Tamashi no Moribito

Gardien des Âmes


Chapitre 15

Dans le souvenir et l'absence,

Hiwata était toutes ses pensées

Les années passaient, et les journées à Toumi se ressemblaient. Nimka n'avait plus jamais revu les deux sage-femmes qui l'avaient brutalisée, quatre ans auparavant. Hiwata lui dit qu'elles avaient déménagé ailleurs, après avoir tous les deux divorcés avec leurs ex-maris. Pour toute réaction, sa femme avait haussé les épaules, soulagée.

Le karma est une garce, pensa-t-elle.

Elle regarda Maho, huit ans, jouer avec Noya. Toumi ne semblait pas souffrir de la future guerre qui se profilait à l'horizon. Les proclamations du Mikado – le père de Chagum – pour recruter des hommes pour l'armée avaient commencé presque six mois auparavant. D'autres proclamations étaient déclarées chaque semaine, bien que chaque village, Yogoese ou Yakue, souffraient déjà de la pauvreté. La raison invoquée était que le Mikado devait protéger la nation d'un ennemi corrompu et impur appelé Talsh. Tous les habitants du Nouvel Empire de Yogo devaient faire leur part au service du Mikado.

Le pays tout entier se préparait doucement à la guerre depuis que les premiers ambassadeurs Talsh étaient arrivés et avaient donné leurs conditions au Mikado. Le Nouvel Empire de Yogo avait donc fermé toutes ses frontières, et pas seulement avec Sangal, mais aussi avec Rota et Kanbal. Les personnes qui tentaient de sortir ou d'entrer par les frontières étaient traitées comme des espions et exécutées sur-le-champ.

Nimka avait quelques tâches à faire à la maison, quand elle entendit des exclamations au village. Elle regarda par la fenêtre, alertée. Par chance, ils recevaient des visiteurs. Ce n'était pas les recruteurs d'armée. N'y portant pas plus d'attention que ça, soulagée, Nimka retourna vaquer à ses occupations. Elle avait choisi de mettre une robe rose ce jour-là, tout simplement parce que la couleur l'appelait. Elle commença à préparer le souper, malgré son fils qui tournait sans cesse autour de ses cuisses.

« Noya, pour la troisième fois, tiens-toi tranquille ! tonna Nimka. Je manipule du feu et le contenant est très lourd, c'est dangereux ! »

Son fils fit la moue et chigna.

« Maman ! l'appela Maho. On a un invité surprise. Le petit garçon venu en voyage avec le chamane Torogai.

- Le chamane Torogai ? s'étonna la mère de famille. Je la connais un peu. »

Nimka se présenta, malgré son fils qui réclamait son attention.

« Calme-toi un peu, Noya, pria-t-elle au petit garçon.

- Je te présente ma Maman, continua Maho. Maman, voici Nao Yonsa.

- Enchanté, répondit Nao en s'inclinant.

- Relève la tête, le pria Nimka alors qu'elle examinait son visage. »

Il avait des traits familiers, et pour être sûre de ne pas se tromper, elle lui demanda :

« Dis-moi petit, serais-tu parent avec un certain Tanda-San ?

- Oh ! comment le savez-vous ? C'est mon père.

- Tu es... son fils ? s'exclama-t-elle. Je suis Nimka. Je l'ai rencontré quand j'avais à peu près treize ans concernant l'histoire du Nyuga Ro Chaga. Je les ai aidés à reconstituer les pièces de cette intrigue. Tu as une grande sœur, n'est-ce pas ?

- Alika-Oneechan, c'est bien vrai.

- Quelle coïncidence, je ne m'attendais pas à accueillir l'un des enfants de Tanda-San ici, fais comme chez toi. »

Nao s'assit aux côtés de Maho, sans oser déranger.

« T'as quel âge ? osa demander sa nouvelle amie.

- J'ai eu dix ans l'hiver dernier. Et toi ? Quel âge as-tu ?

- J'ai huit ans, je vais avoir neuf ans le mois prochain. »

Noya n'osait pas trop approcher Nao, préférant rester accroché aux jupons de sa mère, timide et réservé.

« Papa va rentrer bientôt ? demanda sa fille aînée.

- Il devrait arriver après souper. Avec le temps des moissons, il est très occupé aux champs avec les autres hommes du village. Nous allons manger avant lui.

- D'accord. »

Tandis qu'il mangeait, Nao essaya de soutirer quelques informations concernant l'éclosion de l'œuf. Nimka, connaissant bien le récit original ne l'ayant jamais oublié, se laissa emporter dans ses récits et le fils de Tanda ne perdit pas un morceau. Il s'habitua peu à peu à l'ambiance et commença à se sentir à l'aise au village de Toumi qui partageait les racines de ses ancêtres.

Il rencontra Hiwata. Il avait la peau beaucoup plus foncée que sa femme, et était plus bâtit physiquement que Tanda. Le temps avait permis à son corps d'adolescent de changer pour celui d'un homme. Son visage avait des traits plus distingués que ceux de Tanda, mais dans ses yeux recelaient une grande sagesse. Le travail dans les champs avaient musclé ses bras également.

« Nao, voici mon mari, Hiwata, le présenta Nimka. Il vient du village de Tohata, là, où la majorité des personnes sont Yakue pur souche.

- Enchanté de vous rencontrer, le salua poliment de garçon.

- Bonjour. Nous n'avons pas beaucoup de visiteurs, alors c'est un vrai plaisir de rencontrer quelqu'un de nouveau. Comment aimes-tu le village de Toumi ?

- Je me sens bien, mais je n'ai pas encore eu le temps de l'explorer plus en profondeur. Heureusement, j'ai un bon guide. »

Nao regarda Maho qui sourit timidement.

Ils étaient devenus de très bons amis en peu de temps et Nao dormait majoritairement à la maison de Nimka. Maho lui présenta son cercle d'amis et ils se tenaient souvent ensemble pour jouer. Elle ne voulait pas qu'il reparte quand la date butoir de ses vacances arriverait.

« Maman ? questionna Maho en courant vers elle, dans la maison.

- Oui, ma belle ?

