Tamashi no Moribito

Gardien des Âmes


Chapitre 12

Naître de ses cendres

Shuga et Tomoe refirent l'amour au petit matin. Déjà, Shuga se sentait plus à l'aise de toucher son corps, et elle échangea les rôles, se plaçant sous lui cette fois-ci pour faire changement et ne pas s'enfermer dans la routine.

Il repartit en avant-midi. Tomoe lui dit de ne pas s'inquiéter pour leur relation et de se concentrer sur ses devoirs en tant que futur Grand-Érudit. Elle serait toujours là à l'attendre. Elle le regarda s'éloigner dans le chemin principal, jusqu'à disparaître derrière une petite pente en amont.

Elle reçut également une visite de Tanda avec Motoko dans les jours qui suivirent sa nuit avec Shuga.

« Tomoe ! s'écria Motoko en la voyant, s'empressant de lui donner un câlin.

- Bonjour ma belle ! Comment tu vas ?

- Je vais bien, même si Maman me manque.

- Elle est encore partie travailler ? devina Tomoe.

- Non, répondit Tanda pour sa fille alors qu'il déposait son sac et ses courses. Elle est partie à Kanbal avec Alika.

- Oh, je vois. Et d'ailleurs, comment va Alika ? Je me souviens qu'elle n'était pas au top de sa forme quand nous étions à la grotte. Je n'aimais pas la voir dans cet état. »

Alors qu'elle faisait chauffer l'eau, Tanda continua de lui donner des nouvelles.

« Si Balsa est partie à Kanbal, elle ne reviendra pas avant un long moment, peut-être pas avant une année complète, dit-il. Notre fille aînée a essayé de se suicider par pendaison en début de printemps. »

Le cœur de Tomoe s'arrêta de battre un instant, et toute la compassion qu'elle avait pour Alika lui fut envoyé.

« Elle était tellement malheureuse, murmura Tanda. Tellement mal dans sa peau… elle ne réussissait pas à passer au travers la douleur que la perte d'Amaya apportait. Elle voulait la retrouver, la rejoindre.

- Et… pourquoi Kanbal si je puis m'enquérir ?

- Balsa a une tante là-bas qui est médecin, comme moi. J'ai souvent pour habitude de dire qu'Alika est une âme ancienne Kanbalese. Elle s'est toujours mieux sentie dans ce pays qu'ici.

- Si ça peut l'aider à aller mieux et reprendre goût à la vie, je lui souhaite tout le soutien qu'elle mérite. Je sais que c'est difficile. Alors tu es seul à t'occuper de ta marmaille d'enfants ?

- Grand-Mère Torogai est là, et mon fils Nao est assez grand et mature pour nous aider à la maison, me permettant de pouvoir aller vendre mes herbes avec Motoko. Je suis habitué de voir Balsa partir comme le vent, mais je suis toujours impatient de la revoir. »

Il reçut sa tasse de thé. Motoko bombarda Tomoe de pleins de petites conversations mignonnes. Elle lui apprit qu'elle voulait faire les deux professions de ses parents : être guérisseuse et une guerrière. Elle n'avait pas envie de devoir choisir.

« Ce serait drôle, rit Tomoe. Pourquoi pas, hein ?

- J'aime beaucoup les bébés, avoua Motoko sans gêne. Ça me plairait de devenir sage-femme.

- Vraiment ? As-tu déjà assisté à des naissances avec la profession de ton père ?

- Euh…, réfléchit-elle.

- Elle n'avait que deux ans et demi quand nos petits derniers sont nés. Donc, elle n'a pas beaucoup de souvenirs. Alors on peut dire que non.

- Vas-tu l'initier ? questionna Tomoe.

- Si Motoko en émet le vœu, à mon prochain appel à domicile pour une naissance, je l'emmènerai.

- Ma voisine, Koshiko, est sage-femme. Peut-être qu'elle pourrait plus échanger au niveau de sa profession avec Motoko, une bonne fois.

- Oh, j'aimerai vraiment ça ! s'égaya la jeune enfant.

- On ira la voir un moment donné.

- Pourquoi pas maintenant ?

- Je ne sais pas ce qu'elle fait. Je préfère l'avertir quelques jours d'avance, c'est plus poli. Je ne doute pas que Tanda soit également un bon sage-femme, mais Koshiko a peut-être d'autres connaissances qu'il ne possède pas. »

Tanda la rassura comme quoi il ne le prenait pas personnel. Il se renseigna ensuite sur la vie de Tomoe, comment elle se sentait dans nouveau chez soi, ses relations et ses nouvelles.

« Mon cœur bat pour un homme merveilleux, dit-elle sans gêne.

- Vraiment ? Félicitation ! s'écria Tanda. Qui est-ce ?

- Je pense que tu peux déjà le deviner, non ? »

Avant même que son père n'ait pu faire un essai, Motoko fut plus rapide que lui.

« Maître Shuga ?! »

Le sourire triomphant de Tomoe confirma la réponse. Elle leur raconta comment leur relation s'était développée dans la Grotte des Chasseurs, et comment ils étaient parvenus à garder contact et se revoir après être revenus à Kosenkyo, qui était en train de se faire rebâtir. Elle ne leur mentionna pas pour le moment qu'ils étaient devenus des amants, mais lorsque Motoko ne serait pas présente, elle ne se gênerait pas pour le dire à Tanda. L'occasion de présenta plus vite que prévu, quand la petite avoua avoir besoin de se soulager un peu – elle voulait aussi voir à quoi les latrines, et même la place de la douche, ressemblaient.

Comme si Tanda avait lu ses pensées, avec ses facultés médiumniques, il lui demanda sans aucun détour :

« Est-il encore vieux jeu ou vous avez expérimenté plus que les câlins et les baisers ? Je n'osais pas le demander devant ma fille.

- Je ne voulais pas le dire non plus devant elle. Mais non, il n'est pas vieux jeu. Nous sommes des amants, maintenant.

- Ouuhh… c'est du sérieux dorénavant.

- Oui, et je suis sa première expérience avec une femme.

- Sa première ?

- Il n'a eu que des relations avec des hommes. C'était tout nouveau pour lui et encore complètement inconnu.

- Je comprends mieux. Je suis heureux pour toi, tu mérites d'être heureuse.

- M'as-tu posé la question par prévention d'une éventuelle grossesse ? questionna Tomoe.

- On peut dire. Je n'ai pas envie que tu aies des ennuis si ça devait arriver. Tu ne devrais pas avoir à te cacher et vivre dans le secret par peur de bousculer d'anciennes mentalités.

- Ne t'inquiète pas Tanda. Tout ira bien. J'ai de bons contacts. Si la nature a décidé que je porte un enfant, je serai prête. Je ferai appel à toi. Et Motoko. »

La porte s'ouvrit sur Motoko, qui s'empressa de revenir et commença à plier des grues en papier.

