Note : "The Lezard Pokes Your Nose", est partie intégrante de ce chapitre-ci, sauf qu'il a été coupé pour être un One-Shot indépendant en lui-même. Donc s'il y a des choses qui vous sont – très, trop – familières, vous saurez pourquoi.
Tamashi no Moribito
Gardien des Âmes
Chapitre 9
Nid Douillet
Cinq ans s'étaient écoulés depuis que l'empire Talsh avait essayé d'envahir le Nouvel Empire de Yogo. Tout ce que la famille de Balsa et de Tanda espérait était que cet ennemi qui provenait du sud ne tente pas une nouvelle fois de reconquérir leurs terres avec une autre guerre ultérieure. L'empire Talsh avait assez fait de dommages collatéraux comme ça.
La paix et la tranquillité était revenue, et dans les montagnes de Brumes Bleues, la famille de Balsa et Tanda coulait des jours paisibles. Même si leur fille aînée avait quitté le nid familial, il leur restait encore quatre enfants à s'occuper. Balsa emmenait sa seconde fille, Motoko, avec elle en voyage de temps en temps, désormais âgée de dix ans, presque onze. Tranquillement, elle avait fini par remarquer que Motoko changeait physiquement, quittant doucement le monde de l'enfance pour commencer sa transition vers l'âge adulte, de façon plus rapide qu'Alika. Sa seconde fille n'avait jamais aimé avoir les cheveux longs, contrairement à sa sœur et sa mère. Elle tenait donc toujours ses cheveux noirs courts, le devant légèrement plus long que le derrière. Ses yeux bruns brillaient de la même curiosité qu'Alika et elle avait le teint de peau de sa mère.
La maison était silencieuse malgré les oiseaux qui gazouillaient aux aurores. Balsa n'aurait jamais cru que les paillements d'oiseaux répétitifs pouvaient taper à ce point sur les nerfs. Elle s'étira et chercha ses vêtements, son kimono rouge vin, pour s'habiller tranquillement sur leur futon. Elle replaça ses cheveux entremêlés et regarda Tanda qui dormait encore paisiblement. Elle sourit et caressa ses cheveux.
Quatorze ans de mariage cette année, pensa-t-elle.
Balsa se redressa lentement, prit sa lance et descendit au rez-de-chaussée pour commencer à faire bouillir un chaudron de gruau de riz, le temps qu'elle s'entraînait à l'extérieur. Elle ne forçait pas Motoko à la suivre, comme elle avait commencé à accompagner Tanda de façon plus fréquente pour des visites à domicile pour guérir les clients depuis deux ans. En plus de manier la lance de façon experte comme sa sœur aînée et sa mère, Motoko avait aussi un penchant pour apprendre la médecine et en particulier les naissances. Elle s'entraînait encore aux arts martiaux et à la lance, mais Balsa voyait que ça la passionnait beaucoup moins que dans ses jeunes années. Elle avait un peu de déception, mais elle savait que ses enfants devaient vivre leur vie, réaliser leurs rêves et faire ce qui les rendaient vraiment heureux.
Lorsqu'elle rentra de nouveau dans le refuge, elle retrouva son mari réveillé et toujours avec son pyjama kimono sur le dos. Elle l'embrassa sur les lèvres.
« Bon matin, Tanda, le salua-t-elle.
- Bon matin, tigresse. Bien dormi ?
- Oui. Toi ?
- Bien sûr. Mon entreprise a pris beaucoup d'ampleur ces dernières années, donc ça me retire beaucoup de poids sur les épaules. Mes trois employés me sont d'une très grande aide, dont notre fille Motoko. Elle devient une très bonne sage-femme. Bien qu'elle soit encore très jeune, elle excelle et adore ce métier.
- Tu repars encore aujourd'hui pour la journée ?
- Oui. Sais-tu si Nao est sur le point de revenir ? »
Balsa haussa les épaules.
« Il est encore parti vagabonder avec Maître Torogai, lui apprit-elle. Même à quatorze ans, elle le considère encore comme un petit garçon en plus d'être son apprenti. Ils reviendront quand ils en sentiront le besoin. »
Nao, leur troisième enfant, était né l'année suivant la perte de Kasem. Si Alika était physiquement le portrait craché de sa mère, lui était le portrait de son père, à l'exception de ses yeux bleus et ses vêtements généralement bleu de couleur. Son rêve : devenir compteur au village de Toumi pour conserver une partie d'héritage oral du peuple Yakue avant la perte totale des traditions ancestrales. Bien qu'il fût lui-même métis, rien n'empêchait quiconque de continuer la tradition des compteurs. Il savait que les Yakue pur souches n'existaient presque plus, puisque les mariages interculturels entre les différents peuples devenaient de plus en plus nombreux.
La devise préférée de Nao était celle-ci : tout se transforme, rien ne disparaît. Ce n'était qu'une évolution positive du pays du Nouvel Empire de Yogo. Nao avait aussi comme but d'habiter au village de Toumi quand il atteindrait sa majorité, selon l'âge Yogoese, dans un an.
Après avoir déjeuné avec Motoko, et les deux jumeaux, Karuna et Jiguro, Tanda quitta sa famille avec sa seconde fille.
Balsa balayait l'intérieur du refuge quand elle entendit cogner frénétiquement à la porte avec des éclats de voix à moitié paniqué. Elle arqua un sourcil et allait ouvrir quand la porte s'ouvrit d'elle-même. Ses enfants se tenaient devant elle. Les cheveux aussi bruns que les siens, courts en bataille, avec de grands yeux bruns : ses petits derniers, Karuna et Jiguro, âgés de huit ans. Ils n'étaient pas les réincarnations de ses deux pères – Alika l'avait confirmée – mais Balsa leur avait offert leurs prénoms en hommage à leur grande amitié. Si elle n'avait jamais su que Jiguro veillait actuellement sur sa fille aînée en tant que gardien, elle aurait pris ses fils pour eux.
« Qu'est-ce— Oh Yoram ! s'exclama Balsa. »
Au premier coup d'œil, elle pensait que l'un de ses fils s'était coincé une branche dans le nez. Mais elle comprit bien vite qu'il s'agissait… d'un tout petit lézard qui avait mordu le bout de son nez et y restait pendu ! Karuna riait un peu, cachant sa douleur.
« J'ai cru que ça aurait été bonne idée, mais ça fait mal ! dit-il.
- Hé bin, retires-le, ne trouva qu'à dire la lancière, prise de court. »
Karuna approcha ses mains vers le petit lézard, mais ce dernier referma un peu plus sa mâchoire. Le petit garçon poussa un cri aigu à moitié étouffé, crispé.
« Bon sang, bon sang, bon sang, bon sannnngg…, gémit-il alors que son jumeau le regardait, désespéré.
- J'ai pas réussi à l'enlever à cause de ça, avoua Jiguro à son tour. Enlève-le !
- Nonnnn ! Je l'arracherai pas ! Ça va faire mal ! »
L'aîné des jumeaux grimaça et bougea ses bras, serrant les poings en essayant de garder son sang-froid. Il ne pouvait pas toucher le petit lézard.
