Tamashi no Moribito
Gardien des Âmes
Chapitre 25
Ce monde de brute a besoin de douceur
Lorsque le trio de lanciers que composait Alika, Shozen et Lany retourna au refuge, immédiatement les jumeaux se jetèrent sur Shozen. Ils étaient vraiment contents d'avoir une figure masculine qui faisait les mêmes arts martiaux que leur mère.
« Tu viens t'entraîner avec nous ? demandèrent Jiguro et Karuna en chœur, comme ils étaient habitués de faire.
- Euh…, hésita Shozen.
- S'il te plait ! »
Shozen regarda alors Alika qui lui fit signe de la main.
« Va t'amuser avec eux. Avoir un grand frère qui partage leur passion leur est encore tout nouveau, déclara-t-elle.
- Un grand beau-frère, rectifia-t-il. D'accord. »
Il tourna son attention vers les deux copies conformes.
« Laissez-moi déposer mes choses et je viens vous rejoindre ! »
Les garçons poussèrent des cris de joie et le suivirent. Alika regarda ensuite Lany. Cette dernière prit sa main et l'attira dans la forêt.
« Allons dans ton sanctuaire, annonça-t-elle. Il faut que l'on parle tant que l'on a l'occasion d'être seule à seule.
- À quel propos ?
- Tu sais exactement à propos de quoi. »
Proche de la souche d'arbre, Lany insista et poussa son mentor dans le trou. Surprise par son geste, Alika glissa tête première dans la petite glissoire naturelle et s'échoua sur le tapis de mousse. Lany la rejoignit presqu'aussitôt et elle ne se gêna pas pour lui tomber sur le dos, l'écrasant de tout son poids.
« Pardon ! rit-elle avant de rouler et de se redresser.
- Lany, c'était quoi cette drôle de pulsion de m'emmener ici ?
- J'ai senti qu'il fallait que tu te vides le cœur. Pour moi, tes yeux ne t'ont pas trahi. Je suis médium aussi, même si j'ai de la difficulté à voir les auras comme toi. »
Lany prit place sur une des trois balançoires, attendant que son mentor fasse de même. Alika soupira et s'assit lourdement sur la seconde.
« Dis-moi tout, lâcha la plus jeune des deux.
- À propos de quoi ?
- … Laïuni. Je t'ai senti devenir un peu mal à l'aise.
- Amaya a rouvert une certaine blessure en moi, finit par admettre son mentor dans un soupir.
- Comment a-t-elle fait ça ?
- Elle a parlé de probabilité – maintenant impossibles – si elle et moi aurions eu un enfant ensemble, même si techniquement, deux femmes ne peuvent en concevoir mutuellement… sauf par enchantement, et encore, il s'agit d'un conte de fée.
- Et qu'est-ce qui t'a remuée à ce point pour que tu te sentes triste d'un seul coup ?
- Laïuni, spirituellement, me fait penser à moi. Mais il a le visage d'Amaya… et mon esprit en a façonné un enfant imaginaire conçu entre elle et moi… »
La vision de son avortement lui revint soudain en mémoire, comme un rapide flash-back. Alika grogna et secoua la tête.
« Cette poussière d'ange, commença-t-elle. J'ai cru que j'avais guéri… il est vrai que je ne regrette pas mon choix, mais… et si ? Si je l'avais gardé, est-ce qu'iel aurait eu les mêmes capacités spirituelles que moi, comme Laïuni ?
- … Ça revient donc te tourmenter, comprit Lany en prenant doucement sa main. »
Son mentor hocha la tête et laissa libre court à ses larmes qui cascadaient sur ses joues.
« Qui sait ? tenta de l'apaiser son élève. Nous ne le saurons jamais… mais je pense que cet événement, le retrait de cette poussière d'ange, était destiné à se produire de cette façon, et non pas d'une autre. Tu ne devrais pas te sentir mal, car tu me l'as souvent dit, tu n'étais pas en état à l'époque de porter un enfant à la vie. Tu n'étais plus fonctionnelle, Alika. Ce n'est pas de ta faute.
- Les esprits ne sont pas d'accord…
- Je te corrige : les esprits méchants de Nao. Pas les autres. On s'en fiche de ce qu'eux peuvent penser de toi. Il faut que tu te mettes en priorité, Sensei. Tu es vivante, ils sont "morts". Ils n'ont pas leurs mots à dire sur tes décisions. Tu ne pouvais pas faire mieux à l'époque, Alika, tu ne pouvais pas faire mieux. »
Lany descendit de sa balançoire et accota la tête d'Alika contre sa poitrine, caressant ses cheveux pour l'apaiser.
« Je suis sûre que cette âme a compris… et si elle n'y est pas parvenue, c'est qu'elle n'était pas destinée à croiser ton chemin. Rien n'est de ta faute. Il y aura d'autres occasions dans le futur où la vie va te permettre d'avoir des enfants, j'en suis certaine. Et à ce moment-là, tu seras prête. Il faut juste que tu te soignes, que tu guérisses et que tu t'aimes avant d'aimer d'autres personnes autour de toi. »
Trop secouée par ses sanglots, noyée dans sa tristesse sans nom, Alika se demandait quand même d'où sortait cette soudaine maturité chez Lany. Elle ne se questionnait que très rarement là-dessus, mais c'était sûrement parce qu'elles étaient entre médiums et qu'elles se comprenaient mutuellement sans même parler. Lany avait exploré quelques-unes de ses vies antérieures et étant aussi capable de retourner dans le passé des objets qu'elle touchait, ça avait dû forger sa propre philosophie de la vie et la mort.
Apaisée, Alika se retira et elle prit un mouchoir en soie pour se moucher et s'alléger.
« C'était ça qui te tourmentait, n'est-ce pas ? questionna Lany.
- Oui… mais en parler m'a fait du bien.
- C'est ce qui compte ! »
Pour détendre l'atmosphère, Lany se mit à parler de son lien avec son grand frère Koda. De toutes les danses et conneries qu'ils avaient faites ensemble, ainsi que les mauvais tours qu'il lui avait appris sans se faire repérer. Alika pouvait sentir que sa disciple avait une relation très fusionnelle avec Koda, et elle trouvait ça admirable.
En passant le petit pont au-dessus l'étang, Shozen vit du mouvement dans l'eau. Intrigué, il se pencha et remarqua quelques poissons rouges et des koï nageant paresseusement.
