Précédemment : Notre équipe de sorciers a rencontré Alfor et l'ancienne génération de paladins dans les rues d'Oriande. Allura a essayé de les prévenir du futur qui les attend, mais s'est retrouvée plusieurs fois dans un vide de blancheur où un kotha tout aussi blanc lui a montré des visions de ce qu'il adviendrait de l'univers à la moindre perturbation.

Pendant ce temps, Pidge et Ryner se sont lancés dans l'exploration du laboratoire de Renxora, où ils n'ont rien trouvé d'autre qu'un ordinateur avec un unique fichier : une série de vidéos montrant les expériences menées sur Sam avant son transfert au projet Revendication. Les druides le détenant actuellement ont activé son robeast, une réplique sombre du lion vert, et l'ont envoyé attaquer Pidge et Ryner sur Renxora.

Avertissements pour ce chapitre : descriptions explicites (ni gore, ni sanglantes, mais intenses) de blessures. Soyez prudents dans chaque scène avec Pidge, mais si vous êtes particulièrement sensible, vous devriez éviter les deux paragraphes qui suivent « Ryner l'incitant à bouger d'une main sur son bras ».

Et puis, il y a beaucoup de jurons dans ce chapitre et de brèves mentions de génocide et d'autres sujets lourds.


Chapitre 28

Questions posées

Plus Val passait du temps dans les rues d'Oriande, plus elle se sentait déçue. Loin des anciennes ruines mystérieuses et remplies de secrets qu'on lui avait promises, Oriande était constituée à moitié de bureaucratie cauchemardesque et l'autre moitié de rencontres avec des fantômes (presque littéralement) du passé causant des crises de nerfs chez ses amis.

Allura était toujours crispée, les yeux rougis, avançant d'un pas déterminé. Aneta devait se précipiter pour ne pas se laisser distancer, ce qui était certainement pour le mieux, parce que Val était persuadée qu'Allura n'allait pas s'arrêter. Elle allait continuer d'avancer quoi qu'il arrive, même si leur guide ne leur indiquait pas la direction à suivre. Ce n'était sûrement pas si difficile de trouver sans aide le chemin du temple à l'autre bout de la ville.

Val restait à côté, sans chercher à la réconforter pour le moment. Allura semblait prête à frapper la première personne qui s'y essayerait et, de toute façon, Val devait surveiller Edi pour s'assurer qu'elle n'allait pas mettre les pieds dans le plat.

Val ne pouvait pas dire qu'elle comprenait ce qu'Allura ressentait, pas vraiment, mais elle se faisait une idée de l'amplitude de son trouble émotionnel. (Recette à suivre : prendre le chagrin de Val à rencontrer Lealle en chair et en os tout en connaissant la fin de l'histoire, ajouter sa compassion à voir Allura se déchirer à tenter de dire quelque chose à ses parents sans déclencher une alarme surnaturelle, mélanger avec la présence irrationnelle d'un Zarkon qui n'essayait pas de la tuer, puis multiplier tout ça par mille. Là, on ne devait pas être loin de la réalité.)

— Vous… êtes-vous sûrs que vous êtes prêts ? demanda Aneta, visiblement aveugle à l'ambiance qui régnait. Vos Questions sont très importantes, vous savez. Je n'ai pas envie que vous ne soyez pas correctement préparés et que vous le regrettiez ensuite.

— Plus tôt nous posons nos Questions, plus tôt nous pourrons repartir, n'est-ce pas ? demanda Allura d'un ton raide. En ce qui me concerne, aller vite est le seul objectif du reste de notre visite.

Val grimaça, mais toucha le bras d'Edi avant qu'elle ne puisse dire quoi que ce soit qui pourrait contrarier Allura davantage. Mieux valait être efficient, en effet. Il était impossible de savoir depuis combien de temps ils se trouvaient là et Val avait hâte de retrouver les autres avant que quelque chose ne tourne mal.

— Je suis d'accord avec Allura, dit Val. J'ai déjà choisi ma Question, de toute façon. Je dois juste trouver le moyen de la formuler.

Allura lui adressa un sourire reconnaissant auquel Val répondit en pressant son épaule avec la sienne.

— Ça te va, Edi ?

— Ouais, on va dire, répondit Edi en haussant les épaules. Je ne sais pas si ma Question est assez bien, mais je crois que j'en ai une.

Val lui pinça l'oreille à travers sa capuche.

— Je suis sûre que c'est une très bonne Question. Et toi, Matt ?

Pas de réponse. Le silence lui picota la nuque et son estomac sombra. Oh, bon sang. Elle avait cru que, sans Keith pour l'influencer, il ne ferait rien de stupide. Quelle idiote. Elle pivota, prête à contrecarrer ses plans, mais la rue était vide.

Enfin, bon, pas exactement vide. Il y avait d'autres groupes de pèlerins et plein d'Oriandois dans leurs robes colorées. Mais pas de Matt.

Val ferma les yeux, un pressentiment la prenant à la colonne vertébrale.

— Oh, Quiznak.


Pidge regardait le faux lion vert, figé·e d'horreur. Ce n'était pas qu'un simple robeast, une des créations habituelles d'Haggar déguisée en Green. Il y avait de l'intelligence dans son regard, une conscience qui transperça Pidge et lui fit perdre tout espoir d'y réchapper. Quelle chance avaient-ils face à ça ?

(Et ce n'était pas que ça. Il y avait quelque chose de familier chez cette créature. L'effroi l'envahit alors qu'iel se disait qu'iel aurait dû le voir venir.)

— Pidge ! cria Ryner.

Elle était à côté, la main autour du biceps de Pidge, mais sa voix était faible, comme si des interférences l'obstruaient.

— On doit y aller. Pidge.

Pidge pivota, rassemblant toute sa volonté pour détourner le regard du faux lion. Ses yeux étaient plus que troublants et, même en lui tournant le dos, iel sentit qu'il les observait. Qu'il attendait le moment idéal pour frapper.

Ryner l'incitant à bouger d'une main sur son bras, Pidge voulut courir, mais iel ne put faire qu'un pas avant que sa cheville ne lâche. Il y eut une sensation, vive et lui tordant l'estomac, qui n'était pas tout à fait de la douleur. Rien qu'une embardée alors que son pied trébuchait sur une pierre et qu'iel perdait le sens du haut et du bas. Le bras de Ryner s'enroula autour de sa taille pour l'empêcher de tomber.

Iel réessaya de faire bouger ses pieds, mais le gauche refusait d'obéir. La jambe fonctionnait très bien, mais chaque fois que ses orteils touchaient le sol, sa cheville se tordait et iel s'écroulait contre Ryner, envahi·e de cette presque douleur.

Derrière eux, le métal se mit à grincer.

Pidge chercha à prendre son bayard, mais sa posture était maladroite, appuyé·e qu'iel était contre Ryner, leurs bras emmêlés, la tête lui tournant. Iel n'avait pas besoin de se retourner pour savoir que le faux lion les pourchassait et la panique que sa présence créait assombrit les bords de son champ de vision.

Ryner pivota, prenant Pidge d'un côté pour libérer un bras, qu'elle appuya contre le mur du couloir. Une vive lumière verte illumina les alentours, faisant monter des larmes aux yeux de Pidge. Le métal se mit à grincer et couiner de plus belle, lui donnant la chair de poule. Iel se retourna juste à temps pour voir des poutres de support jaillir des murs comme des os d'une mauvaise fracture, s'emboîtant pour former une barrière entre les paladins et le faux lion.

— Allons-y, dit Ryner.