« Il va falloir faire quelque chose…, lâcha Balsa en sortant de la maison.
- Je préfère le couper, sortit son fils. Couper sa tête.
- Non, personne ne coupe la tête de personne ni le bout du nez de quiconque avec une dague. Viens ici, l'invita sa mère.
- Non !
- Je ne vais pas le tirer.
- Noooonnn !
- Viens ici. »
Karuna s'éloignant, gardant sa tête penchée. Jiguro entra dans le refuge et s'empara d'un petit pot en terre cuite.
« Karuna, ne m'oblige pas à employer la force, le menaça Balsa en le suivant.
- Tire pas dessus !
- Je ne tirerai pas dessus, ça va te faire mal sinon. »
Où est Tanda quand nous en avons besoin ? maugréa-t-elle intérieurement.
Elle espérait que le petit lézard n'était pas venimeux. Seuls ceux qui provenaient de Sangal ou du sud de Rota pouvaient l'être, mais pas tous.
« Maman ! l'appela Jiguro en montrant le pot. Si tu arrives à attraper le lézard et libérer Karu-Kun, on peut enfermer le lézard dedans !
- D'accord, mais on ne le garde pas, le prévint-elle. Karuna, viens ici, mon cœur.
- Nooonnnn.
- Tu ne peux pas garder le lézard accrocher à son nez comme une boucle d'oreille. Il va falloir le retirer. Ça va faire mal sur le coup, mais tu t'en sortiras, allez. »
Karuna pleurnicha, refusant encore de toucher le petit lézard.
« Je vais le surnommer Kalbo, grogna-t-elle en parlant de la bestiole. Aussi tenace que chiendent. Jiguro, tiens-toi proche de ton frère et quand je le dirai, place le pot proche du lézard.
- D'accord. »
Rapidement, elle arriva derrière son fils et l'immobilisa d'un seul bras, collant son dos contre son ventre. Elle ordonna à Karuna d'arrêter de gesticuler dans tous les sens pour se libérer.
« Ça va aller, mon trésor. Je vais faire ça rapidement.
- Hiiiiikkk ! »
Jiguro se tenait déjà prêt pour enfermer le lézard dans le pot. Rapidement, Balsa faufila son petit doigt sur l'une des commissures de la gueule de la bestiole et, au risque de se faire mordre par ce dernier, réussit à lui faire lâcher-prise. Comme prévu, il resta accrocher à son petit doigt. Ayant vécu nombres de combats et de blessures, en plus de ses accouchements, plus rien ne pouvait lui faire atrocement mal physiquement… sauf les blessures émotionnelles. Karuna se libéra rapidement et frotta son nez en gémissant. Ignorant le signal de douleur, Balsa leva son doigt pour observer « Kalbo », intriguée. Jiguro leva le pot et elle le déposa à l'intérieur, lui donnant une pichenette sur le museau pour qu'il lâche prise. Le benjamin des jumeaux s'empressa de refermer le couvercle avec un grand sourire, comme s'il venait de ramasser un trésor inestimable.
« Il s'appelle Kalbo, l'informa Balsa. C'est le nom que j'ai choisi pour lui.
- Kalbo, répéta Jiguro. On peut vraiment pas le garder ?
- Dans quoi voudrais-tu le mettre ? Nous n'avons aucune cage de bois.
- Peut-être que Papa pourrait aller au Bas Ougi, voir Oncle Tohya et Tatie Saya ! Ils doivent en avoir tout plein dans leur magasin !
- Je vais y réfléchir. »
Balsa se dirigea vers son fils pour regarder les blessures laissées par les dents de Kalbo.
« Viens, on va aller traiter ses plaies.
- Mon nez est enflé ? questionna-t-il.
- Il est un peu rouge. Ce qui en soi, est normal. »
Ils entrèrent tous les trois dans le refuge et la lancière s'occupa du nez de son fil. Son petit doigt n'avait presque rien, mais elle le traita également par mesure de prévention contre une possible infection. Elle savait bien mieux comment traiter les blessures que la majorité des médecins de renoms au Bas Ougi. C'était à cause de Tanda, disait souvent Motoko.
« Mais qu'est-ce que vous faisiez pour vous retrouver dans une telle situation ? demanda-t-elle en cherchant à avoir des explications.
- On jouait dans la forêt, répondit simplement Jiguro.
- Et on a trouvé ce lézard, renchérit Karuna. Alors, on l'a apprivoisé et je l'ai tenu dans mes mains…
- Et comment s'est-il retrouvé sur ton nez ? »
Il y eut un court silence, jusqu'à ce que Jiguro parle pour son frère.
« Il a voulu imiter une légende Yakue, qui dit que si on embrasse un lézard ou une grenouille sur la bouche, une belle princesse arriverait ! »
Se retenant d'éclater de rire, Balsa garda un air taciturne.
« J'ai cru que c'était une bonne idée, mais ça a fait mal ! rétorqua Karuna pour sa défense.
- Il ne faut pas croire tous ce que ces légendes disent, même s'il y a toujours une certaine part de vérité, soupira-t-elle finalement.
- Je le ferai plus !
- Que ça te serve de leçon, jeune homme. »
Un peu avant le repas du soir, Motoko revint de sa tournée de visites à domicile avec son père. Dès que sa fille eut terminé de lui raconter sa journée, Balsa s'adressa à Tanda.
« Dis Tanda, est-ce que nous avons une petite cage en bois avec un couvercle en grillage ?
- Eh, je ne suis pas certain de ta demande… pourquoi ? »
Pour toutes réponses, Balsa tourna la tête vers les jumeaux qui soulevaient légèrement le couvercle pour regarder Kalbo. Elle raconta ainsi à son mari la péripétie de leurs fils ainsi que son nez. Il éclata de rire en entendant comment sa femme avait baptiser le lézard.
« Les jumeaux tiennent absolument à le garder, soupira Balsa. Mais je ne sais pas ce que ça mange en hiver et je ne suis même pas certaine qu'il puisse survivre en captivité. C'est quand même une petite bête sauvage.
- En autant qu'il ne sorte pas de son pot pour venir me chatouiller les orteils pendant la nuit ! paniqua légèrement Motoko.
- Ne t'inquiète pas ma chatonne. Il restera dans son pot, à l'extérieur proche du cerisier de Kasem, jusqu'à ce que nous ayons trouvé la cage pour lui.
- Ouf ! »
Un peu après le bain des jumeaux, Tanda vérifia la blessure de son fils méticuleusement et ajouta une pommade antiseptique pour aider à la guérison. Jiguro tenait absolument à garder Kalbo avec eux dans la maison, mais Balsa tint son bout et le pot trouva sa place à l'extérieur, sur le banc de bois. Elle déposa une lourde pierre sur le couvercle, de sorte que les chats sauvages – s'il y en avait de passage au courant de la nuit - ne le fassent pas tomber, avant de rentrer de nouveau à l'intérieur.
Une fois tous les enfants au lit, et après avoir décompressé à leur tour, Tanda et Balsa montèrent à l'étage du haut pour trouver leur futon. La guerrière poussa un soupir alors qu'elle couchait sa tête sur l'oreiller.