« Ils ont pris bien du poids depuis l'an dernier, résonna la voix de Tanda qui le fit sursauter.
- Oh ! bonjour Tanda ! Je ne savais pas que vous aviez des poissons.
- Nous les avons eus pendant le solstice d'été, lorsque nos enfants ont joué au kingyo-sukui. Même Lany a participé.
- Est-ce que vous devez les nourrir à chaque jour ?
- Non. »
Tanda sourit et se pencha à son tour.
« Ils ont tous les nutriments qu'ils ont besoin dans l'étang. Les poissons rouges ne sont pas faits pour vivre dans une cage en verre, mais bien dans de grandes étendues d'eaux. Comme tu le vois, ils sont bien gros, mais j'en ai vu des encore plus gros. As-tu besoin d'aide pour transporter tes choses ?
- Oh, oui. Je reviens de faire les commissions avec les filles et elles m'ont refilé tous leurs sacs de courses. Je vais m'entraîner un peu avec les jumeaux, ils ont l'air vraiment contents d'avoir un compagnon plus âgé avec eux.
- Ils le sont. Ils n'arrêtent pas de parler de toi, justement. »
Shozen transporta le reste des courses à l'intérieur du refuge et ressortit pour jouer avec Karuna et Jiguro. Ils firent différentes parades quant à faire tournoyer de diverses façons leurs bô, sois la forme du papillon qui consistait à faire tourner le bô autour du corps, la figure du huit, le roulement sur une seule épaule, celui autour du cou et le tournoiement sur la paume.
Il arriva à maîtriser les deux petits guerriers dans des combats amicaux qui ne demandaient pas l'utilisation de leurs lances. Shozen ne pouvait pas se permettre de faire des combats avec leurs vraies armes sans connaître leur façon de combattre. Même si à Kanbal, il était coutume d'entraîner les jeunes garçons, les petits frères d'Alika étaient une tout autre paire de manches. De plus, ils riaient et s'amusaient en même temps.
« Vous avez eu un bon instructeur, complimenta Shozen.
- Bah, c'est Maman qui nous a enseigné et un peu Motoko-Neechan, répondit Jiguro. T'as des frères et sœurs ?
- Je n'ai que deux petites sœurs. Même si je les aime beaucoup, j'aurai aimé avoir un petit frère, même si les femmes peuvent s'entraîner autant que les hommes à Kanbal.
- On peut être tes petits frères, et toi, le grand frère guerrier qu'on a jamais eu ! proposa Karuna.
- C'est mignon, dit Shozen en ébouriffant sa petite tête. Mais votre grande sœur Alika est aussi très bonne en arts martiaux. Elle arrive même à me dépasser à ce niveau. »
Les jumeaux s'échangèrent un regard, comme s'ils avaient du mal à comprendre ce que Shozen leur disait.
« On voit pas souvent Alika-Oneechan, avoua Jiguro. Juste pendant l'été…
- On se souvient pas d'avoir eu des séances d'entraînement avec elle, ajouta Karuna.
- C'est parce que vous étiez encore très petits quand je suis partie pour guérir, résonna sa voix derrière eux.
- Alika ! s'écria Shozen en voyant Lany à ses côtés.
- Karuna et Jiguro allaient avoir quatre ans quand je suis partie pour Kanbal. Alors c'est normal que leurs souvenirs ne soient pas forgés avec moi dans les environs. Maman et Motoko ont sûrement dû prendre le relai, car Nao n'a jamais démontré un intérêt quelconque pour les arts martiaux. »
Comme les garçons ne montraient plus d'intérêt pour se battre, ils rentrèrent au refuge tous ensembles. Le soleil déclina doucement dans le ciel et après avoir mangé le souper, Shozen se sentit d'aplomb pour cuisiner les bonbons aux patates et superviser Alika qui voulait essayer la recette de sucre à la crème de sa mère Mishka juste après lui. Tanda leur offrit le pot de confiture aux framboises maison.
De temps en temps, les jumeaux regardaient Shozen écraser la seule et unique patate avant de retourner jouer au salon. Parfois, c'était Lany qui regardait son mentor rajouter peu à peu le sucre en poudre. Et par moments, c'était Balsa qui regardait son futur gendre pétrir la pâte blanche et la rouler.
« J'ignorais tout de ce dessert Kanbalese, avoua Balsa.
- Je l'avais oublié un moment donné moi aussi, jusqu'à ce qu'on aille faire les commissions aujourd'hui et que ça me revienne en tête, s'amusa Shozen.
- Tu aimes cuisiner ?
- Oui, j'aime bien. Ça détend je trouve.
- Ton futur mari aime cuisiner, murmura fortement Balsa à Alika, faisant un clin d'œil à sa fille aînée qui roula les yeux. Comme ton père.
- Maman ! se froissa Alika.
- Tu es plus dessert ou plus repas ? questionna-t-elle à leur invité.
- Un peu des deux, mais j'avoue avoir une petite dent sucrée.
- Ouh, comme Lany, haha !
- Ça doit être reconnu que les Kanbalese aiment bien le sucre, et tout ce qui peut nous maintenir au chaud comme de la friture et des pommes de terre. »
Il termina d'étendre la confiture et roula la pâte comme un burrito avant de couper le tout en rondelle. Il servit le tout à la famille d'Alika. Tanda aimant goûter à tout n'eut aucune hésitation à croquer dedans. Motoko semblait plus réticente, mais en voyant Lany en manger avec une joie déconcertante, elle décida de se prêter au jeu.
« Ouh lalala, s'écria Tanda, c'est vraiment très sucré.
- C'est pour ça que l'on boit souvent du lait de chèvre avec cette confiserie, avoua Shozen. Mais comme on n'a pas de chèvre ici…
- Il y a du lait de vache, mais nous n'en avons pas pour le moment.
- Il y a toujours l'alternative de l'eau, fit Balsa alors qu'elle déposait des verres un peu partout sur la table. En tout cas, je te lève mon chapeau, Shozen. Dessert très réussi et une belle découverte pour moi. »
Shozen fit un petit rictus.
« Qu'est-ce qu'il y a ?
- Je pense qu'il va nous falloir faire dépenser le surplus d'énergie aux p'tits jumeaux juste ici, informa-t-il en pointant Jiguro et Karuna.
- Oh… je vais pouvoir m'en occuper après.
