Ce texte a été écrit à l'occasion d'une Nuit du Fof, événement multifandom organisé par le Forum francophone : il s'agissait d'écrire en temps limité sur le thème "résoudre".
Intrusion
Dans le laboratoire de Shuri, des millions d'opérations sont accomplies chaque seconde par plusieurs centaines de processeurs. Ils calculent l'inclinaison des satellites qui survolent le Wakanda, énumèrent toutes les combinaisons génétiques possibles à la suite d'une greffe d'ADN, mesurent les radiations émises par le vibranium à l'état gazeux…
Et pourtant, aucun de ces exploits technologiques n'a aidé la princesse à synthétiser l'herbe-cœur. Aucun n'a pu sauver T'Challa.
La première fois que Shuri rallume ses ordinateurs après la cérémonie, alors que quatre jours se sont déjà écoulés – étirés comme autant d'éternités, déboussolants comme une poignée de secondes, remplis de larmes et figés par l'absence –, elle vérifie les progrès accomplis suivant une sorte d'automatisme. Elle apprend ainsi que vingt-trois satellites passent à cet instant au-dessus du Wakanda, dont sept se trouvent en position pour photographier le territoire (mais les brouilleurs qu'elle a codés les empêcheront automatiquement d'enregistrer des images), que douze recombinaisons protéiniques entre l'ADN du chat et celui de la mangouste semblent prometteuses pour soigner le FIV par thérapie génique, et que le vibranium à l'état gazeux irradie des ondes gamma assez puissantes pour rendre malade le Hulk.
L'herbe-cœur, elle, est toujours aussi inimitable.
Depuis que sa mère lui a annoncé la mort de son frère, Shuri n'a plus l'impression de décider de ses actions. Elle a accompli tous les rites, elle a tenu son rang, elle a honoré T'Challa ainsi que ses ancêtres et la puissance de leur amour fraternel le lui commandaient ; mais elle n'a rien choisi.
Elle n'a rien voulu.
Elle ne veut rien de tout cela.
Elle ne veut donc pas vraiment s'asseoir sur son tabouret le plus haut, ni se mettre à taper sur son écran incliné le plus proche. Surtout pas lancer le programme de piratage qu'elle n'a plus utilisé depuis des années, en le dirigeant vers un pare-feu bien précis.
Mais elle effectue ces actions parce qu'il le faut : il n'y a pas d'autre manière de résoudre la situation.
Le programme tourne tout seul pendant quelques minutes, avant de se bloquer, ce dont Shuri n'est pas surprise. Certes, elle a espionné le Shield grâce à lui et surveillé ainsi les communications d'Hydra après sa dissolution, néanmoins, la sécurité de ces organisations était infiniment moins vaillante que celle des serveurs auxquels elle s'attaque aujourd'hui. Elle se plonge dans les lignes de code et intervient manuellement afin de poursuivre l'offensive. À chaque avancée, de nouvelles défenses se déploient, qu'elle contourne à leur tour. La réactivité du système qu'elle cherche à pénétrer est impressionnante, et l'inventivité des protections qu'il déploie trahit une ressource exceptionnelle : elle suggère l'intelligence. En d'autres circonstances, Shuri aurait admiré sa complexité, mais en ce moment tout ce qui compte est le succès vers lequel elle se dirige, une commande après l'autre. Elle ne craint même pas l'échec : Shuri est un génie, et elle a besoin de réussir maintenant comme elle n'a jamais eu besoin de réussir de toute sa vie. Elle est au-delà de l'espoir ‒ elle n'a plus rien d'autre.
Et parce que Shuri est un génie, et qu'il n'y a pas d'autre issue possible, elle vient à bout des barrières numériques.
Un logo se compose sur le moniteur circulaire et dans quelques secondes, elle pourra accéder aux...
« Bonjour, princesse. »
Et merde !
La voix est sortie des hauts-parleurs intégrés aux murs de la caverne qui abrite le laboratoire : un timbre très clair, une intonation polie mais décidée, une pointe d'accent irlandaise audible dès ces deux mots.
Shuri est déconcertée, mais elle ne le laisse pas paraître. Elle est assez renseignée sur Stark pour savoir à quelle intelligence artificielle elle a affaire. Et contrairement aux humains, celles-ci peuvent être hackées : rien n'est donc perdu. Elle active son micro :
« Bonjour. Je suppose que vous êtes Friday ?
‒ C'est bien moi. J'ai remarqué vos efforts pour infiltrer nos serveurs et j'ai pensé que nous pourrions nous parler directement. »
Une pause.
« À quoi est-ce que je peux vous aider, princesse Shuri ? »
L'interpelée déglutit, avant de foncer :
« Mon frère… mon frère vient de mourir. D'une maladie… d'une maladie qui n'est pas soignable, que l'on ne sait pas soigner aujourd'hui, nulle part dans le monde. Mais ça n'est qu'une maladie, quelque chose dont on guérira un jour, quand la médecine aura fait assez de progrès. »
Friday reste silencieuse.
« Vous m'entendez ? vérifie Shuri.
‒ Oui, la connexion est bonne. Je suis désolée que vous ayez à vivre ce deuil prématuré. La mort de votre frère doit être une terrible épreuve pour vous, et la perte d'un chef d'État de sa valeur frappe évidemment très durement votre royaume. Le patron et Mrs Potts ont toujours tenu T'Challa en haute estime. Mais je ne suis pas sûre de pouvoir vous prêter assistance. Peut-être souhaiteriez-vous être mise en relation avec Mrs Potts ? Ou avec le capitaine Sam Wilson, si ce sont les dossiers que votre frère gérait avec les Avengers qui vous intéressent ?