- Est-ce que tu as des bijoux que tu utilises plus ? Nao et moi, on aimerait faire des bricolages avec... »

Nimka haussa les sourcils et se dirigea dans sa chambre pour en retirer un petit coffre. Elle le tendit à sa fille dont le visage s'illumina à sa vue. Les deux enfants sortirent de nouveau à l'extérieur pour en vider le contenu sur une couverture et y chercher une forme semblable à une pyramide inversé ou une goutte d'eau. Malheureusement, les pierres n'étaient pas de la forme que Nao avait espéré être. C'est alors que tout au fond de la boîte, un objet attira son attention. Il n'était pas fait de pierre, mais bien de bois. C'était une petite pyramide inversée, facettée à six côtés avec une attache sur le dessus qui était plat.

« Maho…, dit-il, ce n'est peut-être pas en pierre, mais il fera l'affaire.

- Ah ? »

Il lui déposa le pendule de bois dans la main.

« Il a encore l'énergie de ta Maman, mais ce n'est pas grave. Nous pourrons le purifier grâce à quelques herbes dans lesquelles nous l'aurons fait reposer une journée complète. Je pourrai également attacher une chaîne ou une ficelle à l'anneau qui sert attache pour qu'il puisse bien se balancer.

- Tu ferais ça ? s'écria-t-elle, les yeux pétillants.

- Oui. Je suis capable de bien des choses. »

Ils trouvèrent une belle corde en cuir et Nao créa une belle tresse en guise de chaîne. Maho choisit d'y glisser quelques perles et breloques pour la personnaliser. Dans un petit pot, ils y déposèrent de la lavande séchée avec d'autres herbes purificatrices avant d'y mettre le petit pendule à l'intérieur. Cet outil lui servait à communiquer avec les esprits, plus particulièrement les gardiens spirituels.

Or, tout ceci commença à sonner une alarme dans la tête de Nimka, quand elle remarqua combien sa fille avait commencé à s'intéresser à la spiritualité, le tarot, les pierres, les plantes et les esprits. Elle en parlait à tout le monde et laissait son pendule de bois trainer un peu partout. Incertaine d'y croire ou pas, Nimka essaya quand même de dire à sa fille d'être prudente.

« Mais Maman, j'ai Nao et Maître Torogai qui m'aident…

- Je sais. Je leur fais confiance, mais je ne pense pas que ce soit bien d'en parler aussi ouvertement.

- Je suis prudente, Maman ! Jurée.

- Bon. Si jamais il y a un souci, nous savons qui aller voir. Mais reste prudente.

- Oui. »

Elle apprit que Torogai offrait des leçons de spirituelles à sa fille. Avec elle comme Maître temporaire, Maho avait des risques réduits de se blesser.


Un matin, Nimka fut tirée de son sommeil par un faible cognement à sa porte. Hiwata était déjà debout et alla ouvrir. Elle alla le rejoindre après s'être rapidement habillée et comprit qu'ils étaient tous convoqués sur la place publique. Les enfants pouvaient les accompagner. Maho dormait encore avec Nao, mais Noya, qui était un petit lève-tôt, insista pour suivre ses parents. Nimka venait de quitter sa maison quand sa fille aînée courut à sa suite.

« Tu ne veux pas rester avec Nao ?

- Il va être capable de nous rejoindre… qu'est-ce qui se passe, Papa ?

- Nous allons le découvrir une fois sur la place publique. »

La famille d'Hiwata venait d'arriver sur la place, quand Nao se glissa entre eux comme un ninja. Nimka observa l'entrée du village et un frisson d'horreur lui parcourut l'échine. Les enfants, quant à eux, n'avaient jamais vraiment porté attention aux détails de la guerre ni le recrutement que le Mikado faisait parmi les villages Yakue et Yogoese – déjà pauvres de base – pour son armée. Mais jamais, Toumi n'aurait cru que les soldats fassent tout le chemin vers leur village pour choisir une quinzaine d'hommes pigés au hasard afin de grossir les rangs.

Nao se colla contre Maho en essayant de ne pas se laisser envahir par le stress qui lui tordait l'estomac. Torogai se tenait aux côtés du Doyen, Saika, un regard de glace au visage. Lorsque le chef qui menait le recrutement commença à nommer les différents noms des hommes âgés entre quinze et cinquante ans, plusieurs Yakue se mirent à pleurer et même à protester. Le monde s'arrêta de tourner pour Nimka quand le nom d'Hiwata fut prononcé. Maho en perdit l'équilibre.

Nimka éclata en sanglots en serrant son époux dans ses bras. Ils retournèrent à la maison pour préparer ses choses : ils n'avaient pas eu de préavis et les recruteurs repartaient avec les hommes choisit le jour-même.

« Pourquoi il a fallu qu'ils viennent jusqu'ici ?! s'indigna Nimka, les joues mouillées par les larmes tandis que Maho, Nao et Noya se tenaient plus à l'écart. »

Hiwata posa sa main sur sa joue, arrêtant ce qu'il faisait.

« Nous devons défendre notre pays, même si notre village est relativement isolé et perdu au milieu des montagnes.

- N'y va pas... par pitié...

- Je n'ai pas le choix, ma chérie. Si je tente de m'enfuir, je serai mis à mort pour cause de trahison.

- Tu n'as aucune base militaire, Hiwata ! C'est complètement insensé et irréfléchi ! »

Nimka ne parvenait pas à raisonner – et qui l'aurait été dans pareille situation ? Hiwata savait qu'il ne pouvait pas réussir à rassurer sa femme. Quand ses affaires principales furent rassemblées dans un sac en cuir, il lui dit :

« Je ne vais pas mourir. Je reviendrai pour vous. »

Maho se jeta alors dans ses bras. Malgré qu'il désire paraître fort, Hiwata avait les larmes aux yeux.

« Tu vas prendre soin de Maman pendant mon absence, d'accord, ma chérie ? lui demanda-t-il.

- ... Oui, mais je veux pas te perdre, Papa !

- J'ai dit que je n'allais pas mourir. Je vais être revenu d'ici le printemps prochain. »

Sa fille le serra encore plus fort dans ses bras en pleurant. Il prit également Noya dans ses bras.

« Tu es l'homme de la maison jusqu'à ce que je revienne, lui dit-il solennellement. Et toi, Nao, prends soin de ma fille. Prends la dans tes bras quand elle ne sera plus capable de contenir ses larmes.

- Oui, monsieur, murmura-t-il. »

Nao s'évada en douce et alla retrouver sa Grand-Mère.

« Quelle étrange tournure pour nos vacances, commenta Torogai.

- Que fait-on, Grand-Mère ?