- Maman, l'interpella Alika, est-ce que je peux encore squatter la cuisine ? Je voudrais essayer une autre recette que la mère de Shozen m'a refilée…
- Est-ce qu'elle contient encore du sucre ?
- Malheureusement, oui. Son nom le dit : sucre à la crème. Et on a besoin du irori.
- Faites comme bon vous semble, en autant que vous faites la vaisselle par après. »
Balsa fit un clin d'œil et après avoir pris un dernier bonbon aux patates, elle entraîna ses jumeaux à l'extérieur pour les épuiser le plus possible.
Les ingrédients rassemblés devant ses yeux, Alika semblait un peu nerveuse.
« Tout va bien ? s'inquiéta Lany.
- Ma première fois avec le sucre à la crème… Mishka m'a dit de faire très attention comme c'est du sucre et que ça brûle quand ça devient bouillant.
- Je ne suis pas la mieux placée pour te dire quoi faire comme j'ai moi-même peur de me brûler avec le feu, grimaça-t-elle. Ou même avec de l'huile, et du sucre.
- Je suis là pour surveiller, les rassura Shozen. Je vais donner les directives et tout ira bien. »
Dans un petit pot en fonte qui pouvait s'accrocher au-dessus du irori, avec une très grande précision, Alika versa une tasse de sucre brun et une tasse de sucre blanc. Lany désira mélanger les deux types de sucre ensembles comme les voir séparés l'énervait un peu. Avec la même tasse et la même quantité, Alika versa la crème dans le contenant et laissa à sa disciple le soin de brasser le tout afin d'avoir un mélange homogène.
« Maintenant, on le suspend et on apporte à ébullition, indiqua Shozen. Quand ça commence à bouillir, nous comptons une minute.
- Et on brasse pendant ? l'interrogea Alika.
- Non. C'est justement là qu'est le piège, Miss. Si on brasse pendant la cuisson, on va briser les cristaux qui se formeront pendant la cuisson. Le résultat final sera alors sec et cassant. Est-ce que vous avez des sabliers ?
- Papa en a plusieurs. Allant d'une minute, à cinq minutes, puis à dix minutes.
- Je te prendrai celui à une minute et celui à cinq minutes. »
Elle se leva, fouilla dans l'armoire et lui donna. Lany tremblait un peu en regardant la cuisson.
« Ça ne prendra pas en feu, tenta de l'apaiser Shozen.
- Très ancienne peur, je peux pas faire mieux.
- Je ne juge pas.
- … Mais c'est long !
- La patience est une vertu.
- Tu ne l'étais pas autant dans notre enfance, lui rappela Alika. Tu te souviens ? Dans la cour de récréation ?
- Ah non, tu ne vas pas revenir là-dessus quand même ! »
Alika se mit à sourire de toutes ses dents. Lany décida d'aller lire en compagnie de Motoko, trouvant la cuisson trop longue à son goût. Dès que les premières bulles firent surface dans le mélange doré, le réflexe de le brasser prit Alika, mais Shozen l'arrêta, lui rappelant que le sucre et la crème devaient bouillir une minute. Il tourna alors le sablier.
« C'est dur ! avoua-t-elle.
- Je sais. Mais crois-moi, ton sucre à la crème n'en restera que meilleur. »
Ils retirèrent la marmite en fonte et il permit à sa petite-amie de remuer le contenu. Ils la remirent au feu et firent bouillir pendant deux minutes, avant de remuer à nouveau. Puis une troisième fois pour cinq minutes.
Shozen proposa à ce qu'elle prépare un contenant plat qu'elle graissa avec du beurre. Les jumeaux se préparaient à aller dormir, alors ils ne verraient pas le dessert avant le lendemain. Cependant, ils offrirent un câlin à Shozen en premier, ce qui remit Alika en question sur ses capacités à être une grande sœur.
« Je peux avoir un câlin, moi aussi ? supplia-t-elle. »
Jiguro se retourna vers elle et la serra de ses petits bras. Karuna l'imita bien vite avec un bisou baveux en prime.
« Je ne suis pas habituée de cuisiner aussi tard, confessa-t-elle une fois les jumeaux hors de vue.
- Moi j'aime bien, confessa Shozen. Sortir de la routine fait changement, je trouve. Je vais faire un petit test pour savoir si le sucre à la crème avance bien. »
Ayant retenu où la réserve d'eau potable se trouvait, il versa une louche dans un petit bol avant de revenir proche du irori. Il prit une petite cuillère et prit de la préparation pour la verser dans l'eau sous le regard intrigué d'Alika.
« Si elle forme une petite boule, molle ou ferme, c'est que tu es sur la bonne voie. Si par contre, elle reste liquide, elle manque encore de cuisson. »
Avec ses doigts, il ramassa le sucre dans le bol et la façonna pour voir sa consistance. Une boule pouvait se former, mais elle devenait plus molle une fois qu'il n'y avait plus de pétrissement.
« Encore un peu de cuisson…
- Encore ?! soupira Alika. Je vais finir par dormir avant même d'avoir fini la recette…
- Je la finirai pour toi, mais j'aimerais vraiment ça que tu la fasses au complet.
- Je le ferai, tu me connais. Têtue comme je suis, ça reste de famille ! »
Shozen calcula deux minutes de plus. Alika crut mourir d'impatience quand il lui dit qu'elle devait faire refroidir le sucre à la crème une vingtaine de minutes sans la remuer ni y toucher.
« Mais pourquoi ?
- Car le sucre est encore brûlant. Tu vas briser les cristaux et ton sucre à la crème sera granuleux. En le laissant refroidir, la préparation sera encore chaude, mais non brûlante. Tu vas voir. »
Il regarda alors son visage et vit qu'elle était triste.
« Qu'est-ce qui ne va pas ? s'inquiéta-t-il.
- Urgh… mes petits frères t'aiment beaucoup, commenta-t-elle.
- Je suis certain qu'ils t'aiment aussi beaucoup. Tu es leur grande sœur.
- Je sais que je n'ai pas été là pendant une grande partie de leur enfance… alors peut-être qu'ils me voient un peu plus comme une étrangère, plutôt que leur sœur.
- … Tu crois que ça aurait été mieux si tu habitais encore chez tes parents, plutôt qu'à Kanbal ?
- Non… je ne pense pas. Je n'aurais jamais rencontré Lany ni toi si j'étais restée ici… je me demande si le fait que tu sois un homme joue pour beaucoup dans leur attirance pour toi.
