fut encore plus surprise quand elle se fit renverser sur le matelas de paille, par une technique de crochet que son élève usa au niveau de ses jambes.

Voyant l'expression de son mentor, Lany éclata de rire et l'aida à se relever.

« Ça, c'était du Koda tout cracher, confirma Alika.

- C'est lui qui m'a montré cette prise ! J'ai été capable de le renverser trois fois, et il ne se retenait même pas ! J'ai de la chance d'avoir deux bons professeurs.

- Awnn, tu es adorable Lany. »

Alika ébouriffa fortement ses cheveux courts et, ignorant son regard agacé de devoir replacer son petit ruban bleu poudre, reprit l'entraînement, la forçant à s'hydrater. Avant que les autres guerriers n'entrent dans la pièce, elle décida de se confier à son élève.

« Lany, je dois te dire quelque chose… mais tu dois me promettre de ne le répéter à personne.

- Comme toujours, je tiens mes secrets. Qu'est-ce que c'est ? »

Son mentor s'approcha d'elle pour être plus privée et lui chuchota à l'oreille.

« Je suis maintenant amoureuse… et on se courtise lui et moi. »

Lany se fit violence pour ne pas crier de joie. Son visage exprimait tout, avec son grand sourire et ses yeux pétillants.

« On s'est déjà embrassés, continua-t-elle au creux de son oreille, et il est prêt à m'attendre tant et aussi longtemps que je ne suis pas prête.

- Tu vois, Alika-Sensei ? Mon intuition avait vu juste quand il disait que tu devrais répondre au rencard ! Ça restera entre nous, mais je suis contente pour toi !... est-ce que je peux savoir son nom, ou tu préfères me le faire deviner avec mon intuition de médium ?

- Allons tester cette théorie. Quand tu l'auras trouvé, fais-moi signe. »

La jeune fille hocha la tête et se mit à regarder les différents guerriers pendant la journée. Koda arriva avec Shozen et Tam à la rencontre des deux femmes. Alika garda la même poker face que Balsa quand elle ne voulait pas que les gens remarquent son comportement légèrement chamboulé.

« J'ai renversé Alika aujourd'hui ! s'écria Lany avec orgueil.

- Si tu as été capable de renverser ton grand frère qui doit faire le triple du poids de ton mentor, alors je ne suis pas étonné, fit Tam.

- Alika n'est donc pas invincible comme elle voudrait nous le faire croire, comprit Koda.

- Il a encore une dent à propos sa défaite contre toi, sortit Shozen en faisant un clin d'œil et un sourire en coin. »

Lany remarqua cette mimique et regarda Alika, avant de tourner vivement son attention vers autre chose pour n'attirer aucun soupçon. Comme le coussin de frappe par exemple. Les hommes partirent s'entraîner et c'est à ce moment que Lany attira son mentor dans un endroit isolé.

« Je pense que j'ai trouvé ton prétendant !

- Oh ? Donc qui est-ce d'après toi.

- … Shozen ? »

Un sourire naquit naturellement sur les lèvres de la jeune femme. Ses joues devinrent légèrement rosées.

« J'ai raison ? insista Lany. J'ai trouvé ?

- Oui, petite élève. C'est bien lui.

- Ooouuhh… le pire c'est que… vous allez bien ensemble.

- C'est vrai ?

- Mmmm-mmm ! confirma-t-elle en hochant oui de la tête. Et je pense qu'il est dans la même catégorie d'énergie que moi : négatif fort, mais pas centré. Juste très fort. Je vois aussi son gardien.

- Tu n'as pas tort. En fait, tu as bien vu. Il est négatif fort. Alors que je suis dans l'énergie archange. »

Lany plissa le front, réfléchissant de toutes ses forces.

« Vous avez des énergies contraires et vous vous courtiser… hummm…

- Parfois, être complémentaire c'est bien. Il est gaucher et je suis droitière.

- En plus !

- Il m'a invité à aller manger à un restaurant lui et moi comme premier rencard. Je lui ai dit que j'irai et répondrai à son invitation quand tu voudrais avoir un peu de temps pour toi, ou être avec Koda.

- Choisi une date et je m'occupe d'aller enquiquiner mon grand frérot ! Il faut surtout pas que tu rates cette belle occasion avec ton prétendant. Je tiendrai ma langue, promis.

- Tu es merveilleuse Lany ! Et je te fais confiance. »

Alika l'attira dans ses bras et la serra fortement.


La neige ayant fondue rapidement pendant la journée précédente, Shozen reçut une visite discrète d'Alika dans ses appartements. Elle lui dit qu'elle était libre dans la soirée dans trois jours. Ils panifièrent l'heure du rendez-vous et l'endroit. Connaissant bien les endroits dans la Capitale où ils ne seraient pas épiés, Shozen choisit un restaurant reconnut pour sa gastronomie et sa façon de faire cuire les mets différemment.

Ne désirant pas attirer trop l'attention sur elle, Alika ne portait qu'un simple kimono rose fuchsia foncé accompagné de sa cape le soir du rendez-vous. Elle avait aussi choisi de se laisser les cheveux encore détachés pour l'occasion, ne portant qu'une breloque en cuivre sur son côté droit pour tenir sa frange. S'armant de sa lance, elle se rendit au restaurant qui semblait aussi avoir une taverne intégrée. Sentant sa légère nervosité, Jiguro posa sa large main sur son épaule.

« Respire, et tout ira bien, petite fleur. Je serai avec Taguru, de toute façon.

- Je sais… merci, Jiguro. »

Elle regarda plusieurs fois le nom du restaurant sur le bout de parchemin que Shozen lui avait écrit, pour être sûre de ne pas se tromper d'endroit. Du coin de l'œil, elle aperçut une silhouette.

« Bien le bonsoir, Alika.

- Oh ! bonsoir Shozen ! Ça fait longtemps que tu es arrivé ?

- Cinq minutes. Tu avais peur de te tromper d'endroit ?

- Un peu. »

Devenant un gentleman, Shozen lui tendit son bras et ouvrit sa main. D'abord surprise, Alika hésita un moment, se demandant si les gens allaient les remarquer. Puis, elle haussa les épaules et se laissa aller à ce geste pour déposer sa main dans la sienne. Elle semblait si petite dans sa grande main, mais Shozen ne se retenait pas pour lui tenir solidement. Alika était bien plus endurante physiquement qu'elle le laissait paraître.