Shuga et Tomoe continuèrent de se voir une à deux fois par mois, mais de temps en temps, ça allait jusqu'à trois fois. Un vrai luxe. Le désormais Grand-Érudit acquérait de plus en plus d'expérience, et essayait de nouvelles positions et nouvelles pratiques avec Tomoe. Au bout de trois mois, c'est comme s'il avait toujours su comment faire l'amour avec une femme.


La reconstruction était lente, mais la ville de Kosenkyo reprenait forme petit à petit. Lorsque Chagum s'était montré au peuple roturier, tous avaient été choqués quand ils virent qu'il ne se cachait pas derrière un couvre-visage shuma. Shuga comprit alors que Chagum était en train de créer une nouvelle ère, sans tabou ni mégalomanie religieuse. Il pouvait sentir un avenir plus prospère, avec un Mikado qui se souciait réellement de son peuple. Le prince Raul était monté sur le trône en tant que nouvel Empereur Talsh. La nouvelle était parvenue au pays au milieu de l'été.

Shuga, bien que débordé par ses nouvelles fonctions de Grand-Érudit, parvint à gérer son angoisse et son stress et mener à bien son travail. Les petites escapades chez Tomoe, et ses précieux conseils, l'aidaient énormément à passer au travers la pression. Alors qu'il venait de trouver une stabilité dans son horaire, et que la saison froide venait de commencer depuis trois semaines, il reçut une nouvelle qui l'ébranla et le fit tellement paniquer qu'il cherchât en personne Taiga.

Ce dernier, étrangement guidé par une énergie inconnue, arriva en sens opposé dans le couloir qui menait justement à ses appartements avec sa femme.

« Taiga ! s'exclama Shuga.

- Maître Shuga ? s'étonna Taiga. »

Taiga sentit la panique dans la voix du Grand-Érudit.

« J'ai besoin de votre aide ! Je ne sais pas du tout quoi faire !

- Venez dans mes appartements. Nous pourrons discuter. Maya est à la maison, comme elle a passé sa semaine à sortir avec Dame Shirai et Dame Sasha. Elle est fatiguée de ses sorties. »

Ils entrèrent dans l'appartement et Taiga s'empressa de faire asseoir Shuga avant qu'il ne fasse une crise d'hypoglycémie. Maya lui passa de petites douceurs et un verre d'eau. Quand ils le sentirent plus calment, le couple lui demanda ce qui se passait.

« … Elle est enceinte…, sortit-il tout simplement. »

Si Taiga haussa les sourcils, Maya se contint de toutes ses forces pour ne pas crier sa joie.

« Tomoe ne veut pas garder secret cette nouvelle; ni le bébé ni l'identité de son père… qui est moi ! Nous ne sommes pas mariés, nous ne sommes que des amants. À ma première demande, elle a dit non. Inutile de lui mettre la pression… elle continuera toujours de dire non. C'est… devenu tabou…

- Mais tu lui as dit, tu ne lui as pas demandé, rectifia Maya. Tu avais imposé ton opinion sur cette éventualité, sans connaître ses attentes à elle.

- En tant que Grand-Érudit, je voudrais parler de cet enfant sans avoir à me préoccuper de notre statut. Mais Tomoe ne veut pas de grosses cérémonies.

- Elle pourrait le faire en privé. Dans sa cour, avec ses amis comme témoins si elle le désire. Ou simplement entre toi et elle.

- J'ai une meilleure idée, lâcha Taiga avec un sourire.

- Hein ?! s'écria Shuga. »

Pour toutes réponses, le Grand-Érudit se retrouva dans la salle d'audience du Mikado actuel, Chagum, en présence de ses deux amis et acolytes. Tous inclinés, Chagum descendit les escaliers de son trône caché et traversa les rideaux de bambou.

« Taiga m'a raconté votre situation, Shuga, déclara-t-il solennellement. Félicitation.

- Mer-merci, balbutia-t-il.

- Cette Tomoe, comme on m'en a fait la description, est une amie de Tanda et de Balsa, n'est-ce pas ?

- C'est exact.

- Et vous l'aimez de toute votre âme ?

- Tellement en entier que je désire qu'aucune médisance se fasse à son égard. Je veux qu'elle soit libre et que je puisse avoir l'honneur de rencontrer… ma descendance et ne pas la cacher aux yeux de tous.

- Les amis de Tanda et Balsa sont aussi mes amis et sous ma protection. Je trouverai une façon pour changer votre statut en tant qu'homme marié, et ce, de façon discrète.

- Merci, Votre Majesté. Mais Tomoe veut habiter et rester au Bas Ougi. Elle ne mettra jamais les pieds ici. De par ma fonction, je n'ai nul choix que de rester ici.

- Alors vous serez mariés, mais n'habiterez pas ensemble. Est-ce un sacrifice que vous êtes prêts à faire ?

- Pour le bonheur de la femme que j'aime, oui.

- Alors je créerai un document qui officialisera votre union. Il y a différentes tailles de bague en or qui existent dans nos coffrets. L'une d'entre elles conviendra sûrement à Tomoe-San. Si elle est trop grande, nous la réduirons. Si elle est trop petite, au contraire, nous l'agrandirons. Tout ce dont j'ai besoin c'est sa signature. Rien de plus ni de moins.

- Je pense que je vais juste devoir la prévenir qu'elle sera mariée… avant d'arriver avec le document qui pourrait complètement tout briser.

- J'attendrai votre retour, dans ce cas. »

Ils quittèrent la salle d'audience, ravis du dénouement.

« Tomoe et moi en avions parlé toutes les deux, quelques mois plus tôt, l'informa Maya.

- À propos de quoi ? questionna Shuga.

- J'ai proposé d'habiter dans deux endroits différents, mais être mariés en même temps. Si je me souviens bien, elle a dit que si elle n'avait pas à bouger de son petit havre de paix, une union lui serait envisageable. Ce que le Mikado a proposé. Ça va fonctionner, et ta descendance n'aura aucun problème, Shuga, de même pour Tomoe.

- Tout comme nous l'avons fait pour Maya, les hunters feront tout ce qu'ils peuvent pour garder en sécurité les membres de ta famille, Shuga, ajouta Taiga. Autant leur statut que leur bonheur. Nous sommes des hunters qui travaillent dans l'ombre, après tout. Et nous avons aussi nos propres histoires, avec nos secrets et nos vécus. »

Dès le lendemain, Shuga alla retrouver Tomoe en compagnie de Maya et de Taiga. Maya avait sauté au cou de son amie roturière et l'avait bombardé de félicitations. Avec l'aide de Taiga, Shuga trouva les bons mots pour lui parler d'une union discrète entre eux. Après être parvenus à trouver un terrain d'ententes entre eux, il fit sa demande.