« Mais dans quoi est-ce que nous nous sommes encore retrouvé les pieds ? demanda-t-elle.
- Encore d'autres aventures familiales qui ne cesseront de nous étonner, répondit Tanda en lui volant un baiser furtif sur les lèvres. Je n'ai pas trouvé de cage comme demandé dans nos affaires, alors quand je partirai demain avec Motoko, je passerai faire un coucou à Tohya et Saya.
- Bonne idée. Bonne nuit, Tanda.
- Bonne nuit, Balsa. Je t'aime.
- Je t'aime aussi. »
Balsa se retourna sur le côté. Elle sentit son mari se presser dans son dos et entourer son flanc de son bras. Le lendemain, Tanda rapporta une petite cage de chez Tohya et Saya et avec ses fils, déposa Kalbo à l'intérieur. Les jumeaux ne le quittaient plus des yeux et lui donnaient beaucoup d'insectes qu'ils attrapaient soient sur les fleurs ou proche des arbres.
Mais au bout d'un moment, ils décidèrent de le relâcher dans la nature. Les petites bêtes sauvages n'étaient pas faites pour être domestiquées et le lézard avait plus de chances de survit en nature, qu'avec des humains. Il se ferait sans doute manger comme le cycle naturel des bestioles, mais c'était bien mieux qu'être enfermé dans une prison appelée cage.
Le temps chaud était revenu dans les montagnes de Brumes Bleues. Encore une fois, les pensées de Balsa allèrent pour sa fille aînée qui habitait à Kanbal, car là-bas, l'été arrivait un peu plus tard et était aussi quelques degrés plus froids qu'au Nouvel Empire de Yogo. Nao était revenu avec Torogai. Il était en pleine poussée de croissance. Son visage avait commencé à changer de forme. Il n'avait plus son visage rond enfantin, et sa voix muait de sorte que certains matins, il n'avait pas la même intonation que pendant la journée. Il lui manquait deux pouces pour dépasser Balsa en taille.
L'estomac de Balsa se noua soudainement. C'était un sentiment qui la prenait quand quelque chose, un événement allait survenir. Comme pousser par son intuition de guerrier, elle fit volte-face et retourna proche du refuge. Au loin, elle pouvait voir deux montures approcher en leur direction. Motoko fut plus rapide qu'elle et s'égaya :
« C'est Alika-Onee-ny-chan ! »
Elle envoya sa main vers elle, et le salue lui fut rendu. Une fois plus proche, les chevaux s'arrêtèrent proche de clairière. Les jumeaux s'empressèrent de leur donner à boire alors que les nouvelles arrivantes descendaient de leurs selles.
« Allô Maman ! Bonjour tout le monde ! dit gaiement Alika en sautant dans les bras de Balsa puis de Tanda.
- Bonjour ma fille ! l'accueillit Tanda. Qui t'accompagne cette fois-ci ? »
Alika se retourna vers Lany qui n'avait pas bouger, toujours proche de sa monture, et qui avait au moins retirer sa belle lance de son support. Elle se sentait sans doute intimidée de les entendre parler Yogoese de façon aussi fluide. Heureusement, la main rassurante d'Alika se fit sentir sur son épaule.
« Hé bien… je vous présente ma nouvelle disciple et apprentie : Lany Muto. Elle est sous ma responsabilité et va passer tout l'été ici avec moi.
- Une disciple ?! s'exclama Motoko, comme si sa sœur avait fait une prouesse colossale.
- Oui.
- Oh, une camarade alors !
- Et en fait, elle n'a pas très confiance en son Yogoese et se sent plus confortable de parler Kanbalese.
- Hé bien, enchantée de faire ta connaissance, répondit Balsa en Kanbalese. Je m'appelle Balsa, voici ma fille Motoko, et mes fils, Nao, Karuna et Jiguro.
- Je m'appelle Tanda, se présenta son mari avec le peu de Kanbalese dont il était capable de se souvenir. Venez prendre place à l'intérieur dans la maison, vous devez être épuisées de la route. »
Alika se fit aider par sa famille pour transporter leurs bagages à l'intérieur.
« Tu vois ? Je t'avais dit que ma famille s'adapterait à toi, se réjouit Alika.
- Vous avez vraiment une fluidité de langue qui m'impressionne… Même ton père. »
Par contre, en regardant Balsa de dos, Lany pouvait clairement sentir son aura de guerrière aguerrie. Quand son mentor parlait de sa mère, la jeune préadolescente l'avait imaginée dans sa tête, mais jamais elle n'aurait pu imaginer qu'une telle énergie imposante puisse se dégager d'une femme. Tout dans ses gestes et postures montraient qu'elle savait se battre et qu'il ne fallait jamais la provoquer.
Elles prirent place à la petite table basse et Tanda leur servit une bonne tasse de thé chaude. Lany n'avait pas cette habitude de boire du thé, alors elle la renifla en premier lieu et osa tremper le bout de ses lèvres dans le liquide avec hésitation.
« Vous avez pas de thé à Kanbal ? s'étonna Motoko.
- Oui, mais je m'y habitue pas encore…, avoua Lany.
- J'ai fait le thé préféré de ma fille, répondit Tanda. Le Genmaicha. C'est le plus sucré en ville que tu peux trouver. Mais si tu préfères du jus, tu peux nous le demander.
- Non merci. Ça va très bien comme ça.
- Vous devez être affamés ! s'écria Balsa. Il reste des onigiri que nous avons préparé pour le repas du midi. »
Elle déposa un petit plateau avec quelques onigiri. Alika tira le plat vers elle, avant de le pousser devant Lany, l'invitant à en prendre. Elle était surprise de voir que son apprenti était devenu soudainement très réservée avec sa famille. Mais cette gêne n'était que passagère et bientôt, Lany se sentirait bien avec eux.
« On n'a pas ça à Kanbal, avoua-t-elle. Mais Koda-Oniisan m'a souvent parlé de ces collations Yogoese.
- Tu vas voir, c'est super bon ! s'écria la petite sœur d'Alika. Celui que tu as pris est au poisson, et il y a d'autres qui ont de la viande de bœuf à l'intérieur. Le truc autour est une feuille d'algue, avec des graines de sésame. »
Voyant que l'invitée regardait intensément Motoko comme pour analyser ses dires, la petite sœur d'Alika en profita pour mordre à pleine dent dans un onigiri. Elle sourit malgré sa bouche pleine. Convaincue par son geste, Lany l'imita mais avec une bouchée bien plus petite. Le riz n'était pas commun à Kanbal, mais la texture et le goût était très plaisant. Ses yeux bruns s'écarquillèrent de surprise.
« A-t-on fait une heureuse ici ? s'enjoua Tanda en regardant Balsa.
- Peut-être, hasarda sa femme avant de reporter son attention vers Lany. Est-ce que c'est bon ? »
Lany finit par hocher oui de la tête rapidement.
« On te fera découvrir les hekimooms ! s'écrièrent en chœur Karuna et Jiguro.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda la jeune apprentie après avoir dégluti.
