Tamashi no Moribito
Gardien des Âmes
Chapitre 18
Quand le passé refait surface
Lany se sentit soulagée quand elle et Alika traversèrent la porte officielle des voyageurs à Kanbal, qui les mènerait tout droit vers le territoire Yonsa, sans avoir à passer par la Capitale qui les rallongerait de deux jours. L'air de son pays lui avait beaucoup manqué et tout était de nouveau familier, mais étrangement… plus petit et plus gris.
« Alika, je me demandais si je pouvais me reposer et ne plus sortir de ma maison une fois de retour au bercail ? Je veux dire… je t'aime beaucoup, mais j'ai pas eu beaucoup de temps pour moi, seule.
- Ne t'inquiète pas. Je comprends que tu aies besoin de refaire tes forces. Tu viendras me voir quand tu en ressentiras le besoin. Cependant, il se peut que je sois de temps en temps à la Capitale. »
Son élève hocha la tête avec enthousiasme.
« On se débrouillera pour se voir et si jamais je te manque et que tu es déjà partie, je me renseignerai à Tante Yuka quand tu reviendras, proposa Lany. »
Alika décida d'aller reconduire directement Lany chez elle le plus vite possible. La petite maisonnée à deux étages, entourée d'une prairie et bien protégée du vent grâce au pant de montagne qui reposait derrière elle, apparut. Lany accéléra le rythme de sa monture et l'arrêta proche de l'endroit emménagé à cet effet. Elle descendit rapidement et courut vers sa maison, ne se préoccupant plus de son mentor qui observait la scène de façon amusée.
Lany ne prit pas la peine de cogner et ouvrit la porte.
« Maman ! Je suis revenue ! annonça-t-elle haut et fort. »
Des pas se firent entendre et Kasha apparut dans son champ de vision, avec, en prime, son père Towa.
« Lany ! Mon petit Lynx adoré !
- Maman ! »
Alika arriva dans le portique, témoin de leur étreinte familiale où Lany ne put s'empêcher de verser des larmes de joie et sûrement d'ennuis parentale. Elle attendit que les parents de son élève la remarquent avant de les saluer.
« Tu as sûrement besoin d'aide pour transporter toutes tes affaires à l'intérieur, fit Towa. On va t'aider.
- La famille d'Alika est incroyable ! continua de raconter Lany alors qu'ils l'aidaient tous à retirer les bagages de sa monture. Je suis partie avec peu de sacs et me voilà avec trois de plus…
- Après trois mois, c'est normal, s'amusa Kasha. Je savais que je pouvais faire confiance à Alika, et vu ton retour de voyage et ta joie, tu as passé un merveilleux temps estival.
- J'ai plus l'intention de partir avant un moment. »
Kasha renifla sa fille.
« Tu sens le mélange d'herbes, commenta-t-elle.
- Ah bon ?
- Oh, s'exclama Alika, ça doit être l'odeur familière de la maison de mes parents. Papa est herboriste et apothicaire.
- C'est une très bonne odeur, reprit Kasha. J'aime beaucoup !
- La famille d'Alika sent toujours bonne, rit Lany. »
Comme Alika était aussi fatiguée de sa route, elle les quitta pour les laisser en famille après une longue étreinte. Lany avait beaucoup de choses à raconter et elle ne s'arrêta pas avant son heure de coucher. Retrouver son lit lui ferait étrange, et encore plus si elle ouvrait les yeux pendant la nuit. Elle annonça à Kasha qu'elle avait eu ses premières règles au Nouvel Empire de Yogo, comme quoi « Maman Balsa » l'avait bien aidée, et lui montra son cadeau qui était le poignard offert par son mentor qui indiquait son passage à l'âge adulte. Kasha sentit un grand coup en elle.
« Ma petite fille n'en est plus une désormais… tu es une jeune femme, s'émut-elle. Il va falloir fêter ça, quand tu te sentiras plus en forme.
- Juste un petit gâteau avec des douceurs me plairait bien, insista Lany. J'ai plus envie de bouger d'ici pour un moment.
- Alors on fêtera ça ici, en famille. »
Kasha remarqua aussi, en voyant sa fille porter sa robe de nuit blanche en coton, que sa poitrine avait changé de taille. Elle n'était pas aussi apparente quand elle était partie, en début d'été. La ligne du temps changeait bien des choses, elle devait faire le deuil de son enfant, autrefois son bébé.
Lorsque Lany posa sa tête contre son oreiller, elle trouva que son lit semblait bien vide. Elle regarda la place à ses côtés, même s'il était simple. Alika et elle auraient-elles passé tellement de temps ensembles qu'elle ne se souvenait plus de la sensation qui était de dormir seule ? Elle soupira d'aise, contente d'être de nouveau à la maison et se remémora les souvenirs passés avec la famille d'Alika.
Sa disciple n'habitant qu'à deux pâtés de maison de Tante Yuka, Alika se retrouva bien vite à la maison de guérison. Elle descendit de sa monture et commença à retirer ses bagages comme une grande. Voyant qu'elle était en train de se charger, Jiguro intervint :
« Fais plusieurs voyages, petite fleur, suggéra-t-il.
- Non, je suis capable de tout apporter d'un seul coup ! rétorqua-t-elle, têtue. »
Il soupira. Il savait qu'elle répondrait ça. La porte s'ouvrit sur Yuka et son jardinier, Masato.
« Alika ! s'écria sa grande tante en dévalant les escaliers. Tu es enfin de retour !
- Bonjour Tante Yuka, bonjour Masato-San !
- Laisse-nous t'aider. »
Ils prirent quelques bagages et l'aidèrent à entrer à l'intérieur. Masato alla ensuite s'occuper du cheval qui devait être épuisé et demandait une dose d'énergie.
« Où est Lany ? demanda Yuka.
- J'ai décidé qu'il était mieux qu'elle rentre en premier chez elle, comme elle a sûrement dû s'ennuyer de sa famille pendant nos vacances. Il faut dire que ma famille ne l'a pas ménagé les deux premiers mois en la faisant quotidiennement visiter de nouveaux endroits.
- C'était donc de bonnes vacances.
- Oh oui. Tu as du temps pour je te raconte ce que j'ai fait ?
- Un peu. Tu continueras de me dire le tout au souper.
- Alors je suppose que je devrais commencer par le plus urgent…
- "Urgent" ?