- Hé bien, de ce que j'ai compris, ton petit frère Nao ne semble pas être un guerrier et les seules figures guerrières que Karuna et Jiguro ont connu, et possèdent, sont ta mère, ta sœur et toi. C'est normal que j'apporte une petite différence dans leur mentalité qui a toujours vu les arts martiaux dirigées par des femmes, plutôt que par des hommes. Mais je ne pense pas qu'ils te voient comme une étrangère. C'est le cours normal des choses. Tu es assez âgée pour avoir ta propre indépendance, et c'est normal. »
Alika leva des yeux larmoyant vers lui. Shozen caressa sa nuque avec un tendre sourire.
« Vous avez combien d'années de différence ? Vingt ?
- Oh non, juste quinze ans.
- Justement. Dans un univers alternatif, tu aurais pu être leur mère, ou même avoir un enfant qui aurait pu être leur neveu ou leur nièce du même âge qu'eux, ou presque.
- À priori, j'aurais— »
Elle se bloqua. Elle avait failli se dévoiler concernant la poussière d'ange. Mais ne connaissant pas Shozen et sa position sur cette décision personnelle, elle ne voulait pas qu'il le sache. Pas encore, du moins. Elle préféra regarder la préparation du sucre à la crème, mais le dix minutes du sablier n'était pas encore tout écoulé.
« Pas encore, la rappela-t-il à l'ordre. »
Elle fit une nouvelle moue.
« Les possibilités auraient pu être vraies, conclut Alika pour revenir à leur conversation. Mais ce n'est pas le cas, et heureusement. Lany et Koda ont plus de seize ans d'écart, après tout, mais ils n'ont pas la même mère. Moi et tous mes frères et sœur, oui.
- Est-ce que tu crois que Lany voit Koda comme un étranger ? »
Lany qui préparait justement ses choses pour prendre un bain avec Motoko, entendit son nom et se dépêcha d'aller vers le couple.
« Hey ! Je vous ai entendu, je suis pas sourde ! Vous parliez de moi ? J'ai entendu mon nom. »
Comme pour confirmer ce qu'il pensait, Shozen tourna son attention totale vers elle.
« Lany, dis-moi, vois-tu ou as-tu déjà vu Koda comme un étranger ?
- Oh ? se surprit-elle. Euh… non, pas vraiment. Je l'ai toujours vu comme mon grand frère adoré.
- Et quand tu étais plus jeune, est-ce qu'il te semblait plus distant, ou quelque chose dans ce genre-là ? »
Réfléchissant à la question, Lany regarda un coin du refuge.
« C'est sûr qu'avant de rencontrer Alika, j'allais très peu à la Capitale, et Koda ne venait qu'une ou deux fois par année nous voir à la maison; le temps des fêtes compte parmi ces deux visites-là. Donc, je ne le voyais pas souvent, mais je savais que j'avais un grand frère à quelque part, et Papa et Maman n'ont jamais arrêté de me parler de lui. Quand il venait à la maison, il a toujours pris du temps pour moi, à regarder les orages et m'enseigner secrètement ses techniques de combat. Mais non, il n'a jamais été un étranger pour moi, il a toujours été mon grand frère. »
Triomphant, Shozen regarda Alika.
« Tu vois ? Karuna et Jiguro ne te voient pas comme une étrangère, mais comme leur grande sœur qui vient les voir une fois par année, mais pour une durée de trois mois.
- Alika est jalouse ? devina Lany, surprise.
- Pas jalouse, mais… »
Il reçut un poing sur son biceps et éclata de rire.
« Aouch ! »
Il essaya de lui voler un baiser, mais elle se retira de lui en se débattant de toute ses forces.
« Si tu ne me laisses pas t'embrasser, je ne te laisse pas brasser le sucre à la crème, menaça-t-il.
- Hmpf ! »
Lany haussa les épaules, amusée et rejoignit Motoko à l'extérieur. Alika céda et l'embrassa fugacement. Elle sentit l'énergie de ses parents au second étage et put sentir que sa mère les observait avec un regard espiègle. La spatule en bois apparut devant ses yeux et elle put brasser le sucre à la crème.
« Quand est-ce que je vais savoir si le sucre est sur le point d'être prêt ?
- Il va s'épaissir. Dès que ça le fait, pense à le verser dans ta préparation, car il va vite se cristalliser. »
Elle ne le crut pas, jusqu'à ce que le mélange pâlisse légèrement et devint plus dense. Elle se dépêcha de le verser dans le plat à l'aide de Shozen, se dépêchant de gratter le surplus sur les bords. Alika poussa un grand soupir.
« Finit !
- Presque.
- Quoi ?! Non ! Tu me niaises !
- C'est l'étape la plus amusante de la recette. Où sont les couteaux à beurre ?
- Premier tiroir, en haut, à droite. »
Il poussa une petite exclamation en les trouvant et retourna proche d'Alika qui avait posé le plat chaud sur la table. Pour cette dernière étape, Shozen se permit de la faire en coupant la préparation en de petits carrés.
« Au moins, tu ne te battras pas avec le sucre à la crème pour le couper s'il l'est déjà au préalable. »
Curieux, il prit un morceau et y goûta.
« Miamm… il goûte comme celui de Maman ! s'exclama-t-il un peu trop fort. Oups… les jumeaux.
- Ils dorment dur, rit Alika.
- Il est un peu mou… peut-être durcira-t-il encore pendant un moment, mais je pense qu'il manque légèrement de cuisson. »
Alika fit une nouvelle moue, déçue.
« Hey, ne te désespère pas, bella. C'était ton premier essai ! Il faut que tu t'adaptes à la chaleur et la taille de ton chaudron en fonte. Ça prendra quelques essais, mais rien n'est perdu. Moi, je l'aime bien. Veux-tu aller chercher tes parents pour leur faire goûter ?
- Mieux que ça… »
Elle leva les yeux et dit tout haut « Maman ».
« Les jumeaux ! s'effraya Shozen en jetant un œil au salon.
- Ils dorment dur, répéta Alika. Ils ne bougent même pas. »
Les marches grincèrent et Balsa et Tanda apparurent. Au même moment, comme une coïncidence, Motoko et Lany arrivèrent de l'extérieur, propres et fraîches.
« Le sucre à la crème est enfin prêt ! s'écria doucement Lany en pensant aux petits frères d'Alika qui dormaient.