Il ouvrit la porte et la laissa entrer.

« Les dames d'abord.

- Merci.

- Ça fait plaisir. »

Ils entrèrent et aussitôt, Alika sentit que les clients baissèrent un peu le ton de leur voix à leur arrivée. Shozen posa une main rassurante sur son épaule et dit son nom pour la réservation ainsi que les deux places. Ils furent placés proches d'une terrasse, toujours à l'intérieur et proche d'un foyer encastré dans le mur. Alika sut alors qu'elle n'aura ni trop froid ni trop chaud.

Ils retirèrent leur cape et les posèrent sur les crochets de métal prévus à cet effet. Alika demanda s'ils avaient des ponco; un mets typiquement Kanbalese qui avait trouvé une popularité déconcertante après que la femme d'un des anciens Lanciers du roi ait décidé d'improviser un plat composé uniquement de frites, des gashas coupés en lanières, et de morceaux de laga, du fromage de chèvre. Le tout était garni d'une sauce brune. C'était devenu un plat traditionnel symbolique, mais il existait des variantes où l'on pouvait rajouter de la viande et divers légumes.

Alika pouvait en manger souvent, elle adorait ça. Elle faisait même sa propre variante maison quand elle avait des fringales urgentes. Shozen quant à lui se gâta avec une grosse pièce de viande. On leur servit une bouteille de saké en attendant que leurs plats arrivent.

« Tu en veux ? demanda Shozen.

- Un peu… je n'ai pas l'intention d'être énormément saoule.

- T'inquiète. C'est juste pour l'occasion. »

Alors qu'il lui versait la boisson dans sa coupole, Alika en profita pour se renseigner sur sa famille. Voir son point de vue sur ses parents et sa sœur.

« Parle-moi de ta famille, insista-t-elle.

- Comme quoi ?

- Je ne sais pas… est-ce que tu t'entends bien avec tes parents, par exemple ? Et puis, c'est rare, mais j'ai remarqué que ta mère était bien plus grande que ton père. Tu as retenu de sa taille.

- Quand est-ce que tu l'as croisée ?

- Quand j'ai été voir Shirufu avec Lany.

- Oh, oui, bien sûr ! »

Un sourire naquit sur les lèvres de Shozen alors qu'il prenait une gorgée.

« Mes parents sortent de la norme. Mais étrangement, ma mère n'a jamais été complexée par sa grande taille. Je m'entends bien avec eux, même si mon père ne veut pas me provoquer. Il sait qu'il ne doit pas me provoquer. Quand j'étais adolescent, comme toutes personnes vivantes et ayant été éduquées, je me prenais souvent la tête avec eux, mais en général, j'ai une très bonne relation avec ma famille. J'aime beaucoup ma mère et quand elle a des services à me demander, tout dépendant si j'ai le temps, je n'hésite pas à lui rendre.

- Et concernant ta relation avec ta sœur ?

- Mazuko ou Shirufu ?

- Oh, les deux. Tu parles tellement peu de Mazuko, que j'en avais oublié que tu avais une seconde sœur, navrée.

- Pas de soucis ! rit-il. Mazuko est particulièrement discrète en fait. Elle travaille en tant que sage-femme à la Capitale et habite avec son mari qui fait partie du cercle du roi. Donc, on la voit beaucoup moins souvent sauf aux repas de famille lors d'occasion spéciale. Elle travaille beaucoup et même sur appel. Elle n'arrête pas une seconde.

- Elle te ressemble ? Je suis curieuse.

- Elle a les cheveux blonds plus pâle que moi, les yeux bleu foncé comme mon père et est à peu près grande comme toi… peut-être un ou deux pouces de plus. Shirufu est vraiment l'exception de la famille, étant née totalement albinos.

- Je la trouve très jolie, personnellement. Elle me fait penser à une petite fée.

- Son nom veut dire sylphe en Kanbalese. Des esprits élémentaires reliés à l'air… c'est ce que Maman a dit.

- Ça lui va très bien. J'espère qu'elle ne s'est pas faite trop faite agacer dans la cour de récréation à cause de sa différence. »

Shozen fit une expression surprise.

« Fais-tu allusion quand nous étions gamins et que je te prenais pour cible ? »

Alika éclata de rire. Heureusement qu'elle avait terminé sa gorgée deux secondes auparavant sinon elle aurait aspergé son prétendant.

« Non, pas dans ce sens-là…, rit-elle. Mais les enfants sont naturellement doués pour être méchants. Les surnoms ne me dérangent pas en tant que tel, mais il y en a qui peuvent être très blessants et sujets aux moqueries. Quand on est différent, on est plus porté à se faire rejeter, car on ne rentre pas dans les "normes".

- Je comprends. Je n'étais plus à l'école quand Shirufu a commencé, mais elle avait toujours Mazuko pour avoir du soutient et prendre sa défense. Père n'est intervenu qu'une seule fois dans la cour de récré et les intimidations ont immédiatement cessé dès lors et je n'en ai plus jamais entendu parler ensuite.

- Sans doute parce que ton père est un des lanciers du Roi. Donc une sorte de respect acquise.

- Peut-être… as-tu déjà été victime d'intimidation (il baissa le ton de sa voix), sans rancœur, en dehors de mes bêtises et conneries d'enfant ?

- Pas vraiment. J'ai le caractère de ma mère, ce qui veut dire que je ne me laisse pas marcher sur les pieds… tu l'as bien remarqué, n'est-ce pas ?

- Oh oui. Et c'est ce qui a fait, et fait toujours, ton charme.

- Mais je me souviens très clairement, quand j'avais six ans, que des enfants de fermier m'ont traitée de "bâtarde". Mon ami, mon presque Niisan, dans le temps, s'est fâché contre eux et a pris ma défense. Je ne l'avais jamais vu être aussi en furie que ça.

- "Bâtarde" ? répéta Shozen, surprit.

- À l'époque, mes parents n'étaient pas mariés; ils le sont maintenant. L'insulte ne m'a pas affectée sur le coup, mais bien après quand j'ai forcé mon Niisan à me dire la vérité quand j'avais très bien vu que ça l'avait rendu furibond. J'étais encore petite, donc je n'ai pas compris pourquoi il était aussi remonté pour un simple mot.

- Tu l'as dit à tes parents ?