- Tu ne parviendras jamais à me croire si je te le disais, alors je propose que tu prennes place à la table. »
Sa curiosité réveillée, Yuka obéit.
« Lors de mes vacances estivales, j'ai remarqué que… je pouvais faire des soins énergétiques; purifier et guérir les méridiens sectionnés et créer de nouveaux circuits d'énergie quand le corps a été endommagé et pollué de mauvaises énergies extérieures et stagnantes.
- Oh wow…
- Je sais que ça paraît incroyable, n'est-ce pas ? s'amusa Alika. Moi, qui passais mon temps à dire que ça ne fera jamais partie de moi, ou que je ne voyais pas l'intérêt de le faire. Je me contredis ! Mais ça n'a rien à voir avec le magnétisme. »
Essayant d'être le plus clair possible dans ses explications, elle raconta comment elle arrivait à avoir une vision intérieure dans le corps et voir tous les canaux énergétiques. Elle raconta aussi les soins donnés à Nimka et Hiwata, sans toutefois parler du Gardien du Mariage qui lui avait demandé de l'aide.
« Je m'en suis voulue de ne pas en avoir appris plus sur certaines de vos pratiques, avoua-t-elle. Mais je me suis bien débrouillée quand même et j'ai vu des résultats au bout de deux semaines.
- Tu te souviens de ce que je t'ai dit, il y a quelques années, lors de tes débuts de thérapies ?
- Euh, non ?
- Je t'ai dit que tu avais le potentiel pour être magnétiseur, mais je crois que ton potentiel se trouve surtout dans les chakras et les énergies subtils. Un don extrêmement rare.
- Oh… et tu crois que tu pourras m'enseigner un peu plus concernant le magnétisme ? J'ai promis à Nimka, et moi-même d'ailleurs, de me perfectionner dans cet art jusqu'à ma prochaine visite estivale l'an prochain. Je demanderai aussi conseils à Messiah pour le reiki.
- Ça me fera très plaisir de pouvoir t'enseigner. »
Yuka se renseigna au sujet de Balsa avant de retourner à ses patients. Alika en profita pour défaire ses bagages dans sa chambre et se reposer. Elle trouva ses souvenirs cadeaux pour ses amis et se fit une liste en tête pour n'oublier personne. Elle tomba alors sur le talisman qu'elle avait acheté pour Shozen : maintenant, elle était prête à être en relation officielle avec lui. Après avoir décompressée, elle retournerait à la Capitale et le surprendrait.
Ses nuits furent tranquilles et elle ne fit aucun cauchemar, comme elle avait encore l'adrénaline d'avoir vu ses parents et passé de magnifiques vacances.
À la Capitale, Shozen se tenait avec Koda, Tam Muro, Tomoki Yonro et Kahmuro Musa. Ce jour-là, ils s'étaient rassemblés en groupe avec le cercle du roi. L'exercice était de monter un cheval en mouvement, au galop, chevauché par un cavalier. C'était une pratique dangereuse, qui demandait concentration, force et coordination. Peu de guerriers parvenaient à monter totalement sur la selle sans tomber, mais quelques-uns y arrivaient.
Shozen n'arriva pas à rester sur la selle lors de ses deux essais. Il finit par prendre une pause avant de déverser sa rage sur les mauvaises personnes et se prendre un coup de sabot mal placé. Il demanda donc à diriger un des chevaux choisit pour l'exercice et voir comment ses camarades s'en sortaient. Koda faisait partie des rares à pouvoir se placer et tenir sur la selle, créant des envieux parmi la foule, mais également une panoplie de questions pour pouvoir y parvenir.
C'était aussi à ce moment-là qu'Alika avait choisi de revenir à la Capitale, deux semaines après avoir décompressé, seule sans disciple. Elle avait mis son chapeau de fourrure sur lesquelles des oreilles de loups avaient été cousues et ses gants du même tissu sans doigts. Elle se plaça discrètement parmi les participants qui voulaient faire la montée en mouvement. D'après ses calculs rapides, elle pourrait surprendre Shozen. Elle demanda alors au prochain participant s'il voulait échanger de place à la dernière minute avec elle. Ce guerrier n'étant pas obstiné, il accepta d'entrer dans son jeu. Elle se plaça pour se cacher de la vue de Shozen – heureusement qu'elle n'était pas très grande et que le guerrier la cachait.
La monture approcha alors dans les encouragements de la foule et les cris. Le guerrier et elle commencèrent à courir en même temps et au bon moment, le guerrier s'arrêta et laissa Alika courir vers la monture. Ce qu'elle fit laissa la cour et les spectateurs surpris et estomaqués. Ils connaissaient tous sa réputation et sa force en tant que guerrière, mais ils ignoraient qu'elle aimait prendre des risques et ne savaient pas si elle parviendrait à embarquer sur la monture de Shozen.
« Qu'est-ce que… ?! s'étouffa Shozen. Alika ?! »
Elle s'agrippa fermement et se hissa derrière lui, entourant sa taille et s'accotant contre son dos.
« Allô Shozen !
- Depuis quand tu maîtrises la montée en mouvement ? s'exclama-t-il en arrêtant rapidement le cheval.
- Depuis que ma Maman me l'a apprise. Tu vas bien ? »
Les applaudissements empêchèrent Shozen de répondre. Comme Alika ne le décolla pas et le gardait emprisonné dans ses bras, le cavalier resta un moment figé. Koda se montra.
« Tiens, le mentor de ma petite sœur est enfin revenue de ses vacances ? Où est donc Lany ?
- Elle se repose à la maison de tes parents, le renseigna-t-elle. Le voyage, bien que plaisant, l'a épuisée de toutes ses forces. Je suis revenue ici seule.
- Je vois… est-ce que Shozen et toi sortez ensemble maintenant ? C'est quoi cette façon de le serrer dans tes bras comme un gros nounours ? »
Pour toutes réponses, elle gloussa et regarda son prétendant. Elle allait desserrer son étreinte quand Shozen posa ses mains sur les siennes. Il tourna la tête, presqu'à s'en rompre le cou et l'embrassa tendrement sur le front. Ils descendirent de la monture et laissèrent d'autres guerriers profiter de l'activité.
« Hé ! Vous n'avez pas répondu à ma question ! insista Koda. »
Shozen leva la main qui tenait toujours celle d'Alika et sourit. Elle ne se gênait plus pour montrer son affection au grand jour.
« Ce n'est pas évident ? demanda-t-il.