- Les meilleures bonbons en ville ! continuèrent-ils de s'exclamer. Ils y mettent de la pâte de haricot rouge à l'intérieur. C'est comme si tu mangeais de l'air, en fait. »
Elle regarda Alika en se demandant si c'était normal que ses plus jeunes frères parlent toujours en même temps et en pleine synchronisation.
« C'est leur chimie que même nous ne parvenons pas à comprendre, admit-elle finalement. Mais il leur arrive de parler à tour de rôle. Qu'est-ce que j'ai manqué ici durant la dernière année ?
- Hum… pas grand-chose, avoua Balsa. La routine quotidienne, le travail de garde pour moi.
- Maman ! l'interpella Nao, qui jusque-là, n'avait encore rien dit.
- Oui ?
- Je peux l'annoncer à Alika ?
- Quoi donc, petit frère ? l'invita la concernée en Kanbalese, pour que Lany puisse faire partie de leur conversation. Tu as attiré ma curiosité.
- Oh…, sortit-il en changeant de langue. Hé bien, je suis fiancé à Maho et dans deux ans, on va se marier. »
Généralement sans expression, Lany faillit s'étouffer avec son thé. Heureusement, elle était entourée d'un apothicaire avec des guérisseurs en devenir. Motoko frictionna rapidement son dos en voyant son visage devenir rouge.
« Tout va bien, Lany ? Tu respires ?
- Oui, respira-t-elle. J'ai juste respiré quand je n'aurai pas dû…
- Hmmm.
- Mais… attend… tu as quel âge Nao ? »
Elle se souvenait de son nom, car c'était le seul qui avait les yeux bleus.
« J'ai eu quatorze ans cet hiver. Ici, à Yogo, nous sommes considérés comme des adultes dès l'âge de quinze ans.
- C'est bien trop tôt !
- Euh, pas ici.
- À Kanbal, on est considéré comme des adultes responsables qu'à dix-huit ans. Je n'avais jamais entendu parler d'une majorité aussi jeune… je suis seulement surprise.
- Oui, j'ai vu ça. Différents pays, différentes coutumes, je suppose. Mais avant, les premiers peuples de ce pays, les Yakue, devenaient officiellement adulte à seize ans pour les hommes et treize ans pour les femmes. »
Voyant le visage horrifié de Lany, Tanda décida de changer de sujet. Elle était assez déboussolée comme ça et devait être épuisée du long voyage qu'elles avaient faites. Avant même qu'il n'ouvre la bouche, Alika intervint.
« Nao, tu es un peu rude. Lany ne connaît pas vraiment notre culture Yogoese et Yakue. Mais bon… je suis contente de voir que tu as trouvé une personne qui comble ton cœur. »
Elle changea en Yogoese exceptionnellement pour pas que Lany comprenne la prochaine partie de ses paroles.
« J'espère seulement qu'elle n'aura pas à subir la même décision que j'ai dû prendre, avec de telles paroles, quelques années plus tôt si ça venait arriver avant le mariage. »
Elle faisait référence à la poussière d'ange qu'elle avait volontairement retiré de son ventre et les conneries qu'une esprit mal intentionnée, jalouse et troublée par son passé lui avait jeté. Cette remarque jeta un froid sur la table et Tanda se donna une claque mentale.
La fatigue est au rendez-vous, comprit-il.
« Je croyais que c'était réglé et mis de côté, rétorqua Nao froidement en Yogoese. Et pour ta gouverne, la sœur, j'ai arrêté de faire le portail. Il n'y a plus aucun esprit qui passe. Tu es juste jalouse de ne pas avoir de personne dans ta vie.
- Pourquoi serais-je jalouse alors que je me fais courtiser ?
- Bon ! intervint Balsa en frappant dans ses mains. Ça suffit comme ça ! Les filles sont épuisées et je suggère qu'elles en profitent pour faire une sieste. Le voyage a été long et éprouvant. Aller, on débarrasse la table. »
Les jumeaux ronchonnèrent et filèrent à l'extérieur. Nao les suivit également, frustré. Motoko, en parfaite enfant obéissante, aida Tanda à débarrasser la table. Lany avait perdu l'appétit et restait proche d'Alika. Balsa se pencha proche de sa fille.
« Pourquoi avoir dit ça, Alika ? murmura-t-elle.
- Parce que s'il est pour prendre une femme, c'est à ça qu'il doit s'attendre ! explosa sa fille aînée.
- Je comprends, mais ce n'était peut-être pas le bon moment.
- Sinon, ça aurait été quand, hein ?! Moi, qui suis sa sœur aînée, je me suis faite jetée des paroles blessantes en pleine gueule quand ça m'est arrivé. Pas une once de compassion ni d'empathie de sa part ! Je ne suis pas jalouse, car j'ai aussi un prétendant à Kanbal qui m'attend ! »
Ce fut à Balsa d'arquer un sourcil de surprise.
« … Y avait-il une sorte de jalousie ou une sorte de compétition ? demanda Balsa.
- Juste de la rancune. Je ne souhaite à personne de vivre ce que j'ai dû vivre. Mais quand j'entends un jeune homme dire qu'il va épouser une femme, et voir qu'il a tenu des propos aussi méchants et sexistes, je digère très mal ! Je me devais de laisser sortir ça.
- Et ça t'a fait du bien, l'espace d'un instant, je présume ?
- C'est bien mieux que pendant le mariage, non ?
- Bon… si tu le dis. Et puis, c'était un esprit selon vos dires… mais il est vrai que c'est via le corps de Nao que ça a passé. Je pense que Nao a compris sa leçon depuis, et ne dira plus jamais de telles choses. Il s'en est beaucoup voulu et je pense encore qu'aujourd'hui, ça l'affecte et le tourmente, même s'il ne le démontre pas. Je crois que vous vous devez tous les deux des excuses.
- Qu'il vienne en premier.
- Tanda s'en occupe. »
Elle soupira et se tourna vers Lany qui faisait des efforts pour comprendre leurs paroles en Yogoese.
« Pardon de te mêler de nos affaires de famille, s'excusa Balsa en Kanbalese. Parfois, ce n'est pas toujours facile à gérer.
- Non, ça va. Aucune famille n'est parfaite… même la mienne.
- Tu es adorable Lany. Est-ce que tu te sens épuisée ? Voudrais-tu reposer tes yeux un moment ?
- Je… je pense que ce ne sera pas de refus.
- Je vais déplier deux futons d'invité dans le salon juste pour toi et Alika. Je pense qu'une sieste vous fera du bien. »
Lany déposa ses bagages proches de son lit et se mit confortable alors que son mentor l'accompagnait. Balsa leur souhaita bon repos et sortit à l'extérieur, avertissant sa famille que les deux invitées se reposaient.
« Au vue l'énergie que toi et ton frère vous êtes échangés… j'ai vraiment senti qu'il y avait un nœud dans votre relation et que tu avais encore de la rancune à son égard, murmura Lany.
- Je fais des efforts, mais parfois, la bête sort d'elle-même.