‒ Non ! »
Shuri se surprend à crier. Elle se racle la gorge avant de poursuivre à un niveau sonore plus normal.
« Non. Si vous avez repéré mes tentatives d'entrée, vous devriez savoir ce que je veux. J'ai besoin du modèle de Tony Stark avec lequel les Avengers ont pu voyager dans le temps. »
Shuri tremble de tout son corps, mais il lui faut aller au bout de son idée :
« J'ai besoin de faire un bref saut dans le futur – très bref, je n'abîmerai rien du tout – pour trouver la cure et la lui administrer la semaine dernière. »
Silence. On entendrait une mouche voler, si les mouches volaient dans les câbles sous-marins.
À sa texture singulière, ce nuage d'inaudible qui entoure les mauvaises nouvelles, Shuri sait déjà ce que Friday va lui répondre.
« Je suis désolée, répond l'Intelligence (et le pire, c'est que sa voix semble vraiment, sincèrement désolée). Le patron a détruit le modèle, ainsi que toutes les versions de travail, pour éviter qu'il soit mal approprié.
‒ Alors j'ai besoin d'accéder aux données de base, et je reconstituerai moi-même les calculs.
‒ Je ne peux malheureusement pas vous y autoriser.
‒ Et pourquoi donc ? rétorque Shuri, désormais à bout de nerfs et de politesse à l'égard d'une machine qui lui met des bâtons dans les roues alors qu'elle doit ressusciter son frère.
‒ Le patron me l'a interdit. Mais il m'a laissé un message pour vous.
‒ Quoi ? »
La dernière chose dont Shuri a envie maintenant, c'est d'écouter Tony Stark, le babtou dont toute la famille a survécu à l'Éclipse – jusqu'à son pseudo-stagiaire slash superhéros en apprentissage – parce qu'il a tordu les lois du temps à son bon vouloir. Mais de toute évidence, Friday n'attend pas son accord pour lui partager le message, qui se lance aussitôt.
« Alors, je suis désolé si je suis un peu à côté de la plaque c'est le dernier message d'une longue série, et la journée a été chargée… Pas autant que celle de demain, a priori, mais quand même… Enfin, si vous écoutez ça, c'est que ça a marché, et donc vous pouvez sans doute vous faire une idée de ce à quoi la journée a ressemblé… »
Shuri grimace. Bon sang, que cet homme aime parler ! Il ne pourrait pas cracher le morceau ?
« Bref. Si vous écoutez ce message, c'est sans doute que ça ne va pas fort pour vous. Je vous souhaite beaucoup de courage, même si on ne se connaît peut-être pas. Et si on se connaît… Si c'est vous, Morgan, Peter, Bruce, princesse Shuri... »
Son nom la fait sursauter. Elle sait, pourtant, que Stark s'est intéressé à ses travaux T'Challa lui a d'ailleurs souvent transmis des compliments qu'elle avait toujours regardé de haut, comme les politesses qu'un industriel américain se croit obligé d'adresser à la famille royale d'un pays auquel il voudrait soutirer du vibranium. Mais elle figure dans une liste qui ne contient que quatre noms, dont la propre fille de Stark et le génial Dr Banner. Qui peut bien être « Peter » ? Quelqu'un qui travaillait sur les particules de Pym ? Il ne lui revient aucun nom...
Shuri secoue la tête pour se reconcentrer sur le message
« … Je ne vais bien sûr pas vous dire qu'il ne faut pas voyager dans le temps. Si vous venez chercher le modèle qui nous a servi, c'est que nous avons réussi à renverser les effets de la… catastrophe d'il y a cinq ans, et donc ce serait remarquablement hypocrite de ma part de vous dire qu'il ne faut pas le faire. Mais ce que je peux vous dire, c'est qu'une entreprise pareille… elle aura un prix. Et qu'il sera forcément élevé. Il n'y aura pas que des gains. Tout le monde n'en reviendra pas. Et vous ne maîtriserez pas l'issue finale. Et peut-être que ça vaut le coup, peut-être que vous êtes dans une situation si horrible que c'est un risque à courir mais… Posez-vous la question. Demandez-vous, demandez-vous bien : est-ce que ma situation est vraiment si horrible que je peux me permettre de mettre en danger l'existence de toute vie dans l'Univers ? Si c'est le cas, je suis atrocement désolé pour vous. Mais si ce n'est pas le cas, ou si vous n'êtes pas sûr, réfléchissez. Rappelez-vous : avec le voyage dans le temps, vous pourrez toujours prendre la décision un autre jour, dans une semaine, dans un mois, dans dix ans. Alors attendez s'il le faut et… prenez soin de vous. »
Il y a une fatigue dans le ton de la fin qui résonne dans la poitrine de Shuri comme si le message ne s'adressait qu'à elle, comme si Stark avait su ce qu'elle allait devoir vivre.
Comme si, surtout, il savait ce dont il la privait, par la force de ces mots.
« Mettre en danger l'existence de toute vie dans l'Univers »…
Shuri est certaine que si elle continue son assaut sur le pare-feu de Friday, elle finira par en venir à bout. Elle sait aussi que Stark a raison et qu'elle pourrait effectivement repousser d'une décennie son voyage dans le temps sans que cette solution ne perde de son efficacité.
Pourtant, elle se rend compte, avec une atroce certitude logée au tréfonds d'elle-même, qu'elle n'en fera rien. T'Challa est mort et elle ne peut pas se résoudre à l'accepter. Mais derrière le bouillonnement de sa colère face à cette injustice, il reste en elle assez de sagesse pour reconnaître qu'un jour, elle l'acceptera ‒ jamais complètement ‒ juste assez pour ne pas mettre en péril le destin de l'Univers.