- Alors là, vous me surprenez…
- Ma famille et mes amis au Nouvel Empire de Yogo sont au courant de tout ça maintenant, dit Alika. Alors, il est un peu tard pour faire marche arrière. J'attendais que mes vacances soient terminées pour que ce soit officiel. »
Malgré Koda qui continuait de poser des tonnes de question et semblait encore sur le cul, Shozen alla récupérer sa lance. Il fut encore plus ravi de voir qu'Alika ne lâchait pas sa main. Il lui passa sa lance et prit la sienne.
« Tu crois que je pourrais te voir en privé ? demanda-t-elle.
- Bien sûr.
- En privé ? intervint Koda. Vous allez vous minoucher et vous lécher les amygdales ? »
Son ami tira la langue alors qu'Alika le regardait blasée.
« Pour un homme célibataire de vingt-huit ans, je te conseillerai de tourner ta langue sept fois, lui reprocha indirectement la jeune femme. »
Koda haussa les épaules, nullement vexé, et retourna s'occuper avec les autres participants qui avaient totalement perdu intérêt à regarder Alika. Shozen partit discrètement et alla dans une petite ruelle, loin des regards. S'il avait été dans la salle d'entraînement, ils n'auraient pas pu être en paix et avoir un moment pour eux. Il s'accota, dos au mur.
« Tiens, ici on va avoir la paix, annonça-t-il.
- Tant mieux, parce que j'ai quelque chose à te donner.
- Avant, je voudrais juste que tu m'embrasses. Tu m'as vraiment manquée cet été. »
Alika rit et se mit sur la pointe des pieds. Il se pencha et l'embrassa passionnément, posant ses mains sur ses hanches. Ils finirent par se lâcher après deux bonnes minutes. Elle pouvait sentir ses lèvres picoter; les résidus d'énergies qu'ils avaient échangés continuaient de fluctuer dans son champ aurique.
« L'été prochain, je t'emmène avec moi, l'informa-t-elle. Tu ne peux pas refuser mon invitation, Shozen, ma famille t'attend, et mes parents n'ont pas arrêté de me casser les oreilles, et faire des sous-entendus et des yeux de côté grandiloquents à chaque fois qu'ils avaient l'occasion de parler de mon "prétendant"… et même Lany. Si je ne t'emmène pas, ma mère va me retourner au pays pour te tirer par la peau des fesses…
- Alors tu leur as vraiment parlé de moi, j'en suis flatté.
- Je n'aurais jamais pu cacher ça, pour tout dire. Nous avons eu le festival du solstice d'été… et je me suis surprise à te vouloir à mes côtés… »
Elle détourna les yeux le quart d'un instant. Shozen l'attira dans ses bras et la serra contre lui.
« J'ai vécu la même chose cet été, la rassura-t-il. C'était dur de voir mes amis en couple et se minoucher. Et même les autres femmes qui s'essayaient sur moi se sont simplement pris des vents monumentaux parce que je les repoussais. Elles ont même fini par partir des rumeurs à mon sujet, et j'ai fini par me faire traiter de tous les noms, dont salaud, connard, chien sale… et je n'ai rien fait ! Je me suis même fait traiter d'abuseur, nom de Yoram !
- Qui sont ces salopes ? lâcha Alika, remontée.
- Des garces qui ne valent pas la peine de gâcher notre temps avec.
- Hé bien, elles seront maintenant envieuses et devront se tenir le dos droit comme je suis enfin de retour à la Capitale… »
Alika fouilla dans la poche de son pantalon et en ressortit le talisman.
« J'ai vu ce talisman, ou cette amulette, et j'ai pensé à toi.
- Oh, il est joli, murmura Shozen alors qu'il le recevait dans sa paume. »
Il l'observa attentivement et sourit.
« Je l'aime vraiment beaucoup… et étrangement, il me semble familier.
- Ah ?
- Je crois l'avoir vu dans un rêve. C'est vague, mais je crois que je l'ai bien vu à quelque part.
- Peut-être que tu ne me crois pas, tu es libre de le faire ou non, mais je sais qu'il va te protéger à certains endroits qui peuvent sûrement t'étouffer ou te faire sentir mal.
- Je te crois sur parole. »
Shozen ajusta la ficelle de cuir et le passa par-dessus sa tête pour le glisser à son cou.
« En as-tu un ? demanda-t-il.
- Un tout nouveau, oui. »
Elle tira sur son collier et montra un disque couleur cuivre gravé d'écriture Yogoese, avec pour dessin, sur le revers, une fleur de lotus et sept petits motifs qui rappelaient la forme des sept chakras.
« Tu veux bien sortir avec moi, Shozen ? finit-elle par demander.
- Tu sais bien que je t'ai toujours dit que j'allais t'attendre, pas vrai ? Peu importe le temps ou les années avant que tu ne sois prête.
- Je le suis. Je veux passer autant de temps que possible à tes côtés, tant que la vie nous le permette.
- Les surnoms affectueux te dérangent-ils alors ? Car j'ai eu une copine qui n'aimait pas les surnoms et qui crachaient sur les couples qui se donnaient de tels titres. Toujours dire le nom au complet, ça sonne trop formel.
- Non. Ça fait partie de mon éducation. Alors si un surnom mignon te vient en tête naturellement et que tu désires m'appeler par celui-ci, tu ne risques pas de me vexer. Mais évite de m'appeler "Alichoue", s'il te plait. »
Le surnom "Alichoue" était signé Amaya. C'était particulièrement pour cette raison qu'Alika ne voulait plus l'utiliser. Shozen sourit, compréhensif. Ils s'embrassèrent encore un long moment avant de sortir de leur cachette. Ils restèrent toute la journée ensembles, collés très proches l'un et l'autre. Pour la première fois depuis longtemps, Alika ne s'était jamais sentie aussi bien et amoureuse. Le sentiment était magique.
Elle va comprendre, pensa-t-elle, évitant de son mieux de penser au prénom de son tout premier amour.
Tout allait si bien maintenant, et tellement mieux dans sa vie. Alors quand les fantômes du passé et ses démons intérieurs refirent surface pour la hanter de nouveau, Alika se retrouva plus irritable et elle ne voulait pas retomber dans une telle période sombre. Pourtant, elle ne parvenait pas à se libérer d'un sentiment qui lui disait que quelque chose n'allait pas, mais elle ignorait quoi ni même où mettre son doigt sur cet élément.