- À ma Maman, oui. Et elle m'a rassurée et consolée en me disant que je n'avais jamais été une "bâtarde", mais bien une "enfant libre".

- C'est mignon. D'ailleurs, si mes souvenirs sont bons, je trouve que toi et ta mère vous vous ressemblez beaucoup physiquement. Presque comme des sœurs.

- Pas un autre qui dit ça ! s'exclama-t-elle.

- Bin, quoi ? J'ai dit quelque chose qui ne fallait pas ?

- Non, non. »

Alika soupira.

« Mais je ne compte plus le nombre de fois qu'on m'a dit que je ressemblais à ma mère… c'est vraiment fatiguant. Je sais que je lui ressemble, mais pas obligée de me rappeler constamment.

- Contentes-toi d'être chanceuse à ce niveau, sortit-il. Ce n'est pas pour être rabat-joie ou minimaliser comment tu te sens face à ça, c'est parfaitement légitime. Mais il y a des personnes en ce monde qui auraient tout donné pour qu'on leur dise ceci.

- Qu'est-ce que tu veux dire par là ?

- Les personnes qui sont adoptés et ne possèdent aucun lien biologique. Une de mes ex était adoptée. Elle était différente de ses parents biologiques de par son teint de peau et m'a souvent confiée que ça la complexait. On pourrait croire que ne pas ressembler à une personne de notre entourage est bien, mais si on inverse les points de vue, ça peut-être souffrant et même incompréhensif. J'ai foiré quelques aspects dans ma relation avec elle quand je lui disais des paroles ici et là, des préjugés ou stéréotypes sur l'adoption. Peut-être qu'en essayant de la rassurer, je retournais le couteau dans la plaie.

- … Vu comme ça, je n'y avais jamais pensé…

- Elle était assez réservée et ne me disait pas toujours quand je la blessais.

- Mais c'est pourtant facile de le faire.

- Pour toi et moi, oui. Mais pas pour elle. Elle avait beaucoup de difficulté à exprimer ses émotions… Mais elle m'a sensibilisé sur sa réalité et depuis, je tente de faire plus attention à ce que je dis. Bref, tout ça n'était pas pour te faire sentir coupable de te sentir frustrée de ces remarques-là, mais juste pour te montrer un second point de vue. Je pense que si elle t'avait entendu, elle aurait plus maugréé dans un coin de sa tête en t'enviant d'avoir un miroir biologique acquis dès ta naissance. »

Il y eut un petit silence. Alika analysait les dires de Shozen.

« Est-ce à cause de ça que vous n'êtes plus ensemble maintenant ? questionna-t-elle.

- Hum… je ne pense pas. Plus le temps avançait et moins il y avait de passion entre nous deux. Elle m'a dit se sentir de plus en plus malheureuse. Nous avons donc mis carte sur table et terminer sur une bonne note. Maintenant, elle est retournée sur le territoire Yonga. Je ne sais pas ce qu'il advient d'elle. »

Les plats arrivèrent et ils continuèrent de discuter entretemps. Shozen fut surprit de voir la vitesse à laquelle Alika dévorait sa ponco. Ils sautèrent directement à un autre sujet.

« Tu manges beaucoup… et rapidement, observa-t-il.

- Mauvais habitude refilée par ma mère. Comme elle voyageait souvent, et m'emmenait parfois, elle se dépêchait de manger en vitesse. Je devrais ralentir la cadence, mais… la ponco, c'est vraiment trop bon !

- Tu vas avoir le hoquet.

- Et tu riras de moi… Ta pièce de viande est-elle cuite ? demanda soudainement Alika en le voyant prendre un morceau de sa viande rouge.

- Hum… je mange ma viande bleue, parfois saignante si je n'ai pas le choix. L'intérieur est encore froid, mais j'aime bien. Et toi ? Tu la manges comment ?

- Saignante à médium.

- Je comprends mieux pourquoi tu semblais aussi confuse. Quel est ton pire défaut ? »

La question sembla prendre la jeune femme au dépourvu. Des défauts, elle en avait beaucoup, mais n'en cibler qu'un qui se démarquait du lot était une tâche plus ardue.

« Étrange à dire, mais je pense que le défaut qui me colle le plus à la peau c'est être possessive et jalouse… j'ai même été tellement jalouse de mon Niisan, que je lui ai sauté à la gorge, littéralement parlant. Maman a dû me retirer de lui et m'a mis en punition.

- Hé bien, nous avons donc deux défauts en commun, car comme tu as pu le remarquer, je suis très, très jaloux. D'où le surnom d'Amaya avec. »

Alika eut le cœur qui manqua un battement. Alors Shozen se rappelait d'Amaya… pour se garder en sécurité, elle ne poussa pas plus loin ce détail et omit de dire que c'était sa petite-amie précédente, décédée d'une pneumonie dans ses bras. À son plus grand soulagement, il ne s'attarda pas sur ce détail et continua.

« Possessif, un peu moins, mais si je tiens énormément à une chose ou une personne, je peux… être très extrême.

- J'ai de la difficulté à cerner le sarcasme, ajouta-t-elle. L'humour noir au premier degré peut passer, de même pour les sens à connotation sexuelle… mais ne sois pas surpris si une personne me fait du sarcasme et que je ne réagisse pas, ou semble même perdue.

- Le sarcasme n'est pas mon fort. L'humour à double sens, oui, mais pas le sarcasme. Donc tu es safe. »

Ils continuèrent d'en apprendre plus l'un sur l'autre, ne voyant pas le temps passer. Shozen paya même une glace au lait de chèvre à Alika. Elle n'avait jamais eu l'habitude d'en manger, comme le Nouvel Empire de Yogo n'avait pas d'endroit naturel froid qui contenait de la glace, et que depuis son arrivée à Kanbal, l'été, elle allait voir sa famille. Donc elle ne mangeait jamais de rafraîchissement semblable à celui-ci.

« Et voilà pour toi, annonça-t-il en poussant une petite coupole de glace en sa direction. C'est un luxe, mais ça en vaut la peine.

- D'accord. »

N'ayant pas peur de goûter aux choses nouvelles, Alika n'hésita pas à la manger, reniflant d'abord le contenu sur sa cuiller. Ses yeux s'agrandirent et Shozen sut qu'il venait de faire une heureuse avec la nourriture.

