Tamashi no Moribito

Gardien des Âmes


Chapitre 10

Les phobies cachées de Lany

Balsa fut la première réveillée. Elle se nettoya le visage et s'habilla de son kimono; sa robe Kanbalese ne lui servant que si elle était en plein travail de garde. Elle se dirigea derrière le refuge, en direction de la forêt. Avant de commencer, elle faisait toujours une courte méditation, se concentrant sur sa respiration et détendant ses muscles. Enfin, elle fit un geste rapide comme l'éclair, la lame de sa lance, usée par le temps et le savoir, créant un ruban de lumière. Un bruit semblable à un fouet claquant dans l'air retentissait à chacun de ses gestes. Elle fit une première série de kata, quand elle prit une courte pause : son ouïe était tellement aiguisée, qu'elle pouvait entendre les pas de ses enfants approcher dans le sentier. Un, deux, trois, quatre… cinq…

« Bon matin ! salua fortement Motoko. On est là ! »

Sa mère se retourna vers les nouveaux arrivants. Elle s'était attendue à voir ses deux filles plus Lany, mais voir ses petits jumeaux lui fit toute une surprise.

« Karuna et Jiguro voulaient aussi s'entraîner ? questionna Balsa.

- Oui ! répondirent-ils en chœur. »

À presque huit ans, ils avaient tous les deux leurs propres lances : une lance d'adulte, non forgée pour s'adapter à la taille de gamins.

« C'est Lany qui vous motive à vous entraîner ? osa-t-elle demander.

- Hé bien, c'est toujours amusant d'avoir une invitée, se justifia Jiguro.

- Et plus on est fou, plus on rit ! rajouta Karuna.

- Je n'y vois aucun problème, les rassura Balsa.

- On pourrait faire nos katas de synchronisation ! proposa Motoko. Tu sais ? Au fur et à mesure ?

- Il va falloir l'expliquer à Lany, dans ce cas, ma belle. Car elle ne doit sans doute pas connaître notre routine et doit en avoir une différente de la nôtre. »

Motoko expliqua alors à Lany que l'exercice de la synchronisation consistait à ce qu'un membre du groupe commence la série de kata. Au bout d'un moment, un autre membre continuait la chaîne de mouvements, sans que le premier n'arrête, se synchronisant avec lui. À tour de rôle, tous finissaient par entrer dans la parade. L'exercice se faisait en deux temps, pour permettre au dernier qui était entré dans la chaîne d'avoir le même temps d'entraînement que tous les autres.

« Oh je vois ! comprit Lany. Alika m'a montrée ce qu'elle savait, puis on s'est mutuellement enseigné.

- Quel kata préfères-tu le plus ? questionna Balsa, idée de pouvoir prendre une parade que leur invitée connaissait déjà pour pouvoir se mêler à eux sans trop de mal.

- Le kata intitulé : "Nord et Sud sont toujours à contretemps".

- Il y a beaucoup de séries de moulinet et la stabilité est au cœur de ce kata, tout en y mêlant vitesse et coordination. Le reste de la famille est-il d'accord pour qu'on le fasse ?

- Moi, je veux ! s'exclama Motoko.

- On le connaît par cœur, renchérit les jumeaux.

- Je peux commencer ?! insista Jiguro.

- Je peux entrer en dernier, clarifia Lany.

- Alors tu me suivras, déclara Alika. Mais avant toutes choses… nous ne commençons jamais de séance sans échauffement. »

Les jumeaux firent la moue. Avant même que Balsa ne puisse intervenir, Lany sortit en Yogoese :

« On se rend pas compte quand on est jeunes… mais les échauffements, c'est très important. Plus tard, si on a négligé ces exercices de préparation… hum, le corps va en ressentir des contrecoups néfastes.

- Comment tu peux le savoir ? s'étonna Karuna.

- Je m'entraîne pas seulement avec Alika… mais avec mon grand frère Koda, mon père et ses amis, ainsi que leurs propres maîtres et mentor.

- Les filles peuvent aussi être des guerriers de haut niveau à Kanbal ? se surprit Motoko.

- Pas vraiment… Je fais exception à la règle depuis que j'ai rencontré Alika. Donc jusqu'à présent, nous ne sommes que deux, c'est tout.

- J'appuie les dires de Lany, affirma Balsa. Aller. On s'échauffe. »

Après avoir couru en rond une dizaine de fois dans le grand espace dans la forêt où ils se tenaient, et étirant leurs muscles en groupe, Balsa indiqua à son fils qu'il était temps de commencer la parade. En fil droite, côte à côte, avec assez d'espace entre eux pour ne pas avoir à se prendre un coup de lance par accident, l'ordre des guerriers faisait de Jiguro, à Karuna, en passant par Balsa, puis Motoko, pour enchaîner avec Alika et finir avec Lany.

Jiguro débuta l'exercice. À la partie de son choix, Karuna continua sa série de mouvement en parfait synchronisme. Le son des lances frôlant l'air commença à créer une belle mélodie aux oreilles d'Alika. Lany fixait avec angoisse son tour approcher au fur et à mesure que la ligne avançait, se préparant mentalement, et ne désirant pas gâcher le beau synchronisme qu'ils avaient. Sentant son angoisse, son mentor lui sourit.

« Ne t'inquiète pas Lany. Tu connais les mouvements par cœur. Et tu as même ajouté ta petite touche du clan Muto. »

Lany sourit à cet encouragement. Alika débuta l'enchaînement : tous étaient coordonnés de façon si précise, que ça en devenait effrayant. Inspirant profondément, la jeune apprentie laissa son sang de guerrier de réveiller et elle se laissa aller avec le mouvement. Bientôt, elle avait l'impression d'être tombée en transe et ne faire qu'un avec la famille d'Alika. La parade touchant à sa fin, Balsa eut toute une surprise en voyant sa fille aînée et son élève faire une continuité personnalisée dans le kata.