Étant trop centrée sur sa propre guérison émotionnelle et, parfois, physique, Alika avait repoussé ces préoccupations du revers de la main et dans un coin de sa tête, sans plus s'y attarder. Et elle pensait de plus en plus à Amaya, elle en rêvait souvent. Des souvenirs de leur passé, ou simplement des situations saugrenues sans queue ni tête. Dire son prénom lui semblait encore étrange. Et elle ne comprenait pas pourquoi, alors qu'elle commençait tout juste sa relation amoureuse avec Shozen et semblait parvenir à tourner la page. Alors pourquoi ?
Amaya, après sa mort, était devenue étrange en tant qu'esprit. Alika ne la reconnaissait pas pour tout dire. Elle qui était follement amoureuse d'elle par-dessus la tête, lui avait dit ne plus vouloir la revoir dans cette vie-ci et était d'une froideur inexplicable. Elle était méconnaissable, pour tout dire. Jiguro, de son côté, lui-même bon traqueur de nature, n'était pas arrivé à la retracer et les seules fois où Amaya s'était matérialisée devant Alika, c'était pour lui jeter des conneries, comme quoi, elle était la seule qui se bloquait dans tout ça. Alika ferma les yeux et se concentra.
Encore une fois, les mêmes mots revinrent la hanter : chaînes, contrat, désespoir, double maléfique, gobelin... Jiguro, vol, garde du corps, lancier...
Le labyrinthe tordu de pensées qui l'envahissaient la rendait dingue. Alika se prit la tête et tenta de trouver, ne serait-ce qu'un unique chemin simple qui faisait du sens. Les souvenirs des funérailles et du service d'Amaya lui revinrent en mémoire, elle, qui pensait les avoir oublié. Du moins, elle avait espéré que son esprit en fasse une amnésie partielle, comme le physique d'Amaya et ses caractéristiques. Les souvenirs du cadeau de son dix-neuvième anniversaire offert par sa mère revinrent également en mémoire au même moment : ce jour où elle avait dû faire la paix avec les parents d'Amaya et leur annoncer son décès. Amaya était venue; Alika l'avait sentie, elle l'avait vue, elle avait parlé pour elle. Elle était douce, gentille, adorable. À ses funérailles, ses ancêtres étaient venus pour l'emmener et l'aider à faire la transition quant au détachement du monde matériel vers le spirituel. Et lorsqu'elle se trouvait seule avec Alika, elle était froide, distante et agissait comme si elles n'étaient jamais sorties ensemble. Ces deux facettes, si opposées que furent-elles, ne collaient pas à la Amaya que la jeune médium avait connu. Quelque chose n'allait pas, mais elle n'arrivait à trouver la raison primaire.
Elle leva la tête quand elle entendit cogner à la porte de sa chambre. Elle alla ouvrir et leva haut la tête : physiquement, il n'y avait personne, mais Nahoko se tenait devant elle. Face à sa grande taille, Alika semblait riquiqui face à elle.
« Nahoko-San ! se surprit-elle.
- Coucou Alika, salua-t-elle avec un sourire. Puis-je entrer ? Je te sens très tourmentée depuis quelques jours.
- Oh, ce ne sont que des pensées intrusives et négatives qui m'emprisonnent dans une roue infernale. Ça va finir par passer, grâce aux psychothérapies de Tante Yuka. Entre.
- Merci ! Je peux m'asseoir sur ton lit ? »
Alika sourit et lui donna la permission de le faire. Nahoko, en tant que femme en blanc, connaissait les règles de politesse et quand elle entrait dans la chambre d'une personne, elle demandait toujours au gardien – ou aux protégés si ceux-ci la voyaient – si elle pouvait prendre place sur un meuble qui contenait l'énergie principale de l'hôte afin de ne pas s'imposer. Le lit étant la principale chose qui appartenait à une personne et protégeait de toute intrusion.
La jeune médium s'assit à ses côtés. Nahoko était devenue très proche d'elle depuis qu'Alika habitait chez Tante Yuka, et plus encore depuis qu'elle avait emprunté son corps pour les soins énergétiques. Alika savait qu'elle ne pouvait jamais rien lui cacher ni même feindre ses émotions quand celles-ci la tourmentaient : Nahoko le ressentait automatiquement en tant qu'esprit. Elle ne faisait jamais d'intrusion dans l'esprit d'une personne pour savoir ce qui la troublait à ce point, mais cette fois-ci, elle fit exception : Alika la sentit la scanner dans toutes ses pensées et elle ne se débattit même pas.
« Ne dis rien, lui ordonna-t-elle. Je vois que le comportement d'Amaya, autrefois, imperceptible, car tu étais tourmentée par ta propre noirceur, devient de plus en plus irritant.
- Depuis combien de temps sentais-tu que ça me préoccupait, Nahoko ?
- Depuis un moment, je ne saurai dire quand exactement. M'en voudrais-tu si je te disais que j'ai fait des recherches sur Amaya et tous les pourquoi qui te hantent ?
- Je ne t'en veux pas… m'as-tu aussi scanné quand je dormais ?
- Très souvent. Et je suis désolée. C'est comme une intrusion, mais je n'en pouvais plus de te voir te débattre seule, à tourner en rond sans trouver d'issus.
- Alors… tu as trouvé des indices face à la situation avec Amaya ?
- J'en ai découvert énormément… et une esprit de ma famille a été la grosse clé qui m'a permis de mettre le doigt sur des réponses concrètes…
- Une esprit de ta famille ?
- Oui, ma belle-sœur… je vais te la présenter à l'instant même. »
Instinctivement, Alika tourna la tête vers sa fenêtre et vit une esprit approcher avec plusieurs paires d'ailes sur le dos : treize pair ! C'était la première fois qu'elle voyait un esprit se promener dans le monde des vivants avec autant d'ailes sur le dos. Elle se leva en vitesse et lui ouvrit la fenêtre pour la laisser entrer avant même qu'elle ne cogne. Elle avait de longs cheveux blonds presque blancs aux reflets argentés qui lui arrivaient aux chevilles, des yeux bleu-vert, un teint pâle et portait un bliaud blanc et argent. Elle avait un tachi long blanc en bandoulière qui reposait sur son épaule gauche et dans son dos, elle transportait également une faux : l'arme de distinction par excellence des Faucheurs, les femmes et hommes en blanc, les enfants de La Mort. Plus petite qu'Alika, 1m56, elle s'inclina devant son hôte, un peu intimidée. En replaçant une mèche de ses cheveux derrière son oreille, Alika remarqua que celle-ci n'était pas ronde mais bien petite et pointues comme celles des Elfes ! Elle regarda Nahoko qui s'empressa de la présenter.