« C'est sucré et léger ! s'exclama-t-elle. Les seules que j'ai goûtées ne goutaient pas du tout comme celle-ci…

- Était-ce de Rota, et, ou, de Sangal ?

- Sûrement un des deux… je ne me souviens plus. Ou même ici, à Kanbal et… hiiikk ! »

Alika plissa le front et se mit une main par-dessus, grimaçant.

« Tu as eu un brain-freeze ! rit Shozen. Ça arrive quand tu avales quelque chose de très froid trop rapidement. Ça passe vite en général, mais c'est désagréable sur le coup.

- Et c'est maintenant que tu me le dis ? grimaça-t-elle.

- Je voulais voir si tu allais t'en rendre compte.

- Je viens de le vivre, alors oui. »

Ils quittèrent le restaurant, en faisant parti des derniers clients. En chemin, Shozen fut surprit de voir qu'Alika avait pris les initiatives et avait cherché à prendre sa main. Il tenait sa lance de la gauche, alors qu'elle la tenait de la droite. Quand tout allait être officiel, dans quelques temps, peut-être quelques années, à quoi ressemblerait un couple de guerrier ? Dans l'aile du Palais du roi réservée aux guerriers, Shozen conduisit Alika à l'appartement de Koda.

« Merci pour cette belle soirée au restaurant, déclara-t-il. Je suis content d'avoir appris à mieux te connaître. Je vois ça comme un grand privilège.

- Ça l'est. Merci de l'invitation. On devrait se revoir plus souvent, comme ça.

- Ça veut donc dire que tu as bien apprécié ta soirée ?

- Oui. »

Alika regarda de tous les côtés pour être sûr qu'on ne les regardait pas. Ses sens médiumniques lui disaient qu'à cette heure, personne ne traînait dans les couloirs. Sûre d'elle, elle se mit sur la pointe des pieds et leva la tête vers Shozen. Il la serra contre lui et posa ses lèvres contre les siennes.

Il se sentait tellement bien qu'il ne voulait pas que ça s'arrête, mais il marcha sur sa propre pulsion masculine et se retira d'elle doucement.

« À demain maintenant, je présume ? osa-t-il.

- Oui, à demain ! »

Il attendit que la porte de l'appartement de Koda soit bien refermée avant de partir vers le sien.


Comme Alika s'en doutait, elle était encore très surveillée dans la Capitale. Elle le savait grâce à Jiguro qui la veillait. Mais comme elle ne prévoyait aucune rébellion, elle avait fait exprès d'avoir une routine monotone, sois, de toujours faire les mêmes gestes quotidiens pour les lasser de la surveiller : s'entraîner le matin avec Lany, combattre les guerriers en combat singulier ou à plusieurs, sortir parfois avec Shozen, seul ou avec des amis, aller magasiner avec Shirufu et rester assise dans l'herbe verdoyante d'une prairie.

Alors que Lany profitait du temps avec elle, Alika vit le père de Shozen sortir du Palais avec son fils. Lany, n'ayant pas sa langue dans sa poche et n'étant pas réservée, alla directement à sa rencontre.

« Bonjour, Monsieur Dahgu ! salua-t-elle, enjouée. Allô Shozen !

- Ah, bonjour belle Lany, répondit Dahgu. Comment aimes-tu tes vacances ici avec ton frère ?

- Je les adore ! »

Dahgu vit Alika s'approcher.

« Lany fait beaucoup de progrès, je n'en reviens toujours pas, sortit-elle en posant une main sur la tête de son élève.

- Tant mieux.

- J'aimerai ajouter, par le fait même, avec tout le respect que j'ai pour vous, je sais que vous avez posé des gardes un peu partout dans la Capitale pour me garder à l'œil depuis mon arrivée. »

L'expression du lancier du Roi montrait clairement qu'il était surpris. Encore, la capacité médiumnique de la jeune lancière lui permettait de lire son aura et sentir ce qu'on lui cachait.

« Vous craignez une nouvelle rébellion contre le Roi, qui pourrait mener Kanbal à sa propre destruction, ne laissant que du pays ses ruines. Cette crainte est bien fondée, je l'admets, mais nous ne sommes plus sous le règne d'un Roi sadique et cruel.

- Qui t'a dit tout ça concernant ce roi fourbe ? demanda Dahgu. Est-ce mon fils ?

- Je pense qu'elle a simplement bien étudié l'histoire de Kanbal, répondit Shozen pour la défense d'Alika. Je peux affirmer que je n'ai aucunement eu le temps de discuter de ces enjeux avec elle. »

Alika n'était pas pour révéler qu'elle connaissait toute l'histoire grâce à son gardien spirituel et au récit de sa mère. Elle décida donc de tourner les choses en sa faveur en s'enlignant avec les dires de Shozen.

« Shozen marque un point, l'appuya-t-elle. Vous connaissez ma mère, sous son le nom de Balsa Yonsa. Mine de rien, avant d'être la guerrière qu'elle est, elle avait un assez bon statut social de par sa naissance ici.

- Faisait-elle partie de la noblesse ? voulut se renseigner Dahgu.

- Je ne sais pas si ça peut être considérer comme de la petite noblesse, mais son père était le médecin du roi Naguru. De par ce fait, ma mère est, de naissance, la fille d'un médecin d'un roi. »

Elle lâcha un soupir.

« Je comprends vos craintes et votre besoin de devoir tuer le poussin dans l'œuf si vraiment un danger guettait le pays et le Roi. Mais je ne suis pas venue ici pour chercher des ennuis, encore moins me faire des ennemis. Libre à vous de me croire ou non, mais en vérité, je suis venue habiter ici pour refaire ma vie et guérir de vieilles blessures. Ce qui s'est passé avec Shirufu ce soir-là et les trois hommes m'a simplement beaucoup remué et j'en ai perdu la maîtrise... vraiment, je n'ai jamais eu l'intention de tuer qui que ce soit de base. »

Alika avait parlé assez fort pour que les gardes et des passants l'entendent. Si ça pouvait les calmer et les rassurer quant à ses actions, alors sois. À son plus grand étonnement, Dahgu hocha la tête et son aura indiquait qu'il la prenait en considération.