- Je ne t'en veux pas. On peut pas toujours avoir le contrôle de nos émotions… alors au lieu de s'empoisonner, mieux vaut en laisser sortir une petite partie. Je vais toujours continuer à t'aimer et t'idoler comme professeur. »
Elle se blottit contre Alika et ferma les yeux, sombrant dans un petit sommeil.
Karuna et Jiguro étaient retournés jouer dans la forêt et s'amusaient encore à escalader les arbres ayant les accès les plus faciles. Motoko avait choisi de trier les herbes médicinales pour les commandes, alors que ses parents se tenaient avec Nao, dans le ravin derrière le refuge. Il était de nature généralement calme, mais avec les hormones de l'adolescence en jeu, il était complètement fâché contre l'attitude de sa grande sœur.
« Elle est juste jalouse que je me maris avant elle et risque d'avoir des enfants en premier ! pesta-t-il.
- Peut-être, répondit simplement Tanda, le laissant évacuer sa colère.
- Quand je vais me marier, je n'ai pas envie qu'elle soit là à ma cérémonie !
- Pourtant, elle ne s'est jamais interposée entre toi et Maho.
- C'est parce qu'elle était à Kanbal ! Si elle n'y était pas, elle aurait tout fait pour nous séparer elle et moi. Je l'ai senti depuis le premier jour qu'elle était réticente à notre couple !
- Mais elle ne vous a jamais empêché de sortir ensemble, comme elle avait ses propres problèmes à régler, c'est ça la différence. »
Nao lança une pierre dans la rivière.
« Elle va toujours rester ta grande sœur. Je ne pense pas que ce soit juste si elle n'est pas invitée, mais que le reste de la famille l'est.
- Alors pourquoi elle m'a jetée ça ?! Pour m'humilier devant Lany ?! Pour se montrer meilleure que moi ? Même si sa disciple ne comprend pas totalement le Yogoese, c'était quand même suffisant pour me sentir rabaisser !
- En soi, je concède que ce n'était pas sa meilleure réplique devant des invités, s'enjoint Balsa en arrivant aux côtés de Tanda. Et je lui ai dit. Nous avons discuté et j'ai pris en compte son point de vue. Je pense qu'elle est préoccupée par le statut de Maho.
- Quel statut ?
- En tant que femme. Tu n'as peut-être pas pensé à tes paroles à l'époque, et je ne peux pas te blâmer pour ce que cette esprit t'a fait dire et influencé, mais elles ont touché une corde sensible chez Alika.
- Mais je me suis excusé et je n'ai plus jamais eu de tels propos ! Elle n'avait pas affaire à me dire ça ni me rappeler mes fautes ! Moi, je voulais juste annoncer que j'étais fiancé, et que le mariage viendrait dans deux ans, quand Maho sera aussi une adulte. Elle n'avait pas le droit de me dire ça !
- Non, c'est vrai, tenta de l'apaiser Tanda. Pour le moment, le mariage n'est pas en vue, donc inutile d'en parler. Rendu-là, c'est à elle de gérer sa rancune, pas à toi.
- Ça fait pitié, conclut-il.
- Oui, je te l'accorde. Mais si pareille injustice t'avait été fait, je pense que tu aurais viré aussi rancunier qu'elle.
- Je pense que tu as compris ta leçon depuis, répéta Balsa. Et que plus jamais tu ne tiendras de tels propos sur une chose à laquelle tu n'as pas de pouvoir. Je crois que vous vous devez tous les deux des excuses.
- Tous les deux ?! C'est elle qui m'a offensé en premier ! »
Tanda soupira.
« Nao. Tu es presqu'un adulte. Les petits jeux de "c'est lui le premier, pas moi" ne font pas très mature. Montre-toi meilleur que ta grande sœur. Montre que tu as vieilli et mûri en acceptant de t'excuser.
- Même si je n'ai même pas à le faire ?
- Même si tu n'as pas à le faire, des excuses mets toujours un petit baume, même sur une situation aussi bénigne que celle-ci. Mets ta fierté de côté un moment, d'accord ? Et ainsi, Alika fera sans doute la même chose de son côté… si elle a une disciple, elle va devoir montrer l'exemple.
- Nous pourrons servir d'arbitre si jamais ça venait à dégénérer, proposa Balsa.
- D'accord… mais je devrais recevoir des médailles pour toutes les fois où j'ai fermé ma gueule alors que je n'aurai jamais dû le faire. »
Nao demanda à être seul. Contents de voir qu'ils étaient parvenus à l'apaiser, les deux parents retournèrent proche du refuge.
« Ah, les problèmes de famille, laissa échapper Tanda dans un soupir.
- Aucune famille n'est parfaite. C'est ce qu'à dit Lany, cita Balsa alors qu'ils marchaient côte à côte. Tanda… tu savais que notre fille a un prétendant maintenant, à Kanbal ? Elle a dit qu'il la courtisait.
- Hein ?! »
Il se retourna vers elle, les yeux ronds.
« Un ?
- Oui. Elle parlait bien de ce prétendant comme s'il était de sexe masculin.
- Je croyais qu'elle n'était attirée que par les femmes.
- Je le pensais aussi… mais tout compte fait, rien n'est totalement coulé dans le béton. Il faudrait que je me renseigne davantage pour savoir comment tout ce dénouement est arrivé. Elle était assez neutre d'expression, comme elle l'a sorti quand je l'ai un peu réprimandée sur ses paroles contre Nao, mais j'ai cru voir une petite étincelle dans le fond de ses yeux, et même sentis sa voix changer d'intonation quand elle en a parlé. Pour le moment, elle et Lany se reposent.
- Tu as eu une bonne idée-là, ma chérie. »
Même si elle avait fait une sieste, lorsque Lany ouvrit les yeux, elle se sentit déboussolée et ne reconnut pas le décor pendant un court instant. Il lui fallut une à deux minutes pour savoir ce qu'elle faisait, puis elle se rappela qu'elle se trouvait au Nouvel Empire de Yogo. Elle se retourna vers Alika et se blottit contre elle. Elle entendait le gazouillis des oiseaux et le son incessant des cigales, mais ce qui l'estomaquait encore plus fut la chaleur que dégageait le refuge : les étés étaient vraiment plus chauds ! Elle fut prise de surprise quand elle sentit les deux bras d'Alika l'emprisonner et l'attirer dans sa direction.
« Tu dors plus, Alika-Sensei ? s'étonna Lany.
- Je viens d'émerger de mon sommeil.
- Tu te sens mieux ?
- Oui, beaucoup mieux. »
Lany se redressa tranquillement et brossa ses cheveux avant de replacer son ruban de soie sur le dessus de sa tête.
« As-tu l'intention d'aller t'excuser auprès de ton petit frère ? questionna son élève.
- Pour avoir dit le fond de ma pensée ?
- D'une part et aussi pour ne pas commencer nos vacances sur de mauvais termes. »
Alika poussa un soupir.
« Parfois, j'ai l'impression que c'est toi l'adulte entre toi et moi. »
Cette remarque la fit rire.