« Alika-Chan, je te présente Kohana. C'est la femme de mon deuxième frère aîné.
- Enchantée, répondit Kohana.
- Tu peux prendre place sur mon lit, l'invita Alika, fais comme chez toi.
- Merci ! »
Elle retira sa faux de son dos et la déposa au sol, proche de la lance, avant de s'asseoir dans un soupir d'aisance. Comme l'énergie d'Alika était équilibrée et qu'elle était désormais en paix avec elle-même, Nahoko jugea que le moment était venu. Alika était assez stable pour que la femme en blanc puisse orienter leur discussion vers un sujet très sensible, limite taboue. Tout commença lorsque Kohana prononça ces paroles suivantes :
« Je connais Amaya Muga et j'ai été celle qui l'a aidée. Mais avant toute chose, dis-moi, veux-tu tout savoir ? »
Alika sourit : Kohana avait exactement les mêmes paroles qu'elle quand la fille de Balsa devait passer des messages aux vivants : voulez-vous tout savoir ? Si la personne lui disait non, elle s'appliquait à imposer des filtres. Si, au contraire, elle lui répondait oui, alors tout sortait sans réfléchir. Alika pouvait faire rougir ses interlocuteurs avec des détails très, trop intimes et privés. Nahoko et Kohana s'échangèrent quelques paroles et la belle-sœur comprit qu'elle n'avait pas besoin de déblatérer durant des heures pour introduire le sujet principal.
« Alika, je vais te demander de me relater tout ce qui s'est passé dès l'instant où Amaya a quitté son corps jusqu'aux funérailles, de ton point de vue. »
Avec douleur, Alika plongea dans ses souvenirs et lui expliqua tout dans les moindres détails pendant ces trois mois suivant ce soir-là. À la fin, elle avoua que le comportement d'Amaya était contradictoire par moment. Nahoko l'invita alors à leur partager les mots qui la hantaient lors de méditation : chaînes, contrat, désespoir, double maléfique, gobelin...
Ces mots permirent à Kohana d'élucider bien des mystères.
« Premièrement, Alika-Chan, ce que je vais te dire est la pure vérité. Il se peut que tu te sentes bernée dans les premiers instants, mais par la suite, si tu ne m'interromps pas, je te promets que tout va s'éclairer et que tu feras bien vite des liens.
- Oui, je m'y attendais. Va sans crainte et dis-moi, Kohana. Je veux vraiment savoir. »
Kohana inspira profondément, ferma ses yeux et commença à jouer avec ses doigts.
« Commençons par deux mots qui ont retenu mon attention : chaînes et gobelin. Le soir où Amaya et toi vous êtes faites agressées, dans le feu de l'action, personne n'a rien vu venir. Jiguro était occupé à combattre pour toi, de même pour Fay, la gardienne d'Amaya, mais il y a eu une mise en scène d'urgence.
- Une mise en scène ? J'ai du mal à y croire, avoua-t-elle, un brin courroucée et confuse. Je n'ai jamais fait de mise en scène quant à mon viol et la mort d'Amaya.
- Ce n'est pas en ce sens-là que je voulais le dire, Alika-Chan, pardonne-moi, je me suis mal exprimée. Je voulais dire : une mise en scène d'urgence pour Amaya. Quand elle est décédée, l'un des gardiens de vos agresseurs a enchaîné l'âme Amaya – au cou, aux poignets et aux chevilles – fraîchement détachée de son corps physique avant même qu'elle ne puisse s'en rendre compte. Elle a été emmenée de force.
- Mais… c'est impossible, s'étrangla-t-elle. J'ai vu Amaya sortir de son corps lorsque mourante, Jiguro était là lui aussi et peut le confirmer ! »
Elle fixa son gardien spirituel d'un regard ferme – qui était silencieux et discret dans un coin de sa chambre – lui prouvant qu'elle ne se trompait pas. Il ne fit qu'hocher positivement la tête, taciturne, sans rien dire de plus.
« Oui, c'est bien vrai, reprit Kohana. Seulement c'est maintenant que tout se joue, du pourquoi elle est devenue différente : Amaya a réagi rapidement avant de se faire emmener de force. Ton deuxième mot va faire un sens, Alika : Gobelin.
- Gobelin… double maléfique… »
Troublée, Alika posa sa main sur sa bouche, effarée, choquée.
« Tu as vu juste, Alika… Amaya est rusée et très intelligente. À force de discuter du monde spirituel avec toi lorsque vivante, elle s'est assez informée pour savoir qu'elle pouvait user de la supercherie. Elle a tiré sur une de ses plumes et l'a donné à un des gobelins qui passait par là et qui l'a mangé. Rapidement, elle lui a donné des ordres et lui a dit que s'il désobéissait, il mourait sur le champ.
- … Le gobelin a donc pris l'apparence d'Amaya…
- Parfaitement… tout ce qu'Amaya avait pu te dire de blessant, sur un ton condescendant, ce n'était pas elle, mais bien le gobelin. Très souvent, des doubles maléfiques sont le total contraire des personnalités auxquelles ils ont passé le contrat. Ça peut arriver qu'ils soient très proches de la personnalité originale, mais c'est très, très rare. »
Les femmes en blanc lui laissèrent le temps de digérer la nouvelle. Jiguro l'invita à laisser ses larmes couler librement sur ses joues. Alika était sous le choc, mais ça avait du sens. Or, une chose que qu'elle ne comprenait toujours pas était lorsqu'Amaya était allée la voir chez ses parents et lors des funérailles. Là, elle semblait être elle-même, de façon authentique. Mais si, d'après Kohana, Amaya était enchaînée pendant tout ce temps et que ce n'était pas elle, comment se faisait-il qu'Alika avait pu ressentir toutes ses émotions comme étant les siennes et vraies ?! Lisant dans son esprit, la belle-sœur de Nahoko reprit la parole, une fois la nouvelle digérée.