« Peu importe ce qui s'est passé ou comment les autres te voient, je te serai à jamais reconnaissant d'avoir protégé ma fille cadette. Tuer pour protéger, quel paradoxe. Les blessures guérissent après chaque bataille, mais tuer une personne est un crime contre notre âme. C'est une blessure qui ne guérit jamais. »

Étrangement, elle avait l'impression d'entendre les paroles de sa propre mère. Alika se surprit à répondre ceci au Lancier du Roi qui représentait leur clan.

« Je pense que je comprends maintenant ce que ma mère a dû penser et ressentir sur un chemin parsemé de sang et de bataille. C'est une contradiction de sauver certaines personnes en en tuant d'autres. Cette contradiction est dérangeante, à chaque jour. Nous sommes sur un chemin contradictoire; nous en tuons pour en sauver d'autres.

- Effectivement, confirma Dahgu. Malheureusement, je ne connais pas le moyen de contourner cette contradiction que les guerriers vivent quotidiennement. J'aimerais bien, mais je n'y arrive pas.

- Je ne cherche pas de réponses, il n'y a pas de soucis. Lany et moi prévoyons repartir dans trois jours sur le territoire Yonsa.

- Déjà ?

- Oui. Je dois retourner chez ma tutrice, même si je suis une adulte, maintenant.

- Est-ce qu'avant je pourrais dire au revoir à Shiru-Chan et tous les autres ? questionna Lany avec un ton de voix qui montrait sa déception à repartir.

- Bien sûre, petite orchidée. On ne repart pas demain, voyons. »

Shozen lui dit qu'il partait en mission diplomatique dans l'après-midi. Il ne pouvait donc pas la voir être sur son départ pour retourner sur le territoire Yonsa. Comme ils étaient en public, ils ne se montrèrent aucun signe physique d'affection. Leurs regards suffisaient. Alika les regarda s'éloigner, se demandant encore pourquoi son cœur se serrait dans sa poitrine.


L'hiver s'installa de façon assez brusque à Kanbal. Les déplacements seraient maintenant plus compliqués et prendraient plus de temps. Alika payait une pension par mois depuis qu'elle habitait avec Yuka. Ça allait faire trois ans qu'elle s'était installée chez sa grande tante pour sa nouvelle vie. Yuka avait avoué qu'elle ne savait pas comment sa petite-nièce faisait pour avoir autant d'argent en poche sans avoir à travailler. C'est ainsi que, lui faisant une confiance presqu'aveugle, Alika lui avait fait part de son secret.

Elle savait économiser et bien utiliser sa monnaie. Balsa et Tanda lui avaient appris comment bien la gérer et ne jamais la gaspiller. Quand Chagum lui avait fait un cadeau, après l'éclosion de l'œuf, il lui avait remis une petite bourse d'argent. Il avait bien spécifié à ses parents de ne la lui donner qu'à l'âge de sa majorité. Tanda et Balsa avaient longuement réfléchi s'ils lui donnaient à quinze ans – la majorité Yogoese – ou dix-huit ans – la majorité Kanbalese. Balsa s'était souvenue de l'âge de ses quinze ans. Si elle avait eu autant d'argent, elle aurait fait des folies monstres, ayant toujours vécu sur le seuil de la pauvreté. Elle avait donc décidé qu'Alika soit plus âgée avant de recevoir une telle somme d'argent. Et comme elle n'était pas acheteuse compulsive, en dehors de ses petites sorties au restaurant, et réservation d'auberges, Alika ne dépensait presque pas. Chagum l'avait payé assez généreusement pour tenir cinq années sans avoir à travailler.

Mais plus le temps avançait, plus elle commençait à réfléchir à ce qu'elle pourrait faire comme boulot qui lui permettrait de recevoir un revenu. Yuka l'avait aidé à bien s'orienter.

« Je ne suis pas très bonne couturière, avoua sa petite-nièce. Et les enfants ne m'intéressent pas plus que ça… »

Elle faisait référence à Amaya qui avait tenu une garderie en même temps qu'une friperie. Son ex petite-amie adorait les enfants, elle ne vivait presque pour ça.

« Je n'ai pas autant le pouce vert non plus… J'ai un peu amélioré mes compétences en médecine grâce à toi, mais je ne ferai pas de ça un métier comme mon père ou toi. Il faut toucher les personnes et je ne suis pas portée à le faire.

- Ça se développe, la rassura Yuka. Mais je comprends que tu veuilles travailler dans un domaine qui te permet de t'épanouir et être heureuse. Même si ce n'est pas le plus cher en ville, c'est déjà mieux que de se réveiller à chaque matin, avec une envie de tout balancer, avec un travail super bien payé. As-tu pensé à enseigner les arts martiaux ?

- Ouff… je m'occupe déjà de Lany à temps plein maintenant.

- Mais tu n'es pas réénumérée pour être son mentor. Tu le fais de façon un peu bénévole, si ?

- Oui, tu as raison. Mais je me vois mal enseigner à groupe de jeunes garçons… tu sais qu'en dehors de moi, et Lany, il n'y a pas de guerrières à Kanbal. Et même si j'ai fait mes preuves à la Capitale, on continue de me sous-estimer car je suis une femme… je voudrais changer plusieurs choses dans la société Kanbalese, notamment le statut des femmes ici.

- Je ne suis pas certaine si tu y parviendras. Chaque territoire a sa propre façon de penser et il est très dur de changer des mœurs.

- Si je n'essaie pas, je ne le saurai pas. Si je suis la seule guerrière qui est parvenue à acculer tous les hommes au pied du mur lors de combat singulier et même multiple, les gens seront sans doute plus enclins à vouloir me suivre. »

Yuka réfléchit un moment. L'image de Balsa apparut dans son esprit.

« Et être garde pour les marchands étrangers qui désirent repartir d'ici, tu en penses quoi ? Si je ne me trompe, ta mère a déjà dit que tu te débrouillais très bien dans ce métier.

- Je ne sais pas… oui, j'ai travaillé comme garde et me suis forgée une bonne réputation au Nouvel Empire de Yogo, mais… je pense que j'ai besoin d'un travail stable pour commencer.

- Qu'en est-il de tes capacités de magic-weaver ?

- Ah non, je ne commencerai pas à faire la messagère d'entre deux mondes pour gagner des sous ! Je préfère que ça reste secret, ou qu'on en parle le moins possible. »

Alika s'écrasa sur la causeuse dans le salon, désespérée de ne rien trouver.

« Dans tous les cas, tes finances continuent de bien aller, tenta de l'encourager Yuka. Mais je suis contente de voir que tu te prends en main.