La lumière s'éteignit brusquement et des points violets brouillèrent la vue de Pidge alors qu'iel se laissait guider par Ryner, qui soutenait le plus clair de son poids tandis qu'iel boitillait difficilement. Iel essaya d'éviter de penser à l'état de sa cheville sous son armure, qui était craquelée et lui retournait l'estomac dès que les brisures venaient se frotter à son pied. Iel essaya de ne pas penser aux os broyés et ligaments croisés, au fait que chaque pas empirait les choses. Il fallait juste qu'ils sortent de là.

Le faux lion rugit et, pendant un instant, Pidge eut l'impression qu'il parlait, même si, bien sûr, c'était ridicule. Les robeasts ne pouvaient pas parler. C'était juste ses oreilles qui lui jouaient des tours. Le bourdonnement créé par l'effondrement du bâtiment ne s'était pas encore dissipé et iel avait encore l'impression d'être à l'intérieur de la forge d'Héphaïstos avec le faux lion qui essayait de franchir la barricade de Ryner.

À en juger le grincement du métal, elle n'allait pas tenir longtemps.

Ryner mit la main au mur à deux nouvelles reprises durant leur fuite, formant d'autres barrières derrière eux, mais même depuis son point d'observation qui n'était décidément pas optimal, Pidge voyait la tension qui creusait des lignes autour de ses yeux. Sa peau, dans l'éclairage de sa visière, était cireuse et pâle et sa respiration était de plus en plus lourde. Peut-être parce qu'elle était quasiment en train de porter Pidge.

Grimaçant, Pidge se défit de la stupeur qui s'était emparée d'iel après l'éboulement. Ils devaient sortir de là, et vite. Combien de mètres les séparaient encore de la surface ? Pidge ne se souvenait pas de l'étage auquel ils étaient avant l'arrivée du faux lion, mais ils ne devaient plus être très loin. En prenant en compte la durée de l'attaque avant même que le faux lion ne les trouve, ils devaient se trouver à peine à un ou deux niveaux de la surface. Si Green parvenait à les retrouver, s'ils pouvaient ne pas perdre de temps à marcher jusqu'à l'endroit où ils l'avaient laissée, alors leurs chances de survie augmentaient considérablement.

Pidge tendit son esprit vers Green, qui répondit presque immédiatement, plus proche et plus présente qu'iel ne l'avait escompté. Elle avait clairement déjà remarqué le robeast (bien sûr, c'était difficile de rater quelque chose d'aussi gros et bruyant) et cherchait un moyen de les rejoindre.

Un pic de terreur s'éleva en Green juste alors qu'un énorme fracas retentissait derrière eux. Pidge se tordit sous la poigne de Ryner, son estomac sombrant alors que les griffes du faux lion creusaient des tranchées dans le sol. Elles avaient détruit la première barricade et une bonne partie du couloir et, sous les yeux de Pidge, la deuxième barricade céda entre des dents de métal aussi grandes qu'iel.

Iel se retourna, boitillant plus vite, mais c'était impossible de distancer un truc pareil. Pas avec une blessure comme la sienne, peut-être même pas s'iel avait été en pleine forme.

Le rugissement du lion vert résonna dans le couloir, redonnant courage à Pidge, malgré le grondement sauvage du faux lion. Pidge sentit la collision secouer jusqu'à ses os et jeta un dernier coup d'œil par-dessus son épaule, avisant Green en train d'arracher l'imposteur de l'ouverture. Il faisait trop sombre pour distinguer quoi que ce soit de plus que l'éclat des griffes, la forme massive des deux créatures et les éclats occasionnels de lumière bleue, dorée ou magenta.

Mais c'était une occasion que Pidge n'allait pas manquer. Tandis que les deux lions se battaient dans l'obscurité, les deux paladins s'éloignèrent à grand-peine.


Matt était perdu.

À vrai dire, il l'aurait été tout autant s'il avait suivi son équipe plutôt que celle d'Alfor, vu l'étendue d'Oriande et l'absence apparente de carte. Tous les pèlerins étaient supposés se rendre au temple à un moment donné, alors il ne serait sûrement pas perdu éternellement, mais bon. Il se disait quand même qu'il n'avait pas vraiment eu l'idée du siècle.

Cependant, il ne regrettait rien. Il y avait trop de choses qui le dérangeaient ici, à commencer par le fait que Fligg avait été si sûr·e de l'importance de leur visite. Iel devait sûrement parler des Questions à poser aux sages, mais comme aucun d'entre eux ne savait ce qu'ils étaient censés demander, il en doutait un peu. Il lui paraissait plus probable que ces rencontres avec leurs versions futures et les paladins du passé allaient avoir de l'importance.

D'une façon ou d'une autre.

Alors, vraiment, Matt donnait juste à l'univers une meilleure occasion de faire passer le message qu'il voulait faire passer.

Du moins… c'était comme ça qu'il le justifiait. Ça n'empêchait pas vraiment la culpabilité de lui ronger l'esprit dès qu'il rencontrait un Oriandois dans la foule. Leurs regards perplexes, parfois suspicieux, le poursuivaient et il lui fallut un grand total de cinq minutes avant de commencer sérieusement à douter de son plan.

À ce stade, bien entendu, il était déjà trop tard. Il aurait plus de chance de retrouver ses amis en attendant sur les marches du temple plutôt qu'en déambulant à l'aveugle dans la ville. Il fallait juste qu'il garde le groupe d'Alfor dans son champ de vision pour le moment.

Bien sûr, ça voulait dire qu'il voyait leur façon d'interagir, ce qui lui rappelait bien trop sa propre équipe à son goût. Sa courait d'un côté et de l'autre de la rue comme le faisaient Hunk et Pidge quand ils s'extasiaient devant des inventions extraterrestres, sauf qu'il semblait plutôt intéressé par les statues, les piliers et les bâtiments gravés de runes que le traducteur de Matt n'arrivait pas à déchiffrer. Lealle et Rukka échangeaient sans discontinuer, faisant rire tous les autres, même Keturah, qui semblait la plus sérieuse du groupe.

Peut-être que le plus troublant était la complicité entre Alfor et Zarkon. Matt avait souvent entendu dire qu'Alfor aurait confié sa vie à Zarkon, qu'Allura le considérait autrefois comme un membre de sa famille à part entière, mais quelque part, en s'imaginant le temps d'avant-guerre, Matt avait toujours pensé que Zarkon restait en retrait des autres. Ce n'était pas le cas.

— Juste une fois, Zarkon, c'est tout ce que je te demande.

Sa avait les bras accrochés autour du cou de Zarkon. Il était suffisamment petit, et Zarkon suffisamment grand, pour se balancer dans le vide s'il ramenait ses genoux contre son torse.

Zarkon lui jeta un regard exaspéré, mais ne semblait pas se soucier de devoir porter son coéquipier.

— Sa, nous sommes des invités. Quel genre de message renvoyons-nous si nous vandalisons les monuments d'Oriande ?

— Ce n'est pas vraiment du vandalisme, fit remarquer Alfor. Nous n'allons rien endommager. Simplement… escalader deux-trois statues pour mieux voir la ville.

— Ou nous pourrions éviter, dit leur guide, Katrona. C'est aussi une option.

Zarkon l'ignora pour regarder Alfor d'un air blasé.

— Je pensais que le but de cette excursion était de m'apprendre à devenir un bon paladin noir, pas de m'attirer des ennuis auprès des gardiens de l'histoire.

— Ooh, les gardiens de l'histoire, murmura Lealle. Ça me plaît. Ça donne l'impression que nous sommes au milieu d'une quête épique.

Keturah se frotta les tempes et allongea le pas pour s'insérer entre Zarkon et Alfor.

— Ne les écoute pas, Zarkon. Tu sais comment ils sont. Si tu veux nous mener, il va falloir apprendre à ne pas céder à leurs caprices.