Elle remarqua aussi que le sens de leurs frappes avait changé. Lany, pour son petit gabarit, avait un jeu de jambes très puissant et dynamique. Ses techniques d'attaque vers l'avant allaient en forme de flèche, alors que ses techniques de retraite allaient en forme de plume. Elle utilisait le concept de combat "léger comme une feuille, lourd comme du fer". C'était comme ça que les guerriers du clan Muto avaient basé et développé leurs techniques de combat. Ils étaient reconnus pour leurs mouvements légers, mais leur stabilité impressionnante.

Elles terminèrent leur magnifique ballet de lance en déposant la crosse de leurs lances sur la terre ferme, pour prendre un élan, puis, appuyer leurs deux pieds sur la hampe, sans les mains. Force, balance et totale concentration étaient essentielles pour cette réussite. Elles restèrent trois secondes en suspense, avant de se libérer et toucher le sol, attrapant leurs lances avant qu'elles ne touchent l'herbe.

« On l'a fait ! s'exclama Alika.

- Oui, on l'a vraiment fait ! rajouta Lany, folle de joie. »

Le mentor et l'élève se serrèrent dans les bras, heureuses et excitées. Les applaudissements du reste de sa fratrie les sortir de leur relation exclusive. Les jumeaux étaient trop estomaqués pour bouger, mais Motoko avait des yeux remplit d'admiration alors que ceux de Balsa montrait une très grande fierté. D'autres applaudissements fusèrent au sens opposé et Alika vit que Tanda, Nao et même Torogai se tenaient là.

« Depuis quand êtes-vous là ? questionna Balsa.

- Depuis le début de la séance du kata, répondit Tanda. Nous avons couvert notre énergie et observé. C'était de toute beauté. En général, tu es une guerrière solitaire, mais fusionner avec un petit groupe, c'était magique.

- Vos chakras, pendant un moment, étaient tous en harmonie et créaient des ponts d'énergie, remarqua Torogai. Je ne les ai pas vu, mais je les ai senti. »

Balsa s'avança vers Lany.

« J'avoue que c'est la première fois que je vois une guerrière du clan Muto exécuter les parades, remarqua-t-elle en Kanbalese; ce qu'elle avait à dire était bien trop important. Enfin, j'en avais déjà vu, mais jamais de façon aussi précise. Ça paraît que tu as été entraînée depuis ton plus jeune âge par des guerriers talentueux. Tu as les techniques du clan Muto. »

Lany baissa les yeux face au compliment, intimidée de recevoir autant d'attention. Surtout venant de la part de la célèbre Balsa.

« Je crois même que je ne serai même pas de ton niveau ! ajouta Motoko. J'avais jamais vu un style de combat aussi ferme, mais souple que le tiens. Maman reste fluide et souple à chaque mouvement, mais c'est différent.

- Alika est une bonne mentor, la venta Lany. C'est grâce à elle que j'ai pu développer mon talent à son plein potentiel. Je serai peut-être même la troisième lancière reconnue de toute l'histoire de Kanbal, en dehors de toi et Alika si je continue dans cette voie. Ce que je compte bien faire !

- J'ai vu certains mouvements qui appartenaient à ma fille et qui ont déteint sur toi, avoua Balsa. Mais le reste, tu as ta propre énergie et façon de faire. Ne la change jamais, c'est ce qui te rend unique. Et je vais suivre les dires de Motoko : je pense également que je risque de me faire battre d'aplomb par toi. »

Balsa s'approcha un peu plus.

« Les filles… je n'ai plus rien à vous apprendre. Mais vous avez peaufiné et perfectionné votre art du combat à sa plus grande valeur qui soit. Même le style de combat et d'entraînement d'Alika a changé pendant ces quatre dernières années. Elle m'a dépassée.

- Ah bon ? s'étonna la concernée. Vraiment ?

- J'ai hérité des techniques du clan Musa via mon père défunt. Alors elles se rapprochent plus de ce clan, que mon clan natal, Yonsa.

- Moi, je peux confirmer qu'Alika a aussi absorbé des techniques qui proviennent du clan Yonsa, bien plus qu'elle ne peut le croire, la taquina Lany. À force de côtoyer et combattre amicalement Shozen… elle est comme une éponge. »

Elle frétilla les sourcils et Tanda éclata de rire. Motoko, curieuse de nature, s'approcha de son arme.

« Je peux la voir ? demanda-t-elle.

- Oh, oui bien sûr, fit Lany, surprise. »

Sa lame était différemment forgée que toutes celles de la famille de Motoko, qui avaient été basées sur celle de Jiguro, leur grand-père. La lame de Lany était un peu plus longue et possédait une courbe creuse aux deux tiers avant de retourner vers l'extérieur. Mais ce qui attira le plus l'attention de Motoko était comment la lame terminait avant le manche qui la supportait. De chaque côté, les pointes étaient recourbées vers le bas, créant des pics. Lany possédait également un anneau d'argent, au lieu du doré qui identifiait les Lanciers du Roi, et celui de cuivre d'Alika, et sa hampe était bleu foncé.

« Ces pics recourbés, une fois plantés dans le corps de ton adversaire, doivent sûrement faire des ravages lorsque tu cherches à les retirer, déchirant ainsi la chair et les muscles, couina Motoko. »

Surprise du constat de sa plus jeune fille, Balsa y jeta un œil également et bientôt, tout le monde voulait la regarder. Lany lâcha alors son arme pour permettre une meilleure observation.

« Motoko a raison, confirma Balsa. Ta lance est une arme redoutable, mais elle te va bien et tu sais bien la manier. Elle ne me fait pas peur.