- Il le faut bien. Sinon, qui le fera à ma place ?

- J'aime ta façon de penser. »

Sa grande tante de renseigna ensuite sur l'évolution de sa relation avec Shozen. Tout allait bien, et ils prenaient leur temps. Yuka était heureuse de voir que sa petite-nièce avait repris du poil de la bête. Elle n'avait pas fait de rechute depuis que Balsa était repartie au Nouvel Empire de Yogo, et elle se prenait en main. Elle ne pouvait être plus fière des progrès de sa petite-nièce et sa résilience.

Comme à chaque année, Yuka réserva une grande salle pour les festivités de fin d'année et invita toutes les familles à venir célébrer. Les fêtes, comme ils le disaient, étaient pour célébrer et rendre hommage à la création de Kanbal par le Dieu Yoram et la Chèvre des fêtes, qui laissait une montagne de gasha sous les arbres et les sapins pour les enfants. Quand Alika apprit que Shozen allait être présent avec toute sa famille, Yuka aperçut son visage devenir légèrement rose et un sourire niais sur ses lèvres.

« Il… il va venir aussi ? demanda-t-elle timidement.

- Bien sûr.

- Hum… je suppose que les gens ont commencé à se douter de quelque chose entre lui et moi.

- Tu ne veux pas qu'ils le sachent ?

- Ce n'est pas ça. Ce sont les rumeurs que les gens peuvent répandre à notre sujet… et comme nous avons choisi de prendre notre temps, on ne veut pas avoir de pression sur les épaules.

- Je comprends. Mais quand deux personnes font une paire qui va ensemble, les gens ne peuvent s'empêcher de rêvasser et faire aller leurs pensées à l'eau de rose. Reste toi-même et tout ira bien. Ça doit te couler sur le dos comme sur les plumes d'un canard.

- Tu as raison… c'est ma légère anxiété sociale qui parle en ce moment.

- Ce n'est pas une mauvaise chose. »

Les festivités se passèrent dans la bonne ambiance et Alika en oublia même le regard des gens quand elle faisait équipe avec Shozen pour les activités. En plus d'avoir rencontré Mazuko, ils étaient en petite bande avec Lany, Koda et Shirufu. Ça leur permettait d'être un peu camouflés.

Alors que les invités étaient un peu saouls, que les enfants étaient couchés et que certains repartaient, les deux jeunes guerriers se retrouvèrent enfermés dans une pièce, dans un petit coin noir, à s'embrasser de façon très romantique.

Alika était assise sur les cuisses de Shozen, mais jamais il ne la touchait de façon irrespectueuse. Il avait bien trop peur de la perdre à cause de ses traumatismes. Et encore, il ne savait pas grand-chose de sa situation en dehors du viol collectif dont elle avait été victime, et de sa tentative de suicide.

« Je pourrais rester des heures comme ça, commenta-t-il alors qu'il libérait ses lèvres.

- Pas avant le mariage, murmura Alika.

- Je sais me retenir, pardi. »

Elle rit. Elle se retourna pour accoter le derrière de sa tête contre son épaule, tenant sa main chaude contre la sienne.

« Alika, non loin de moi l'idée de casser notre moment ensembles… mais je voudrais savoir des choses te concernant.

- Quoi donc ?

- Enfin, je comprendrai que tu ne désires pas en parler, je comprends tout à fait, mais je cherche juste à comprendre pour être sûr de ne pas faire de bêtises.

- Vas-y, et je vais juger si je veux en parler ou non.

- Euh… tu m'as dit que tu avais été abusé par un groupe… qu'est-ce qui s'est passé pour qu'on en vienne à t'agresser ? »

Ah oui, il fallait bien qu'il le demande à force de se connaître, pensa-t-elle. D'une part, elle s'y attendait et elle n'avait pas l'intention de lui cacher pour les restes de leur jour. S'ils venaient à sortir ensemble et jusqu'à en venir au mariage, dans ses plus beaux rêves, il était dans les droits de Shozen d'apprendre à connaître cette facette-là d'elle et à l'accepter.

Alika n'avait pas à se sentir coupable et mal d'avoir été agressée. Elle n'avait rien fait de mal et ne l'avait jamais méritée non plus. Quand elle en parlait, elle n'avait pas à en avoir honte et devrait être en mesure d'en parler librement sans tabous.

« Les Talsh…, commença-t-elle en ne le regardant pas dans les yeux.

- Ce sont donc eux qui t'ont fait ça ?

- Oui, au Nouvel Empire de Yogo lors de la grande guerre. Ils m'ont drogué avant que ça n'arrive pendant que j'effectuais un travail de garde. »

Elle sursauta légèrement en voyant l'énergie de Shozen devenir noire, même dans la pénombre. Il était en colère contre eux et devait sans doute ressentir de l'injustice. Mais il savait qu'il ne pouvait rien faire : c'était de l'impuissance et ça ne changerait jamais le tragique événement qu'Alika avait vécu.

« Je peux savoir… ce qu'ils t'ont fait ? T'ont-ils juste violenté à un endroit ?

- Non… je me suis fais mettre de partout, dit-elle sans gêne. Pas de préparation ni rien. J'étais avec ma petite-amie dans le temps, elle a aussi vécu les mêmes sévices que moi.

- Tu m'en vois navré…

- Elle est tombée malade et est décédée d'une pneumonie quelques semaines après notre agression. La suite, tu la connais. Avant de tenter de mettre fin à mes jours par pendaison, j'ai trouvé du réconfort dans l'automutilation. Quand je suis très nerveuse ou stressée, mes cauchemars reliés à cette nuit reviennent. Je me réveille en sursaut et, selon les dires de mes parents et même des personnes qui ont dormi avec moi, je fais de la dissociation. Je me roule en petite boule et je pleure. Je ne tolère pas, dans ces moments-là, qu'on me frictionne les parties du corps aussi simple que le bras, le dos ou la tête. Ce qui m'apaise vraiment c'est qu'on me serre très fort, comme un étau… jusqu'à ce que je me calme et émerge, c'est ce qui me permet de reprendre contact avec la réalité. Puis je fais de l'insomnie et ma nuit est gâchée. »

Shozen fut un peu pris de court. Il ressentait beaucoup de compassion à son égard et avait juste envie de la protéger encore plus. Il savait maintenant ce qu'il avait à faire s'ils venaient, un jour, à partager le même lit. Chassant cette pensée d'un futur encore incertain, il continua sa découverte.