« Est-ce que tu voudrais me marier et faire de moi ton époux, Tomoe-San ? »

Les hormones ayant changé ses réactions, c'est avec émotion qu'elle avait accepté la demande. Les documents arrivèrent à une vitesse incroyable, déjà étampés du sceau qui représentait la signature officielle de Chagum, et la signature à la main de Shuga. Il ne manquait plus que celle de Tomoe. Elle signa de sa plus belle écriture sous les regards témoins de Taiga et Maya. Shuga retira alors une petite boîte d'un sac et y découvrit un petit coffret qui contenait beaucoup de bagues en or.

Tomoe sembla troublée, l'espace d'un instant.

« C'est… c'est trop précieux pour une personne de mon rang, avoua-t-elle.

- Vous êtes maintenant mariée à un haut-gradé, Dame Tomoe, rappela Taiga. Vous pouvez recevoir ce petit luxe pour souligner ce nouveau tournant dans votre vie. S'il vous plait, acceptez au moins ce présent. Choisissez la bague qui vous convient le mieux.

- … D'accord. Uniquement s'il s'agit du seul objet de valeur que je recevrais qui ne fait pas partie du commun des roturiers.

- Je le promets, jura Shuga. »

Tomoe regarda alors les différentes bagues. Certaines étaient sertis de pierres précieuses, d'autres étaient de simple jonc, avec ou sans motifs. Une bague attira son attention : elle était simple, mais formait des croisements. Elle la pointa et Maya lui glissa à l'annulaire gauche, vérifiant la taille de la bague.

« Les doigts changent pendant la journée, expliqua Maya. La bague doit passer à travers ta jointure avec un peu de résistance, il faut qu'il y en ait, car elle ne doit pas se perdre quand tu te laves les mains, te les secoues ou quand tu as froid. Au contraire, si elle est trop petite, tu vas te battre avec, et pour la mettre, et pour la retirer. Elle pourrait te bloquer la circulation sanguine quand tes doigts s'irrigueront par le sang. »

Maya tira légèrement dessus.

« Je crois qu'elle t'était destinée, avoua Maya finalement. Elle te sied à merveille et il y a une bonne résistance. »

Shuga sourit et se glissa lui-même un jonc en or simple autour de son propre annulaire gauche. Il alla proche de sa femme et l'embrassa amoureusement. Taiga et Maya sortirent discrètement pour leur laisser le temps de profiter de leur nouveau statut.


Il fallut une année complète pour que la vie quotidienne revienne à ce qu'elle était avant la guerre. Les conséquences et les séquelles de l'après-guerre subsistaient encore, mais comme les gens pouvaient vaquer à leurs occupations quotidiennes, ces signes étaient pour la plupart du temps ignorés. Les rizières piétinées se rétablirent et étaient à nouveau fertiles. Les réfugiés qui étaient coincés à Kanbal et Rota purent traverser de nouveau les frontières en toute sécurité maintenant qu'elles étaient ouvertes.

Tanda avait appris l'heureuse nouvelle pour son amie Tomoe et lui avait fourni assez d'herbes todo pour calmer les nausées. Étrangement, elle avait fait partie des rares femmes enceintes à ne pas en ressentir du tout aux petites lueurs du jour. Peut-être durant la journée si une odeur venait à la déranger, mais en dehors de la fatigue, la poitrine douloureuse et autres désagréments qui accompagnait la grossesse, Tomoe chérissait son nouvel état. Elle avait aussi fait en sorte que Koshiko et Motoko se rencontrent et pendant trois mois, Tanda avait laissé sa fille faire une courte formation avec la sage-femme afin d'en apprendre davantage sur ce métier ancestral. Koshiko avait le teint pâle, des cheveux noires longs et des yeux bleu foncé, comme le saphir. Menue et petite, elle était délicate dans tous ses gestes.

Saya et Tohya avaient fourni un berceau de bois à leur amie et faisaient des commissions pour elle quand elle ne pouvait obtenir des choses précises. Maya et Taiga faisaient aussi leur tournée pour s'assurer que Tomoe ne manquait de rien. Ils furent soulagés de voir qu'elle était si bien entourée.

Shuga ne savait pas trop comment réagir quand elle prenait sa main et la posait sur son ventre qui s'arrondissait de plus en plus. Il avait d'instinct le réflexe de vouloir la retirer, mais sa femme la gardait fermement collée contre son ventre jusqu'à ce qu'il sente du mouvement sous sa paume.

« On dit que les hommes, généralement, n'assistent pas à la naissance de leurs enfants, avoua-t-il. C'est un domaine typiquement féminin.

- Je ne t'oblige pas à venir m'assister si tu sens que tu vas t'évanouir, le réconforta-t-elle. Il n'y aura que Tanda, Koshiko et Motoko qui m'accompagneront. Je suis bien entourée.

- Mais… l'accouchement ne t'effraie-t-il pas ? Plusieurs femmes risquent leur vie et peuvent en mourir. »

Tomoe posa sa tête contre son épaule.

« Je n'ai pas peur. Car c'est un processus tout simplement naturel. Plusieurs femmes sont passées par là : Balsa, Maya, Saya… et même les Reines de l'ancien Mikado. Nous, les femmes, se trouvons à cheval entre le monde astral spirituel et le monde physique terrestre. Dans ces moments précis, nous nous trouvons entre la vie et la mort. Nous en devenons le pont, le portail. La peur de l'accouchement est ancestrale, et je la comprends en même temps. J'ai confiance en mon corps : si je l'écoute, il me guidera. Jamais il ne me mentira. »

Elle parlait de façon si confiante. Ça lui donnait une puissance que Shuga n'avait jamais vu chez une femme. Ça n'avait rien à voir avec la force brute physique des hommes si mis en valeur dans le monde des humains. Il ne serra que sa main en signe de compréhension, celle avec son alliance en or.

« Alors j'ai confiance en toi, conclut-il. Tu sais ce qui est le mieux pour toi. Je ne veux juste pas te perdre.

- Tu ne me perdras pas. Au mieux, tu auras une nouvelle personne à chérir et à protéger quand on se reverra. »

Il l'embrassa sur le front.


« Tu fais bien ça, Tomoe, ralentis tes respirations maintenant, encouragea Koshiko. »

Tanda bougea dans la pièce et posa une serviette humide sur son front. Le travail actif se passait bien. En appuie, dos à une caisse de bois, Tomoe avait une position à moitié accroupie et à moitié assise, le bassin libre dans le vide, en appuie sur ses deux pieds.

« Motoko, place la serviette ici, indiqua Koshiko au niveau de son entrejambe. N'aies pas peur de toucher et de soutenir les muscles. »

L'enfant hocha la tête et obéit aux ordres de son mentor. Motoko n'avait jamais eu peur de toucher les personnes, à comparer de sa sœur Alika qui ne se considérait pas comme tactile. La tête était couronnée et les muscles étirés au maximum. C'était une étape délicate qui nécessitait de la patience et de la retenue de la mère en devenir. Fascinée, Motoko ne put s'empêcher d'admirer ce spectacle. La tête, qui avait déjà des cheveux noirs, émergea alors que Tomoe lâcha un profond soupir.