Rukka murmura quelque chose à Lealle, qui éclata de rire, s'attirant les regards noirs de Zarkon et de Keturah.

— Pardon, fit Lealle en agitant les mains devant elle, n'ayant pas l'air désolée du tout. Mais Rukka a raison : si tu ne dois pas écouter ce qu'on te dit, pourquoi tu devrais écouter Keturah ?

Matt resta en arrière alors que le groupe commençait à se chamailler, le sourire aux lèvres. Même Zarkon avait le coin des lèvres qui tressaillait de temps en temps et l'expression renfrognée de Keturah lui rappelait Keith : ce n'était pas qu'elle était en colère contre les autres ou irritée par la plaisanterie de Lealle. Simplement, elle n'avait pas le sourire aussi facile.

La trahison de Zarkon n'en était que plus horrible. Ils formaient une vraie équipe. Une vraie famille. Ils se faisaient confiance et s'aimaient. C'était quelque chose de bon.

Pourquoi Zarkon avait-il tout gâché ?

Après quelques virages apparemment aléatoires, ils arrivèrent à un marché. Contrairement aux stands que Matt avait vus plus tôt dans la journée, qui vendaient principalement de la nourriture, des vêtements et d'autres produits de nécessité, ceux-là semblaient sortir tout droit d'une foire artisanale : tableaux, bijoux, poteries, sculptures, couvertures et sacs tissés ou brodés de motifs délicats…

Vendaient-ils vraiment des souvenirs ?

En tout cas, le regard de Lealle s'illumina. Elle prit Alfor par le coude et le tira plus loin dans le marché. Matt aperçut de la surprise sur le visage d'Alfor avant qu'ils ne disparaissent tous les deux. Le reste de l'équipe échangea des regards qui semblaient dire que ce n'était pas la première fois que ça arrivait, puis se mêla à la foule à la suite du roi et de la reine.

Le nombre impressionnant de personnes entassées sur la place du marché mis à mal le plan de Matt de rester en retrait. Il ne voulait pas se faire remarquer, et éviter d'entendre d'autres conversations était un plus. Mais perdre les gens qui étaient censés le mener au temple était une mauvaise idée.

Il hésita encore un peu, se maudissant d'être partie en douce. (Les autres… n'avaient peut-être pas tort en disant que les Reds étaient trop téméraires, même s'il ne l'admettrait jamais à voix haute). Il s'enfonça dans le marché, scannant la foule à la recherche d'Alfor et ses paladins. Le défi serait de les trouver avant qu'eux ne le trouvent.

Néanmoins, c'était difficile de rester concentré avec toutes ces voix qui parlaient en même temps. Il y avait quelque chose d'artificiel à propos de cet endroit : comme un festival de renaissance amateur qui ne touchait pas tout à fait au but. On savait pourquoi on s'y rendait et, si on le voulait, c'était tout à fait possible de se laisser entraîner par l'atmosphère qu'ils essayaient de créer, mais il y avait de petits détails brisaient l'immersion. C'était cependant plus subtil qu'un téléphone, une paire de baskets ou des bouteilles d'eau apparaissant à l'écran. Matt ne pensait pas qu'il aurait pu souligner des anachronismes en particulier, puisqu'il ne connaissait quasiment rien à la culture altéenne, mais il ne pouvait s'empêcher d'avoir l'impression que tout le monde revêtait un masque pour le berner.

Est-ce qu'Oriande était partout pareille ? Un spectacle mis en place pour distraire les pèlerins de tous les secrets se cachant dans la ville ? Les guides étaient là pour les détourner d'endroits ou de gens qui pourraient détraquer le flux temporel, si bien qu'une grande partie de ce qui était réel existait sûrement aux frontières d'Oriande.

Mais ça ne s'arrêtait pas là, n'est-ce pas ? Oriande avait tout le temps du monde, ou du moins tout le temps de l'espérance de vie d'un Altéen, qui était toujours de quelques centaines d'années. Des centaines d'années pour des douzaines de personnes, condensées en une seule journée. Qui pouvait dire qu'ils n'avaient pas tout fabriqué de zéro ? Les statues, les musées, l'art, la culture et les paysages historiques sur lesquels Aneta avait épilogué quasiment toute la matinée… Pour ce qu'il en savait, Matt n'avait rien vu de vrai depuis son arrivée, à part pour les gens qu'on l'empêchait de voir.

Il remarqua Lealle à travers la foule, arborant une expression absolument éblouissante alors qu'elle s'appuyait du coude sur le stand avec un grand sourire, amadouant le marchand qui vendait des sortes d'écharpes colorées. Un éclat de cheveux blancs indiquait la présence d'Alfor à ses côtés, mais ils étaient tous les deux trop loin pour que Matt remarque quoi que ce soit d'autre.

Il devait s'approcher ou il risquait de les perdre de vue. Si seulement il savait où les autres étaient allés…

— Vous êtes un des amis d'Allura.

Matt sursauta si fort qu'il crut que son cœur allait bondir de sa poitrine. C'était la voix de Zarkon. Juste derrière lui. Il pivota, le cœur battant à tout rompre, et regarda l'empereur qui régnait sur la moitié de l'univers connu.

Il était plus jeune que Matt ne l'avait cru.

Il savait que Zarkon n'avait pas toujours été immortel. Il savait qu'il était arrivé au château-vaisseau dans son adolescence, après l'attaque du Vkullor qui avait ravagé Daibazaal. Mais le savoir abstraitement était une chose. Se rendre compte que le Galra devant lui n'était pas beaucoup plus vieux que lui ? C'était complètement autre chose.

Matt n'avait pas remarqué qu'il avait invoqué son bayard jusqu'à ce que le regard de Zarkon ne s'y pose brièvement. Il le fit rapidement disparaître avant que la police surnaturelle ne vienne le mettre en coin.

Oriande ne sembla pas se soucier de ce petit manquement, mais l'expression de Zarkon se crispa, comme sous la douleur, et Matt retint sa respiration.

— Je suis désolé.

— Pardon ? souffla Matt.

Zarkon leva la tête, ses traits tirés plongeant leurs griffes dans la culpabilité de Matt.

— J'ai dit que je suis désolé. Je ne sais pas ce qui s'est passé entre nos deux époques, mais il est clair que j'ai fait quelque chose pour perdre votre confiance.

« Perdre ». Mais oui. Comme s'il avait eu sa confiance pour commencer. L'idée faillit le faire rire. Cependant, Zarkon avait l'air sincère. Qu'avait-il compris ? Il ne semblait pas surpris que Matt possède un bayard, alors il avait déjà sûrement deviné qu'il était un paladin et venait d'en avoir la confirmation à cause de lui. Matt lui avait même montré qu'il était le paladin rouge, en plus. Mais savait-il que son équipe entière était morte dans le futur ou pensait-il qu'ils avaient simplement pris leur retraite ?

Savait-il que ce n'était pas que Matt qui avait peur de lui ?

— Vous n'avez pas à me répondre, dit Zarkon, levant les mains. J'en ai assez appris sur Oriande pour savoir que ça ne mènera nulle part. Je doute que je puisse corriger mes erreurs ici, de toute manière. Non sans réécrire l'histoire, ce que tout le monde m'assure que c'est impossible.

— C'est aussi ce qu'on m'a dit, dit sèchement Matt.

C'était difficile de se retenir de ressortir son bayard : c'était Zarkon, et il était suffisamment proche pour transpercer Matt en un clin d'œil s'il décidait d'utiliser son propre bayard. Le fait qu'il semblait tout à fait innocent n'apportait que peu de réconfort quand Matt connaissait intimement le genre de violence dont cet homme était capable.