- ... Nous allons rester encore un moment, le temps de trouver des solutions pour aider la main d'œuvre au village de Toumi, mais après, il va nous falloir quitter cet endroit pour se cacher à la Grotte des Chasseurs. »

Nao arqua un sourcil : il n'avait jamais visité une grotte qui s'appelait ainsi.

« Est-ce que Maho et Nimka pourraient nous accompagner ? proposa-t-il.

- Tu peux essayer, mais mon intuition me dit qu'elles ne voudront pas quitter ce village... »

Le garçon s'essaya pareil, mais Maho ne démontrait aucun enthousiaste à le suivre.

« Je ne peux pas...

- Pourquoi ?

- Je dois rester avec Maman... je ne peux pas la laisser seule ni abandonner mon village alors que Papa est parti dans l'armée servir le pays... »

Il sembla triste à l'entente de son choix, mais il comprenait en même temps. Les adieux des familles de Toumi quant aux adolescents et hommes choisit furent si cruels et poignants que Nao n'eut d'autres choix que de bloquer ses émotions, étant un garçon très sensible et empathique. À un tel point, qu'il parut froid de l'extérieur et avait l'air de s'en foutre, ce qui n'était aucunement le cas. Il resta auprès de Maho pour la consoler pendant la nuit, mais elle se levait et allait retrouver la chaleur des bras de sa mère qui faisait de l'insomnie. Il décida de la laisser tranquille pour quelques nuits, retournant proche de Torogai.

Alors qu'il venait de se lever en plein milieu de son sommeil pour soulager sa vessie sur le point d'exploser, il jeta un regard à l'extérieur comme si son intuition le poussait à regarder dans cette direction. Quelle ne fut pas sa surprise d'y voir Nimka, tenant par la main sa fille, marcher en direction de la forêt. Il jeta un œil à sa grand-mère : elle ronflait à en faire trembler les murs et était profondément endormie. Nao en profita alors pour se glisser en douce, hors de la maison Yakue, son pyjama kimono sur le dos et les cheveux encore détachés. À pas feutré, comme enseigner par Balsa, il les suivit dans la forêt. Elles arrivèrent dans un endroit où un petit ruisseau s'échappait du cours principal de la rivière pour former un étang. À sa surface flottaient d'innombrables nénuphars aux fleurs blanches.

Un curieux phénomène se produisit alors sur la mare et Nao fut assez proche pour en être témoin : de petites lumières s'étaient mise à danser au cœur des lotus par intervalles irréguliers, comme si des lucioles avaient trouvé refuge en leurs seins.

Maho était certaine d'halluciner, dû à sa fatigue nocturne, mais lorsque Nimka cueillit un nénuphar pour l'examiner de plus près, une petite créature irisée sauta à l'eau et disparut dans la mare.

« Maman…, murmura Maho. Le visage de cet être minuscule était celui de Papa…

- Comment est-ce possible ? murmura Nimka, le teint livide. »

Nimka arracha un autre nymphéa et chercha à regarder de plus près son occupant. La créature s'éteignit et sauta à l'eau, mais juste avant, la jeune femme Yakue avait eu le temps de constater qu'il avait les mêmes traits que le premier : ceux d'Hiwata. Nao décida de se montrer. Croyant qu'il s'agissait de soldats ou d'espions, Nimka attira instinctivement sa fille contre elle.

« Par pitié, ne nous faites pas de mal !

- Non, c'est moi, répondit rapidement Nao.

- Nao ? s'étonna Maho. Qu'est-ce que tu fais ici ?

- Eh… j'avais besoin de me soulager, mentit-il, puis j'ai essayé de suivre une luciole et je me suis retrouvé ici… c'est quoi cet endroit ? »

Nostalgique, Nimka lui apprit qu'il s'agissait de mizuyue, des lunes d'eau. C'était ici où elle avait eu son premier rencard avec Hiwata après qu'ils furent promis l'un à l'autre.

« On dit de ces êtres minuscules qu'ils savent réconforter… mais j'ignore pour quelles raisons j'ai vu le visage de mon mari deux fois sur ceux de ces êtres. »

Fasciné et se promettant de déposer ces connaissances dans son bouquin dès le lendemain, Nao s'agenouilla et regarda les mizuyue. La lueur s'était éteinte et plus rien ne brillait dans la pénombre.

« Il y a des milliers de créatures magiques dans notre univers, mais la majorité des personnes ne prennent pas le temps de faire leur connaissance, sauf les chamanes comme ma Grand-Mère ou Papa, ou les O Chal – qui, en Yakue, signifie "un canari dans une mine de charbon" – des personnes qui peuvent voir à la fois Nayug et Sagu. »

Un esprit de passage s'adressa à Nao pour qu'il puisse répondre à la question actuelle de Nimka.

« Peu d'heureux mortels ont été témoins des esprits des mizuyue. Ces petits êtres se manifestent dans ces belles fleurs uniquement lorsqu'une personne est amoureuse, ou que son âme sœur lui manque terriblement… »

Nao rougit en surprenant ses propres paroles. Nimka hocha la tête en guise de compréhension et déjà, son énergie sembla plus calme.

« Je comprends maintenant pourquoi les personnes de mon village disaient que cet endroit était lié à l'amour, ou la longévité des couples. »

Elle se redressa, vite suivit de Maho. Le fils de Tanda les suivit et les escorta jusqu'à leur maison, ramassant au passage une branche en bois, avant de rentrer de nouveau à son logis temporaire.


Les nuits n'étant plus pareilles sans la présence de son mari, Nimka avait recommencé à être plus nerveuse et anxieuse. Les événements de la naissance de son fils lui revenaient en mémoire sous forme de cauchemars, ou même de flash-back en pleine journée, créant des boucles de pensées obsessionnelles qui l'empêchaient de continuer à faire ses tâches quotidiennes. Résultat : elle n'était plus productive de la journée.

Maho et Noya dormaient avec elle et ils s'étaient habitués à dormir ensemble. Ils priaient pour qu'il n'arrive aucun malheur à Hiwata sur les plaines de Tarano. Au mieux, il resterait en dehors de la ligne de tirs de l'empire Talsh pour construire des forteresses. Comme le village ne voulait pas approvisionner l'ennemi si ce dernier venait à franchir les innombrables forêts qui les menaient vers Toumi, Saika ordonna de brûler leurs entrepôts, même si majoritairement, les bâtiments étaient faits en pierre et en ciment. Ils détruisirent donc à coup de marteaux plusieurs maisons pour berner l'ennemi « corrompu ».