- Je l'ai manquée, maugréa Alika.
- Je ne sais pas ce que c'est, donc je ne peux pas le deviner, tenta de la réconforter Tanda en prenant un morceau. »
Tous se servirent et Alika sentit beaucoup de pression extérieure. Lany hocha la tête en disant qu'il était délicieux et qu'elle ne détestait pas les desserts qui étaient un peu mous. Motoko tomba en amour avec cette nouvelle recette et Balsa se sentit comme si elle avait une overdose de sucre dans le corps.
« J'adopte la recette, annonça Tanda.
- Je l'écrirai sur un papier, dans ce cas, fit Shozen avec un sourire. Mais ce soir, tout le mérite revient à Alika. Premier sucre à la crème qui est une vraie réussite ! »
Lany alla se coucher avec Motoko.
« Alors…, lâcha Balsa en regardant sa fille aînée, est-ce que vous voulez prendre un bain entre amoureux ce soir ? »
Alika dévisagea sa mère. Shozen semblait un peu incertain.
« Moi, ça ne me dérange pas, sortit le jeune homme. Mais je pense qu'Alika ne se sent pas encore prête à faire ce pas. Alors je vais lui laisser son intimité et nettoyer ce chaudron de fonte avant que le sucre ne soit trop dur à retirer.
- Ah, je vois… bien sûr, j'ai été un peu indiscrète, pardon, s'excusa Balsa.
- Mais tu sais Balsa, si tu veux prendre un petit temps entre amoureux avec Tanda, tu en as tous les droits. »
Il lui fit un clin d'œil. Balsa rougit et balbutia quelques mots avant de sortir à l'extérieur. Alika arriva à s'arranger avec ses parents pour qu'ils aient se nettoyer en premier. Elle s'assit sur le palier de bois.
« Merci, murmura-t-elle.
- Je me suis douté que tu n'étais pas encore capable de voir un homme nu devant toi. Et encore moins te mettre à nue. Je te l'ai dit, ma belle, je t'attendrai toute une vie jusqu'à ce que tu te sentes prête. Que ce soit le mariage, ou toute autre épreuve dans ton cheminement. »
Ils continuèrent d'échanger jusqu'à ce que Shozen ait se nettoyer en premier avant qu'Alika ne ferme totalement la routine du bain. La journée avait été riche en émotion avec les retrouvailles des parents d'Amaya, et sa culpabilité sur la poussière d'ange et la remise en question de sa présence dans la vie de ses plus jeunes frères et sa sœur. Elle regarda le ciel étoilé d'été, la vapeur du bain s'échappant de l'eau, avant de lever les bras tout haut, voyant ses anciennes marques de mutilation.
Elle inspira et se serra elle-même dans ses bras comme pour se donner du courage. Son esprit était tellement épuisé qu'elle n'avait pas envie de réfléchir à quoique ce soit. Juste se relaxer et oublier tout du monde pendant un moment.
Shozen ouvrit soudainement les yeux. En se fiant à l'obscurité de la pièce et n'entendant pas les oiseaux du matin gazouiller, il était prêt à parier que c'était la fin de la nuit, mais les aurores n'étaient pas encore là. Il se retourna et regarda Alika dormir. Il sourit bêtement en sachant qu'elle n'aimait pas se faire regarder. Elle avait un peu bougé dans son sommeil et l'encolure de son kimono était déplacé, laissant entrevoir une partie de son sein.
Elle n'aimera pas savoir que je la regarde comme ça…,pensa-t-il. Pas avant le mariage.
Doucement, il replaça son encolure pour la respecter. Il tenta par tous les moyens de se rendormir, mais peine perdue. Ça faisait longtemps qu'il n'avait pas fait d'insomnie partielle.
Il décida alors de se lever, s'habiller doucement pour être confortable et se déplaça silencieusement entre les pièces comme un renard. Il jeta un œil aux jumeaux qui dormaient collés ensembles, puis Motoko et Lany qui dormaient chacune de leur côté. Il n'avait jamais remarqué ce détail auparavant, mais tous dormaient avec leurs lances à leurs côtés ou à la tête du lit comme s'ils avaient peur de se faire attaquer à n'importe quel moment. Seuls Lany, Alika et lui avaient, par habitude, déposé leurs lances à l'entrée.
Si d'après les dires d'Alika, Balsa a toujours été en mode survie et prête à réagir n'importe quand, je peux comprendre qu'elle les ait élevés à toujours avoir leurs armes à proximité, réfléchit-il.
Il leva les yeux vers l'étage du haut. Si sa belle-mère avait reçu un entraînement rigoureux en tant que guerrière, elle avait sûrement ses sens aussi développés que Shozen. Si elle l'entendait, elle ne laissait rien paraître, mais si elle n'entendait rien, alors la technique qu'il avait appris à se déplacer discrètement était au point.
Il attrapa sa lance, atteignit enfin la porte d'entrée et serra les dents : les portes avaient toujours été ses ennemies numéro un quand il quittait un endroit, car elles grinçaient toujours. Le premier centimètre émit un craquement. Shozen jura dans sa tête. Il décida de l'ouvrir assez rapidement et s'y faufila avant de la refermer soigneusement. Tant pis si Balsa l'avait entendu.
Il ne connaissait pas les environs, mais il décida de suivre son intuition et de s'enfoncer dans la forêt, à une place où il pourrait s'entraîner. Il trouva un bon endroit et commença doucement à méditer en calmant sa respiration. Il enchaîna ensuite avec un réchauffement physique, avec un peu de musculation, puis commença à s'entraîner à mains nues avec des katas imaginaires. Les entraînements pouvaient durer quelques heures quand Shozen s'y mettait réellement et en devenait hypnotisé. Le paysage devenait de plus en plus clair, l'encourageant à continuer jusqu'au réveil d'Alika et sa famille. Il enchaîna les parades avec sa lance, avec le style de combat du clan Yonsa. Après plusieurs mouvements, il se retourna vivement et pointa sa lance vers la gorge de la personne, l'arrêtant à un centimètre de sa jugulaire.
« Ba-Balsa-San, s'étonna-t-il.
- Bon matin, Shozen, la salua-t-elle en ne bougeant plus. »
Elle n'avait même pas flanché ni même chercher à se défendre. Doucement, Shozen abaissa son arme.
« J'aurais pu te blesser, Balsa.
- Tu ne l'aurais pas fait, rétorqua-t-elle avec un sourire.