« Pour répondre à tes interrogations, Alika-Chan, permets-moi de t'expliquer mon rôle dans la situation antérieure avec Amaya "normale" et Amaya "double maléfique". Le gardien qui a enchaîné ta petite-amie était un mauvais esprit, un esprit recherché dans le Bingo Book des Faucheurs. Je faisais le travail de mon mari, quand j'ai croisé ce gardien et la pauvre Amaya, enchaînée à votre agresseur, avec d'autres âmes prisonnières, dont Fay, sa gardienne. Sans réfléchir, j'ai foncé droit sur elle. J'ai fait fondre les chaînes principales que Jiguro lui-même ne parvenait pas à briser – le cou et les chevilles – et j'ai immédiatement fauché le mauvais gardien.
- Je croyais qu'il était impossible de rendre la liberté aux gardiens enchaînés en faisant fondre les chaînes reliées aux mauvais protégés, sauf par la fauche ou le changement en particule, la reprit Alika.
- Ça dépend quelle sorte de chaîne, mais c'est dur à décrire, expliqua Kohana en fouillant dans sa mémoire phénoménale. Même un esprit qui n'est pas considéré de base comme étant "puissant" serait en mesure de pouvoir faire fondre les chaînes.
- D'accord… »
Alika osa demander à Kohana les circonstances d'Amaya concernant sa visite chez ses beaux-parents et les funérailles.
« Amaya était encore enchaînée à votre agresseur le jour où tu as été voir ta belle-famille et quand les funérailles ont eu lieu, car j'ai eu du mal à les faire fondre. Alors quand ces jours fatidiques se sont pointés, Amaya et moi avons été d'accord pour utiliser de nouveau la même technique de supercherie...
- D'autres gobelins, j'imagine ?
- Oui… le premier gobelin a été tué : Amaya était fâchée de la façon dont il t'a traité en son nom.
- J'étais fâchée aussi. »
Kohana lui expliqua qu'elle avait créé un pont spirituel entre le double maléfique et Amaya qui permettait à la femme qu'Alika avait aimé de transposer ses pensées et son amour sur le double : c'est pourquoi, lors de la rencontre avec sa belle-famille et les funérailles, Amaya lui avait semblé si familière contrairement aux autres fois. Alika comprit alors la signification des mots : Jiguro, vol, garde du corps, lancier…
L'agresseur vivant volait les gardiens et les attachait à lui – le gardien ne faisait que capturer les autres esprits. Jiguro faisait office de garde-du-corps pour Amaya le temps que l'aide n'arrive et qu'elle soit libérée. Se faisant, il avait émis le vœu de silence de ne rien dévoiler à sa protégée concernant l'état actuel d'Amaya afin de ne pas la troubler alors qu'Alika essayait tant bien que mal de se redresser de ses événements traumatisants. Toutes les pièces du casse-tête se mettaient en place.
Une autre slave de larmes envahit Alika alors qu'elle découvrait toute la vérité et pleurait à chaudes larmes, attirant l'empathie des deux femmes en blanc. Toutes ces années passées à se détester, à haïr son énergie, à s'automutiler pour faire passer cette envie constante de suicide, ses idées noires et croire que même les esprits ne voulaient pas d'elle. Elle se sentait bernée, utilisée. Bien qu'elle comprît la réaction de Jiguro, elle ne pouvait s'empêcher de se sentir fâchée, trahit par lui et que sa confiance presqu'aveugle n'était plus aussi forte.
Elle comprenait qu'Amaya l'avait toujours aimée et l'aimait encore, et qu'elle avait toujours voulu être à ses côtés, même après la mort. Il lui fallut quinze bonnes minutes pour se calmer, le dos frictionné à fond par ses deux amies esprits. Kohana se redressa lentement de même pour Nahoko, la laissant toujours assise sur le matelas.
« Il y a une dernière chose que nous aimerions faire, conclut Nahoko.
- Quoi donc ? Et ai-je droit de vous poser une dernière question avant ?
- Vas-y, l'invita chaleureusement Kohana.
- Est-ce que là, en ce moment, Amaya va bien ?
- Oui, elle va bien. »
Nahoko alla proche de la porte, l'ouvrit physiquement aussi, et fit un signe de main. Alika arqua un sourcil et son cœur manqua un battement : Amaya apparut dans la pièce. La vraie, pas une double maléfique stupide qui lui jetterait des conneries en pleine gueule. La médium la sentait légèrement nerveuse. Au haut de ses 1m74, elle portait sa robe habituelle Kanbalese bleu marine, ses boucles d'oreilles fait en hakuma et ses cheveux bruns étaient attachés en deux nattes très lâchement avec deux rubans sur la pointe.
Les faucheuses les laissèrent en privé. Au moment où Alika allait ouvrir la bouche, Amaya ne fit ni une ni deux. Elle sauta sur son âme sœur en la plaquant sur le lit – une habitude qu'elle avait acquise de son vivant – et la serra très, très fort dans ses bras à un point tel qu'Alika crut être étouffée. Amaya n'avait pas à s'expliquer désormais que qu'elle connaissait toute la vérité derrière ces comportements étranges.
« Alika... tu m'as tellement manquée ! sanglota-t-elle.
- Toi aussi, ma belle, dit Alika faiblement en resserrant son emprise.
- J'espère que—
- Je comprends tout. Discuter avec Nahoko et Kohana a fait cicatriser en l'espace d'une heure toutes ces plaies à vif. »
Amaya permit à Alika de se redresser lentement. Elle lui vola un bisou furtif sur les lèvres et resta collée contre elle.
« Alika-Chan, pour toutes les conneries que les gobelins ont pu te jeter en pleine gueule, je voudrais m'excuser sincèrement. Je n'ai jamais pensé ça, crois-moi. J'attendais l'instant de te revoir avec impatience – j'en crevais d'envie – et je voulais rester à tes côtés, être avec toi, te côtoyer malgré tout, car je savais que tu me verrais. Si je ne suis pas venue dès que Kohana m'a libérée, c'est que j'étais très faible, je devais récupérer sinon j'aurai pu disparaître et tu étais tellement tourmentée que je savais que ce n'était pas le moment de te rajouter une inquiétude en plus. J'ai donc attendu, longtemps, trop longtemps, après quatre ans, pour venir te voir : quand tu auras redécouvert ton don et fais la paix avec notre événement.
- En gros, le moment n'était pas venu avant aujourd'hui, comprit-elle.
- Malgré que je ne pouvais pas t'approcher, je me renseignai à Kohana pour savoir comment tu allais… j'avais toujours hâte de lui demander de tes nouvelles. Je lui demandais souvent comment tu allais. Les premières années, elle me disait constamment que "non", tu n'allais pas bien. C'était inquiétant… et tu as eu beaucoup de faucheurs autour de toi, mais surtout des femmes et hommes en noir.