Nimka alla habiter chez sa mère, même si sa maison était toujours intacte, n'en pouvant plus de l'absence d'Hiwata. Et les enfants étaient toujours contents de revoir leurs grands-parents. L'hiver passa lentement et chaque jour, elle était aux aguets. Elle ne voulait pas avoir le message du chamane Mirogai comme quoi son mari était décédé en allant servir l'armée. La guerre commencerait officiellement au douzième jour du printemps au Nouvel Empire de Yogo.

« Quand l'ouverture de la bataille sur les plaines de Tarano sera finie, je partirai à la recherche de mon mari, annonça Nimka, avec une volonté de fer.

- Et si jamais tu venais à croiser la route de soldats mal intentionnés ?! s'indigna Soriya.

- Je pense que tout ce qu'ils voudront, c'est rentré chez eux et avoir de la nourriture. N'essaie pas de m'en empêcher, Maman. J'irai, avec ou sans autorisation.

- Moi aussi je veux y aller ! s'enjoint Maho.

- J'y penserai, jeune fille. Il se peut que tu restes avec Mamie Soso le temps que je retrouve ton père.

- Mais je veux être utile, moi aussi !

- Tu l'es déjà ici, alors pas de "mais". »

Maho se renfrogna.


L'idée de Nimka se transmit rapidement à travers le village.

C'est ainsi qu'une dizaine de femmes et d'hommes du village de Toumi choisirent de l'imiter et de se préparer pour l'accompagner à aller vers les plaines de Tarano au printemps. Maho ne fut pas autorisée à les suivre, comme il s'agissait quand même d'une démarche risquée. D'après le calcul du petit intello de Toumi, entre le moment qu'ils quitteraient le village et atteindraient les plaines, au moins une semaine se serait écoulée depuis la bataille. Ils ne seraient donc pas pris dans le feu de l'action. Ils prirent des montures, certains se partageant un cheval pour deux. S'ils avaient à ramener des survivants, ils pourront toujours les transporter à l'aide de charrette tirée par les chevaux.

À l'aide de nombreux liens de communication et de parenté avec les différentes alliances entre les villages Yakue, Yogoese et métis, ils parvinrent à savoir où les blessés de guerre avaient été emmenés : au pied des montagnes Yauru. C'était un endroit très rude, et assez pourri, et il n'y avait qu'un guérisseur dans le village. Comme ils avaient des médecins parmi eux, ils seraient sans doute en mesure de pouvoir donner un coup de main, tout en récupérant leurs blessés et survivants.

Ils atteignirent le chemin qui menait à l'endroit où les blessés étaient gardés. Ils voyagèrent longtemps avant d'apercevoir une faible lumière au loin. Cet endroit était très isolé, peut-être pour que les Talsh ne le trouve pas. Et c'était une bonne chose. La bande de Nimka traversa une étroite vallée fluviale et fit face à une falaise rocheuse. Il y avait une grande dépression profonde dans celle-ci qui formait une grotte naturelle. Ils pouvaient y sentir la fumée et l'odeur écœurante de la pourriture. Nimka se retint de vomir.

Une petite fille et une vieille dame se tenaient devant l'entrée des quatre grottes.

« Bonjour, vous cherchez un soldat tous ensembles ? demanda la vieille dame.

- Oui, répondit Nimka. Nous venons de Toumi. Certains de nos maris, fiancés et adolescents ont été choisi pour aller à l'armée. Nous les cherchons.

- Il y a quatre grottes dans cette falaise, toutes assez proches les unes des autres. Environ deux cents soldats blessés sont ici. Nous apportons de la nourriture et des médicaments du village et beaucoup de gens viennent ici pour les soigner, mais nous en perdons encore près d'une douzaine chaque jour. Nous n'avons pas de médecins dans le village, et n'avons qu'un seul guérisseur. Nous n'avons tout simplement pas les ressources nécessaires pour tous les soigner.

- Ne vous inquiétez pas, répondit Yane, une des guérisseuses de Toumi qui était très grande en taille, qui suivait aussi Nimka en thérapie pour son stress post-traumatique. Nous pouvons vous refiler un coup de main.

- C'est vrai ?

- Oui, bien sûr ! »

Nimka mit pied à terre. Avant de pouvoir offrir un coup de main, elle voulait retrouver Hiwata et ne se reposerait pas avant d'avoir atteint son objectif. Être certaine qu'il était toujours en vie, car la chamane du village n'était jamais entrée en contact avec son âme. Il y avait encore une chance.

Avec quelques-uns de ses amis et connaissances, elle pénétra dans la grotte la plus proche. L'entrée était partiellement bloquée par des rideaux en bambou. L'intérieur était plus spacieux qu'il n'y paraissait, mais tout était sombre. Les odeurs de pourriture et de fumée s'intensifièrent au fur et à mesure qu'elle s'y enfonça. Au centre même de l'espace, il y avait une fosse faite en pierre où un grand feu crépitait et brûlait. Ses yeux s'ajustèrent à la faible luminosité pour pouvoir distinguer les visages. Il y avait de nombreuses nattes de paille sur le sol près du feu, chacune portant un homme malade ou blessé. La plupart étaient immobiles, mais certains respiraient fortement ou gémissaient de douleur. Il y en avait une trentaine.

Elle sortit en voyant que son mari n'était pas parmi eux, se séparant de son village un moment. Elle essaya alors la seconde, regardant les visages un par un, qui devait en contenir une soixante-dizaine. Aucun d'entre eux n'était familier. Nimka ne se découragea pas. Il ne restait que deux grottes à faire. À la troisième, elle remarqua que les hommes étaient un peu plus en forme que les deux premières. Le décor ressemblait aux autres endroits. Quelques hommes étaient assis près du feu. L'un d'eux leva les yeux vers Nimka, clairement effrayé, mais il n'était pas hostile. Il ne dit rien et ne bougea pas, cependant, son regard était celui d'un homme qui avait vécu l'enfer : yeux constamment écarquillés avec une expression de terreur. Nimka comprit que c'était une forme d'obusite. Elle regarda alors les hommes qui étaient autour du feu.

L'un d'eux se redressa rapidement. Bien que faible et mal nourrit, il se dirigea vers Nimka.

« Est-ce un rêve ? murmura-t-il en s'approchant. »

La voix de Nimka s'étouffa dans sa gorge.