Zarkon le dévisagea avec tant d'intensité que Matt faillit s'enfuir. Puis il soupira.

— Très bien.

Il recula, laissant de la place entre eux. Matt put enfin respirer.

— Je ne dirai à personne que je vous ai vu, mais je vous suggère de retourner auprès de vos amis et de continuer votre pèlerinage. Je doute que les gardiens d'Oriande apprécient que vous vous mêliez ainsi des affaires des autres.

— Ce n'est pas se mêler des affaires des autres si je ne fais rien, rétorqua méchamment Matt, avant de vouloir immédiatement ravaler ses mots.

Il mit la main dans son dos, prêt à invoquer son bayard si Zarkon réagissait violemment.

Mais Zarkon ne fit que rire, son sourire n'atteignant pas ses yeux.

— Je vois pourquoi le lion de Keturah vous a choisi. Vous deux avez le même esprit rebelle. Essayez de ne pas vous attirer trop d'ennuis, d'accord ?

Il attendit encore un peu, perdant son sourire quand Matt garda le silence, puis acquiesça sobrement et se retira dans la foule.

Dès qu'il fut parti, les jambes de Matt se changèrent en gelée et il se retint de justesse de s'écrouler au beau milieu de la rue.

D'accord.

Il venait donc d'avoir une conversation des plus civiles avec l'empereur Zarkon et personne n'en était mort. C'était… c'était génial. Trop bizarre.

Il en avait plus qu'assez d'Oriande.


Pidge sentit un tiraillement au fond d'iel quand Green plaqua le faux lion au sol avant de prendre du recul. Sa cheville l'élançait, des pics de douleur tranchant sa concentration à intervalles irréguliers, mais iel et Ryner réussirent à rejoindre l'ascenseur d'une zone intacte de la base. Il les fit monter, les lumières clignotantes, et Pidge ne put que prier pour qu'il tienne le coup jusqu'à la surface. Iel s'était déjà retrouvé·e écrasé·e sous un bâtiment écroulé, iel n'avait pas besoin de tomber en plus d'un ascenseur.

Iel sentit Green s'approcher et vit à travers elle les ruines de la base. Alors qu'ils sortaient de l'ascenseur, elle traversa le plafond au fond du hangar.

— Vite, dit Ryner, bien qu'elle n'apprenait rien à Pidge.

Iel boitilla, grognant dès que son pied blessé touchait le sol ou que son orteil s'y frottait, s'appuyant de plus en plus sur Ryner.

Green baissa la tête à leur approche, mais l'angle de la rampe s'avéra trop difficile pour la cheville en morceaux de Pidge et iel s'écroula, emportant Ryner au passage. Celle-ci grogna, faisant de son mieux pour les redresser, et Green referma la rampe pour que le sol s'aplatisse un peu.

Se tirer jusqu'au cockpit fut pénible, même avec l'aide de Ryner, et le faux lion percuta Green pile au moment où iel s'accrochait au siège du pilote. Le sol pencha et Pidge tituba alors que Ryner tombait. Iel hurla de douleur, se repliant sur iel-même en attendant que le contrecoup de l'impact se dissipe. Iel souleva son pied blessé du sol et se mordit la lèvre pour retenir le gémissement qui menaçait de s'en échapper. Iel resta prostré·e ainsi jusqu'à ce que Ryner réapparaisse à ses côtés, une main dans son dos.

— Là, dit-elle. Assieds-toi.

Pidge obéit, les larmes aux yeux alors que les pics de douleur diminuaient. Ryner prit sa place à sa droite, ouvrant déjà des fenêtres trop lumineuses aux lignes de texte qui lui donnaient le tournis. (Des diagnostics. Elle devait lire des diagnostics. C'était sûrement une bonne idée, puisque Green était aux prises avec l'autre lion depuis déjà cinq à dix bonnes minutes.)

Respire, s'ordonna-t-iel. Ignore la douleur. Il faut qu'on sorte de là avant qu'on soit tous cuits.

Se faire des reproches ne fit pas disparaître la douleur, mais ça réveilla ses bras, et iel prit les contrôles de Green alors qu'elle s'apprêtait à décoller. Une alerte retentit, indiquant le retour du faux lion, ce qui voulait dire que le temps n'était plus à s'apitoyer sur son sort. Pidge mit les gaz, serrant les dents en supportant le poids de l'inertie.

Le faux lion partit à leur poursuite, se prenant le hangar et laissant sur son sillage une longue traînée de gravats. Depuis le ciel, Pidge découvrait enfin les dégâts : des ailes entières de la base avaient été réduites en poussière, des cratères creusaient la roche au-delà des murs et il y avait un trou sombre et profond à l'endroit où les escaliers s'étaient effondrés.

— Foutus robeasts, dit Pidge.

Iel était à l'agonie, terrorisé·e et l'image de son père shooté et vulnérable lui donnait envie de rentrer en courant pour pleurer dans les jupes de sa mère, mais ce n'était pas le moment. Là, il fallait qu'iel survive, ce qui passait par la destruction de cette contrefaçon du lion vert qu'Haggar avait construite.

Dans un rugissement, iel fit pivoter Green, balançant une salve de lasers sur le faux lion alors qu'il se détachait des décombres. Il leva vivement la tête et se jeta de côté pour les éviter. Ryner ourla la queue laser de Green et le prochain tir de Pidge le toucha en plein dans le dos, le faisant retomber dans les ruines.

Quand la poussière retomba, le bouclier du faux lion était en train de luire en rouge, gravé d'un insigne inconnu tracé en lignes lumineuses ressemblant à des toiles d'araignée. Pidge sentit son estomac sombrer et jura, forçant sur les propulseurs arrière tandis que le faux lion se retournait, la gueule grande ouverte.

Des éclairs jaillirent dans le ciel, enveloppant le lion vert, et la vue de Pidge fut recouverte d'un voile blanc. Green hurla de douleur et Pidge luttait pour respirer correctement alors qu'iel pilotait à l'aveugle, cherchant à fuir. Du feu s'immisçait par tous les pores de sa peau, cartographiant ses nerfs survoltés. C'était trop. Beaucoup trop.

Ils finirent par se libérer, mais Pidge ne sut dire s'ils avaient réussi à s'échapper ou si le faux lion était simplement à court d'énergie. En tout cas, le mal était déjà fait. Les écrans clignotaient, Green gémissait et Pidge luttait pour les maintenir dans le ciel alors que des tremblements secouaient son corps entier.

— C'est quoi ce bordel ? souffla-t-iel, clignant des paupières pour chasser les points sombres qui lui brouillaient la vue. C'est pas du jeu ! C'est le LOKI– c'est moi qui l'ai inventé ! Elle peut pas me chiper mes idées !

— Je ne pense pas qu'Haggar se soucie de respecter les brevets, dit Ryner d'un ton ironique.

Sa voix était encore plus tendue qu'avant, mais elle reprit sa lecture des diagnostics, redirigeant l'énergie des systèmes les moins utiles jusqu'à ce que Green se stabilise.

Irrum. Ce tir a grillé notre radio.

— On s'en fout de la radio.

Pidge, persifla Ryner. Nous ne pouvons pas affronter cette chose par nous-mêmes. Si nous ne pouvons pas appeler des renforts, nous devons partir, tout de suite.

Pidge la fusilla du regard, noyant en même temps le lien de sa rage.

— Ils m'ont pris mon père et maintenant ils veulent détruire les indices qui pourraient me mener à lui. Je ne vais pas partir comme ça !

Ryner protesta, mais Pidge l'ignora. Le faux lion avait repris les airs, agitant la queue en regardant Green, tels deux prédateurs engagés dans une lutte de territoire.