- J'ai reçu ce cadeau lors des fêtes à Kanbal… Alika a fait sa conspiratrice avec Koda-Oniisan et mon Père pour me l'offrir.

- Quel magnifique cadeau. Il te protégera, c'est sûr.

- J'ai oublié de mentionner qu'Alika a battu Koda-Oniisan en combat singulier à elle seule une fois. La nouvelle a fait poudre au vent parmi tous les territoires.

- Je ne suis pas plus étonnée que ça. Dites, je ne pensais pas le demander, ni même croire que ça puisse être possible, mais… pensez-vous que vous pourriez m'enseigner ? »

Lany émit un couinement de stupeur.

« Hein ? Tu es sérieuse ?

- Oui, très sérieuse. »

En continuant de voir son expression surprise, Alika éclata de rire.

« Il nous reste encore trois mois pour ça. Ça me fera plaisir de montrer mon savoir à ma Maman. Et Lany, tu vas être instructrice.

- Moi aussi, je veux apprendre ! insista Motoko.

- Nous aussi, nous aussi ! se joignirent les jumeaux.

- D'accord, accepta Lany. »

L'effervescence passée, ils refirent à nouveau le kata en sens inverse, commençant ainsi par Lany. À leur demande générale, elle commença avec leur propre parade personnalisée, pour enchaîner avec le début du kata.

Balsa ne se souvenait plus à quel point les séances d'entraînements pouvaient se montrer amusantes. Lany apportait une bouffée d'air frais. Avant l'arrivée d'Alika dans sa vie, tous les entrainements que Balsa avait faits avec Jiguro étaient sérieux. Jamais ils ne faisaient des combats par plaisir et ils ne riaient jamais; elle s'était faite taper sur les doigts et réprimandée pour l'avoir fait une unique fois. Depuis, Balsa avait pris ces entraînements très – trop – au sérieux. Mais elle s'était promis de ne jamais imposer un tel style de vie à ses propres enfants, gardant ça léger et amusant.

Cette douceur n'avait jamais empêché Alika d'être experte en arts martiaux. Ça lui avait même forgé une place dans la société Kanbalese, en plus d'avoir reçu une élève exemplaire. Balsa était tellement heureuse pour elle.


Alika et Lany prirent trois jours pour décompresser de leur voyage. Alika n'avait pas autant besoin de temps de récupération, mais Lany, qui n'était pas habituée de voyager aussi longtemps, était désorientée de tous les repères qu'elle avait connu jusqu'à présent. Toutes deux médiums, le mentor décida de montrer une place particulière à son élève, dans la forêt.

« Ma Grand-Mère, Torogai, m'a montrée cet endroit quand je n'étais qu'une enfant. Il y a un endroit souterrain très chargé en énergie, ici. Les frontières entre nos deux mondes, Sagu et Noyook, sont très minces à cet endroit. Il y a trois entrées.

- Est-ce que ta famille le connaît aussi ?

- Oui. Mais on le tient secret jalousement. »

Alika arriva devant un arbre centenaire. Elle découvrit une entrée cachée derrière des vignes, dans la souche du grand arbre.

« C'est par ici.

- Tu vas vraiment sauter dedans ? demanda Lany, incertaine.

- À priori, glisser à l'intérieur est le verbe pour. Il y a une pente d'écorce naturelle dedans qui fait office de glissoire, ou sinon, Grand-Mère l'a créée avant même que je ne naisse. Tu me fais confiance ?

- Aveuglément, oui. »

Son mentor disparut et Lany la suivit. Elle glissa rapidement et faillit tomber droit sur le dos d'Alika. Elle poussa un petit cri de surprise et l'évita de justesse en tombant sur un lit de mousse moelleux.

« Oups, je ne me suis pas enlevée assez vite, s'excusa Alika avec un sourire. Bienvenu dans mon sanctuaire.

- Ohhh, s'émerveilla Lany. »

Une chute d'eau se déversait dans une source d'eau clair et limpide. Du gazon poussait comme sur un terrain plat, avec des fleurs et des rochers recouvert de la même sorte de mousse dans laquelle Lany était tombée quelques instants plus tôt. Quelques papillons volaient avec d'autres insectes. C'était presque le paradis.

« Il y a vraiment un concentrée d'énergie ici, commenta-t-elle. Tu avais raison. Je me sens en paix, calme et sereine.

- N'est-ce pas ? confirma Alika. Au fil du temps, ma famille et moi avons personnalisé cet endroit. »

Le cadran solaire avait été installé par Torogai à l'époque. Alika avait rajouté des plantes. Nao avait choisi de faire pousser un petit arbre, tandis que Motoko avait sculpté des sculptures de bois en forme de chevaux sur lequel ils pouvaient se reposer. Les jumeaux avaient demandé à Tanda de construire une petite cabane de bois.

« Dis, Alika-Sensei… je me demandais s'il y avait des boutiques de ce genre, au Nouvel Empire de Yogo.

- Des boutiques de quoi, dis-moi ?

- Des boutiques de pierres, de sorcellerie et d'ésotérisme. Il y en a à Kanbal, mais c'est affreusement cher comme la majorité des choses sont importées et que les taxes douanières doivent y avoir été ajouté.

- Oh oui. J'en ai une où les vendeurs sont très respectueux et font de bons prix ! On ira quand nous ne serons que toi et moi, pendant que Motoko travaille avec mon père, et que Nao sera avec Grand-Mère, si tu préfères rester discrète à ce niveau.

- Même si quelques membres de ta famille sont dans les énergies, j'avoue que je veux pas trop en parler…

- Je comprends, ne t'en fais pas. C'est pour ça qu'on ira quand nous serons seules toutes les deux.