« Hiwata… ? »

Heureux comme jamais auparavant, il serra sa femme dans ses bras. Nimka éclata en sanglots de soulagement et l'étreignit aussi fort que son corps pouvait lui permettre.

« Que les divinités soient de notre côté, pleura-t-elle en tombant sur ses genoux. Je savais que tu serais toujours en vie… je l'ai toujours su… »

Ils pleurèrent un moment et se laissèrent du temps pour reprendre contact avec la réalité. Hiwata était en vie, presque tout au complet. Presque, car Nimka remarqua qu'il avait été amputé du bras gauche. Son membre était encore enroulé dans des bandages, mais il ne possédait pas ce regard obusite comme l'ex-soldat un peu plus loin.

« Ton bras…

- J'ai été blessé lors de la grande bataille… mais mon bras s'est infecté et j'ai eu la gangrène. Ils n'ont pas eu le choix de me le couper sinon j'allais m'empoisonner.

- Qui a été assez fort pour faire ça ?! Ce sont deux os qui sont solides. Si c'est mal fait, la mort peut s'en suivre !

- Les divinités ont placé un bon samaritain sur ma route… Cet homme venait de la lointaine contrée de Kanbal. Il devait être un guerrier d'expérience, car il a su exactement quoi faire. Il m'a fait boire une soupe qui a engourdi mon mal, et avec les instruments pour maintenir sa lance en bon état, il a créé un garrot pour éviter les saignements excessifs. Il a su stériliser les instruments, et en mettant sa hache dans le feu, la plaie a cautérisé presqu'immédiatement. »

Nimka posa sa tête contre son épaule.

« En autant que tu sois vivant et avec moi, c'est l'important… où est ta bague ?

- À mon cou… il me l'a mise autour d'une ficelle.

- Que faisait-il ici ?

- Il a aidé à quelques amputations, les plus dures, mais il disait qu'il recherchait son amant Yogoese.

- Ouuh… l'a-t-il trouvé ?

- Je crois bien que oui.

- Tu as su son nom ? »

Hiwata hocha la tête négativement.

« Il ne nous a rien dit.

- Pourquoi n'es-tu pas retourné au village ?

- Parce que je n'étais pas assez fort pour le faire… et tu me connais, moi et mon sens d'orientation…

- Je comprends. C'est grâce à ce défaut que nous nous sommes rencontrés. Oh, mon chéri…

- Mais avec toi à mes côtés, je peux tout surmonter. »

Elle, avec la naissance traumatisante, lui, avec sa vision de la guerre, ils ne formaient qu'un couple encore plus fort pour surmonter tous les aléas de la vie. La plupart des soldats de Toumi qui avaient été enrôlés par l'armée, par coup de chance, avaient survécu. Il y en avait quatre qui n'avaient pas survécu à la grande bataille. D'après les villageois qui venaient aider, ça avait été un vrai bain de sang.

Il y avait une source chaude très proche des grottes qui était très bénéfique pour la convalescence, car les minéraux contenus dans l'eau aidaient à apaiser les blessures des soldats blessés. Les villageois avaient creusé cinq grandes piscines lisses dans la montagne afin que l'eau chaude de cette source unique puisse y couler librement. Les gens s'y baignaient fréquemment. Nimka aida son mari à se nettoyer. Elle regarda son bras et il n'avait pas menti quant aux compétences du guerrier Kanbalese : le bras avait bien cicatrisé et il n'y avait plus de trace de gangrène. Hiwata avait également perdu du poids, mais Nimka était décidée à lui redonner plus d'aplomb une fois de retour à Toumi. Il aura même un petit ventre en trop.

« Ça fait encore tout étrange, avoua Hiwata, de n'avoir qu'un bras… peut-être m'y habituerai-je jamais. Mais… comme tu l'as dit, je suis en vie.

- Je serai ton bras manquant. »

Il l'embrassa.

Au fil des jours, on pouvait savoir quels hommes récupéraient de leurs séquelles physiques et lesquels ne guérissaient pas. Certains d'entre eux exploraient les frontières entre la vie et la mort avant de revenir à Sagu. Mais beaucoup d'autres succombaient à l'obscurité et ne se réveillaient plus, ne serait-ce que pour émerger de la torpeur du sommeil pendant quelques instants.

L'aide des villageois et guérisseurs de Toumi fut bénéfique. Avec le village avoisinant, ils transportaient tous les hommes décédés au bord de la rivière et les brûlaient sur des feux individuels. Lorsque les noms et les villages des morts étaient connus, leurs cendres étaient recueillies dans des urnes étiquetées et étaient livrées à leurs domiciles par l'intermédiaire de messagers. Ils dispersaient les cendres d'hommes dont les noms et les villages étaient inconnus sur les racines des arbres tousu à fleurs blanches, laissant le vent transporter la poussière de leurs corps incinérés.

Nimka ne lâchait plus la main droite de son mari. Elle continuait de remercier La Vie d'avoir gardé Hiwata sain et sauf. La bande de Toumi quitta les grottes une semaine plus tard, après avoir grandement aider. Ils remercièrent les villageois de les avoir accueilli et hébergé le temps que les hommes vivants se remettent de leurs plus grosses blessures physiques et se sentent apte à retourner au village.

Soucieuse, Nimka aida Hiwata à se mettre en selle avant d'embarquer derrière lui, idée de pouvoir le soutenir pendant la promenade. Le camp s'éloigna peu à peu derrière eux. La route fut longue et épuisante. Ils prirent beaucoup de pauses le long du trajet pour permettre à leurs amis de se reposer.


Maho venait de finir la lessive quand elle entendit le village s'agiter. Mais pas agité dans le sens être nerveux. Non. Agité dans le sens positif comme s'ils fêtaient quelque chose. Elle délaissa sa tâche ménagère, happa Noya au passage et courut vers la place publique. Elle reconnut la bande que sa mère avait mis sur pied pour aller chercher les survivants de la grande bataille. Il y avait tellement de personnes que Maho sentit une main adulte la tirer hors de la foule pour pas qu'elle se fasse écraser avec son petit frère. En levant les yeux, elle reconnut Sarlia.

« Ta mère va venir te voir. Pour l'instant, ils sont un peu trop populaires. »

Noya essaya de se dégager de l'étreinte de sa grande sœur, mais elle le tenait fermement. Nimka descendit de sa monture et aida Hiwata à mettre pied à terre.