Dans un rugissement de défi, Pidge replongea dans la mêlée.


— Ohhh, ça ne va pas. Ça ne va pas du tout.

Aneta faisait les cent pas à l'entrée d'une petite cour dans laquelle elle avait mené le groupe, se tirant les cheveux. Ils étaient seuls pour l'instant, cachés de la foule sur la route principale, et le bruit ambiant de la ville n'était plus qu'un rugissement discret.

Val frissonna, ayant l'impression d'être entrée dans une zone réservée aux employés. Ce n'était pas bien différent des marchés et des musées qu'ils avaient visités jusqu'à présent, mais elle avait quand même l'impression que tout était moins… réel.

— Ce n'est pas si terrible, si ? Vous avez des copies de vous partout dans la ville. Il y en a bien une qui peut retrouver Matt et le ramener ici, non ?

Aneta plissa les lèvres et regarda Val comme si elle se retenait tout juste de lui crier dessus.

— Visiblement, aucune de mes versions passées ne l'a vu, sinon je l'aurais déjà su, et mes versions futures sont bien occupées. Si on leur demande de trouver votre ami, ça veut dire que quelqu'un dans la hiérarchie a appris la nouvelle, ce qui veut dire que je vais être dans un sacré quiznak quand je vais faire mon rapport ce soir.

— Alors… on va le chercher ? demanda Edi. Il n'a pas pu aller loin.

— Oh, il pourrait être allé loin. Il pourrait être allé très loin !

Aneta s'arrêta en pâlissant.

— Oh, quiznak, et s'il avait trouvé le–

Elle referma la bouche aussitôt.

Val jeta un œil à Edi.

— Le… quoi ?

— Ce ne sont pas vos affaires, rétorqua Aneta d'un ton sec.

Elle s'interrompit, prenant de grandes inspirations, puis plaqua sur son visage un sourire qui n'avait rien à voir avec celui qu'elle affichait au début du pèlerinage.

— Non, ça ira. Quelqu'un l'aura arrêté avant. Je suis sûre que ça ira. On devrait… On devrait revenir sur nos pas. Il s'est peut-être simplement laissé distraire par quelque chose sur le chemin.

Quelque chose comme les anciens paladins, par exemple, hm. Val ne savait pas si elle devait en vouloir à Matt d'être parti comme ça ou s'en vouloir de ne pas y avoir pensé en premier. Suivre les anciens paladins était peut-être le seul moyen d'apprendre les secrets de leur passé. Certes, cela revenait à violer les lois d'Oriande, mais vu comment s'était déroulée la journée, Val ne se sentait pas vraiment d'humeur charitable envers la constitution.

— Nous n'allons nulle part.

Le ton d'Allura était dur, sa posture indiquant clairement qu'elle était à deux doigts de craquer. Val grimaça, se disant que c'était pour le mieux qu'elle ne soit pas partie espionner, finalement. Agacer Oriande était une chose, mais mettre Allura en colère ? Val n'enviait pas Matt pour le sale quart d'heure qu'il allait passer à son retour.

— Je vous demande pardon ? demanda Aneta, piquée au vif. On ne peut pas le laisser se balader dans la ville sans supervision.

— Très bien. Alors allez le chercher. Je vais au temple toute seule pour poser ma Question et pouvoir partir d'ici.

Son ton, si froid et inflexible, rendait pratiquement Allura méconnaissable aux yeux de Val. Elle ne l'avait vue comme ça qu'une seule fois, quand elle se disputait avec les gros bonnets de New Altéa pour former une alliance. C'était le ton qu'Allura adoptait quand elle mettait toutes ses émotions sous clé pour se concentrer sur l'objectif qu'elle s'était fixé, et gare à ceux qui décidaient de se mettre en travers de son chemin.

Val se gratta la nuque, où son poncho lui frottait la peau.

— Eh bien… Il y a de grandes chances que Matt s'y rende aussi, de toute façon. Il sait que c'est notre destination.

Allura hocha sèchement la tête, puis tourna les talons pour chercher le toit du temple au loin. Ils l'avaient déjà aperçu plusieurs fois pendant qu'ils marchaient, si bien qu'ils savaient à peu près où aller. Et Val s'en tenait à son raisonnement. Il y avait de plus grandes chances de retrouver Matt en se rejoignant le temple qu'en passant la ville au peigne fin.

Heureusement, Aneta reconnut le bien-fondé de sa suggestion et céda, croisant les bras en continuant de les guider. Elles avancèrent dans un silence morne, bien différent du début de la journée, un contraste saisissant avec les autres voyageurs ébahis qui déambulaient dans ce piège à touristes géant. Quand ils arrivèrent enfin devant les marches du temple une demi-heure plus tard, Val ne put s'empêcher de pousser un soupir de soulagement.

— On fait quoi, maintenant ? demanda Edi, se penchant derrière Allura pour regarder les autres pèlerins monter jusqu'au temple.

— Maintenant, si vous êtes prêtes, un assistant va vous mener à une salle de consultation.

Aneta parlait d'une voix vive et sèche, débitant son discours comme si elle donnait le même à chaque fois.

— Vous pouvez y aller ensemble ou demander à poser votre Question en privé : c'est vous qui voyez. Faites en sorte que vos Questions soient courtes et directes. Si vous avez peur que la Question que vous avez en tête soit rejetée par le sage, vous pouvez me consulter ou consulter l'assistant qui vous escortera. Si le sage rejette votre Question, vous serez autorisé à en poser une autre, mais vous aurez moins de temps pour y réfléchir.

Val leva la main, interrompant Aneta.

— En parlant de ça, est-ce que c'est juste des questions sur le futur qu'on n'a pas le droit de poser ? Je veux dire, si on veut apprendre quelque chose sur le présent qu'on n'aurait jamais appris autrement ou si on veut quelque chose qui pourrait nous aider dans le futur sans nous révéler quoi que ce soit sur ce qui s'y passe, ça ira ?

Aneta plissa les yeux.

— D'habitude, je dirais oui, mais j'ai peur que vous essayiez d'en profiter.

— Ben, ils demandent quoi, les gens, d'habitude ? voulut savoir Edi.

— Des choses et d'autres, répondit Aneta d'un geste nonchalant du poignet, comme si la question était sans importance. Beaucoup de personnes cherchent des informations sur des civilisations perdues depuis longtemps ou sur des connaissances détenues par des chercheurs disparus. C'est plutôt facile d'obtenir des faits qui sont déjà connus, quelque part et de votre temps, ou des opinions de personnes déjà décédées. Les sages peuvent également vous accorder des projections ou des documents si nous en avons à disposition, s'ils ne sont pas considérés dangereux pour le flux de cause à effet et si votre Question ne peut pas obtenir de réponse adéquate en quelques minutes.

Val pencha la tête de côté.

— Des projections ?

— Ce sont des visions, en un sens, dit Aneta. Les salles de consultation sont imprégnées d'un certain type de magie qui permet aux sages d'ouvrir une fenêtre sur n'importe quel moment de l'histoire quasiment partout dans l'univers. Ils peuvent décider de vous laisser observer certains événements, selon votre Question, mais d'une manière qui ne vous permet pas d'interagir avec le moment visionné.

— Je vois, dit Val, se mordillant la lèvre.

Voilà qui ouvrait plusieurs perspectives. Elle ne savait pas à quel point une vision lui serait utile, puisque ça dépendrait du moment que le sage choisissait de lui montrer, mais des documents seraient pratiques. Elle se demanda quels genres de documents possédaient les sages et lesquels ils seraient disposés à partager.

Cependant, quelque chose lui disait qu'Aneta trouverait cette question très suspecte.

