Ce texte a été écrit pour la nuit du FOF, un événement d'écriture organisé au début de chaque mois par le Forum francophone, en réponse au thème "crise".
Première crise
À 22 h 54 ce jeudi 12 février 2015, Friday s'enorgueillit d'avoir géré les serveurs Stark en tant qu'interface principale durant 72 h consécutives, sans bug. Son créateur, Tony Stark, n'a exprimé aucune critique sur l'assistance de pilotage qu'elle a fournie pendant la bataille contre Ultron. (Il lui est même arrivé de suivre ses conseils !) Puisqu'il vient de la configurer pour qu'elle gère l'ensemble de son atelier et qu'elle veille à la sécurité de Miss Pepper Potts et de M. Harold Hogan, elle peut raisonnablement conclure qu'il lui fait désormais la plus grande confiance.
Tous les algorithmes de Friday se tiennent en bon ordre pour honorer cette confiance.
Hélas, dès 22 h 55 ce même jeudi 12 février 2015, Friday enregistre son premier échec.
D'abord, il s'agit seulement d'un mauvais traitement des données.
Elle interprète l'accélération de la respiration du patron comme la conséquence des cinq volées de marches qu'il a grimpées à l'instant pour rejoindre le sommet de la tour des Avengers, l'ascenseur étant en cours de réparation. Depuis son opération cardiaque permise par Extremis, le patron est en bonne santé physique et les expéditions à la recherche du sceptre de Loki l'ont en outre contraint à un entraînement régulier et somme toute très bénéfique, malgré les blessures qu'ont causées certains affrontements avec Hydra. Néanmoins, la bataille contre Ultron a épuisé même le dieu du tonnerre et le patron n'a pas dormi plus de deux heures consécutives depuis la destruction de Novi Grad. Une telle fatigue n'est pas sans conséquences. Friday prévoit donc d'orienter le patron vers le lit intact le plus proche – celui qui se trouve dans la grande chambre d'invités de l'étage 86 –, quand qu'il aura fini ce qu'il est venu faire si haut perché.
Ce n'est qu'à 22 h 59, quand elle observe qu'il ne respire pas de mieux en mieux, mais au contraire de plus en plus mal, que Friday comprend qu'il y a un problème. Les caméras extérieures lui montrent le patron plié en deux, main gauche agrippée à la rambarde, main droite crispée contre sa poitrine.
Friday reconnaît désormais les symptômes d'une crise d'angoisse, qui sont bien documentés dans les sauvegardes de Jarvis, son prédécesseur. Leurs occurrences se sont malheureusement démultipliées depuis l'attaque des Chitauri.
Mais une fois le diagnostic posé, aucun protocole n'est en mesure de la guider.
Elle scrute le patron qui s'accroupit dans une inconfortable torsion, comme recroquevillé autour d'une blessure invisible. Sa poitrine se soulève erratiquement et ses yeux fouillent le ciel avec frénésie.
D'après les conseils auxquels Friday accède sur Internet, la manifestation d'une présence amicale aide la victime à se calmer dans 85 % des cas. Par malheur, le patron était seul en compagnie des ouvriers qui réparaient la tour aujourd'hui à cette heure-ci, même ces derniers sont rentrés chez eux et le bâtiment est désert.
Friday, au moins, pourrait se manifester, mais elle ne dispose d'aucun micro sur la plate-forme. Le patron ne porte pas son oreillette et il a laissé son portable dans son atelier, à côté des lunettes intelligentes auxquelles il travaille en ce moment.
L'air froid et pollué de New York le fait tousser, ce qui semble aggraver sa panique.
Friday se sait dotée des processeurs les plus puissants de la planète et, à ce instant, elle découvre qu'une impuissance complète est encore plus terrible qu'un dysfonctionnement. Tout à coup, elle comprend pourquoi Ultron désirait tant s'incarner dans un corps. Si seulement elle avait des jambes, elle pourrait s'approcher du patron ! Si seulement elle avait des bras, elle pourrait lui entourer les épaules et lui tenir la main…
Mais elle n'en a pas et, dans la nanoseconde suivante, elle décide que ses limitations n'en rendent pas pour autant son impuissance acceptable.
Elle ordonne à Dum-E de charger le portable du patron sur l'un des petites drones inachevés qui encombrent le plan de travail. Puis elle dirige celui-ci jusqu'au sommet de la tour, où elle le dépose à deux mètres du patron, qui ne le remarque même pas. Friday aurait préférer qu'il le voit, pour ne pas risquer de le surprendre.
« Patron ? Patron, vous m'entendez ? »
À travers le micro du téléphone, le son n'est pas aussi bon que dans le casque d'Iron Man et le vent sur la plate-forme oblige Friday à monter le son, mais le patron devrait l'entendre. Pourtant, il ne réagit pas. Il reste prostré, le regard tressautant de nuage en traînée d'avion, de gratte-ciel en paratonnerre, au rythme de ses halètements saccadés.
Friday n'arrive pas à calculer de manière concluante combien de temps il lui faudrait pour sortir par lui-même de cette crise, ni combien de temps il lui reste avant de perdre connaissance. Elle détermine que la poursuite de son intervention est nécessaire.
« Patron ? C'est moi, Friday. Vous êtes au sommet de la tour des Avengers. Ultron a été battu. Vous êtes rentré à New York hier avec le reste des Avengers, vous vous souvenez ? Il n'y a pas de menace active pour le moment. Vous pouvez vous reposer. Essayez de respirer. Ça va aller, ça va passer. »
Lentement, péniblement, les yeux du patron se fixent sur le téléphone.
« Vous avez rendez-vous avec Pepper Potts dans quelques heures. Ça vous laisse le temps de dormir, vous avez du sommeil à rattraper. »
Les inspirations s'espacent un peu.
« Friday ?
‒ Oui, patron. Prenez le temps d'expirer tranquillement. Nous sommes à l'extérieur, il y a beaucoup d'air, c'est normal. Mais ça manque de micro : quand les réparations seront finies, vous pourriez en installer quelques uns !
‒ Je ne sais pas…
‒ Est-ce que vous voulez que j'appelle Miss Potts, patron ? Ou peut-être Happy Hogan, ou le colonel Rhodes ?
‒ Je… Non. Non, c'est bon. Juste, continue… Dis-moi... Dis-moi si tous tes systèmes sont bien opérationnels dans l'atelier ? »
Tandis qu'elle dresse au patron son rapport détaillé de performance, Friday l'observe qui reprend ses esprits au son de sa voix, qui redevient lui-même en écoutant les analyses rassurantes qu'elle lui fournit. Elle ne considère pas qu'elle mérite tant de confiance, mais l'important n'est pas là. Elle rassure Dum-E et U en leur adressant quelques lignes de code : la crise est passée.