« Maman ! cria haut et fort Maho pour signaler sa présence. »

Nimka redressa la tête et regarda partout. Maho cria encore son nom et ses parents les aperçurent. Elle laissa Noya courir vers eux, avant de l'imiter, comme les parents sortaient de la foule. Bien que peu démonstrative, des larmes se mirent à couler sur ses joues en voyant son père toujours en vie.

« Papa !

- Hey, bonjour ma jolie ! »

Hiwata fut assez fort physiquement pour la prendre d'un seul et unique bras. Ils retournèrent à la maison et ce fut là que Maho remarqua le bras manquant de son père. Elle pleura plus que son père en lui-même face à la perte de son membre.

« Mais comment tu vas faire pour cuisiner, travailler et jouer avec nous ? sanglota-t-elle.

- Je vais toujours pouvoir le faire, ma princesse. Ce sera seulement différent et il me faudra m'adapter. L'important, c'est que je suis toujours en vie, avec vous. C'est sûr que mon bras me manque et me manquera, où des journées plus difficiles, il y aura. Mais ton Papa, c'est le plus fort. »

Le village commença lentement à être reconstruit. Le printemps faisait doucement place à l'été. Maho se trouvait avec le Doyen pour une réunion municipale. Hiwata avait choisi de l'emmener avec elle pour lui montrer comment les affaires du village se passaient. C'est alors qu'une voix ferme s'annonça à l'extérieur.

« Il y a quelqu'un ici ? »

Intrigués, ils se levèrent tous, faisant bouger les rideaux à chaque passage hors du bâtiment. Saika sortit, vite suivit des villageois restants. Maho croisa alors le regard de Nao et de sa Grand-Mère. Une grande joie l'envahie.

« Maître Torogai, cher Nao ! les accueillit Saika. C'est un immense soulagement de vous voir parmi nous.

- Vous n'avez pas subi trop de pertes ? Que s'est-il passé ici ? demanda Torogai.

- Nous avons brûlé les bâtiments qui conservaient nos réserves de nourriture pour empêcher les Talsh de s'approvisionner. »

Nao s'éloigna de son maître en douce pour s'approcher de son amie, alors que Saika emmenait Torogai dans la plus grande des maisons.

« Il ne t'es rien arrivé, Maho ? se renseigna Nao, inquiet.

- À moi ? Non.

- Tu ne t'es pas faites agressée ? »

Elle hocha négativement la tête. Elle lui parla légèrement du monde spirituel qui semblait avoir été mis sur pause, comme les esprits avec qui elle communiquait ne répondaient plus. Nao blâma Alika pour ce dénouement.

« C'est une longue histoire, soupira-t-il. Mais je suis heureux de voir que tu vas bien.

- Moi aussi, j'avais peur de ne pas te revoir. »

Il sourit et, se surprenant lui-même, il osa l'embrasser sur les lèvres un court instant. Maho rosit avant de sourire timidement.

« Excuses-moi, je ne sais pas ce qui m'a pris, s'excusa Nao.

- Pas grave… j'ai aimé ça. Combien de temps vas-tu rester ici ?

- Je ne sais pas, Grand-Mère voulait prendre des nouvelles de connaissances et amis qu'elle connait, ici. Plus tard, elle a comme objectif que nous aidions à reconstruire et rebâtir le village.

- Je vois…

- Où t'es-tu cachée pendant tout ce temps ?

- Nulle part. Je suis restée au village et aucuns envahisseurs Talsh n'est venu.

- Je vois…

- J'ai retrouvé mon Papa, aussi…

- Est-ce qu'Hiwata va bien ?

- … On a dû lui couper un bras pour le sauver, dit-elle tristement.

- Oh, je suis désolé.

- Au moins, Papa est encore en vie et avec nous. Il passe son temps à nous dire ça, à moi et mon frère. Et toi ? Tu t'es caché ?

- Oui, dans une grotte avec ma famille, tenue secrète. Nous sommes sortis que récemment. »

Ils restèrent ensemble, très proche l'un l'autre, alors qu'ils regardaient le paysage printanier en marchant dans la forêt. Les jeux de petits bisous sur la joue et de défis sur les lèvres devirent plus fréquent. Il ne voulait pas dire à Maho que son don avait été bloqué et qu'il ne voyait plus rien avec le monde spirituel.

Son passage fut de courte durée, car il devait bientôt repartir avec Torogai à la maison. Il le ressentait, son intuition lui disait. Il demanda à Maho si elle désirait l'accompagner pour qu'elle puisse rencontrer sa famille.

« Je ne sais pas, j'ai un peu peur, à dire vrai, avoua-t-elle.

- Je sais que tu ne veux pas quitter ta famille, Maho. Mais je te reconduirai chez toi par après.

- Je vais en parler à mes parents avant… les départs sont difficiles depuis que mes parents ont été séparés par la guerre, avant de se retrouver.

- Oui. Je comprends. »

Il regarda Maho aller en direction de sa maison. Nao croisa le regard de Torogai. Cette dernière lui fit un clin d'œil. Immédiatement, le garçon détourna le regard.

Nimka sourit quand sa fille lui parla de son invitation à aller chez Tanda-San, et elle accepta avec plaisir que Maho parte à l'étranger.

« Mais j'ai peur…, avoua Maho.

- Découvrir de nouveaux horizons ne te fera pas de mal. Ça va enrichir ta culture, ma belle. Et puis, tu n'es pas totalement seule. Tu vas être avec ton ami Nao, Maître Torogai et même Tanda-San ! Il n'y pas meilleur endroit sécuritaire pour ma fille que là-bas.

- Toi, ça ne te dérange pas que je parte ?

- C'est sûr que ça me fait de quoi de voir ma grande fille aller découvrir de nouveaux horizons, c'est comme ça une maman. Ça s'inquiète tout le temps. Mais je suis heureuse si tu es contente. En as-tu envie ?

- Oui.

- C'est ce qui compte. Alors cesse de t'en faire pour tes parents. Quand est-ce que vous partez ? demanda-t-elle à Nao qui entrait après avoir cogné. »

Il réfléchit.

« Dans deux jours au plus tard.

- Super. Ça laisse assez de temps pour préparer les valises de Maho.

- Quand va-t-on revenir ? demanda Maho à son ami.

- Quand tu en sentiras le besoin, dit Nao.

- J'espère que ce ne sera pas pendant un an ! s'amusa Nimka.

- Oh non ! répliqua sa fille.

- Peut-être, la reprit Nao avant d'éclater de rire. Ma mère a commencé à voyager à l'âge de six ans.