Val attendit donc qu'un assistant du temple vienne les chercher, Aneta restant à l'entrée au cas où Matt venait jusqu'ici. L'assistant était un Altéen plus âgé, aux cheveux que Val aurait qualifiés de poivre et sel, sauf qu'ils étaient bleu marine avec des mèches pervenche. Ses glaes étaient toutes aussi complexes que ceux des deux Altéens qui les avaient accueillis à Oriande, si bien que Val se demanda si elles s'étendaient avec le temps. Celles de Coran n'étaient pas plus larges que celles d'Allura, alors ça ne devait pas être ça. La magie qui avait coincé la ville dans une boucle temporelle en était peut-être la cause.

L'homme ne put pas leur dire grand-chose des documents à leur disposition. Il y en avait trop, apparemment, et il n'allait chercher que ceux mis de côté exprès pour un groupe de pèlerins particulier. Les bibliothécaires en sauraient plus que lui sur le contenu des archives. Néanmoins, de ce qu'il avait vu, il s'agissait en général de récits personnels d'autres pèlerins, de notes de chercheurs d'Oriande qui observaient l'histoire dans des salles de consultation comme celle vers laquelle ils se dirigeaient et, à l'occasion, quelques copies de documents que des pèlerins avaient amené avec eux.

Ils n'allaient donc pas pouvoir trouver de documents tactiques provenant du cercle proche de Zarkon. Tant pis.

La salle de consultation était petite et simple, ce qui était surprenant au vu de toutes les sculptures et tapisseries qu'ils avaient croisées sur le chemin. Le temple était clairement le joyau de la couronne d'Oriande et Val ne pouvait qu'imaginer tout le travail qu'il avait fallu pour le décorer de la sorte.

Cette pièce, cependant, ressemblait un peu à la salle des cartes stellaires à bord du château-vaisseau. Le plafond était haut et la pièce vide, mis à part un panneau de contrôle près de la porte, que Val n'arrivait pas à déchiffrer. Il n'y avait ni meubles, ni fenêtres, ni même de moulures au plafond. Tout était plat, partout.

L'expression d'Allura se durcit quand ils entrèrent, mais elle ferma les yeux, inspira par le nez et alla attendre, crispée, au centre de la pièce.

— Le sage Ellorn vous rejoindra d'ici peu, dit l'assistant en inclinant la tête. Je reste à votre disposition devant la porte.

Il s'attarda trois secondes de plus, puis se retira en fermant la porte derrière lui.

Val poussa un long soupir, s'aventurant au fond de la pièce en essayant de ne pas regarder Allura. Edi ne prit pas cette peine et s'approcha de la princesse, l'air un peu triste et mal à l'aise.

— Allura ? Est-ce que ça va ?

Allura sursauta, baissant les yeux vers Edi, et rougit. Elle se détourna, mais son regard tomba sans le vouloir sur Val, qui lui offrit un sourire compatissant.

Avec un soupir, Allura s'affaissa.

— Je vais bien, Edi. Je suis désolée de t'inquiéter. Cet endroit me rend simplement mal à l'aise.

— Moi aussi, dit Val. Trop de bureaucratie et de secrets. J'ai l'impression d'être de retour à la Garnison.

Elle frissonna, et voilà que c'était au tour d'Allura de la regarder avec compassion. Val se redressa, essayant de paraître plus optimiste :

— Mais bon, au moins, on peut rentrer après ça.

— Enfin, marmonna Edi.

Allura se frotta le front.

— En partant du principe qu'Aneta aura retrouvé Matt quand on aura fini. J'aurais dû aller le chercher. Ou au moins attendre qu'il arrive.

— Ce n'est pas ta faute s'il est parti, fit remarquer Val. Et l'attendre aurait peut-être servi à rien. Ça se trouve, il va arriver dans deux minutes, poser sa Question et retrouver Aneta avant nous.

— C'est peut-être vrai…

Alors que Val cherchait un moyen de remonter le moral à Allura, la porte s'ouvrit sur le sage Ellorn. On pouvait tout de suite deviner son importance grâce aux robes brodées d'or aux cristaux turquoise cousus dans les ourlets et aux glaes qui couvraient tout son visage d'un filigrane vert pastel masquant presque sa peau hâlée. Val savait qu'elle n'était pas une experte en présentation des genres chez les Altéens, mais Ellorn semblait faire tout son possible pour ne donner aucune impression en particulier : large d'épaules, poitrine plate, hanches généreuses, un peu d'or sur les lèvres et un épais eye-liner (ou quelque chose du même style). Ses cheveux gris étaient ramenés en arrière par une simple tresse.

— Bienvenue, paladins de Voltron, dit Ellorn. Il me semble que votre visite a été des plus… mouvementées.

Val haussa un sourcil.

— Vous nous avez observés ?

Iel eut un petit rire.

— Pas tout à fait. Oriande aime bien nous prévenir quand nous recevons des pèlerins qui pourraient nécessiter une approche plus douce… bien que, de ce que j'ai compris, vous avez de bonnes raisons de réagir comme vous l'avez fait.

Allura leva la tête, dévisageant Ellorn d'un regard perçant. Val l'imita, cherchant le piège. Certes, iel avait l'air sincère, mais Val commençait à bien comprendre comment Oriande fonctionnait. C'est-à-dire que les gens du coin feraient tout pour les calmer histoire qu'ils n'aillent pas trifouiller le flux temporel.

Allura en était clairement arrivée à la même conclusion et ne fit que hausser un sourcil.

— Croyez-moi, Princesse, aucun d'entre nous n'apprécie la neutralité. La chute d'Altéa a été l'une des premières choses que nous avons apprises quand nous sommes sortis du temps et la plupart d'entre nous ont passé leurs débuts à militer auprès des sages de l'époque pour qu'ils interviennent. Je me souviens avoir été furieux que nous laissions des milliards de vie prendre fin alors que nous avions le savoir et la capacité de les sauver.

Le coin des lèvres d'Ellorn se retroussa.

— Pendant un certain nombre de jours, j'ai conspiré avec mes échos proches, c'est-à-dire les versions de moi d'à peu près le même âge, pour quitter Oriande et assassiner les responsables de la chute d'Altéa et de tous les autres massacres qui ont suivi. C'est sûrement pour le mieux que je n'ai appris la visite de Zarkon à Oriande que bien après m'être calmé.

— Je sais pas, dit Val, je pense que beaucoup de monde vous aurait remercié si vous l'aviez tué.

— Et beaucoup d'autres seraient morts en contrepartie. Même si j'avais réussi d'une façon ou d'une autre à ne pas perturber l'équilibre de la réalité en interférant – ce que, je peux vous l'assurer, est une menace bien plus grande à toute vie dans l'univers que l'empire de Zarkon – l'histoire aurait changé d'autres manières.

Les oreilles d'Edi se rabattirent en arrière sous sa capuche au ton sombre d'Ellorn.

— Comment ça ?

— L'univers est… imprévisible. Vous pouvez battre de nombreuses personnes aux mauvaises intentions et les voir se succéder les unes aux autres. Penser que, sans Zarkon, aucune guerre n'aurait éclaté en dix mille ans, aucune campagne lancée pour conquérir ou anéantir, penser qu'aucun tyran n'aurait cherché à obtenir le pouvoir ou qu'aucun extrémiste n'aurait causé le chaos… C'est une vision optimiste de l'univers. D'aucuns diront que c'est même naïf.

— Vous ne pouvez pas être sûrs que quelqu'un aurait pris la place de Zarkon, dit Allura.

Ellorn secoua la tête.