- Merci. »

Lany se sentit reprendre des forces mentales et émotionnelles à cet endroit. Elles restèrent un moment à discuter de tout et de rien, sans utiliser leurs armes. Alika lui dit que si elle en avait besoin, elles pourraient revenir dans ce petit paradis souterrain.

Les jours suivants, Motoko déroula un long parchemin à la maison, devant leurs yeux. À l'exception d'Alika, toute la famille avait créé une longue liste de choses à voir pendant leur vacance, ainsi que des activités à faire en famille, avec elle ou juste en présence d'Alika.

« Il y a les forges à Kosenkyo, énuméra Motoko. Elles sont sûrement différentes de celles à Kanbal, mais je n'y suis jamais allée encore. À la Capitale, il y a des boutiques en tout genre, et de la vraie bonne nourriture Yogoese. J'ai l'intention d'aller rendre à visite à Tonton Tohya et Tatie Saya, ainsi qu'à Tomoe. J'aimerai te présenter à eux, Lany.

- Ça me convient.

- Il y a bien sûre le festival du solstice que tu ne dois absolument pas manquer, et que tu dois impérativement voir et assister au moins une fois dans ta vie ! Nao a proposé d'aller faire un tour au village de Toumi, la place de sa future maison et profession de compteur, ainsi que le village de Yashiro… je n'ai pas d'autres idées pour l'instant, mais c'est déjà ça.

- Ça fait une belle liste, confirma Alika. Tu as bien travaillé et je suis ravie. »

Motoko sourit au compliment.


C'est ainsi que les vacances estivales des deux guerrières débutèrent. Alika aida son élève à faire un budget pour ses dépenses personnelles. Comme elles habitaient à la maison familiale, ça leur revenait beaucoup moins cher que de payer une auberge, même s'il y en avait qui offrait de bon prix d'hébergement. En plus, la nourriture était gratuite !

La première tournée à Kosenkyo se concentra davantage sur les forges et la Capitale avec ses tonnes de boutiques et kiosques de nourriture. Il n'y avait qu'Alika, Lany, Motoko et Balsa. Cette dernière observait le comportement de leur invitée : ses grands yeux bruns débordant de curiosité, ses milles et une question sur des détails qui n'avaient jamais passé à l'esprit de Balsa rendait le tout encore plus excitant. Comme ils connaissaient les endroits, mais pas Lany, porter attention à ce qui leur était anodin faisait une sorte de rafraîchissement et apportait un autre point de vue. L'air était plus chaud, mais aussi plus difficile pour les voies respiratoires.

« Maman a son propre forgeron privé ! sortit fièrement Motoko.

- Ah bon ? s'étonna Lany.

- Ce n'est pas un forgeron privé, mais c'est celui à qui je fais le plus confiance, confirma Balsa. Maintenant, c'est son petit-fils qui prend le relai. Il continue toujours d'être sous la supervision de son grand-père, mais l'entreprise continue de croître.

- On peut aller le voir ? questionna sa seconde fille.

- Nous ne dérangeons pas les forgerons pour rien. Je n'ai aucune commande ou demande spéciale de réparation, se désola sa mère.

- Ohhh… »

Voyant la moue de son amie, Lany posa sa main sur son épaule.

« C'est pas grave, Motoko. Je suis sûre que j'aurai d'autres occasions de les voir plus en œuvre, même si dans le chemin où on se trouve actuellement, j'ai pu voir un peu comment ça se passait. En plus, si Alika apporte Shozen l'an prochain, peut-être qu'il fera forger de quoi ! »

Alika baissa la tête et sourit de façon niaise. Balsa s'amusa beaucoup et ça la rendait heureuse.

« Peut-être une bague ou un anneau de promesse pour leurs lances ? renchérit-elle. Je suis sûre qu'avec ses voyages diplomatiques avec Koda-Oniisan, ils sont déjà venus ici.

- Eh, Lany, pas toute de suite le mariage, l'arrêta son mentor.

- Je m'amusais, Alika… je ne suis pas pressée !

- Est-ce que les forges sont comme ça à Kanbal ? s'enquit Motoko à Lany.

- Il y a des forges, l'informa-t-elle. Mais pas autant qu'ici. Balsa avait dit vrai concernant la réputation du Nouvel Empire de Yogo sur la fonte et la forge du fer. J'ai été impressionnée ! Si j'ai froid, je viendrai ici me réchauffer !

- Malheureusement, cette industrie a eu un impact sur la nature et l'environnement, se désola Alika. Les nahji se sont rarifiés, car les particules du fer et de l'acier entravent leurs voies respiratoires… et ils ne sont pas les seuls oiseaux à se réduire en nombres de décennies en décennies.

- Quitte à être en ville, je proposerai de faire les courses pour les repas à venir pour la semaine, proposa Basa. Et puis, je peux me le permettre, j'ai trois paires de bras qui peuvent m'aider à transporter la marchandise.

- Eh, je peux payer mes choses ! s'empressa de spécifier Lany.

- Oh non, non, non. Tu es notre invitée. Il ne serait pas poli de notre part de te ruiner lors de ton premier voyage. Ici, on ne risque pas de manquer de nourriture. La vie est bien plus facile qu'à Kanbal, ou Rota au niveau des repas. Heureusement, mon mari a son propre potager. Nous n'achetons que ce que l'on ne peut pas produire par nous-même soit : la viande, le poisson et le riz. Parfois, je me gâte et je fais ma propre variante de losso avec les ingrédients disponibles ici. »

À l'entente du mot losso, Lany écarta les yeux de surprise, mais son expression montrait qu'elle était folle de joie qu'un mets Kanbalese soit cuisiner dans ce pays voisin. Elle ne s'entendait pas à ce que des Yogoese connaissent leurs repas, mais peut-être était-ce simplement dans la famille de son mentor.

Pendant qu'Alika et Balsa magasinaient les ingrédients ensembles, Motoko attira Lany vers un kiosque particulier.