« J'aime juste pas voir mes amis être mal et fâchés. Et d'une façon, je suis très bonne pour t'influencer : regarde ce que ton rencard a donné avec Shozen dans les premiers temps que toi et moi se sommes rencontrées. »
La fille de Balsa se fit prendre à son propre jeu. À quel point le niveau d'intelligence de Lany était-il ? Pour toutes réponses, elle se redressa à son tour et alla se prendre un verre d'eau, demandant à son élève si elle désirait en avoir un. Laissant leurs lances au refuge, elles sortirent enfin à l'extérieur pour montrer que leur sieste était terminée. Selon le cadran solaire, elles avaient dormi un bon deux heures. Alika retrouva sa petite sœur Motoko devant une petite marmite qui frémissait et qui remuait le tout à l'aide d'une spatule en bois. Elle leva les yeux vers les invitées.
« Oh ! vous êtes enfin réveillées ! s'écria-t-elle. J'avais peur que vous fassiez le tour de la pendule !
- Qu'est-ce que tu fais ? questionna Lany en s'approchant.
- Des remèdes à base de plantes et de fleurs comestibles. L'industrie de Papa a explosé ces dernières années et il fait payer un brin plus cher. Tu veux regarder ? »
Sachant que Motoko veillerait son élève et s'occuperait de la rendre à l'aise, Alika retrouva Balsa qui était plus loin dans la clairière. En entendant sa démarche familière, la guerrière se retourna.
« Enfin réveillée ? demanda Balsa.
- Oui.
- Tu l'es assez pour aller retrouver Nao et t'excuser ? »
Le visage et la moue d'Alika montrait clairement qu'elle n'en avait pas envie, mais qu'elle était prête à faire des efforts pour ne pas bousiller ses vacances qui allaient durer encore jusqu'à trois mois.
« Je reconnais cette expression, mais je vais passer outre. »
Les deux parents arrivèrent avec leurs aînés proches d'eux. Étrangement, Tanda sentit que c'était Nao qui était le plus colérique alors qu'Alika semblait seulement espérer passer à autre chose le plus rapidement possible. Elle remarqua que son petit frère était presque de la même taille qu'elle physiquement.
« Je m'excuse de t'avoir jeté ça en plein visage, commença Alika en premier, surprenant tout le monde. J'étais fatiguée de mon voyage et ça m'a fait un choc sur le coup.
- C'est bon, j'accepte tes excuses, sortit Nao. Pardon de t'avoir offensée devant ton élève.
- Bien ! déclara Tanda en frottant ses mains. Maintenant que tout ceci est réglé, on met ça de côté – car dire qu'oublier et passer à autre chose est un peu trop dur pour Alika. Vous n'êtes pas obligés de vous donner un câlin comme quand vous étiez plus petits. »
Au lieu, sans réfléchir, Alika tendit la main droite pour pouvoir serrer celle de son petit frère. Nao la regarda un moment, sans trop savoir quoi en penser, puis répondit à son geste. Il retourna dans la forêt pour retrouver sa solitude habituelle. De leurs côtés, Tanda et Balsa entourèrent soudainement les épaules de leur fille aînée alors qu'ils marchaient de nouveau vers le refuge pour y retrouver Motoko et Lany.
« Donc, ta mère m'a tout dit ! sortit Tanda.
- Hein ? À quel propos ? se surprit Alika.
- Qui est ce prétendant ? ajouta Balsa, aussi amusée que son mari.
- Oh, euh… »
Le visage d'Alika vira cramoisie.
« Tout va bien, ma chérie ? s'inquiéta son père. Tu fais de la fièvre ou c'est un coup de chaleur ?
- Ni l'un ni l'autre !
- Quel est le nom de ce jeune homme ? demanda sa mère.
- Ça fait longtemps ? continua Tanda.
- Quel âge a-t-il ?
- Où travaille-t-il ?
- A-t-il un statut ?
- Qui sont ses parents ?
- Vous êtes-vous déjà embrassés ?
- À quoi ressemble-t-il ? »
Toutes ces questions étourdirent la pauvre jeune femme qui ne parvint pas à se défaire de leur emprise quand ils arrivèrent devant Motoko qui les dévisageait, se demandant ce qui se passait. Lany, quant à elle, avait bien sûr deviner que les parents de son mentor cherchaient à connaître qui était Shozen… son prétendant.
« C'est sûr que si vous ne me laissez pas parler tous les deux, je ne répondrai pas à vos questions étranges ! finit par dire Alika, l'intonation de sa voix ayant monté d'un cran. Nous, on ne demande plus qui est le fils de qui, ou le lien de parenté avec des connaissances que je ne connais même pas !
- On te taquinait ma chérie, expliqua Tanda alors qu'elle se libérait de leurs emprises, ne sois pas fâchée.
- Je ne suis pas fâchée. Les questions que vous me posez ne sont pas nécessairement les centres d'intérêts et informations auxquels les gens de ma génération s'intéressent ! »
Mais il était vrai qu'Alika et Shozen s'étaient assez souvent courtisés pour se connaître presque sur le bout des doigts; de leurs mauvaises habitudes, à leur plus grande qualité, en passant par leur couleur préférée et leur alcool favoris.
« Commence donc par nous expliquer comment vous vous êtes rencontrés, et son nom, insista Balsa en prenant place sur l'herbe sauvage tendre.
- De quoi vous parlez ? demanda Motoko.
- Du prétendant qu'Alika possède à Kanbal.
- Oh ! »
Les yeux de sa petite sœur s'illuminèrent et elle écouta attentivement, car, nécessairement, Alika ne voudrait pas se répéter trois cent mille fois. C'est ainsi que sans trop entrer dans les détails – juste assez pour satisfaire leur curiosité – elle leur parla de Shozen et de son intérêt naissant qui avait pris place peu à peu au fil du temps. Sachant qu'elle ne se mettrait pas dans l'embarras ni même son professeur, Lany ajouta que c'était son intuition qui avait poussé Alika à répondre aux avances de Shozen.
« Tout compte fait, avoir une élève t'aide aussi à prendre de bonnes décisions. Et des positives, en plus, commenta Balsa.
- Oui, on peut dire.
- Ou les Kanbalese ont plus d'influencent sur toi que ta propre famille. »
Ne désirant pas remuer une plaie encore à vif dans le cœur de sa fille, Balsa ne mentionna pas qu'elle faisait référence à Amaya, dans le temps où elle était vivante. Elle avait Alika sur le bout des doigts et la faisait obéir sans même avoir à répéter. Balsa fut également soulagée de voir qu'ils prenaient leur temps, et elle était encore plus surprise de la maturité que Shozen semblait posséder quand il lui avait dit qu'il serait en mesure de l'attendre toute une vie. Alika voulait prendre son temps et il ne l'avait jamais brusquée.
« Je ne l'ai toujours pas dit… mais Shozen est le fils d'un des Lanciers actuels du Roi Radalle, les informa-t-elle. Il représente notre clan.
- Yonsa ? répéta Balsa.
- Oui. Nous dansons à chaque fois que l'on combat amicalement. La Dance des lances s'impose d'elle-même naturellement. Et il est gaucher.