« Je veux l'attraper, murmura Tomoe. »

Tanda s'approcha et décida de lui servir de soutient. Il se plaça derrière elle et la souleva tranquillement sous les aisselles. Elle se retrouvait presque debout maintenant, pour une descente à la verticale. Koshiko comprit que Tomoe n'avait plus besoin d'elle. Avec respect, elle fit reculer Motoko avec elle et laissa leur patiente terminer la naissance par elle-même.

Tomoe approcha ses mains proches de la tête de son enfant et l'aida à sortir. Il fallut un moment pour qu'une épaule sorte et que la seconde suive avec le corps. Elle attira le nouveau-né contre elle en pleurant, maintenant complètement debout.

« Te voilà enfin, mon petit miracle, pleura-t-elle. »

Elle frictionna son dos vigoureusement et ils entendirent son premier cri de vie. Tomoe se rendit compte que c'était enfin le bon moment pour elle. Ce moment était arrivé, elle était prête à le recevoir. Elle regarda entre les jambes du bébé.

« Tu es ma petite merveille, ma fille à moi… »

Koshiko et Motoko l'aidèrent à s'asseoir sur le sol, avant de mettre une chaude couverture contre le bébé. Tomoe pleura un long moment, tenant l'enfant dans ses bras comme si c'était vital pour la maintenir en vie.

« Tomoe, tout va bien ? s'inquiéta Motoko. Tu arrives pas à arrêter de pleurer…

- Tout va bien, Motoko… je suis juste tellement heureuse et contente… ce bébé qui n'a pas eu sa chance avant, a maintenant son heure de gloire… et je suis enfin prête. J'ai attendu ce moment depuis tellement longtemps…

- Je vois. »

Instinctivement, le bébé chercha le sein de sa mère. Avec un peu d'aide, Tomoe arriva à l'allaiter. Tanda se souvenait que ses enfants n'avaient jamais eu de gros appétit après la naissance, mais cette fois-ci, il se rendit bien compte que le bébé de son amie avait un estomac sans fond. Ils ne parvinrent même pas à la retirer quand vint le temps pour Tomoe d'expulser le délivre, et même de vérifier si elle avait besoin de point.

Après avoir aidé à faire le ménage et tout remettre à sa place, Motoko s'approcha de son amie et alla la rejoindre sur le futon.

« Comment tu vas l'appeler ?

- Nhiva, répondit Tomoe. Dans la langue ancienne des Yakue, ça signifie vallée des miracles.

- Oh. Tu as eu de la difficulté à avoir des enfants ? s'étonna Motoko.

- On peut dire ça, oui. »

Comme Motoko était encore jeune, Tomoe préféra cacher son premier avortement sous une fausse couche. Elle avait dit la même chose à Shuga, et ne se sentait pas le courage de lui dire la vérité même s'ils étaient mariés. Elle posa les yeux sur sa fille, changeant complètement son fil de pensée. Elle était maintenant bien assoupie et endormie dans le creux de ses bras. Tomoe avait désormais son enfant avec elle et c'était tout ce qui comptait. Un jour, peut-être, aura-t-elle assez rassemblé de la force pour dire toute la vérité. Mais pas là.

Motoko avait été hébergée chez Tomoe pour les derniers jours de sa grossesse, afin de ne rien rater. C'était elle qui avait été chercher Koshiko quand les premières douleurs de l'enfantement avaient commencé. Elle ne savait pas par quel moyen Tanda était arrivé à temps pour assister Tomoe, mais il devait sûrement être venu en ville une ou deux journées auparavant. Ou bien, il avait utilisé ses capacités spirituelles de magic-weaver. C'était la seule explication que Motoko avait trouvé.

« Est-ce que tu veux la prendre, Motoko ? lui demanda Tomoe.

- Oh oui, je voudrais bien ! »

Délicatement, Tomoe déposa sa fille dans ses bras. Elle avoua que Motoko, presqu'âgée de neuf ans, ressemblait à une petite maman.

« Merci de m'avoir assistée, dit la nouvelle maman.

- Merci à toi d'avoir accepté que je sois là. C'était une expérience fabuleuse !

- Je suis sûre que tu seras une super sage-femme, comme Koshiko, en plus d'être une grande guerrière. J'ai beaucoup réfléchi à la question, mais… est-ce que tu voudrais être la marraine de ma petite Nhiva ? »

Les grands yeux bruns de Motoko se mirent à pétiller.

« Tu… tu veux vraiment me donner ce titre ? s'émut-elle alors qu'elle berçait le bébé dans ses bras.

- Oui, je le veux réellement.

- Avec plaisir ! Je serai la Tatie Bonbon, en plus d'être celle qui fait des lunchs super trop cool ! »

Tomoe sourit.

« Maman est revenue de son voyage en fin été, une ou deux semaines avant que tu accouches, la renseigna-t-elle.

- Est-ce qu'Alika va bien ?

- Alika est restée à Kanbal… Maman a dit qu'elle voulait habiter pour le reste de ses jours là-bas, mais qu'elle viendrait nous voir pour la saison estivale. Elle va vraiment mieux, et Maman a repris aussi ses forces. Elle pleure moins, est moins irritée et sourit plus… ça faisait longtemps que je l'avais pas vu être heureuse comme ça.

- Tant mieux, je suis contente pour elles. »

Motoko remit le bébé dans les bras de Tomoe alors qu'elle commençait à se fatiguer des bras. Justement, il était temps de changer ses langes, car l'enfant venait à peine de souiller ses langes dans de gros bruits qui les firent tous rires. Nhiva se mit à pleurer.

Shuga reçut une missive. Celle-ci ne lui était pas seulement destiné, mais également à Maya et Taiga. Comme Tomoe était fatiguée et avait besoin de se reposer, le couple de Taiga choisit d'aller lui rendre visite dans une semaine. Ils laisseraient leur Grand-Érudit faire la connaissance de sa fille en premier. Chagum ne le laissa pas partir avant de lui remettre un petit présent.

« Qu'y a-t-il à l'intérieur ? questionna Shuga qui avait entendu un bruit de clochette en secouant le paquet.

- Des jouets, et un peu d'argent pour le petit compte en banque ton enfant, ainsi que pour Tomoe. »

Shuga exécuta une petite grimace d'appréhension.

« Tomoe n'a jamais aimé les cadeaux dispendieux… elle va me trucider. Ce fut déjà quelque chose quand elle a dû choisir une de ses bagues pour notre alliance. N'imagine pas la bourse remplit d'or. Elle préfère le strict minimum. N'importe quels autres roturiers se seraient rués sur une offre d'argent, ou d'objets qui vaut son pesant d'or, mais Tomoe est une vraie exception.