« Lany, est-ce que vous avez des bonbons spécifiques à Kanbal ?

- Hum… des marros.

- Des marrons ? tenta-t-elle de la corriger.

- Non, des marros, répéta-t-elle en mettant l'accent sur la prononciation. De loin, les voyageurs croient que ce sont de petits fruits rouges. Mais je t'assure qu'il s'agit de sucreries enrobées d'une coquille de sucre durcit. Il y a aussi les jokoms, qui sont des douceurs cuites dont la texture ressemble à du pain, et fourrés de crème de noisettes. Les lossos peuvent autant sucrés que salés.

- J'avais entendu dire que les Kanbalese avaient la dent très sucrée, mais à ce point ?

- J'aime le sucre. Mais ma Maman, Kasha, et même ta grande sœur, me surveillent pour pas trop d'excès. Pourquoi ces questions sur nos bonbons ? J'ai envie d'en manger maintenant…

- Car je dois te faire goûter à nos hekimooms !

- Ah. Je me souviens que tes petits frères en ont parlé rapidement, le jour où je suis arrivée de Kanbal. »

Motoko la tira par la main, leurs deux autres bras tenant leurs lances, et l'emmena au kiosque. Le marchand la connaissant bien comme une cliente régulière, il lui faisait toujours le rabais à trois lugals au lieu de quatre. Il lui remit ses commandes, quatre paquets, alors que Lany l'aidait à ouvrir son balluchon.

« Ça va être pour le reste de la famille… mais gardes-en-un dans tes mains, indiqua Motoko. Tu vas pouvoir goûter devant Alika-Onee-ny-chan.

- D'accord… c'est chaud et ça sent bon. »

Elles prirent place sur un banc et l'attente sembla interminable jusqu'à ce que la mère et la fille les retrouvent, les bras chargés à l'excès. Balsa demandait toujours à sa fille aînée de faire plusieurs voyages, mais Alika, têtue comme elle était, préférait se charger à bloc et n'en faire qu'un.

« Vous avez trouvé le péché-mignon de Chagum-Niisan, tiens, commenta Alika.

- Oui. On voulait vous attendre avant de faire le baptême d'hekimooms à Lany, dit sa petite sœur.

- Hé bien, vas-y maintenant. »

Lany prit une petite boule, la renifla comme par pur instinct et croqua timidement. Elle n'avait pas assez croqué pour atteindre l'intérieur remplit de crème de haricot rouge. Motoko insista pour qu'elle croque plus en profondeur. Le liquide inonda alors sa bouche.

« Alors ? la pressa Motoko. Tu aimes ?

- Hum… c'est étrangement moins sucré que nos douceurs à Kanbal. Mais la texture est plus légère et fine que les jokoms. J'aime bien !

- Je vous en pique un ! lâcha Alika en pigeant dans le sac. »

Balsa ne tendit que sa main, dans le geste typique du « moi aussi, j'en veux ». Motoko lui en remit deux. De retour au refuge, Lany prit un moment pour écrire ses aventures dans son journal de bord.

Au moment de se coucher, elle remarqua une chose qui n'avait jamais attiré son attention auparavant. Une peur monstre la prit, au point d'en avoir un mal de ventre atroce. Lorsque Motoko et Alika arrivèrent dans le salon, Lany les arrêta toutes les deux.

« Est-ce que ça va ? se renseigna Alika, qui voyait très bien la couleur de son aura devenir pourpre, indiquant qu'elle était terrifiée au plus haut point. Je n'ai jamais vu une expression de terreur aussi grande sur ton visage depuis qu'on se connait.

- Je sais pas comment j'ai fait pour dormir les autres nuits sans m'en rendre compte, raconta Lany, le visage blême. C'était peut-être caché par les vêtements… mais…

- Dis-nous ce qui t'effraie autant, insista Motoko. »

Timidement et de façon embarrassée, elle pointa les étagères qui comportaient quatre poupées aux visages de porcelaine et des cheveux fait en crin de cheval.

« J'aime pas les poupées et je les ai jamais aimée…, avoua Lany, gênée. Elles me terrifient… leurs regards me perturbent… À Kanbal, nous avons des jouets rembourrés de laine appelé peluche, ou des animaux empaillés… mais pas ici, à ce que j'ai remarqué.

- Oh, les poupées t'effraient, comprit Alika.

- Oui… c'est possible de les retirer de ma vue ?

- T'inquiète pas, elles sont pas hantées, essaya de la rassurer Motoko. Si elles l'avaient été, il y a longtemps que Grand-Mère, ou même Nao, ou Alika, les auraient exorcisés. C'est l'avantage d'avoir des médiums dans la famille.

- Hantées ou pas, je les tolère pas. Tu auras beau me dire que vous en prenez soin et les négligez pas, qu'elles sont gentilles et me voudront aucun mal, je pourrai pas me défaire de ma phobie… c'est quelque chose que j'arrive pas à contrôler. »

Motoko se redressa et prit les quatre poupées.

« Je vais les mettre dans la chambre de mes parents, d'accord ?

- Merci… »

Alors que sa petite sœur montait au second étage, Alika colla Lany contre elle.

« Tu ne peux pas contrôler ta phobie comme je ne peux contrôler mes crises reliées à mon stress post-traumatique, alors je ne te jugerai jamais pour ça, la consola-t-elle.

- Une fois, on m'a reproché d'utiliser des peluches dans mon histoire qui se passe dans des temps anciens, et qui est de la fantasy. Que si on venait à lire des trucs comme ça, ils arrêteraient de lire sur-le-champ… donc pour plaire, j'ai changé mon élément pour des poupées, mais… ça ne me plaisait plus autant.