- Peut-être que c'est ton destin d'être lié aux guerriers et lanciers de Kanbal ! piailla Motoko.
- Je suis content de voir que tu ne places pas tous les hommes dans le même bateau, se soulagea Tanda, en repensant aux Talsh. La maturité de Shozen est très impressionnante.
- Il a juste un an de plus que moi, Papa, rectifia-t-elle.
- Et alors ? Des hommes respectueux comme lui, ça ne court pas les rues.
- Tu étais à peu près comme lui dans notre jeunesse, se rappela Balsa. Tu as toujours été respectueux, et tu étais plus jeune que moi.
- C'est vrai ?
- Oui.
- Par contre, Shozen a plus de muscles que toi, Papa, s'empressa d'ajouter Alika. Et il est très grand, aussi.
- Comment ? »
Alika se mit debout, aussi pour délier ses jambes qui commençaient à engourdir. Elle leva le bras au-dessus de sa tête.
« Comme ça.
- C'est vraiment grand ! s'écria Motoko. Mais il va pouvoir te protéger !
- Je n'ai pas besoin de me faire protéger, Motoko. Je suis assez forte et indépendante pour le faire moi-même, mais j'avoue que sa taille est un plus. Quand il entre dans un endroit, la majorité des personnes font attention et se tiennent soudainement le dos droit.
- Quand allez-vous officiellement être ensemble ? demanda Tanda.
- Hé bin…
- Après les vacances ici, sois dans trois mois ! répondit Lany en Yogoese à sa place.
- Lany ! fit mine de s'offusquer son mentor.
- Bin quoi ? (elle changea de langue pour le Kanbalese) Tu avais dit que tu voulais l'annoncer à tes parents et ta famille avant que ce ne soit officiel.
- Je sais, mais… »
Balsa se racla la gorge.
« Allons-nous avoir la chance de le rencontrer si votre relation fonctionne ? l'interrogea-t-elle.
- Si ça fonctionne, l'été prochain, oui.
- Et il va peut-être nous accompagner lors de notre prochaine visite ici l'an prochain ! s'égaya Lany.
- Dans tous les cas, Shozen a l'air de te rendre heureuse, remarqua Tanda. Tu as des étoiles dans les yeux quand tu parles de lui. Ça faisait longtemps que je ne t'avais pas vu aussi heureuse que ça, et j'ai de l'émotion juste à le sentir. Alors je sais déjà que c'est un bon parti, un bon ami et camarade et que ce sera même plus que ça, plus tard. »
Tanda essuya ses yeux brillants et fit un beau sourire. Motoko alla lui donner un gros câlin.
« On va préparer une montagne de places et d'endroits à faire visiter à notre invitée ! s'enthousiasma la petite sœur d'Alika. On a trois mois pour pouvoir tout faire ça, mais j'aime être organisée !
- Je voudrais essayer d'améliorer mon Yogoese, confessa Lany en faisant un effort pour parler leur langue.
- Faire une immersion linguistique est une très bonne initiative, l'encouragea Balsa. Quand tu repartiras, tu seras probablement au-dessus de la moyenne des tes amis qui parlent Yogoese en tant que langue seconde. Il y a cinq niveaux de compréhension : le parler, le lire, l'écrire, l'entendre et la prononciation.
- Alika m'a dit que tu parlais plusieurs langues, que tu étais polyglotte… c'est vrai ?
- Ayant beaucoup voyager plus jeune avant de me poser définitivement, je confirme que c'est vrai. Mais j'excelle bien plus dans la langue Kanbalese que les deux autres qui sont le Rotan et le Sangalese.
- On m'a dit que le Rotan était la langue la plus proche du Kanbalese. Mais… j'ai toujours trouvé que c'était le Yogoese.
- Alors tu as déjà une bonne avance. Tu es très fluide et je n'ai jamais eu de difficulté à comprendre ce que tu me disais.
- Maman, l'interpella Alika. Allez-vous vous entraîner demain matin ?
- Comme toujours, et si Motoko veut aussi m'accompagner.
- Oh oui ! s'enjoua Motoko. On formera une petite troupe de lanciers ! Ça pourrait ressembler au Tai-chi de groupe, mais version lance ! »
Pour célébrer l'heureuse nouvelle et clore cette journée de voyage épuisante, Tanda prépara son fameux ragoût sauvage en faisant le double de la recette habituelle. Elle avait diminué au fil du temps, car Alika était indépendante et Nao était presqu'à temps partiel à la maison familiale.
Lany reçut son bol de riz nappé de ragoût sauvage en premier. Elle attendit poliment que tous les autres membres de la famille aient leur portion pour commencer à manger.
« Tu peux manger, Lany, tu n'es pas obligée d'attendre le reste de la famille pour le faire, l'invita gentiment Tanda.
- Oh… c'est juste plus poli…, hésita Lany en Yogoese. Je connais pas les habitudes et traditions ici…
- Tu manges quand tu reçois ta nourriture. »
L'odeur de la viande cuite et les arômes qui se dégageaient du ragoût mirent l'eau à la bouche de Lany. Ça semblait salé et onctueux, comme la sauce à ponco. Sans hésitation, elle plongea ses baguettes dans son bol et prit une première bouchée.
« C'est délicieux ! Wow !
- Tu as la même réaction que Chagum-Niisan, s'amusa Alika.
- Qui est Chagum ?
- Oh… c'est maintenant le Mikado du Nouvel Empire de Yogo. Mais avant, il a fait parti de la famille comme Maman l'a protégé en tant que garde-du-corps. Il n'avait jamais connu la faim, donc, un simple bol de riz fumant lui était tellement nouveau...
- Je vois.
- Il ne connaissait même pas les signes de la faim ! »
En plein milieu du repas, la porte s'ouvrit en grinçant. Alika tourna la tête vers la nouvelle arrivante.
« Mais regardez qui revient à la maison ! annonça-t-elle. Bonjour Grand-Mère !
- Grand-Mère ? murmura Lany en tournant la tête. »
Torogai leva la tête et eut à peine le temps de répliquer qu'elle reçut sa petite-fille sur elle dans une grosse accolade. Elle fut vite libérée et son regard bleu croisa le visage de Lany. Immédiatement, la chamane sut que la nouvelle invitée se trouvait dans les énergies.
« Je suis revenue pour les vacances estivales ! l'informa Alika.
- Je suis contente de te revoir, petite fleur.
- Et moi, je suis toujours aussi surprise de te voir vagabonder ici et là, vu ton âge avancé.
- Ne me sous-estime pas, jeune fille ! Ce n'est pas parce que j'ai eu mes 87 ans cette année que je suis devenue faible ! »
Torogai prit place à la table, à côté de son élève et salua gentiment Lany, ayant senti qu'elle se sentait intimidée par son aura et sa prestance.
Définitivement une médium dans les énergies, c'est sûr, analysa la grand-mère d'Alika.