- Je sais… »
Les hommes et femmes en noir étaient des esprits reliés au deuil que les être incarnés vivaient. Ils étaient attitrés pour empêcher les endeuillés de passer à l'acte afin de rejoindre leurs défunts dans le monde spirituel. Parfois, ça fonctionnait. Mais d'autres fois, ils n'y parvenaient pas.
« Je n'ai pas assisté à ta période sombre, mais j'ai eu des dires comme quoi tu en as bavé et a même essayé de… »
Amaya s'arrêta, craignant de mettre un froid dans leurs retrouvailles.
« Oui, j'ai attenté à ma propre vie quatre mois après ton décès, confirma Alika sans culpabilité ni honte. Je ne suis pas gênée de l'avouer; ça fait partie de moi, de mon histoire. Mais Jiguro est intervenu à temps et a eu assez d'énergie pour couper ma corde avant que mon corps n'y soit suspendu. »
Alika tira sur ses manches de kimono, montrant ses marques d'automutilation qui étaient désormais blanches et couleur peau. Elles étaient plus nombreuses à l'intérieur de ses bras que sur ses avant-bras. Certaines étaient nettes, faites à l'aide d'une lame, d'autres étaient plus en désordre, résultat de ses ongles mordillant sa peau. Amaya était sous le choc.
« J'ai trouvé du réconfort dans l'automutilation, avant et après ma tentative de suicide. J'ai aussi des marques sur mes cuisses… J'allais tellement mal, Amaya, j'étais tellement mal dans ma peau… encore aujourd'hui, j'ai de la difficulté à aimer mon corps. Souvent, je le déteste en silence. Quand je suis très nerveuse, ou ai vécu des événements marquants pendant la journée, mes cauchemars reviennent et je replonge dans cette atroce nuit qu'a été notre agression.
- Et aujourd'hui… comment tu te sens ?
- Je vais mieux, vraiment. Ma mère m'a envoyée d'urgence à Kanbal après avoir assisté à ma tentative… seule Tante Yuka pouvait m'aider. Cette période noire est derrière moi et je fais des efforts à tous les jours pour ne pas faire de rechutes… pour l'instant, ça s'annonce positif. Il y a des fois où c'est plus dur et que j'ai des affects dépressifs, mais ça passe. Je n'ai pas l'intention de relâcher mes efforts quotidiens.
- Je sais… parce que tu es forte et résiliente, à tous les niveaux. Kohana disait souvent que tu comprendrais et étais forte. »
Son âme sœur sembla malaisée du compliment.
« Utiliser ma force mentale pour me dire que je suis forte et me faire vivre de tels événements, c'est… inconfortable, admit Alika. Parce que dire que d'autres personnes n'y seraient pas parvenues, car elles ne sont pas aussi endurantes que moi, et à qui, là-haut, ils ont trouvé que j'étais plus apte à vivre ça plus qu'eux, c'est, d'une façon, cruelle…
- Je… je m'excuse. Je ne voulais pas te faire sentir comme ça… »
Alika haussa les épaules. Amaya se surprit à pouvoir deviner les énergies que sa première âme sœur dégageait.
« Tu… tu es fâchée contre Jiguro ? s'étonna-t-elle.
- J'aurais aimé ne pas l'être… et pourtant je le suis. Je me sens trahie et blessée par son comportement. Je comprends que c'était une sorte de serment ou un pacte spirituel de ne rien me dire pour mon bien, mais… c'est ma confiance qui a été mis en jeu. Une confiance acquise depuis ma naissance ! Et ça, il n'y a rien qui pourra la réparer ou la rendre aussi forte qu'avant… »
Sûrement submergée par toutes ces révélations d'un seul coup, Alika éclata de nouveau en larmes.
« Sale don, maugréa-t-elle. Vraiment, je me fais punir dans cette vie-ci…
- Ne dis pas ça, Alichoue.
- Tu sauras et comprendras que je dis une part de vérité, Amaya. »
Un peu prise de court, Amaya ne dit plus rien d'autre. Quand Alika était dans un tel état de négativité, il était impossible de la raisonner, même avec des encouragements.
« Est-ce que malgré tout, je peux être à tes côtés ? questionna Amaya, pour changer l'ambiance de la pièce. Dans tes bons moments comme tes mauvais ?
- Oui… je suis prête à te ravoir à mes côtés, quoique ça me fait toujours étrange de te voir sous forme esprit, et non pas vivante, même si je te vois en chair et en os. Je t'ai connue vivante, donc ce n'est pas comme voir Nahoko, ou Jiguro…
- Ça me fait aussi étrange, si ça peut te rassurer. Je ressens plus intensément les émotions des esprits et vivants. Je me sens légère physiquement. Je vois les ailes comme tu disais les voir… et je vois que tu as une aile en moins. »
Alika sourit tristement.
« Résultat de notre agression collective… elle n'a plus jamais repoussé. Mais je fais avec, comme avec ma mère qui a su gérer ses blessures de combat et vivre avec ses nombreuses cicatrices.
- Aussi, je ne veux pas que tu te bloques de sortir avec une personne à cause de moi. Je serai sans doute jalouse et possessive si une femme te colle trop, mais si c'est le cas, dis-le-moi, je vais m'ajuster.
- Tu n'auras pas à le faire, déclara son ex petite-amie. En ce moment, je suis en couple avec un homme. »
Amaya eut l'impression d'avoir reçu un gros coup dans le ventre.
« Un-un homme ? s'étouffa-t-elle.
- Oui. Étonnant n'est-ce pas ? J'ai toujours cru que je n'étais attirée que par les femmes… alors tu imagines mon choc quand j'ai découvert qu'un homme me plaisait.
- Oh, oui. Je comprends tout à fait.
- C'est tout récent, mais on s'est courtisés pendant plusieurs mois jusqu'à mon voyage estival.
- J'espère qu'il te traite bien, sinon, je ne serai pas contente !
- Il a été patient, compréhensif et m'a toujours attendu sans jamais me brusquer. Nous avons une certaine chimie qu'on ne peut expliquer, et chaque fois que nous nous entraînons, nous faisons une danse de lance. Tu connais cet homme, Amaya. »
Essayant de deviner de qui elle parlait, Amaya pinça les lèvres en réfléchissant profondément. Elle plongea dans les souvenirs antérieurs qu'elle possédait de sa dernière vie.