— Ah bon ? J'aimerais bien que ce soit le cas. Nous avons vu l'univers tel qu'il est et tel qu'il aurait pu être. Les Jeuns étaient une race redoutée à travers les galaxies pour leur guerre biologique et les tendances bellicistes de leur élite politique. Zarkon les a éliminés avant qu'ils ne présentent une menace à son empire… ou à qui que ce soit d'autre dans l'univers. Échangeriez-vous l'Empire Galra pour l'Empire Jeun qui aurait pu exister ?

L'estomac serré, Val secoua la tête.

— Nous ne parlons pas de ce que les Jeuns auraient pu faire. Nous parlons de ce que Zarkon a fait.

— Certes. (Ellorn leva les mains.) Et loin de moi l'idée de minimiser tout le mal qu'il a causé. Je veux seulement vous montrer que vous ne pouvez pas changer l'histoire sur un coup de tête en espérant que tout s'arrange comme vous le vouliez. L'univers est beaucoup plus complexe que ça et il vaut mieux laisser l'action à ceux qui en sont au cœur.

— Et j'imagine que vous ne vous sentez pas responsables, alors que vous êtes les seuls à pouvoir empêcher le pire de venir, dit Allura.

Les épaules d'Ellorn se soulevèrent et s'affaissèrent dans un soupir.

— Non. Nous nous sentons bien trop responsables, raison pour laquelle seuls les plus sages et les plus expérimentés ont le droit d'intervenir, même à petite échelle.

Val fit un son curieux.

— Alors… vous intervenez ?

— Pour quelle autre raison permettrions-nous à des pèlerins de visiter cet endroit, où toute l'histoire est à l'affiche, et de poser des questions ? Je serai sincère avec vous, paladins, parce que je suis conscient de la gravité de votre combat. Nous sommes plus généreux envers ceux qui viennent chercher un moyen d'arrêter le mal qu'envers ceux qui ne cherchent que leur gain personnel. Nous allons vous aider davantage que nous n'aiderions quelqu'un comme Haggar.

Alarmée, Val jeta un regard inquiet à Allura.

— Haggar est venue ici ?

— Trois fois, dit Ellorn. Nous lui avons interdit, ainsi qu'à ceux qu'elle a touchés, de revenir après la dernière fois, car elle est devenue trop prudente dans la formulation de ses questions, ce qui nous laisse moins de marge pour lui fournir des informations inutiles.

Un sourire ironique se dessina sur les lèvres d'Ellorn devant l'expression abasourdie de Val.

— Ce n'est pas parce que nous ne pouvons pas prendre le risque d'attaquer l'Empire directement que nous avons envie de l'aider. Mais suffisamment discuté. Vous avez toutes des Questions à poser.

— C'est vrai, dit lentement Allura. Mais je crois que vous avez déjà répondu à la mienne, du moins en partie.

— Oh ?

Allura hésita, puis carra les épaules, une expression entêtée lui contractant la mâchoire.

— Je ne comprends pas pourquoi Oriande existe. Si ce que vous dites est vrai et que les interventions dans l'histoire déstabilisent le tissu de la réalité, pourquoi créer un système qui pourrait être retourné à notre avantage ? Pourquoi permettre à qui que ce soit de venir ici si vous avez tant de secrets à garder ? Le risque me paraît bien trop grand juste pour faire passer quelques petits indices.

Le mur du fond ondula, passant d'un blanc pur à un noir profond, puis au bleu vibrant d'un trou de ver. Il tourbillonna un moment tandis qu'Ellorn prenait la parole :

— Vous avez raison. Je doute que les premiers sages auraient accueilli des pèlerins à Oriande. J'ose dire qu'ils seraient horrifiés de voir ce que nous avons fait de leur cadeau. Contrairement à nous, ils n'avaient que de brefs aperçus du futur. Ils n'avaient aucune idée de l'obscurité qui se tapissait là où leur regard ne pouvait pas se poser.

L'image sur le mur s'éclaircit, la lumière bleue s'effaçant jusqu'à former le cadre de la scène : une forêt extraterrestre enveloppée de brume, si réelle que Val avait l'impression qu'elle pourrait passer la main dans le mur et arracher une feuille sur la branche la plus proche. Elle aurait bien essayé, mais elle fut distraite par l'apparition d'une créature d'un rose chatoyant entre les arbres, du sang aigue-marine coulant de sa jambe. Le souffle d'Allura se coupa.

— C'est un pérékotha, dit Ellorn. Certaines traductions les appellent les premiers kothas. Ce sont les ancêtres des kothas qui vivaient autrefois sur Altéa. C'était une espèce pleine de sagesse, bien plus que les kothas que vous avez connus. Ceux-ci étaient intelligents et même doués de sapience, mais les pérékothas l'étaient plus encore : ils maîtrisaient la magie, soutenaient les voyageurs et les civilisations, vivaient très longtemps et étaient bienveillants. Ils n'ont jamais été très nombreux dans l'univers, mais l'amitié qui les liait à Altéa est à l'origine de l'avancée technologique de notre peuple. Nos sages ont voyagé loin pour obtenir leur savoir et le transmettre à notre peuple. Mais tous n'avaient pas la patience de former une amitié.

La scène continua, ne suivant plus le pérékotha qui fuyait, mais le chasseur qui le poursuivait. C'était un Altéen et, sous les yeux de Val, il leva un fusil à énergie, regarda dans le viseur et tira sur la créature. Elle s'écroula, disparaissant dans les fourrées, et le chasseur sourit.

— La majorité de l'univers révérait les pérékothas pour leur sagesse, mais certains cercles convoitaient leur fourrure, ce qui a conduit à la création des dispositifs de camouflage, et leur sang, qui est l'une des formes les plus puissantes de quintessence dans l'univers. Les chasseurs, des assassins, tuèrent les pérékothas un par un, les vidant de leur sang, les dépeçant, avant de vendre leurs os en guise de curiosités et leur chair en guise de mets de choix. Jusqu'à ce qu'un jour, les pérékothas soient en voie de disparition.

Ellorn s'interrompit et la scène de chasse s'effaça alors que le chasseur allait cueillir son prix. Sur le mur de droite, une autre fenêtre s'ouvrit, montrant un bâtiment qui devait être l'ancien temple sur la petite lune au milieu de nulle part qu'Oriande était alors. On retrouvait quelques-unes des gravures actuelles et les personnes que l'on voyait portaient les mêmes robes qu'à présent.

Cinq sages (du moins, Val présuma qu'il s'agissait de sages, car les autres s'inclinaient devant eux, alors que leurs robes n'étaient pas plus élaborées que les leurs) traversèrent une cour, accompagnés d'un pérékotha d'un blanc pur. Il était aussi grand que les Altéens et sa gueule bougeait comme s'il parlait, même si aucun son ne provenait de l'image.

— C'est…

Allura détacha son regard de la projection pour se tourner vers Ellorn.

— J'ai déjà vu ce pérékotha. Dans l'espace vide dans lequel j'ai été emmenée quand j'ai… quand j'ai failli violer les lois d'Oriande.

Ellorn parut surpris.

— Ah bon ? Vous avez beaucoup de chance. L'esprit de Voltron n'approche que très peu de visiteurs de notre ville.

— Voltron ? releva Val, le souffle coupé. Vous voulez dire, notre Voltron ? C'était… C'était un être vivant ?

Le regard d'Ellorn se posa à nouveau sur la projection, qui avait continué sans eux.