- Pour l'instant, allons-y pour deux semaines. Tout va dépendre de sa soif d'aventure. Elle pourra toujours revenir ici si jamais il y a quoique ce soit, proposa Nimka. La guerre est terminée, il n'y a plus d'espions ni de danger.

- Bonne idée.

- J'attendrai ton retour, Maho.

- Je vais veiller sur elle et la protéger, promit-il. »

Nimka embrassa sa fille sur le front en souriant.

Les deux jours de congé qui restaient pour la visite au village passèrent trop vite pour Maho, mais trop lentement pour Nao. Ils quittèrent le village et les deux amis se prirent la main sur le chemin du retour. Le voyage n'était pas facile à pied pour Maho qui n'avait jamais voyagé aussi longtemps sur de grandes distances. Elle avait, de taille, une tête de moins que Nao et pour faire son gentleman, il la porta sur son dos avec ses effets personnels. Il fit ce geste une à deux fois lors de la randonnée complète. Torogai ne se gênait pas pour montrer son sourire béant.

L'amour donne des ailes, pensa-t-elle, amusée.

En arrivant à la maison, ils furent surpris de voir des chevaux et une corde suspendue avec un nœud coulissant à l'une des branches du cerisier de Kasem.

« C'est votre maison ? questionna Maho en ne lâchant pas la main de son ami.

- Oui, confirma Nao. Elle a été un peu endommagée avec la guerre, mais ça devrait s'arranger en continuant de lui donner beaucoup d'amour.

- Pourquoi y a-t-il une corde sur cet arbre ?

- Cet arbre est l'arbre de Kasem, mon grand frère décédé avant sa naissance.

- Oh, mes condoléances.

- Ne t'en fais pas. Mais je n'ai aucune idée de pourquoi une corde y est suspendue. »

Deux copies conformes sortirent la tête hors de la maison. Maho en fut un peu ébranlée. En voyant sa réaction, Nao rit. Tout le monde faisait les mêmes expressions quand les jumeaux se montraient la bette.

« Je te présente Karuna et Jiguro. Ils vont avoir quatre ans cet été.

- Oniisan est revenu ! dirent-ils à l'unisson. Avec une fille !... Papa !

- Ils sont complètement synchronisés.

- C'est drôle, commenta-t-elle. J'ai toujours voulu avoir une jumelle.

- Ah bon ?

- Oui.

- Viens. »

Il sentait qu'elle avait encore un peu de gêne à approcher. Mais il la rassura. Maho n'avait jamais été à l'aise de rencontrer les parents de ses amis. Un grand homme sortit de la maison et accueillit Torogai qui en fit à sa tête. Tanda vit son fils par la suite. La jeune fille s'en souvint maintenant : c'était le père de Nao. Elle l'avait brièvement vu lors des débuts de la guerre.

« Bonjour Nao, tu nous ramènes une amie ? sourit Tanda.

- Allô Papa, je te présente Maho. La fille de Nimka et d'Hiwata.

- Oui, je m'en souviens ! Enchanté.

- Enchantée, répondit-elle en s'inclinant. »

Une autre personne sortit en compagnie d'une fillette qui devait avoir un an ou deux ans de moins qu'elle. Cette fois-ci, Maho fut intimidée par l'aura mortelle de guerrière que Balsa dégageait. Qui ne le serait pas ?

« Ah, voici ma Maman, Balsa et Motoko, ma petite sœur, continua de les présenter Nao.

- Oh, Nao a emmené une copine ? s'étonna Balsa.

- Une amie, rectifia-t-il. C'est Maho. Elle vient passer des vacances pendant deux semaines chez nous.

- Enchantée. Motoko, ne fais pas ta timide, dis bonjour.

- Bonjour, salua la fillette encore un peu timide, s'accrochant au pant de kimono de sa mère.

- Coucou, toi, ajouta la nouvelle arrivante.

- Maman, pourquoi il y a une corde d'attachée au cerisier de Kasem ? questionna Nao.

- Je te dirais pourquoi tout à l'heure. »

Nao entra dans le refuge et déposa ses choses ainsi que ceux de Maho proche de son futon. Ils entendirent des sanglots au second étage. Silencieusement, il fit signe à son amie de le suivre pour voir qui avait autant de peine. Ils montèrent en essayant de ne pas faire grincer les marches et ils virent Alika. Elle se redressa soudainement et tourna la tête vers eux.

« Qui c'est ? demanda-t-elle en pleurs, en regardant Maho.

- Une amie, répondit Nao.

- Je viens de perdre ma petite-amie et tu rapportes la tienne, maugréa Alika, les yeux encore remplis d'eau.

- Ne parles pas sur ce ton à mon amie !

- Tu ne me diras pas quoi faire !

- Viens Maho, nous allons dehors. Ma grande sœur n'est pas bien pour le moment. »

Maho ne prit pas de temps pour partir la première. Nao la suivit.

« Elle me déteste ? s'enquit-elle. Qu'est-ce que j'ai fait de mal ?

- Tu n'as rien fait de mal, Maho. Alika me déteste moi.

- Pourquoi ?

- C'est trop compliqué pour que je t'explique. Mais ne t'en fais pas, je ne la laisserai pas te faire du mal.

- Elle fait peur…

- Elle fait toujours peur depuis un moment. Viens, je vais te montrer ma forêt. Après, nous pourrons parler des esprits.

- D'accord. »

Ils sortirent en se tenant par la main et coururent jusqu'au sentier menant vers la forêt avant de s'y engouffrer. Il lui présenterait le petit sanctuaire souterrain caché que sa famille protégeait de façon très jalouse.

Au souper, Alika ne les accompagna pas. Lorsque Balsa annonça qu'elle partait pour Kanbal, Motoko piqua une crise de jalousie en reprochant à leur mère qu'elle n'avait d'yeux que pour leur grande sœur, et que jamais elle n'était là avec eux, avec elle. Dépassée par les événements qu'était le choc de la tentative de suicide d'Alika, Balsa avait attrapé sa plus jeune, l'avait emmenée dehors et avait claqué la porte. Maho remarqua à quel point la famille semblait très tendue. Tanda les invita à manger et essaya de les divertir en demandant quelles étaient les passions de leur petite invitée. Une fois Maho à court de sujet, Nao rappela à son père que leur mère devait leur dire pourquoi une corde se trouvait sur l'arbre de Kasem. Avec un regard sombre, il ne cacha rien aux enfants.