- Ah bon ? Comment en es-tu si sûre ?
- Car… c'est ma maison, ici. Donc inconsciemment, tu sais que nous ne sommes pas une menace. Tu n'arrivais plus à dormir ?
- Je crois que je me suis réveillé à la fin de la nuit… C'est rare que je fasse de l'insomnie partielle. Tu m'as entendu sortir ?
- Pas du tout. Ce qui est très rare, car habituellement, c'est comme si j'avais un radar qui me permettait de savoir qui va où, et quand. Tu es plutôt doué pour être discret. »
Il sourit.
« Es-tu venue ici pour t'entrainer également ? demanda-t-il.
- Comme à tous les matins, depuis plus de quarante ans, maintenant. Sauf en cas de blessures et de rétablissement. J'ai vu le style de combat de Lany, et le style de combat de ma fille qui a évolué pour mélanger différents styles ensembles. Je serai très curieuse de voir le tiens en combat singulier amical. »
Shozen fit un petit sourire en coin.
« Je suppose que tu m'as observé un petit moment, caché dans ton coin pour analyser mes faiblesses ?
- Pas vraiment tes faiblesses, mais plus ton style de combat, sa fluidité… tu es gaucher, n'est-ce pas ?
- Oui. Tu l'as sûrement remarqué quand je mangeais avec vous.
- Je l'ai remarqué, mais il a été très rare, dans ma carrière en tant que garde, de croiser des adversaires gauchers. Depuis, je me suis toujours demandée ce que ça ferait si je croisais le fer avec toi. »
Il arqua un sourcil. Il y avait pourtant pleins de gauchers à Kanbal, mais la lance étant principalement une arme ambidextre, ça dépendait toujours de l'aise du porteur de la manier plus d'un côté que de l'autre.
« C'est si rare que ça par ici ? s'étonna-t-il.
- Je ne retiens pas tous les adversaires que j'ai combattu et ai abattu, mais oui, ils ne sont pas nombreux.
- Je suis étonné… à Kanbal, je connais plein de personnes qui sont gauchères.
- Peut-être que c'est plus commun dans notre pays d'origine, qui sait ? Peut-être auras-tu un avantage sur moi ?
- Je ne sous-estime jamais mes adversaires. Veux-tu me défier, Balsa du clan Yonsa ? se risqua Shozen, d'un ton solennellement. »
Balsa sourit à son tour.
« Quand je suis ici, je n'appartiens à aucun clan Kanbalese. Juste Balsa. Je crois qu'en dehors de ma fille qui possède mon sang dans ses veines, tu es le premier guerrier Yonsa que je vais réellement affronter. Ça sera intéressant, alors oui, j'accepte ton offre, Shozen Yonsa.
- Pour Alika.
- Pour Alika. »
Ils se placèrent et se saluèrent, réduisant le monde à rien sauf leur adversaire. Ils commencèrent doucement à tourner puis à une vitesse fulgurante, s'élancèrent l'un contre l'autre. Aucun ne retenait ses coups, mettant toutes leurs forces et leurs savoirs dans leurs frappes. Balsa nota à quel point Shozen était agile et avait de très grands réflexes, bien plus que la majorité des adversaires qu'elle avait dû affronter jusqu'à maintenant. Le côté faible des guerriers, généralement le gauche, était celui qui possédait le plus de protection dans le cas de son beau-fils. Il avait aussi appris à protéger son côté plus vulnérable. Balsa avait l'impression de se battre comme dans un reflet miroir et avait plus de difficulté à prévoir ses prochaines actions.
Elle termina la séance presqu'en sueur. Shozen n'en menait pas plus large qu'elle. Tous les deux haletaient.
« Je comprends de qui retient Alika pour sa fougue, commenta-t-il.
- Tu as… souvent combattu ma fille ?
- C'est une de mes adversaires préférées pour tout dire. En fait, elle est la seule, avec Lany, à être de sexe féminin.
- Comment fait-elle pour te tenir tête, pardi ? »
Balsa se dirigea vers l'endroit où elle avait déposé des serviettes pour s'essuyer, avant d'en passer une à son beau-fils.
« Sa ténacité, je pense, sortit Shozen. Elle a forgé sa place dans notre société et a fait ses preuves. Étant gaucher, j'ai dû m'adapter à mes adversaires, mais j'ai également travaillé mes positions, mes attaques, cibler mes propres faiblesses pour les renforcer. J'ai probablement dû mettre plus d'efforts que les guerriers droitiers, me réveillant très tôt le matin, comme aujourd'hui, pour être sûr d'être un bon lancier.
- Tu seras un grand guerrier, Shozen, le complimenta Balsa avec un sourire. Et je suis certaine que tu seras un bon Danseur pour la prochaine Cérémonie des Remises. Tu es très proche du niveau de mon mentor. Dans quelques années, tu vas le surpasser.
- Et comparer du niveau de ta fille ? J'ai l'air de quoi ?
- Vous êtes différents l'un et l'autre, et semblables sur plusieurs points. J'ai cru reconnaître quelques prises venant d'elle dans certains de tes mouvements. Je pense que vous vous influencé mutuellement. Donc je dirais que vous êtes à égalité. »
Plusieurs bruissements d'herbes se firent entendre. Ils tournèrent la tête et virent Alika avec Karuna et Jiguro.
« Bon matin. Lany n'est pas avec toi ? observa Shozen.
- Elle n'avait pas envie de s'entraîner aujourd'hui, répondit-elle. La même chose pour Motoko, donc elles font la grasse matinée.
- Après tout, Lany est en vacances, rappela Balsa. Elle peut bien profiter de ce temps pour prendre une pause.
- Vous êtes debout depuis longtemps ? questionna Karuna.
- Je ne dormais plus à la fin de la nuit, donc je suis ici depuis longtemps, répondit Shozen avec un sourire. Et j'ai même combattu Balsa.
- Tu as combattu Maman ? s'écria Jiguro avec de grands yeux.
- Et dire que j'ai manqué ça, se désola Alika. »
Pour toutes réponses, Balsa et Shozen s'échangèrent un sourire.
« Je suis encore frais et disponible pour prendre quelques adversaires, déclara le grand guerrier.
- Tu devrais prendre de l'eau, alors, rétorqua Alika en lui passant une gourde.