« Vous êtes tous deux des guerriers si tu me dis que vous faites des danses de lance, comprit-elle.
- Oui.
- Il y a tellement de guerriers ici, c'est dur. J'abandonne. »
À ce moment, Alika éclata de rire.
« Quand tu étais jeune, dans l'année où nous nous sommes rencontrées, tu l'appelais souvent par un surnom qui était "-le-jaloux". »
Amaya poussa une exclamation de surprise.
« Shozen-le-jaloux ?!
- Hé oui. C'est lui.
- … Tu as presque fait le tour de tes amis d'enfances : moi, Shozen-le-jaloux. Il ne manque plus qu'Akiro et j'en passe. »
Alika laissa son ex petite-amie digérer la nouvelle. Elle en profita pour lui parler de Lany, comme quoi, elle devrait lui présenter, mais que dû à l'énergie positive d'Amaya qui se situait dans le niveau Ange, sa disciple n'arriverait pas à la voir. La sentir, oui, mais pas la voir de ses propres yeux. Alika lui raconta aussi que depuis qu'elle était à Kanbal, elle était entourée de différents types de médium, comme Messiah avec son reiki, Yuka et son magnétisme, Shirufu et sa clairaudience, et Lany en tant que médium d'énergie négative.
« Au Nouvel Empire de Yogo, je n'ai jamais eu d'amis médiums. Tout est vraiment arrivé depuis mes thérapies à Kanbal.
- Mais c'est génial, ça. Je suis contente de voir que tu reprends du poil de la bête ! Et que tu rencontres des personnes qui te comprennent sur les énergies et les esprits.
- J'ai l'intention de me spécialiser dans la guérison des chakras et des énergies subtiles. Tante Yuka va m'enseigner petit à petit, et quand je verrai Messiah, je lui demanderai aussi. Et toi ? Spirituellement, comment tu vas ?
- Je vais bien. J'ai des amis, mais deux en particulier avec qui j'ai plus de connexion : Mayuna Monaeta et Mio.
- Mayuna ? La fiancée de Monsieur Jin ?
- Oui. Celle-là ! J'ai aussi eu le droit à recevoir de l'aide, comme j'ai vraiment eu beaucoup de difficulté à me remettre de ma séquestration avec ce gardien, et que j'ai eu du mal à me détacher du monde spirituel.
- Quand j'ai dû annoncer à tes parents que tu étais décédée, j'ai appris que ta mère était de nouveau enceinte. Un petit garçon. Ton double maléfique a dit que tu allais veiller sur tes parents et lui… je me demandais donc si tu étais devenue la gardienne de ton petit frère une fois libérée ?
- Hum, non, annonça-t-elle au bout d'un moment. Il avait déjà un gardien, quand je suis allée signer un contrat. Donc, je suis revenue sur ma décision à la dernière minute et je n'ai pas signé.
- Je vois… même sans ce titre, au moins, tu peux le veiller quand bon te semble et toujours avoir ta liberté.
- Oui. »
La conversation prit fin quand Yuka appela Alika pour lui dire que le repas était prêt. Amaya dormait avec son ex petite-amie et l'accompagnait partout où elle allait.
Shozen s'était déplacé sur son territoire natal pour aller rendre visite à sa bien-aimée. Lorsqu'Amaya rencontra Shozen de nouveau, elle fut un peu sous le choc. Elle se souvenait encore qu'il avait toujours dépassé les élèves d'une tête, et les seuls souvenirs de lui qu'elle avait étaient quand il s'était amusé à brutaliser Alika et l'intimider dans la cour de récréation. Mais là, il était vraiment plus grand qu'Amaya l'avait imaginée.
« La maturité assagit même les caractères les plus difficiles, commenta Alika par télépathie alors qu'elle cherchait encore les lèvres de Shozen.
- J'ai encore de la difficulté à vous comprendre, avoua Amaya, troublée. Mais… on ne se le cachera pas, vous faites une belle paire. Tant qu'il prenne soin de toi, je ne m'interposerai pas. »
Coupant la communication avec Amaya, Alika regarda Shozen.
« Tu m'as l'air tourmenté, remarqua-t-elle. Comme si tu avais reçu une nouvelle. C'est quoi ?
- La cérémonie des luisha aura lieu dans quatre ans, annonça-t-il. J'ai fait partie des apprentis qui ont été emmenés dans les profondeurs des grottes, à dix-huit ans. Je suis donc de la relève, mais je voudrais vraiment être celui qui va danser la dance des lances.
- Ah, je vois. Tu y arriveras. »
Sa réponse ne sembla pas l'alléger d'une inquiétude. Ou était-ce une pensée qui le tourmentait ?
« Il y aussi autre chose que j'aimerai te dire, continua-t-il.
- Oui ?
- Je sais que ça fait peu de temps que nous sommes officiellement ensemble, mais nous avons passé bien plus de temps à se fréquenter pour se connaître et tout. Donc, je compte notre comportement de "faire la cour" dans le temps complet de notre relation, et non pas depuis que nous sommes en couple.
- Donc, à peu près un an, calcula Alika.
- Oui. J'ai vraiment beaucoup pensé à ça, et pour être franc, je ne me vois pas faire ma vie avec une autre femme autre que toi. J'ai vraiment envie de te marier, de faire de toi ma femme. Pas au foyer. Non. Celle qui m'accompagnera lors de mes missions diplomatiques, mes entraînements et mes sorties avec des amis.
- Tu… »
Alika rougit.
« Tu veux que l'on se marie ?
- Pas là… mais dans quelques années. Et si la cérémonie des remises de luisha se passent bien, alors je pourrais nous offrir une maison pour nous avec les pierres recueillies. Un des manoirs dans la partie orientale de la ville du roi. Ce sont mes projets d'avenir.
- Hum…
- Tu n'es pas obligée de répondre toute de suite. Je ne t'ai partagée que mon envie de vouloir être avec toi pour le reste de mes jours, jusqu'à présent. Je veux que tu saches que je suis vraiment heureux avec toi. »
Elle prit sa main et s'accota contre lui.
« Je vais y penser. »
Du coin de l'œil, Alika vit qu'Amaya était encore troublée. Plus encore depuis la confession de Shozen. Elle la vit se diriger vers Jiguro et l'attirer plus loin pour peut-être s'aider à faire passer le choc. Cette scène l'amusa. Il s'était passé bien des choses en quatre ans !