- Cadeau de bienvenu pour la petite, lâcha Chagum. Et peu importe, Tomoe a simplement grandi avec les priorités aux bonnes places. Aller, va les rencontrer ! Et ne reviens pas avant tes deux semaines de vacances, sinon, je ne serai pas content. »

L'ancien tuteur de Chagum soupira et sortit du palais. En plus d'avoir le petit sac cadeau du Mikado en main, il avait aussi celui que Taiga et Maya avaient préparé, qui était majoritairement de la nourriture. Il décida de prendre une monture pour transporter tout ce qu'il avait et prit un chemin discret qui le mènerait jusqu'à sa douce.

L'endroit devint familier et il mit son cheval à l'endroit prévu à cet effet. Ça faisait deux jours que Tomoe avait donné naissance. Avec un peu de chance, Shuga rencontrerait son camarade en magie, Tanda. Il entendit justement des voix de l'autre côté du mur quand il cogna.

« J'arrive ! résonna une voix familière dont il faisait longtemps qu'il n'avait pas entendu. »

La porte s'ouvrit bien vite, et il dût baisser les yeux pour voir qui l'avait glissée.

« Oh ! Maître Shuga ! s'écria Motoko.

- Tiens, tu es la fille de Tanda ! Tu as grandi, je ne t'avais pas reconnu, s'amusa Shuga. Comment tu vas ?

- Je suis marraine de votre enfant ! »

Sans le prévenir, elle le tira par le bras et l'emmena proche de Tomoe.

« Tu dois rencontrer ta petite princesse ! ordonna Motoko.

- C'est pour ça que je suis venu. »

Il déposa ses présents proches d'eux et salua Tanda qui invita sa fille à revenir proche de lui, pour ne pas déranger la nouvelle famille. Shuga caressa la tête de Tomoe et l'embrassa.

« Tout semble s'être bien déroulé, murmura-t-il.

- Comme dans un rêve. Je te présente notre fille, Nhiva. »

Encore une fois, elle lui expliqua sa signification et Shuga approuva. Il se sentit ému. Quand elle lui suggéra de la prendre dans ses bras pour faire connaissance, il devint un peu nerveux.

« Je ne me souviens pas avoir tenu un petit être aussi léger qu'un bébé. Et si elle pleurait ?!

- C'est sa façon d'indiquer qu'elle se sent inconfortable, ou n'est pas dans la bonne position. Mais je viens de l'allaiter, alors elle est bien assoupie pour l'instant. Elle a un appétit très, très vorace. Heureusement que j'arrive à fournir assez pour la nourrir. Je bois énormément d'eau, ce qui doit sûrement aider… ou pas. Tu as le tour avec les enfants, comme dans la Grotte des Chasseurs. Fais-toi confiance, car moi, j'ai confiance en toi. »

Shuga s'assit confortablement et tendit les bras. Tomoe lui mit doucement sa fille dans les bras et il put observer ses traits de nouveau-née. Elle avait retenu des cheveux noirs de sa mère, et il était difficile de savoir la couleur de sa peau comme elle était encore très petite. Son corps ne régularisait pas encore sa chaleur et elle était plus rosée, que beige ou tan. Il fut surpris de l'entendre faire de petits bruits avec sa bouche. Il lui parla doucement, faisant sa toute première rencontre avec Nhiva. Il demanda si quelqu'un d'autre voulait la tenir avant qu'il ne la dépose dans le berceau. Motoko fut la première à lever la main.

« Motoko m'a beaucoup impressionnée, dit Tomoe. Elle m'a assistée et à conserver son sang-froid tout le long de la naissance.

- Vraiment ? s'étonna Shuga en regardant l'enfant qui rougit sous les compliments.

- Oui. Comme son père Tanda.

- Hé bien. J'ignorai que nous avions une future sage-femme parmi nous.

- Et une future guerrière, rajouta vivement la concernée.

- Les deux à la fois ? s'étonna-t-il.

- Pourquoi pas ? Mes parents s'y opposent pas, et pas même Nhiva.

- Au fait, Shuga, quels sont ces paquets ? demanda Tanda qui avait commencé à faire cuire un bon repas dans l'irori.

- Oh, des présents du Mikado Chagum, ainsi que Dame Maya et Sir Taiga. Je devrais commencer par ces derniers, car ils ont dit que c'était majoritairement de la nourriture. Donc, congé de cuisine.

- Tanda m'aide beaucoup avec Motoko. Mais c'est vrai que ça aide, s'émut Tomoe. »

Ils y découvrirent du riz, des algues rôties assaisonnées au sésame, des douceurs comme des marzipans colorés, des mocchis et du thé. Il y avait même un petit mot glissé à l'intérieur qui disait à Tomoe de ne pas hésiter à les contacter s'il lui manquait quoique ce soit. Par contre, au présent de Chagum, Tomoe s'attendait à ce que le cadeau dépasse une valeur monétaire roturière. Avant même qu'elle n'ouvre la bouche, Shuga parla le premier.

« Un cadeau est un cadeau. Mikado Chagum peut être aussi très têtu sur la qualité des objets qu'il offre. Accepte-le, tout simplement. »

Tomoe échappa un petit rire et fit l'effort de ne pas réprimander le cadeau. Elle y découvrit un magnifique petit hochet de bois, auquel des clochettes argentées étaient rattachées, créant un doux tintement. Il y avait aussi une belle poupée au visage de porcelaine et aux cheveux tellement doux que Tomoe se demandait si elle n'avait pas été crée à partir de cheveux humains coupés dont on n'avait pas su quoi en faire. Les vêtements étaient faits en soie pure. Elle y découvrit cinq pièces d'or et une petite bourse sur laquelle un morceau de parchemin avait été attaché. Il était écrit « Futur compte en banque de l'enfant, toutes mes félicitations ».

« … À même pas trois jours de vie, notre fille est déjà plus riche que la moyenne des roturiers, ne put s'empêcher de sortir Tomoe, restant humble.

- C'est quand même ma fille aussi, se venta Shuga. Et j'ai la plus belle et merveilleuse femme qui soit dans l'univers. »

Tanda repartit avec sa fille une semaine plus tard, désormais sûr que Tomoe s'en sortait très bien. Taiga et Maya étaient venus faire leur tour et lui donner un coup de main, de même pour Saya et Tohya avec leurs enfants. Shuga faisait les tâches ménagères, la cuisine, la vaisselle et la lessive. Il apprit comment changer les langes d'un bébé car Nhiva n'aimait pas être souillée, lui donner son bain, faire ses rots, comprendre ses différents types de pleurs et jouer avec elle. Il comprit que Tomoe avait dit vrai quand on disait des parents qu'ils apprenaient bien vite à connaître leur enfant sur le bout des doigts.

Ses soins ne s'arrêtaient pas qu'au bébé. Il cajolait sa femme, lui permettant de se reposer. Il soigna même ses douleurs physiques intimes en apposant des pommades qui soulageait temporairement son mal.