- C'était très rude et brutal de sa part, se fâcha Alika. Et s'ils préfèrent prendre tout au premier degré et se couper le plaisir, hé bien, tant pis pour ce qu'ils ratent. Je sais que c'est difficile quand tu mets ton cœur et ton âme dans ce travail acharné, mais je ne sais pas comment te le dire autrement. »

Motoko descendait les escaliers quand elle faillit foncer dans Tanda.

« Qu'est-ce que tu faisais ? demanda-t-il.

- Oh, j'ai déplacé nos poupées dans votre chambre.

- Pour quoi faire ?

- … Notre invitée à une phobie monstre des poupées. Elles devaient être cachés par nos vêtements sur le support, car Lany les avait pas vu avant.

- Je comprends mieux maintenant. Ne t'inquiète pas, elles passeront un bon séjour estival en compagnie de moi et de Maman. »

Tanda se retint de dire qu'elles risquaient aussi d'être témoins de leurs ébats amoureux sous la couette, mais il les retournerait au sens opposé pour ne pas les embarrasser pendant. Comme Lany devait être déjà mal à l'aise d'avoir avoué cette peur non commune, Tanda se promit de ne pas en faire la remarque. Il l'expliquerait plus tard à Balsa.


À la seconde sortie, c'est toute la famille, en dehors de Torogai, qui avait choisi d'y participer. Ils visitaient le plus grand port du Nouvel Empire de Yogo, le port Choron. Il était constamment occupé, et artistocrates se mêlaient aux roturiers sans faire de distinction. Bien que ce fût effectivement impressionnant avec tous les magasins, les tavernes et les navires aux alentours, Lany s'avoua mentalement que regarder la mer lui donnait un sentiment de malaise. Balsa et Nao semblèrent le remarquer quand Motoko voulut s'approcher plus proche des ponts et regarder les poissons nager dans l'eau.

Balsa posa sa main sur l'épaule de Lany.

« Tanda, je vais aller chercher quelque chose à manger avec Lany, dit-elle. On va prendre un peu notre temps.

- Oh, d'accord, on vous attend ici. »

Alika croisa le regard de sa mère, mais celle-ci ne dit rien. Elle ne fit qu'un clin d'œil. Elle comprit que Balsa cherchait à discuter avec Lany en privé sans avoir toute la famille témoin de son malaise. Mais elle avait également revu l'aura pourpré de sa disciple revenir dans son champ énergétique. Mentalement, elle se fit une liste des choses que Lany appréciait, et des choses qu'elle n'aimait pas au point de les détester, plus ses phobies.

Balsa ouvrit la porte d'une petite taverne et se plaça proche du mur.

« Tiens, je pense que tu te sentiras mieux un instant ici, souffla Balsa.

- Oh… depuis un moment, plusieurs de mes peurs refont surface et je comprends pas, avoua Lany, embarrassée. D'abord les poupées, puis, ça… oh, et j'ai aussi peur du feu. Pourtant, je suis en vacances. J'adore découvrir de nouvelles choses, mais… »

Elle ne sut quoi dire de plus.

« Tu es sûrement un peu désorientée pour l'instant. Tout est si nouveau et différent de Kanbal. As-tu déjà été à la mer avant ? questionna davantage Balsa.

- Non. Kanbal est montagnard… et j'ai jamais émis le souhait d'aller visiter la mer, non plus. Mais comme c'est une activité proposée par Motoko pour me faire découvrir votre pays, je me suis mal vue refuser quelque chose qui cultive mon champ de connaissance.

- Veux-tu que je te dise un secret ?

- Quoi donc ?

- Nous partageons une peur et un malaise commun, confessa Balsa avec un petit sourire. Mes enfants ne le savent pas vraiment comme je cache bien mes émotions, et ils me pensent invincible et très forte. C'est une très mauvaise habitude que j'ai.

- Tu… tu n'aimes pas la mer ? devina Lany avec étonnement.

- Je suis également thalassophobe. Je n'aime pas du tout l'océan, ni la mer. Je suis née dans les montagnes comme toi et je préfère me perdre dans le labyrinthe de grottes ténébreuses, aux grandes étendues d'eaux. Regarder la mer me met vaguement mal à l'aise. Je n'en vois ni le fond ni les bords…

- Et les grands lacs ?

- C'est la même chose, si je m'éloigne trop de la berge. Je dois continuer de pouvoir voir où je mets les pieds.

- Et les rivières ?

- Je n'ai sauté qu'une seule fois dans les rapides d'une rivière déchaînée, et cela, pour sauver une vie. C'était mon devoir en tant que garde-du-corps. Je n'ai agi que par instinct et réflexe de protéger, sinon, j'aurai totalement ignoré.

- Tu as sauvé une vie comme ça ? »

Balsa sourit et alla prendre place sur un tabouret, invita Lany à l'imiter.

« Cette vie était la huitième dans un de mes vœux. Et c'est comme ça que j'ai fait l'étonnante rencontre de Chagum, qui est le Mikado actuel.

- Comment est-ce possible ?

- Oh, c'est une très longue histoire. Mais on peut bien prendre notre temps.

- Tu avais dit à ton mari que l'on reviendrait bientôt auprès d'eux. »

Pour toutes réponses, la lancière expérimentée haussa les épaules et commanda à boire.

« Ils viendront nous rejoindre. Je suis comme ça ! Je disparais… et je ne reviens qu'à l'improviste. »

Lany reçut un jus de tomate pressée, mélangé avec du jus de palourde, du jus acidulé d'agrumes, une sauce spéciale dont le nom était extrêmement compliqué à prononcer et que personne ne parvenait à dire correctement, agrémenté de poudre de chili et d'un cèleri. Lorsqu'elle le goûta, elle remarqua à quel point c'était bon.

« Bloody Mikado, lui dit Balsa. Virgin. Sans alcool.