« … Les hommes ne t'effraient-ils pas, depuis ?

- Non. Heureusement, je sais faire la distinction entre mes agresseurs et les hommes dits de "normaux" et respectueux. Sinon, on ne serait pas là, toi et moi, à se cacher du publique ici, pas vrai ?

- Tu as raison.

- Et je n'aurais jamais accepté tes avances non plus si ça avait été le cas. Les seuls que je déteste vraiment ce sont les Talsh.

- Je les haïs aussi, pour tout dire. Même si ma haine pour eux ne pourra jamais changer ce qu'ils t'ont fait subir et les séquelles qu'ils t'ont laissées. »

Il posa une main sur sa tête et l'embrassa sur la joue.

« Je me sens privilégié. Merci de t'avoir confié à moi.

- Je n'aurais pas été en mesure de te le cacher à vie. Un jour ou l'autre, il aurait fallu que je te le dise de toute façon.

- Pour le moment, profitons-en encore avant que les gens nous cherchent. »

Alika éclata de rire et recommença à l'embrasser.

« Je me sens délinquante, avoua-t-elle.

- Et c'est amusant ! »


Le printemps arriva tranquillement, pendant lequel Lany continuait son apprentissage auprès d'Alika et que cette dernière eut vingt-trois ans. Les techniques de son apprentie s'étaient améliorées et comme cadeau du temps des fêtes, elle avait enfin reçu une vraie lance, avec une vraie lame, de la taille standard des armes. Avec ses démarches et l'aide de Dahgu et Shozen, Alika était parvenue à avoir une rémunération pour entraîner Lany, à condition de donner deux cours d'entraînements par semaine à de petits groupes d'adolescents, sur le territoire Yonsa. Pas question de devoir faire le voyagement entre le territoire et la Capitale à chaque semaine. De plus, elle n'avait aucunement envie de partir loin de sa grande-tante Yuka… pour l'instant.

Alika préparait tranquillement son voyage annuel pour la période estivale, afin d'aller rendre visite à sa famille au Nouvel Empire de Yogo. C'était le contrat avec sa famille : une visite obligatoire annuelle. Interdiction de sauter une année sans se voir. Et cette fois-ci, c'était différent car elle emmenait Lany avec elle pour trois mois, ayant eu la permission de Kasha et de son père, Towa Muto qui avait aussi été le mentor de son fils ainé, Koda, et un des Lanciers du Roi. D'ailleurs, quand elle avait su son nom, Alika était restée surprise, car elle n'avait jamais vraiment demandé ni entendu le nom du père de son apprentie. Lany était impatiente de voir le Nouvel Empire de Yogo. Son mentor remarqua alors à quel point les jeunes gens de Kanbal idéalisaient son pays natal, alors que pour elle, tout était si normal…

« Koda dit que tout est énorme, qu'il y a de très riches rizières et surtout, qu'il fait chaud en été comme c'est très humide.

- Beaucoup moins qu'à Sangal, par contre. Alors n'apporte pas des vêtements trop épais. Je suis certaine que tu vas bien t'entendre avec ma petite sœur Motoko. Tu n'as qu'un an de plus qu'elle.

- Elle te ressemble ?

- Hum… un peu. Elle a retenu de la forme des yeux de Maman, mais elle a les cheveux noirs de mon père et aime aussi se les tenir courts. Elle est d'énergie négative aussi… enfin, neutre-négative moyenne.

- Elle a une lance aussi ?

- Toute ma famille possède une lance… sauf mon petit frère après moi, Nao. Il a choisi le chemin de la magie et du chamanisme. Il a quatorze ans.

- Oh, je vois.

- Par contre, il sait bien chasser. Et c'est le seul qui a les yeux bleus… ne me demande pas comment ni pourquoi, mais il a les yeux bleus.

- Chanceux… j'ai toujours aimé les yeux bleus.

- C'est vrai ?

- Oui. »

Alika sourit. Lany lui rappelait à quel point elle avait été aussi impatiente de visiter Kanbal, lorsque plus jeune. Son excitation était comme un reflet de sa version plus jeune.

« Les petits derniers sont jumeaux. Ils sont totalement pareil. Ils s'appellent Karuna et Jiguro. Ce sont de vrais petits garnements et ils adorent se battre. Ils vont avoir huit ans cet été.

- Oh, des jumeaux ! Ça m'a toujours intrigué.

- Pourtant, il y a des jumeaux et jumelles à Kanbal, même des triplés.

- Oui, mais ils sont plus rares et ils ne passent pas tous le stade la petite enfance.

- Oh, j'avoue…

- Mimi était supposée avoir une jumelle, mais elle n'a pas survécu et est décédée peu de temps après la naissance. Encore aujourd'hui, ça l'affecte. Elle est portée à acheter en double et a toujours aimé faire jumelle avec ses amies. Dont moi.

- Mignon, et triste à la fois.

- Mais par contre sa jumelle, Yuyu, est devenue sa seconde gardienne. Elles s'amusent bien même si parfois, Mimi aurait aimé qu'elle soit physique.

- Je comprends. Parfois, avoir un jumeau ou une jumelle peut rendre les autres envieux… j'avoue que moi aussi, de temps en temps, je voudrais avoir une double. Mais je ne m'en sors pas si mal en fin de compte. Je ne suis pas obligée de partager ma date d'anniversaire; je suis assez proche de celle de ma mère comme ça. »

Plus le jour approchait, et plus Lany se sentait nerveuse. Alika le remarqua quand elle mangeait à peine sa soupe repas, chez sa mère Kasha. Elle qui adorait la soupe et pouvait presque vider un chaudron à elle seule !

« Tu as mal au ventre, Lany ? s'inquiéta Kasha.

- Non… je me sens un peu nerveuse…

- Et un peu fébrile en même temps ?

- Oui. Et qu'est-ce que ça fait si jamais j'ai le mal du pays ?... je n'ai jamais voyagé en dehors de Kanbal, et aussi longtemps. »

Alika lui sourit tendrement.

« J'ai déjà eu le mal du pays… C'est normal en vacances.

- Ah oui ?