Deux ans et demi plus tard, Nhiva était une petite fille heureuse et épanouie. Elle recevait nombres de cadeaux à son anniversaire de la part des ses oncles hunters, et ses nombreuses tantes. Des blocs avec des figurines d'animaux sculptés dans du bois traînaient souvent partout, mais la bambine ne jouait jamais avec la poupée. Elle la laissait sur l'étagère, comme si elle connaissait sa valeur. La petite pièce qui servait d'entrepôt avait été agrandie grâce à l'aide de charpentiers et était devenue la chambre de Nhiva.

Pour ses deux ans et demi, la fille de Tomoe avait des cheveux presqu'adulte. La nature l'avait gâtée à ce niveau, car peu de jeunes enfants en bas âge possédaient de tels cheveux soyeux, fins mais volumineux, et longs pour son petit corps. Ils lui arrivaient un peu plus bas que le milieu du dos. Tomoe les peignaient alors en deux chignons avec des rubans de soies pour ne pas qu'ils la gênent. Son teint de peau, plus foncé que celui de son père, mais une teinte plus pâle que sa mère, faisait en sorte que les vêtements de toutes les couleurs lui allaient à merveille. Shuga venait dormir au moins deux soirs par semaine et prenait son rôle de père très au sérieux. La petite était toujours contente de pouvoir passer du temps avec lui.

« Maman, regarde ! insista Nhiva. »

Tomoe tourna la tête et sourit : sa fille portait une écharpe Yakue de couleur mauve, avec le nom de sa mère brodé en or dessus. À chaque mouvement, il y avait des tintements de clochettes. Avant le décès de son fiancé Kajika, Tomoe avait reçu une écharpe comme il était coutume de faire dans les villages Yakue, avant le mariage.

Elle l'avait retiré quand son mariage avait été annulé et l'avait conservé dans ses affaires personnelles. Après avoir rencontré Alika et reçut un message de Kajika via elle, la signification du châle avait changé et elle avait fini par le reporter graduellement, défiant ainsi les traditions Yakue. Et comme elle était maintenant mariée et avait un enfant avec Shuga, elle avait permis à sa fille de s'amuser avec. Kajika veillait sur elles, et Tomoe le ressentait.

On cogna à la porte. Tomoe délaissa le petit cheval de bois avec lequel elle jouait et alla ouvrir. Maintenant, il lui était coutume de recevoir des visiteurs n'importe quand sans qu'ils la préviennent.

« Bonjour Tomoe ! résonna la voix enjouée de Motoko.

- Bonjour Motoko. Je suis heureuse de te voir.

- J'ai emmené des invités. »

Tomoe s'étira un peu la tête et Alika se montra avec Lany.

« Ça faisait un moment, pas vrai, Tomoe ? la salua Alika avec un beau sourire.

- Alika ! Mais quelle surprise !

- Je suis venue avec ma disciple. Voici Lany. Nous sommes en vacances d'été.

- En-enchantée, bégaya Lany en Yogoese, timide.

- Bienvenu. Entrez toutes. »

En voyant Motoko, sa marraine, Nhiva courut vers elle pour se jeter dans ses bras. Encore une fois, Motoko lui offrit un petit cadeau : un petit tigre sculpté en bois. Comme elle ne s'était jamais familiarisée avec Alika et Lany, étant la première fois qu'elle les voyait, la fille de Tomoe se montra soudainement réservée et préféra se tenir proche de sa mère.

« Nhiva, voici ma grande sœur Alika, et sa disciple, Lany, lui présenta doucement Motoko avec fierté.

- Elle va finir par se dégêner, les rassura Tomoe. C'est normal d'être réservée avec de nouveaux visages. Comment vas-tu, Alika ?

- Je vais mieux. Je fais ce que je peux et de mon mieux à chaque jour, mais mon état mental est stable désormais. Je ne suis plus du tout comme quand on a quitté la grotte des chasseurs. Je n'ai pas retenté de me blesser ni eu de rechutes.

- Je suis heureuse de l'entendre. Je vois très bien dans tes yeux que tu t'es remises, petit à petit.

- Elle va tellement bien qu'elle a même un prétendant à Kanbal, s'empressa d'ajouter Motoko. »

Pour la troisième fois dans la journée Alika se dit qu'elle aurait mieux fait de fermer sa trappe. Pourquoi sa petite sœur ne pouvait-elle pas la lâcher, l'espace d'un instant ?

« J'espère qu'il te traite bien, espéra Tomoe en s'adressa à Alika.

- Oh, crois-moi, je pense que c'est un très bon homme. Il est mature, responsable et impose un respect de tous. Il est prêt à m'attendre, jusqu'à ce que je sois prête. Quant à moi, je dois t'avouer que j'ai été un peu sous le choc quand Motoko m'a apprise que tu avais eu… une enfant avec Shuga. »

Tomoe sourit et caressa la petite tête de Nhiva.

« Nhiva n'était pas planifiée, mais je savais qu'il pouvait s'agir d'un résultat suivant nos nombreuses sorties ensembles, lui et moi. »

Elle parla lentement de son histoire avec Shuga pour que Lany comprenne de son mieux avec son Yogoese restreint, ne connaissant rien du Kanbalese. Quand l'invitée ne comprenait pas, Alika et Motoko lui traduisaient ce que Tomoe disait. Doucement, Nhiva se montra moins réservée et montra ses jouets aux « amis » de Motoko, finissant même sur les cuisses d'Alika, faisant des combats imaginaires avec les animaux en bois.

« Je suis un tigre, et je veux te manger ! narra-t-elle en faisant de tout petits rugissements.

- Non. Mon oiseau va te manger. »

Le jouet de Nhiva frappa le tigre d'Alika qui fit semblant qu'il avait été vaincu.

« Oh… je pense qu'on mangera du tigre ce soir. »

Tout allait bien, jusqu'à ce que Lany aperçoive la poupée sur l'étagère. Comme elle était chez Tomoe, elle n'était pas pour imposée sa peur phobique des poupées et lui demander de la cacher. Remarquant de nouveau son aura pourpre, son mentor lui murmura si tout allait bien quand Motoko engagea une conversation palpitante avec son hôte.

« Regarde la tablette et tu vas comprendre, chuchota Lany en Kanbalese. »

Alika leva les yeux discrètement et comprit.

« Je veux pas m'imposer chez Tomoe… alors tant qu'on dort pas ici, je suis correcte.

- C'est bon. Concentre-toi sur notre conversation. »

Lany insista pour regarder la bague au doigt de Tomoe. Ça lui suffit pour penser à autre chose. Son mentor offrit ensuite de ses nouvelles et parla de Shozen, de sa guérison et de sa vie à Kanbal alors que Motoko leur avait faussé compagnie pour divertir Nhiva. Comme Alika et Tomoe partageaient un vécu similaire, la guerrière demanda sans réserve si Shuga était au courant de son passé.

« Je n'ai pas eu le courage de lui dire, avoua-t-elle.