Alika était redevenue un vrai moulin à parole et avait expliqué à Torogai son histoire d'apprentie et de mentor. Tanda ne put s'empêcher d'ajouter que leur fille aînée était retombée en amour et courtisait un guerrier Kanbalese depuis quelques temps. Lorsque les jumeaux eurent pris leur bain et étaient enfin au lit, Motoko invita Lany à prendre son bain en sa compagnie. Leur âge très rapproché faisait sûrement en sorte qu'elles s'entendaient beaucoup plus que le reste de la fratrie d'Alika. Incertaine, Lany regarda son mentor.
« Tu peux y aller. Je prendrai mon bain seule, termina Alika avec un beau sourire.
- D'accord. »
Motoko s'arma de deux serviettes, son pyjama et ses affaires de bain. En allant derrière le refuge, Lany vit qu'un feu de camp avait été allumé pour permettre un meilleur éclairage. Sous un toit de bois, reposait une installation faite du même matériau et formait une cuve semblable à un grand baril.
« Aux deux jours, différents membres de la famille remplissent le bain d'eau du puit et on la fait chauffer après le souper grâce à un mécanisme de chauffage en terre cuite un peu plus loin, l'éclaira Motoko. On se nettoie de la saleté avant d'entrer dans l'eau pour la garder clair et propre. La dernière personne à prendre son bain vide l'eau en utilisant le drain au fond de la cuve.
- Ingénieux. Je suis habituée de prendre des bains à Kanbal, mais je ne pensais pas qu'au Nouvel Empire de Yogo, il y avait des installations semblables. »
Motoko arqua un sourcil en faisant une expression confuse.
« Tu croyais qu'on ne se lavait pas ici ? s'amusa-t-elle.
- Non, non… en fait, je ne m'attendais pas à ce que certaines choses soient similaire à mon pays natal, comme Kanbal est reconnu pour être un pays plus pauvre que ses voisins. »
Elles retirèrent leurs vêtements et Lany remarqua à quel point le corps de son hôte avait commencé à changer. Un an plus jeune qu'elle, Motoko avait une poitrine naissante et de petites hanches. Timidement, elle baissa les yeux vers son propre corps et remarqua des détails qui n'attiraient pas son attention avant ce jour, mais la petite sœur de son mentor avait plus de formes qu'elle. Légèrement embarrassée, elle se promit d'aller en parler à Alika une fois l'heure du bain terminée.
Motoko la bombardait de pleins de conversations mignonnes et à l'eau de rose. Elle n'était pas du tout pudique et ne cherchait pas à se cacher. Lany aimait aussi comment elle était fluide quand elle changeait de langue et elle adorait entendre son petit accent, peu prononcé comme celui d'Alika.
« Tu aimes parler Kanbalese ? questionna Lany alors qu'elles relaxaient dans le bain.
- Il y a des expressions et des mots qui sonnent mieux dans la langue maternelle de ma mère. Je me sens aussi bien en Yogoese qu'en Kanbalese, mais quand j'en ai l'occasion, j'utilise ma seconde langue… ça te vexe pas trop ?
- Oh non. Ça me facilite un peu la tâche.
- Je t'apprendrai aussi le Yogoese, avec des exercices comme nous l'a montré nos parents. »
Elles sortirent enfin du bain et Lany retrouva Alika, dans un coin isolé de sa maison, en train de plier du papier origami. Alors qu'elle prenait place sur son futon attitrée, elle se confia.
« Dis, Alika…
- Oui ?
- J'ai pris mon bain avec Motoko.
- Tu te sens mieux ? Ça s'est bien passé ?
- Oui, c'était agréable. Par contre, j'ai remarqué une chose.
- Quoi donc ?
- Euh… mon corps, avoua-t-elle en baissant timidement les yeux. Je sais pas pourquoi je l'ai pas remarqué plus tôt, mais… j'ai moins de forme que ta petite sœur et elle est plus jeune que moi. »
Le mentor se redressa, surprise de cette confession.
« En fais-tu un complexe ? la questionna-t-elle.
- Je ne sais pas… mais ma poitrine naissante me rend un peu gênée… je ne veux pas que les hommes me regardent à cet endroit.
- Tu es encore jeune. Ton corps va encore changer et n'a entamé son processus que depuis quelques mois seulement. Même pas une année.
- Tu-tu as remarqué ça ?! »
Alika tourna les yeux et fit un petit sourire.
« Nous nous côtoyons depuis presqu'un an maintenant. Et oui, je l'ai observé. Le corps des femmes ou des hommes, je les regarde d'un œil différent.
- Alors… pourquoi tu ne m'en as pas parlé plus tôt ?
- Parce que j'attendais que tu en fasses toi-même la découverte. Je ne voulais pas que ça te trouble. Tu sais, Lany, chaque corps est différent. Même les jumeaux et jumelles identiques sont différents à certains niveaux. Certains entament le processus vers la vie adulte bien plus tôt dans leur vie, alors que d'autres commencent plus tard. Entre onze et quinze ans, parfois seize ans. Ton corps ne sera pas pareil comme celui de Motoko, et c'est très bien comme ça, ça fait de la diversité. Si ton corps était trop semblable au sien, vous seriez liés par le sang.
- Y a-t-il des chances que le corps de Motoko ressemble au tien et à ta mère ?
- Oui, comme c'est génétique. Mais elle pourrait aussi avoir retenu des gènes Yakue de mon père et être grande et svelte. C'est la loterie génétique. On ne peut rien y faire ni changer quoi que ce soit. Mais quand je regarde le physique de Kasha, ta maman, je crois fortement que tu vas lui ressembler physiquement.
- Tu la trouves jolie ?
- Aussi belle que ma plus douée de toutes les apprenties ! »
Alika serra Lany dans ses bras, lui proposant dès le lendemain de mettre un sarashi pour pas que sa poitrine la gêne et limiter les frictions des vêtements sur ses bourgeons mammaires. Motoko arriva justement au moment où leur conversation terminait.
« Demain matin, séance d'entraînement matinal avec Maman ! s'impatienta-t-elle en rampant sur son futon, proche de celui de Lany. J'ai tellement hâte ! Même les jumeaux vont nous accompagner.
- J'ai hâte de voir le résultat, s'impatienta Alika. Je vais prendre mon bain à mon tour. Vous allez être correct, les filles ?
- Oui.
- Bien. Ne parlez pas trop tard. »
Elle disparut de leur vue. Motoko était tellement contente d'avoir une amie qu'aussitôt qu'elle avait terminé un sujet philosophique sur la vie, elle en prenait un autre sur les univers parallèles. Ce fut comme ça jusqu'à ce qu'Alika, les cheveux humides, revienne dans le décor. Sa petite sœur s'était tue : Lany s'était malheureusement endormie en plein milieu de la conversation.
« Tu l'as pas mal influencée à ta routine, Alika-Onee-ny-chan.
- Oups. Pas facile la vie de mentor et de disciple. Aller, dodo. Ralentis tes pensées et calme ta respiration sinon, tu le regretteras demain matin. »
Motoko bougonna un moment, puis elle finit par poser la tête sur l'oreiller. Alika lut un peu à la lueur d'une chandelle. Shozen lui avait prêté un livre de poésie Kanbalese pour son voyage. Elle lui rapporterait quelques souvenirs, c'était certain !