- Je ne refuserai pas. Merci ! »
Lorsque Shozen se mit à combattre les jumeaux à tour de rôle, à commencer par Karuna, Balsa remarqua qu'il se retenait pour éviter de le blesser, même si les garçons disaient qu'ils pouvaient en prendre plus. Shozen fit une culbute arrière et imposa un temps de pause, en appuie sur un de ses genoux.
« Tu retiens tes coups, n'est-ce pas ? observa sa belle-mère avec un sourire.
- Je… oui. Nous avons des apprentis à Kanbal, mais il est très rare que je leur enseigne. J'ai toujours été habitué à des adversaires adultes. Je ne serai pas un bon mentor comme Alika. Tu ne retiens pas tes coups Balsa ?
- Non. Je donne tout ce que j'ai. Dans ma jeunesse, mon mentor était tellement demandant physiquement, que j'en perdais connaissance même si je n'étais qu'une fillette et que j'étais menue. La même chose s'applique à mes enfants.
- Alika a-t-elle déjà perdu connaissance ?
- Non, mais elle a fait quelques malaises parfois et ça entraîné des prises de tête avec son père. Tanda est très protecteur et s'inquiète pour tout. Tu peux reprendre le combat. S'il y a quoique ce soit, j'interviendrai… ou Alika. »
Elle lui jeta un œil taquin. Sa fille détourna les yeux et regarda ailleurs. Karuna échangea de place avec Jiguro. Shozen se concentra et décida de faire confiance aux dires de Balsa et se laissa aller. L'agilité que démontra Jiguro face à ses coups le laissa estomaqué. Ils tournoyèrent, parèrent, attaquèrent, laissant les lames s'entrechoquer et lâcher de petites étincelles. Le garçon finit par se retrouver ventre contre le sol, la lance de Shozen sous la gorge.
« Argh, grogna-t-il, déçu.
- Tu étais coriace, mon petit, le félicita-t-il en le redressant.
- C'est pas juste ! Tu étais plus grand que moi.
- Ce n'est pas vrai. J'ai juste plus d'expérience que toi. Même un adversaire plus petit peu venir à bout des plus grands. »
Shozen croisa enfin le regard d'Alika.
« Tu seras ma dernière adversaire pour aujourd'hui. Je commence un peu à fatiguer pour tout dire.
- Toi ? Fatigué ? s'amusa-t-elle. Est-ce que cela me donnerait un avantage sur toi, par hasard ?
- Ne me sous-estime pas, Alika Yonsa. »
Assise sur le sol, avec ses jumeaux concentrés sur le dernier combat de Shozen, Balsa se mit à les observer avec attention.
Ils prirent leurs positions de combats, la pointe de leurs lances luisant sous les faibles rayons encore endormit de l'aube. Et juste alors, ils s'élancèrent l'un contre l'autre, combattant sans échanger aucuns mots, restant silencieux – bondissant, bloquant, tournant, balançant. Leurs mouvements changèrent de cadence et ils étaient devenus si gracieux que c'était comme s'ils faisaient une danse féroce à la fois dangereuse.
« Maman, sortit Karuna, hypnotisé. Qu'est-ce qui se passe avec Alika et Shozen ?
- Ça, mon petit, dit-elle, c'est une danse de lances.
- Une danse de lances ? s'étonna Jiguro. Qu'est-ce que c'est ?
- Ça arrive quand seulement deux guerriers à Kanbal combattent ensemble et que leurs mouvements deviennent égaux au point de créer un flux unique. Ils n'ont plus recours à leurs esprits, mais par les seuls mouvements que leurs corps leur dictent de faire.
- Et ça, c'est le niveau suprême ? »
Elle sourit.
« J'ignore si ça peut être vu comme un niveau, mais ce n'est pas fréquent.
- Tu l'as déjà dansé, Maman ?
- Quelques fois. Avec votre grand-père.
- Celui de qui j'ai retenu le nom ! s'écria Jiguro.
- Hé oui. En hommage pour lui. »
Le combat de Shozen et Alika dura plus longtemps que d'habitude, et ils finirent par se séparer et mettre fin à la danse qu'après dix minutes. Le mouvement de leurs lances ralentit et leurs respirations se calmèrent, permettant à l'oxygène d'entrer à nouveau pleinement dans leurs poumons. Ils inclinèrent la tête et se regardèrent droit dans les yeux. Shozen marcha à la rencontre de sa bien-aimée, avant de l'attirer vers lui, un seul bras la tenant par la taille.
« Ça m'avait manqué, murmura-t-il. »
Il essaya de lui voler un baiser sur la bouche, mais elle tourna la tête.
« Oh s'il te plait ! minauda-t-il. Tu es timide devant ta famille ?
- Un peu… »
Alika croisa le regard de sa mère. Profitant de sa garde baisser, Shozen l'embrassa plutôt dans le cou, lui arrachant un couinement de surprise et la libéra de son étreinte. Balsa se redressa.
« Est-ce la première fois que vous faites une danse de lance ? demanda-t-elle.
- Euh, non, confirma Shozen. Même si je suis gaucher, Alika et moi avons toujours fait une danse de lance, même quand elle n'est pas prévue.
- Toujours ? Il n'y a pas eu des moments où vous vous êtes combattus et que rien ne s'est produit ?
- Ces moments sont encore plus rares, car en général, elle et moi finissons toujours par danser. On ignore encore pourquoi ça ne se produit qu'entre elle et moi, mais c'est comme ça…
- Vous êtes sûrement fait l'un pour l'autre. »
En retournant au refuge, Shozen se mit à poursuivre les jumeaux qui voulaient jouer à la tag. C'est alors qu'il s'accrocha dans une branche basse et qu'un craquement, comme une fibre qui se déchire, se fit entendre. Il s'arrêta soudainement et lâcha un petit couinement. Alika alla le rejoindre tranquillement.
« Qu'est-ce qui se passe, Shozen ?
- J'ai déchiré mon habit avec une branche ! paniqua-t-il.
- Hum… tu n'en as pas un second ?
- Oui, mais celui-ci est officiel aux apprentis des lanciers du roi ! En plus, ma ceinture appartenait à mon père.
- Tu as aussi déchiré ta ceinture ?
- Non, heureusement, mais…
- Je peux réparer ton vêtement, ou on peut le donner à Motoko et elle le fera avec plaisir cet été quand elle aura un petit deux minutes. »
Il fit une moue, ce qui amusa Balsa.
« Tu pourrais même rendre visite à Martha Samada, proposa Balsa.