- Oh, je vois. Rien n'est pressant.

- Je me dis qu'un jour, il le saura, mais pas maintenant. Si tu viens à faire un bout de chemin avec Shozen, est-ce que tu vas lui dire ?

- Oui. Si ça devient plus sérieux, et qu'on finit par se marier, si la vie nous le permet, je lui en ferai part. Il sait déjà que j'ai été agressée sexuellement, mais… je ne lui ai jamais parlé… de mon ex-petite-amie encore. Ça me fait trop mal…

- Ça prendra le temps que ça prend. Mais tu es sur la bonne voie et je suis fière de toi. »

Alika hocha la tête.

« Je suis contente de t'avoir revue, conclut Tomoe.

- Moi aussi. Tu m'as redonnée espoir que je puisse aussi avoir le futur que je mérite et veux avoir. »

Elles se donnèrent un gros câlin et Alika annonça qu'il était temps de repartir. Nhiva leur donna chacune une étreinte, avant que les invitées ne partent.


En se promenant au Bas Ougi, entre mentor et élève, Lany nota tout ce qu'elle voyait. Elle entendait souvent la chanson des nahji, que les fermiers chantaient dans les rizières.

« Pourquoi est-ce que cette chanson semble si populaire ? demanda Lany.

- Car elle fait partie de l'histoire du Nouvel Empire de Yogo, la renseigna Alika. C'est bientôt le solstice d'été, et il y a toujours un festival qui se déroule sur la place centrale du Bas Ougi. Tu peux savoir le nombre de jours qu'il reste en voyant à quel point les fermiers sont de plus en plus décontractés.

- Oh, est-ce qu'on pourra y aller ?

- J'avais amplement l'idée de te faire voir ce festival. C'est quelque chose à ne pas manquer. Il y a des marchands qui viennent de tous les pays, avec des tournois de lutte appelés rucha, un art martial Rotan. Et tout plein d'autres activités comme un spectacle qui relate l'aventure épique de Chagum-Niisan.

- Pour revenir à la chanson, qu'est-ce qu'elle dit ?

- En fait, il s'agit d'une histoire d'amour…, lâcha Alika.

- Oh, donc comme toi et Shozen ?

- Pas totalement. Mais elle parle du respect que les hommes ont pour les femmes qui travaillent dur le travail de la terre.

- Tu peux me la chanter ? »

Alika exécuta une grimace, incertaine de vouloir sortir sa voix. Elle trouvait qu'elle ne chantait pas bien pour tout dire, elle chantait faux ! Lany ne lâcha pas son regard d'elle. Son mentor finit par soupirer et chanta le ver précis de la chanson.

« Lorsque le dos délicat des femmes fait face au ciel, les hommes forts se courbent davantage pour prouver leur mérite. »

Des rougeurs apparurent sur ses joues et Lany se mit à sourire de toutes ses dents.

« Ah oui, c'est bien Shozen et toi ! »

Alika tourna abruptement dans un virage sur le chemin. Sa disciple la suivit sans broncher, mais se demanda où elle allait. Son mouvement brusque faisait en sorte que Lany croyait l'avoir offensée en parlant de Shozen. Il fallait peut-être qu'ils arrêtent de la taquiner sur sa fréquentation, juste un peu.

« Tu es fâchée contre moi, parce que j'ai parlé de Shozen ? se risqua-t-elle.

- Oh ? Moi, fâchée ? »

Pour toutes réponses, son mentor sourit.

« Pas du tout. J'ai tourné rapidement, car j'ai eu peur d'oublier mon idée. Il y a un endroit précis où j'aimerai jeter un œil.

- Ah ? Une place touristique ?

- Non. Tu vas comprendre quand nous y serons… disons que ça été ma seconde maison pendant un moment.

- Seconde maison ? T'as pas toujours habitée où ta famille se trouve maintenant ?

- Oui, mais Maman a eu une maison à elle seule pendant quelques temps. Cependant, elle a pris feu. C'était l'unique moyen que Tonton Tohya a trouvé pour nous prévenir de ne pas retourner à la maison. Maman était en danger.

- C'est vrai que comme elle est garde… il y avait pas meilleure solution. Et tu veux voir si ton ancienne maison a été rebâtie ?

- En plein ça. Ça fait quand même dix-sept ans que ça a pris feu. Le temps a probablement changé les environs et le paysage. Je n'y suis jamais retournée depuis, j'ignore pourquoi en fait. Peut-être parce que ça me remplissait trop de nostalgie et me faisait mal. L'incendie, mes moments passés avec mon Niisan, les amis que nous avons eu… »

Le paysage changea pour celui des rizières étincelantes sous le soleil de plomb. Lany en avait presqu'oublié combien il faisait chaud au Nouvel Empire de Yogo, comparativement à Kanbal, quand elle sentit de la sueur couler dans son dos, sous ses vêtements. Elle frissonna.

Le décor devint familier pour Alika et elle retrouva le petit sentier habituel dans lequel elle avait si souvent joué à l'extérieur. La rivière continuait toujours de passer entre les rizières. Son regard s'illumina en voyant que le moulin avait été reconstruit. Sa roue à aube était encore plus grosse que l'ancienne, ayant doublé en largeur. Il y avait deux étages et les clients entraient et sortaient par intermittent.

« Cet endroit semble être devenu un bon commerce, commenta Alika. À l'époque, il n'y avait qu'un rez-de-chaussée, avec un grenier qui servait de place où dormir. La roue était bien plus petite.

- Est-ce qu'on peut aller jeter un coup d'œil ? Même si on n'a pas de riz à moudre ?

- Tu as lu mes pensées. J'avais exactement la même idée en tête. Allons-y. Je ne pense pas que l'on nous chasse. »

Lany suivit son mentor et Alika passa au travers les deux shogis qui étaient ouverts. Le vendeur, qui était avec un client qui payait, les salua et les laissa faire le tour. Il y avait maintenant six pilons de bois qui pouvaient moudre différentes céréales. Sur des étagères, il y avait des produits mis en vente. En levant la tête, les clients pouvaient y voir une partie de l'entrepôt et il y avait une porte qui était interdise d'accès. C'était sûrement la maison des propriétaires du moulin.

« Pouvons-nous vous aider aujourd'hui ? demanda une femme d'âge mûr en approchant. »

Timide d'utiliser la langue Yogoese, Lany laissa Alika parler pour elles.

« Nous n'avons rien à moudre, l'informa Alika. Nous n'étions que de passage.

- Il y a toujours des produits en vente pour ceux qui ne peuvent moudre des céréales.

- Vous êtes ici depuis longtemps ?

- Nous n'avons ouvert qu'après la grande guerre. Cette partie n'a pas été aussi inondée que le reste de la Capitale.

- Y avait-il déjà une maison auparavant ?