- Drôle d'appellation. »

Balsa transporta alors Lany dans son récit avec sa promesse de racheter huit vies qui l'avait lié à Chagum, qui avait eu sur ses épaules un étrange destin sur lequel le sort d'un pays entier reposait, et dont elle avait servi de garde du corps. Le récit devint encore meilleur quand elle se mit à parler de la réaction d'Alika, lorsqu'enfant, quand Chagum avait intégré leur famille; ses crises de jalousie, sa peur de se faire mettre de côté, puis comment elle avait fini par l'apprivoiser jusqu'à devenir meilleurs frères et sœurs.

« C'est dur d'imaginer Alika-Sensei comme ça, rit Lany en prenant une gorgée. Elle, qui est pourtant si posée, tranquille, parfois sans émotions déchiffrables sur le visage. Par contre, elle reste très compétitrice, ça je l'ai remarquée. Elle sera pas fâchée d'apprendre que tu m'as parlée de son enfance à son insu ?

- Non. Au pire des cas, elle va juste prendre son air renfrogné et me bouder un moment, genre… cinq minutes. Le temps nous assagi, mais je suis heureuse de voir que son enfance a été épanouissante et qu'elle ait pu la vivre avec l'innocence d'un enfant… comme toute normalité. Je n'ai jamais été riche dans toute ma vie. Je pense même que j'étais plus pauvre que la plus pauvre famille Kanbalese qui puisse exister. J'ai donc été sensibilisée dès mon plus jeune âge à l'importance de l'argent et la pauvreté. »

Ce détail prit Lany de court. Imaginer la mère d'Alika, pauvre, lui était totalement impossible.

La porte s'ouvrit, et par chance, Balsa et Lany se tenaient proche de celle-ci. Alika apparut avec Motoko derrière elle.

« Maman ! s'écria Alika. Tu ne revenais pas. Je croyais que tu t'étais mise dans le trouble avec ma disciple ! »

Balsa regarda son invitée et vice-versa. Elles éclatèrent de rire. Motoko s'approcha et demanda à boire la même chose que Lany. Alika prit place sur un tabouret, aux côtés de sa mère, laissant la chance à sa petite sœur d'être aux côtés de leur invitée.

« Votre père nous attend encore ? questionna Balsa.

- Non. Les jumeaux voulaient aller à la plage, qui est à vingt minutes de marche d'ici, et Nao voulait rapporter du sable pour ses rituels de magie, les renseigna Motoko. Tu n'as pas aimée ton expérience ici, Lany ? »

Pendant un moment, Lany se sentit mal, car son amie avait remarqué leur petit jeu de fuite. Elle décida alors d'être honnête avec elle-même et franche.

« J'ai aimé ma visite du port Choron, avoua-t-elle. Les navires et même les bateaux sont impressionnants. J'ai beaucoup aimé regarder les crabes, les poissons et les crevettes qui y sont pêchés… mais la vue de la mer me rend mal à l'aise. J'en vois ni les bords ni le fond, dit-elle en reprenant les mots de Balsa. C'est pour ça que ta Maman m'a emmené avec elle.

- T'aimes pas la mer non plus, Maman ?! s'exclama Motoko.

- Tadam ! annonça-t-elle avec un sourire légèrement embarrassé. Ta Maman ne ressemble plus à une guerrière qui n'a peur de rien, n'est-ce pas ?

- Disons que… ça me surprend. J'avais jamais su ça provenant de toi. Je croyais qu'on se disait tout, se désola-t-elle.

- L'occasion ne s'était jamais présentée avant aujourd'hui, donc je n'en voyais pas l'utilité d'en parler. Et ça me sortait de la tête, car je passe mon temps à réfléchir et penser seule.

- Alika-Onee-ny-chan aime pas la mer non plus ? s'inquiéta Motoko. »

Sa grande sœur se redressa en lâchant un petit son de surprise.

« Moi ? Non. La mer ou l'océan ne m'a jamais dérangé. Quand j'étais petite, et que Maman m'emmenait à la plage, soit ici ou à Sangal, ou même à Rota, j'aimais bien entendre les bruits de la mer avec les coquillages collées contre mon oreille. Et toi ? Motoko ? Quand tu plonges dans un lac ou va à la mer, comment tu te sens ?

- Hé bien… je ressens la peur, le froid, la solitude. De temps en temps, tout au fond, je sens parfois… de l'espoir.

- L'espoir, hein ? Dans ces eaux sombres profondes ?

- Quand je flotte en état d'apesanteur à la surface, je m'imagine devenir quelqu'un d'autre. C'est probablement la décompression.

- Tu es soudainement très philosophique, remarqua Lany.

- Ça m'arrive de le devenir, parfois. »

Elles finirent par quitter la taverne une fois leur consommation terminée. N'ayant pas envie d'aller à la plage, elles retournèrent au refuge. Alika envoya Jiguro, son gardien spirituel, prévenir Nao de faire le message comme quoi Balsa et toutes les filles de la famille retournaient à la maison et de ne pas les attendre indéfiniment au point de s'inquiéter et se faire un sang d'encre.


« Je veux rendre visite à Tomoe ! s'écria Motoko. Ça fait trop longtemps que je l'ai pas vue ! Et je veux lui présenter Lany en même temps.

- Qui est Tomoe ? demanda Lany.

- C'était une cliente que Papa servait, puis c'est devenue une amie quand elle a fui la guerre avec nous.

- Alors si tu lui rends visites, apporte-lui ceci, déclara Tanda en lui donnant un petit sac. Il y a des gâteaux de riz et des herbes médicinales.

- Tu savais que j'allais la voir bientôt ?