« Votre grande sœur a essayé de s'enlever la vie. »

Cette simple révélation jeta un froid sur la tablée. Même si Alika s'était montrée froide et rude avec Maho, cette dernière ne pouvait s'empêcher d'éprouver de la compassion pour elle. Elle remarqua à quel point la vie était injuste. Son père avait survécu à la guerre, mais il aurait pu mourir alors qu'il n'avait jamais souhaité ça. Alika était également une survivante des conséquences de la guerre, elle avait toute une vie devant elle, avait toujours tous ses membres, mais elle était tellement souffrante qu'elle souhaitait en finir au plus vite.

Maho regarda Nao. Il avait complètement perdu l'appétit. Les jumeaux divertirent le reste du souper avec leurs singeries habituelles, et Balsa revint au refuge avec une Motoko apaisée. Nao invita son amie à aller dehors, à l'orée de la forêt. Le crépuscule illuminait l'horizon de sa teinte orangée.

« Tout va bien, Nao ?

- … Si Alika a essayé de se tuer… c'est par ma faute, culpabilisa-t-il.

- Hein ?! Mais comment ça ? Tu n'as rien fait de mal ! »

Nao hocha négativement la tête.

« Tout est en lien avec la spiritualité, finit-il par lui avouer. Les esprits et les énergies.

- Je pense que tu m'as dit qu'elle aussi les voyait et les entendait.

- C'est bien ça. Et ça a mené à de grandes tensions entre elle et moi. »

Avec malaise, il lui parla de cette esprit méchante qui lui avait planté des couteaux dans le dos, avait souvent pris possession de son corps à sa guise, et avait jeté d'affreuses paroles à Alika en plein visage alors qu'elle se trouvait déjà au plus bas et dans un état lamentable. Il avait reçu comme punition d'avoir son don bloqué temporairement pour qu'il puisse grandir et réfléchir aux conséquences de ses actions.

« Tu devrais lui écrire une lettre de pardon, suggéra soudainement Maho.

- Quoi ?

- Tu as dit que vous vous êtes expliqués dans la grotte des chasseurs, et que tu t'es excusé… mais les mots sont souvent plus forts que les paroles, car ces dernières s'envolent et sont facilement malléable. Par écrit, si Alika le souhaite, elle pourra te relire et se graver ce que tu as écris… dans sa tête.

- Une lettre, hein ?...

- Ça pourrait te faire du bien, à toi aussi. Te retirer cette culpabilité mal saine.

- Et pourquoi es-tu aussi bonne avec ma sœur aînée alors que tu ne la connais presque pas ?

- Car ce monde a besoin de douceur… la vie serait tellement plus facile si tout le monde pouvait avoir de la sympathie pour son prochain. »

Il se donna du temps pour penser à cette suggestion. Alors que la soirée avançait, l'idée prit plus de forme dans son esprit et il commença à rédiger sa lettre. Ça ne lui dérangeait pas que Maho l'aide à trouver les bons mots. Le lendemain, il regarda sa grande sœur plier bagage et dire au revoir à sa famille. Elle essaya même de lui parler, malgré sa rancœur tenace.

« Tu as essayé de t'enlever la vie à cause de moi et maintenant tu pars... tout ça, par ma faute ? demanda-t-il en regardant ses pieds et resserrant la main de Maho dans la sienne. À cause que je t'ai jeté des conneries avec cette esprit, la dernière fois ?

- Non, s'empressa de répondre Alika. Enfin… oui, beaucoup.

- Mais c'est en partie par ma faute...

- D'une part, tu as joué un grand rôle dans tout ça, je l'avoue... mais maintenant, le travail qui reste est le mien. »

Elle regarda Maho, et sourit tendrement avant de s'approcher. Quand elle voulut s'adresser à elle, Nao redevint protecteur et se plaça devant elle comme pour faire office de barrière.

« Je ne vais pas la frapper, se défendit-elle. Je voulais seulement m'excuser d'avoir crié quand elle était là. M'enfin... »

Alors que les jumeaux la bombardaient de bisous, Maho tira Nao pour aller au refuge, suivre Balsa. En chemin, elle lui reprocha d'avoir fait de la surprotection avec elle.

« Alika ne m'en a pas voulu… elle était juste confuse, et je la comprends. Tu n'avais pas besoin de t'interposer.

- Par-pardon…

- Donne la lettre à ta mère.

- Oui… »

Balsa monta au second étage pour vérifier qu'elle n'avait rien oublié. Nao et Maho montèrent les escaliers également. Son fils semblait un peu gêné, mais en fait, il était un peu mal à l'aise, les mains croisées dans son dos.

« Qu'est-ce qu'il y a, Nao ? s'inquiéta Balsa.

- Est-ce que tu peux donner ça à Alika de ma part ? »

Il lui tendit la lettre pliée en trois.

« S'il te plait, Maman ?

- Oh, mon cœur. »

Elle s'approcha et le serra dans ses bras.

« Bien sûr.

- Donne-lui quand tu penses que le moment sera venu… tu peux la lire si tu veux, aussi.

- Non, ça ira. Cette lettre est personnelle et je ne peux pas la lire, car elle ne m'est pas destinée. »

Ils descendirent ensembles au rez-de-chaussée. À l'extérieur, Alika était déjà sur le cheval, avec sa cape rose foncé sur le dos, et sa lance. Elle semblait avoir fait tous ses adieux. Balsa rassura une dernière fois ses enfants et leur avait offert un petit cadeau, une pensée de sa part. Tanda l'entoura par la taille et l'embrassa longuement. Cette complicité de couple rappela à Maho celle de ses propres parents.

« Soyez prudentes...

- Nous le serons.

- Et revenez-nous en meilleure forme.

- Je le promets.

- J'ai hâte de te revoir, mon amour. »

Balsa se mit en selle, sa cape rouge volant dans le vent. Elle prit soin de la replacer pour éviter qu'elle ne dérange leur monture et, les bagages bien attachés, elles partirent au trot pour terminer dans un galop vers le col de l'Aogiri. Maho souhaita de tout son cœur qu'Alika aille mieux, qu'elle trouve un point d'encrage et s'agrippe avec force à la vie. Personne n'aimait souffrir.

Après ses deux semaines de vacances, Nao reconduisit Maho à Toumi, seul comme un grand, sans avoir sa grand-mère sur le dos. Nimka et Hiwata furent contents de voir que leur fille avait aimé son expérience de voyage.