- Non… enfin, dans les registres de la propriété, il est mentionné qu'il y avait autrefois un moulin avec une roue à aube. Mais un incendie y a été déclaré, et les corps de la famille qui habitait-là n'ont jamais été retrouvés. Ils étaient probablement absents quand c'est survenu. Seule la roue à aube d'origine a pu être sauvée.

- Oh ? Puis-je la voir ?

- Nous la gardons comme patrimoine. Elle fait partie de l'histoire de cette place. Les paysans voisins l'ont conservé en bon état, jusqu'à ce qu'on décide de rebâtir le moulin. »

Alika suivit la femme à l'extérieur et, sur le côté le plus long de la bâtisse, non plongée dans l'eau, la roue à aube s'y tenait. Elle était attachée avec des chaînes solides que des forgerons avaient sûrement soudées sur place pour éviter d'être volée. La vendeuse les laissa toutes les deux observer ce souvenir.

Instinctivement, elles cherchèrent à toucher le bois. C'est alors qu'Alika plongea dans l'histoire de la roue à aube et les événements qui avaient précédés l'incendie de son ancienne maison. Les images ne défilaient pas à toute vitesse dans sa tête, mais en temps réel. Elle vit Tohya porter des commissions à leur domicile, alors que Balsa, Chagum et elle faisaient des emplettes au Bas-Ougi. Elle le vit être entouré par les hunters, qui dans le temps, avaient comme cible sa mère. Il n'avait eu d'autre choix que de se cacher jusqu'à la nuit tombée, puis, ne voyant pas aucune autre option, il avait volontairement mis le feu à leur maison pour alerter Balsa. C'est ainsi que l'incendie avait pris naissance et que la roue à aube avait cédé. Les hunters étaient repartis quand les villageois avaient été alertés par la cloche des incendies et avaient fait des chaînes de seau d'eau pour éteindre le feu… L'endroit avait complètement cramé, ne laissant que des débris calcinés ainsi que la fameuse roue à aube.

Alika revint à elle instantanément, comprenant que ses capacités de médium lui avaient donné une vue sur un événement passé. Elle secoua sa tête et jeta un œil à Lany. Elle avait encore son aura de couleur pourpre. Elle posa une main sur son bras.

« Lany, tout va bien ? Tu es encore terrifiée ? »

Lany cligna des yeux, comme sortit de transe.

« Du feu… j'ai eu une vision sur l'histoire de cette roue à aube…

- Alors tu l'as eu en même temps que moi.

- Je crois. Tu as vu quelque chose ?

- Oui, la même chose. Tes capacités médiumniques te permettent de voir les souvenirs à travers les objets que tu touches également ?

- C'est la troisième fois que ça m'arrive… Mais j'ai vraiment eu peur de brûler.

- Tu es en sécurité ici. Il n'y a aucun feu. »

Sa disciple hocha la tête négativement.

« Je suis morte brûlée antérieurement, parce que j'étais un homme homosexuel, l'éclaira-t-elle. J'ai sauvé mon amant à temps, mais je suis resté coincé sous les débris et suis mort. Cette mort m'a marquée, car ça fait six vies que je vis depuis celle-là, où j'ai vraiment peur du feu… rien n'y fait, même si j'y suis exposée quotidiennement.

- Je vois…

- J'ai beaucoup de peurs en fait.

- Je crois que tu as également vécu beaucoup de choses dans tes vies antérieures.

- Yugao dit que dans toutes mes vies antérieures, j'ai toujours eu quelque chose qui m'a blessé, marqué, ou juste fait royalement chier.

- Je confirme que ce qu'elle dit est vrai. Mais ça fait de ta résilience un de tes principal atouts. Tu es une âme très forte Lany, et pas juste spirituellement ni physiquement. »

Elles reculèrent de la roue à aube. Elles n'en revenaient pas qu'elles avaient toutes les deux eu une vision, en même temps, sur un objet et les événements auxquels il était relié. Alika retourna à l'intérieur du moulin pour y acheter quelques produits qui serviraient aussi de souvenirs pour ses amis à Kanbal et pour Tante Yuka. Elle acheta de la poudre d'agar agar pour son père, ainsi que de la farine de riz. Lany pour sa part se contenta d'acheter de petits gâteaux de riz croustillant.

« Cet endroit a vraiment changé…, commenta Alika au vendeur. Mais je suis heureuse de voir qu'il a évolué.

- C'est vrai ?

- Oui… si vous ne connaissez pas les anciens propriétaires, je peux vous dire que vous en avez une tout juste devant vous. »

Le vendeur la regarda avec stupeur.

« L'incendie a eu lieu il y a dix-sept ans…

- Je sais. Je n'étais qu'une enfant à l'époque, mais j'ai bel et bien vécu ici pendant un court moment de ma vie avant que le moulin ne prenne feu. J'étais en train de faire des courses avec ma mère et mon Niisan quand c'est survenu. Voilà pourquoi on ne nous a jamais retrouvé par la suite. »

Il était tellement surpris qu'il appela sa collègue de travail et répéta ce qu'Alika avait dit. Lany trouvait bien drôle leurs réactions et Alika leur promit qu'elle deviendrait une de leur cliente régulière estivale, comme elle habitait à Kanbal maintenant. Elles quittèrent le moulin avec leur paquet.

En retournant chez ses parents, Alika déposa ses courses sur la table de la cuisine.

« Maman ! l'appela-t-elle. Maman ! J'ai de quoi à te dire ! »

Balsa, qui se trouvait au second étage, descendit rapidement.

« Oui, Alika ?

- Est-ce que tu es retournée à la place du moulin ? Notre ancienne maison ? »

Sa mère se mit à réfléchir, surprise de la question.

« Non, pas que je me souvienne, pourquoi ?

- Parce qu'aujourd'hui, avec Lany, j'ai décidé de retourner à l'endroit où on a vécu avec Chagum-Niisan. Et crois-le ou non, il a été reconstruit ! Et pas juste comme avant, non… il a pris de l'expansion et est désormais une entreprise indépendante à part entière, avec une énorme roue à aube et des produits en vente à l'intérieur. Les clients partent et entrent à profusion.

- Ils ont même gardé l'ancienne roue à aube qui a été épargnée lors de l'incendie, ajouta Lany sans toutefois dire qu'elles avaient eu une vision. Ils avaient du mal à croire que vous aviez habité là, des années auparavant. C'était drôle. »

Balsa haussa les sourcils, surprise.

« Hé bah, je suppose que je vais maintenant aller me faire servir là-bas. Je n'ai pas eu une seule fois le temps de repenser au moulin avec l'arrivée de tes frères et sœurs dans ma vie.

- Non, je ne t'en veux pas, la rassura Alika. Pour finir, j'ai acheté quelques produits. J'espère que Papa pourra cuisiner de super desserts ce soir !

- Oh, crois-moi, il le fera avec plaisir. Moi aussi, mais je ne suis pas aussi bonne cuisinière que lui.

- De la nourriture reste de la nourriture. »