- Martha ? s'enquit Alika.
- C'était une bonne amie de mon mentor, Jiguro. Elle habite Shirogai et elle s'est spécialisée dans le tissage et la couture de vêtements. Tu l'as rencontrée quelques fois, mais tu étais encore petite. Je ne l'ai pas revue depuis quatre ans, maintenant.
- Depuis quatre ans ?
- J'ai sauvé deux adolescents Rotan, l'automne qui a suivi mon retour de Kanbal après t'y avoir conduit. Et je les ai confiés à Martha qui enseigne à la plus jeune des deux, Asura, la couture et tout ce qui s'y rapporte. Touno, le fils de Martha, enseigne au plus vieux, Chikisa, comment bien marchander.
- Oh, je vois. Elle pourra sûrement faire des miracles avec les vêtements de Shozen, dans ce cas… ce qui me rappelle une chose quand on reviendra à la maison ! »
De retour au refuge, Alika alla fouiller dans l'un de ses sacs pour vérifier que c'était le bon et elle retourna s'asseoir à la table.
« Maman ! Il y a quelque chose que je dois te montrer.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Hé bien… j'ai retrouvé des choses à Kanbal et je me suis dise que ça te plairait de les revoir… »
Elle retira alors les petits souliers rouge-orangés qui avaient appartenu à Balsa, ainsi que quelques vêtements, dont une robe kanbalese, et une des capes que sa mère avait sûrement portées quand elle était enfant. Elle était rouge et avait exactement le même motif sur le devant que sa cape actuelle.
« Tada ! annonça Alika joyeusement. »
Balsa prit un moment pour se remémorer l'appartenance de ces vêtements. Tanda trouva les chaussures très mignonnes. Enfin, la lancière eut un délic et un flot de souvenirs l'engloutit.
« Où les as-tu trouvés ? murmura-t-elle. Est-ce que Tante Yuka te les a redonnés dans l'espoir de me les offrir ? C'est triste, car tous les enfants que j'ai maintenant sont trop grands pour ces vêtements…
- Hé bien… c'est plus complexe que ça. »
Alika regarda Shozen et Lany, incertaine si elle devait faire part du projet concernant le manoir qui était sûrement au nom des parents défunts de Balsa. Shozen, ayant développé un petit lien avec sa belle-mère ce matin-là, prit alors les devants. Alika n'était sûrement pas celle qui se mettait de l'avant quand il s'agissait d'une annonce de couple, de mariage et même d'un nouveau foyer. Si on n'insistait pas, elle ne disait jamais rien; une habitude qui avait sûrement été refilée par Balsa.
« J'ai commencé à regarder les manoirs et les places où j'aimerai vivre et habiter, après notre mariage, déclara Shozen. »
Encore une fois, ça semblait encore tout nouveau pour Balsa que sa fille et son beau-fils prévoient s'unir, mais elle ne dit rien et le laissa continuer.
« Ce qui a mené Alika vers un manoir en particulier… Elle est tombée en amour avec, et c'est là qu'elle a trouvé ces vêtements quand nous avons commencé à nettoyer et faire un peu d'ordre dans cette maison qui était en désordre.
- Est-ce que ce manoir appartenait à l'ancien médecin du roi ? questionna Balsa.
- Quel roi ? Radalle ?
- Non. Naguru, avant le règne de Rogsam.
- Hé bien, justement, on a trouvé cet unique certificat à l'intérieur, dans l'une des pièces, fit Alika en lui donnant le certificat de naissance. »
Balsa le prit et le lut, sous le choc. Elle ne dit rien pendant un moment et ne montra aucunes émotions.
« Le manoir était abandonné ? finit-elle par articuler.
- Oui, et sans dessous-dessus, ajouta Lany. Personne a pris soin de le rénover avant qu'Alika ne sorte sa tête de mule et nous fasse faire du ménage.
- J'ai proposé d'autres endroits où c'était mieux et neuf, renchérit Shozen, mais… c'est là que ma belle veut habiter et elle ne bougera pas de sa décision.
- C'est une forme d'héritage ! se défendit Alika. L'endroit m'a interpellé. Et on a bien avancé dans sa rénovation, donc, il sera comme neuf quand nous serons mariés.
- Que comptes-tu faire de mes anciens vêtements, Alika ? questionna sa mère.
- Je voulais te les montrer… et je sais que tu n'as plus d'enfants en bas âge, mais peut-être que les vêtements pourraient être raccommodés et servir pour vos petits-enfants ?
- Il faudrait voir si Martha peut faire quelque chose pour eux… Quant à leurs futures utilisations, j'ai une meilleure idée.
- Hein ?
- Vois ça comme… une sorte de promesse. »
Tous attendirent sa réponse.
« Ces petites robes qui m'ont appartenu seront offerts à la première petite fille à qui tu donneras naissance. Ma cape d'hiver sera offerte au premier fils qui verra le jour. Quant aux autres vêtements, tu décideras à qui tu les donneras si tu as plus de deux enfants.
- Ça marche. Et puis, Shozen a dit qu'il en voulait trois.
- C'est un joli chiffre.
- Maintenant que j'y pense, sortit Tanda, j'ai des choses à faire raccommoder qui est un peu trop difficile pour nos connaissances de base en couture. Alors je préparai un petit sac avec toutes ces choses, y compris le vêtement de Shozen, et vous les enverrez à Martha, lorsque vous passerez dans le coin.
- "Vous" ? répéta sa fille. Je pensais que Maman voudrait venir faire une petite visite à Shirogai pour voir Martha et les deux adolescents qu'elle a sauvé.
- J'irai voir Martha une autre fois, seule, déclara Balsa. Toi et Shozen êtes assez vieux pour ne pas m'avoir tout le temps sur le dos. Martha va te reconnaître.
- C'est sûr qu'avec toutes les remarques sur le fait que je te ressemble énormément, je ne peux pas passer inaperçue.
- Même une chèvre aveugle pourrait le remarquer, lâcha Lany avec un rire amusé. Tu viens avec nous, Motoko ?
- Oh oui ! s'égaya Motoko. Asura pourra sûrement me montrer de nouveaux tours de couture ! Je peux prendre congé, Papa ?
- Bien sûre. Tu le mérites bien. »
Balsa plia ses anciens vêtements d'enfances et les donna à son mari pour qu'il prépare le sac des vêtements à altérer.