- Et j'étais bien plus jeune que toi. Je devais avoir sept ans, et mes deux parents étaient tous les deux partis pour un moment indéterminé. C'est Tante Yuka qui m'a remonté le moral et aidé à aller mieux pour m'habituer à Kanbal. Si tu as le mal du pays, tu pourras toujours venir m'en parler et je t'aiderai à faire passer ce malaise.

- D'accord… Maman, tu es sûre que tu vas pas t'ennuyer de moi ?

- Je vais bien sûre m'ennuyer de toi, avoua Kasha. Mais je sais que tu seras entre bonnes mains et que tu vivras un merveilleux voyage au Nouvel Empire de Yogo.

- Je vais te rapporter tout plein de souvenirs !

- Je n'en doute pas.

- Oh et des lettres ! Si j'y pense…

- Ne t'inquiète pas. »

Avant de partir au Nouvel Empire de Yogo, Alika passerait chez Yuka pour ses derniers préparatifs et être sûre d'avoir tout. Mais ayant beaucoup voyagé avec Balsa, elle savait que s'il lui manquait quelque chose, elle saurait se débrouiller.

Kasha avait probablement senti que sa plus jeune fille avait de l'appréhension, car Lany l'avait serrée plus longtemps dans ses petits bras qu'elle l'avait planifié au début, avant son grand départ. Alika observait leur échange à une distance respectable, sur sa monture et attendait patiemment. Koda et Towa avaient déjà souhaité bon voyage à la plus jeune trois jours plus tôt, même s'ils n'étaient pas présents pour la voir partir.

« Encore un peu nerveuse, ma belle ? demanda Kasha.

- Un peu…

- Tu veux que je t'accompagne jusque chez Tante Yuka ? »

Lany ne répondit pas, comme si elle réfléchissait intensément à la question. Prenant son courage à deux mains, elle finit par relâcher son emprise.

« Non merci, ça ira… je peux le faire par moi-même. Je suis une grande fille.

- Tu es avec Alika, alors je sais que je n'ai pas à trop m'inquiéter, mais une maman sera toujours un peu inquiète pour ses enfants. Je pense que c'est un sentiment universel que toutes les mères ici dans notre monde partagent, n'est-ce pas, Alika ?

- Oui, je le crois aussi, répondit-elle.

- Aller, petit lynx, vole de tes propres ailes et va explorer le monde ! »

La jeune préadolescente se dirigea vers sa monture et Kasha vérifia ses bagages une dernière fois avant de la laisser partir. Lany se retourna quelques fois pour regarder au-dessus de son épaule. La silhouette de Kasha se réduisit jusqu'à la taille d'une fourmi, jusqu'à ce qu'un flanc de montagne coupe la vue. Trop occupée à regarder derrière elle, elle n'avait pas vu la monture d'Alika approcher la sienne et sursauta en sentant sa main sur son bras.

« Hey, tout va bien ? demanda son mentor.

- Oui…

- Ça ira bien, ma belle. On va avoir du plaisir là-bas. Et tu auras même congé de tes parents. Ça, c'est vraiment le sentiment le plus cool au monde. »

Elles arrivèrent chez Yuka et Alika ramassa ses deux derniers sacs qui étaient des provisions et une trousse de premier soin juste au cas. Le câlin que s'échangèrent Yuka et Alika ne dura pas longtemps – du moins, pas aussi longtemps que Lany et sa mère. Le mentor promit de prendre soin de Lany et de lui servir de garde entre temps.

« Je ne passerai pas au travers de la gorge Usal, informa Alika. C'est trop dangereux et comme c'est le premier vrai voyage de Lany en dehors de Kanbal, nous prendrons les routes plus faciles d'accès.

- C'est mieux comme ça.

- Alors on va se diriger vers la Capitale et passer par la porte des voyageurs.

- Vas-tu saluer Shozen quand tu y seras ? questionna Yuka, connaissant leur relation.

- Si j'arrive à le croiser, oui. Sinon, ce sera à mon retour. Il sait que je pars avec Lany. À dans trois mois, Tante Yuka !

- Amusez-vous bien les filles. »

Les montures s'éloignèrent de la maison de guérison et il leur fallut deux jours pour atteindre la Capitale. Les portes devinrent visibles et les voyageuses se déplacèrent sur le chemin principal. C'est alors qu'elle vit une silhouette familière proche de la porte, accoté sur l'ouverture de pierre. Elle ne pouvait pas vraiment passée inaperçue avec sa grande taille imposante.

« Lui, en tout cas, n'a pas oublié que tu partais aujourd'hui, commenta Lany. »

Alika ne dit rien et arrêta son cheval proche de Shozen.

« Je vois que vous êtes toutes les deux prêtes, sortit-il en regardant leurs bagages.

- Oui. Tu n'étais pas sensé entraîner les newbies aujourd'hui ? lui demanda Alika.

- Je suis en pause pour deux heures. Donc j'en ai profité pour venir vous saluer, comme tu m'avais dit approximativement quand vous seriez de passage à la Capitale aujourd'hui.

- C'est gentil. »

Sans réfléchir, elle se laissa glisser de sa selle et sauta au cou de Shozen.

« Tu veux vraiment qu'on s'embrasse publiquement ? la taquina-t-il. Plein de gens nous observent.

- Hé bien… après mes vacances estivales, il y aura peut-être un petit changement entre toi et moi, murmura Alika. Donc aussi bien les préparer, non ?

- Serais-tu en train de montrer ta véritable personnalité, Alika ?

- Peut-être. Embrasse-moi avant que je ne change d'avis.

- Ne commence pas à me provoquer, toi ! »

Il l'embrassa sur les lèvres, un peu trop longtemps au goût de Lany qui finit par détourner les yeux et regarder ailleurs. Alika se remit en selle et fit claquer les rennes pour faire avancer leurs montures.

« Tu attends que tes parents soient au courant avant de sortir officiellement avec Shozen ? s'enquit la jeune préadolescente.

- Je crois que oui… mais aussi parce qu'avant, je ne me sentais pas prête. Maintenant oui.

- Oh, peut-être que l'an prochain, Shozen nous accompagnera si j'aime trop mes vacances au Nouvel Empire de Yogo ! s'exclama-t-elle, ses pensées devenant à l'eau de rose.

- On ne sait jamais ce que nous réserve l'avenir. Aller, le Nouvel Empire de Yogo se trouve devant nous ! »

Lany se mit à rire et suivit le rythme de son mentor sans broncher.