- On a toujours des gâteaux de riz fraîchement cuits, et tu vas la voir au moins une à deux fois par mois quand tu ne travailles pas. »

Alika avait un souvenir vague de Tomoe, mais elle ne l'avait jamais oubliée. Ensembles, elles pouvaient mutuellement se comprendre sur un parcours de guérison spirituelle et émotionnelle. Or, Alika ne l'avait pas revue depuis que Balsa l'avait emmenée à Kanbal après sa tentative de suicide, sois, quatre ans auparavant. Et quand Motoko y avait été lors des étés précédents, sa grande sœur n'avait pas plus porté attention aux personnes qu'elle visitait. La présence de Lany parmi eux faisait bien réaliser des choses à la jeune femme.

« Lany est-elle ton élève, maintenant ? la taquina Alika.

- Non. J'essaie pas de te la voler, je te jure, promit Motoko, qui avait de la difficulté à cerner son ton de voix. Je suis très amie avec les enfants de Tatie Saya et Tonton Tohya. »

Tohya et Saya avaient eu trois enfants. Nanda était leur fils aîné et avait le même âge que Lany, tandis que Rinko et Fuyuka étaient plus jeunes que Motoko. Rinko avait un an de moins qu'elle, alors que l'écart d'âge avec Fuyuka allait jusqu'à trois ans.

« Je n'ai jamais pensé que tu me volais Lany, la rassura Alika en ayant très bien senti dans son énergie à quel point sa petite sœur était devenue confuse. Vous êtes très proches en âge et possédez des énergies similaires, alors c'est normal de mieux s'entendre. Je me suis doutée aussi que vous aurez plus d'atomes crochus ensembles. Puis-je venir avec vous voir Tomoe ? Je peine à me souvenir de son visage… »

En fait, seul le visage du fiancé défunt de Tomoe, Kajika, lui venait clairement à l'esprit. Et Alika sentait, au plus profond d'elle-même, que rendre visite à Tomoe lui ferait une agréable surprise. Elle se demandait aussi ce qu'il advenait d'elle.

« Mais bien sûr, confirma Motoko pour répondre à sa question. Elle sera très contente de te voir, et sa fille aussi. »

Alika redressa la tête rapidement.

« Attend une minute… Tomoe a une fille ?!

- Hé bien oui.

- Depuis quand ?!

- Depuis presque trois ans. Sa petite va avoir trois ans en début d'automne.

- Alors Tomoe a finalement trouvé un homme pour elle, qui la respecte et la traite comme elle le mérite ?

- Il semblerait… comme toi et Shozen. »

Motoko lui fit un clin d'œil. Sa grande sœur exécuta une moue, se disant qu'elle aurait mieux fait de fermer sa trappe concernant sa cour avec Shozen. Maintenant qu'il était trop tard, sa famille lui mettait une pression considérable pour un rapide dénouement dans leur relation.

« Pouvez-vous me lâcher un peu avec Shozen, s'il vous plait ? s'énerva-t-elle passivement. Vous m'étourdissez à la fin.

- Mais Alika-Onee-ny-chan… tu t'imagines pas vouloir sa présence à tes côtés en ce moment ? Ou en forêt, quand tu explores les sentiers ? Ou que tu sors en ville et veux voir tous ces regards envieux se poser sur vous peu importe où vous allez ?

- Je ne me souviens pas du tout avoir pensé ça une seule fois depuis mon arrivée ici. Je l'ai déjà dit : je prends mon temps. Il y a des séquelles en moi qui ont encore besoin de temps pour cicatriser et guérir. Ça viendra quand ça viendra. »

Sa petite sœur n'émit qu'un petit son. Les pensées d'Alika allèrent à Tomoe. Elle ne se souvenait plus de son âge exact, mais elle se rappelait les événements qu'elle avait vécu à quatorze ans, ainsi que de la petite poussière d'âme qu'elle avait fait retourner dans le monde spirituel. Après toutes ces années, même après avoir perdu son fiancé en pleine mer, Tomoe était parvenue à avoir un enfant suite à ça. Un enfant né d'un amour véritable, voulut et désiré.

Si Tomoe a réussi à avoir la vie qu'elle a toujours voulu avoir, et a une enfant après ces tragiques événements, alors moi aussi, je peux y arriver, finit-elle par penser.

Encore une fois, elle ne vivait aucune culpabilité d'avoir dû mettre fin à la poussière d'ange qui avait résulté de cette agression. Mais elle avait le droit de vouloir encore une famille malgré tout et ça, personne ne lui en empêcherait ni ne la ferait culpabiliser. Son passé ne définissait pas son avenir. Elle était maître de ses décisions, de ses actions et de ses conséquences. Alika remarqua à quel point son cheminement et ses psychothérapies avec Yuka avait porté ses fruits. Chaque jour, elle remerciait La Vie de lui avoir mis des anges sur son chemin pour l'aider à rallumer les flambeaux qui avaient été éteins lors de sa grande période de noirceur d'âme.

« Comment s'appelle sa fille ? questionna Alika, encore plus curieuse. Est-ce que tu connais son père ?

- Sa fille s'appelle Nhiva. Et son père, ce n'est nul autre que Maître Shuga, annonça Motoko.

- Attend… attend une minute ! Shuga ?! s'exclama-t-elle, sur le derrière.

- Oui, oui.

- Un aristocrate qui a pris pour épouse une roturière comme nous ?!

- Il semblerait… tu demanderas à Tomoe plus d'explications à ce niveau, car je n'en sais pas plus sur leur histoire d'amour. Elle reste toujours un peu vague sur les détails. »

Lany entendit plusieurs fois Alika dire tout bas qu'elle n'en revenait toujours pas, agitant ses doigts et les collant ensembles comme pour visualiser l'histoire et le lien entre eux, les sourcils froncés. Elle sourit en se disant que le choc passera au bout d'un moment. Son mentor était une personne très intelligente, mais ratoureuse et très curieuse.