— J'étais un jeune acolyte quand la dernière pérékotha est arrivé à Oriande. Je n'en ai que peu de souvenirs, mais je sais qu'elle avait demandé de l'aide aux sages. Les autres pérékothas, craignant pour leur vie, avaient… eh bien, de nombreuses légendes tentent d'expliquer ce qu'ils ont fait, au juste, et moi-même n'en suis pas certain. Le consensus veut qu'ils se soient séparés de leur enveloppe physique pour se retirer sur le royaume astral, bien que certains disent qu'ils se sont simplement réfugiés dans un lieu physique qu'aucun chasseur ne pouvait atteindre.

La pérékotha dit quelque chose qui attira les regards de tous les sages, mais ils se reprirent après un moment et tout le groupe disparut par une porte au fond de la cour.

— Je ne sais pas si cette pérékotha savait que l'univers allait avoir besoin de Voltron ou si elle craignait simplement ce que d'autres pourraient créer avec le sang prélevé sur les siens. Nombre des souvenirs la concernant ont été perdus quand Oriande a été séparée du reste de l'univers. Quoi qu'il en soit, elle et les premiers sages ont élaboré un plan. Elle a appris aux sages, ainsi qu'à votre arrière-grand-mère, à construire les vaisseaux que vous appelez aujourd'hui les lions de Voltron et a sacrifié une partie d'elle-même pour les doter d'une conscience. En échange, les sages ont retiré le temps d'Oriande pour protéger les vestiges de son esprit des chasseurs et du simple passage du temps. Pour son bien, ainsi que pour le bien de Voltron.

Un troisième mur s'alluma, remontrant le temple, mais cette fois-ci sous les nuages pastels multicolores d'Oriande telle qu'elle était dorénavant. L'espace d'un instant, Val aperçut la lune forestière se superposer aux nuages, les premiers sages se tenant en cercle autour de la pérékotha.

Puis les sages et la forêt disparurent et la lueur s'intensifia tant et si bien que Val dut se protéger les yeux. Quand elle retomba, la pérékotha avait disparu, remplacée par cinq kothas légèrement plus petits de couleurs familières. Le kotha bleu se retourna et, l'espace d'un instant, Val put jurer qu'il la regardait à travers le portail.

— Ainsi, pour répondre à votre question, dit Ellorn, Oriande a été créée pour permettre à Voltron d'exister. La dernière pérékotha a imprégné chacun des premiers sages d'un fragment de son âme, si bien que son esprit se manifeste ici en cinq entités distinctes : les esprits de kothas qui habitent vos lions. Les kothas ne vieillissent pas : comme Oriande elle-même, ils se réinitialisent chaque nuit. Comme nous, ils peuvent regarder n'importe quel moment de l'histoire et, puisqu'ils existent simultanément dans chacun d'eux sous la forme des lions, ils peuvent intervenir plus directement que nous. Les lions ne sont pas pleinement conscients de l'esprit de kotha qui les investit, mais ils peuvent communiquer avec eux quand le besoin s'en fait sentir ou sur initiative du kotha lui-même.

Allura avait l'air secouée, les larmes aux yeux.

— Est-ce pour cette raison que les lions sont capables de voir les futurs potentiels de ceux qu'ils choisissent comme paladins ?

— Ce ne sont pas des futurs potentiels, dit doucement Ellorn. Mais oui. Les kothas influencent parfois le choix des lions quant à leurs paladins. C'est comme ça qu'ils ont trouvé votre équipe, envers et contre tout. Les kothas leur ont indiqué la direction à prendre quand c'est devenu nécessaire.

Val souhaita soudain qu'il y ait une chaise dans la pièce où elle pourra s'asseoir en attendant que sa tête cesse de tourner. Une race ancienne quasiment immortelle, un génocide mené par ceux que les pérékothas ont pourtant aidés, un étrange rituel qui avait séparé Voltron en cinq… (Ça, ça ne la surprenait pas tant que ça. Ça lui paraissait toujours si naturel quand ils formaient Voltron, comme s'il n'était censé n'être qu'une entité… ce qui était le cas.)

— Donc… si Oriande est comme ça, c'est pour permettre à Voltron d'exister.

— Essentiellement, oui.

Ellorn regarda le deuxième panel, qui montrait le temple sur la lune forestière.

— Je ne pense pas que les premiers sages avaient compris que nous allions vivre nos journées de façon séquentielle tandis que les kothas et Oriande se réinitialiseraient chaque nuit. Je pense qu'ils voulaient simplement ralentir le temps pour permettre aux kothas, et donc à Voltron, de dépasser la longévité de leur espèce, mais rien de plus. Pour le reste, Oriande a fini comme elle est pour nous donner un but. Je ne sais pas si c'était le choix idéal, mais je pense que nous nous en sommes bien sortis avec ce qui nous a été octroyé.

Iel se tut, laissant à Allura le temps de réfléchir à sa réponse.

— Cela répond-il à votre Question ?

Allura acquiesça, fixant l'image figée des cinq kothas, nouveaux-nés à l'aube. Val supposa que la réponse n'était pas très satisfaisante, mais de toute manière, rien n'aurait pu l'aider à se sentir mieux après sa rencontre avec ses parents et les anciens paladins.

Au moins, sa colère semblait s'être calmée et elle fit signe à Val et Edi de prendre la relève.

— Edi ? fit Val. Tu veux passer ensuite ?

Edi sursauta, regardant Val, puis Allura, puis Ellorn. Les murs redevinrent blancs et Edi se fit toute petite.

— Euh… Ma Question est pas aussi importante que celle de la princesse Allura. Je me demandais juste si je dois continuer à essayer d'apprendre ce que Fligg a voulu m'enseigner. Vous savez, la magie ? Je sais pas si les Galras peuvent y arriver. Je veux dire, il y a les druides, mais je sais pas si c'est différent…

Ellorn sourit, posant une main sur son épaule.

— Continuez comme ça. La route sera plus longue pour vous que pour d'autres, mais les Galras peuvent apprendre la magie. D'ailleurs… juste une minute.

Iel ouvrit la porte et se pencha dans le couloir pour dire quelque chose à l'assistant qui se trouvait dehors.

— Merci, dit-iel, revenant avec une liasse de papiers. Ces notes nous ont été données par une autre pèlerine, une femme charmante nommée Tenlok. Elle a commencé sa vie comme druide, mais a coupé les ponts avec l'Empire dans sa jeunesse. Elle avait un don pour la magie : principalement druidique, certes, mais elle en a étudié d'autres formes pour les incorporer à son art. Si quelqu'un peut vous apprendre à vous servir de votre quintessence, c'est bien Tenlok.

Edi écarquilla les yeux et prit les feuilles des mains d'Ellorn pour les parcourir immédiatement, sans se soucier du fait qu'elle faisait face à un sage d'Oriande. Val devait bien reconnaître qu'elle ne manquait pas d'enthousiasme, au moins.

Puis ce fut au tour de Val et son pouls s'accéléra. Elle s'humidifia les lèvres, reformulant une dernière fois sa Question dans sa tête. Elle n'était plus aussi inquiète que le sage cherche à s'y dérober, mais elle ne voulait tout de même pas manquer cette occasion.

— Mes amis et moi, nous cherchons des personnes qui comptent énormément pour nous, commença-t-elle prudemment. De la famille, des amis proches qui en font quasiment partie. Y a-t-il un moyen de les trouver, et je ne veux pas parler d'indices à suivre, mais un moyen de les trouver eux, directement ?

— Intéressant, dit Ellorn. Vous souhaitez savoir comment les trouver, plutôt que simplement demander où ils se trouvent ?

Val haussa les épaules, évitant le regard d'Allura.

— Eh bien… Un prisonnier, ça se déplace facilement et les Galras obtiennent des informations du château-vaisseau, vous savez ? Je ne veux pas prendre de risques.

— Je vois.

Ellorn y réfléchit un moment, son regard se perdant dans le vide, tourné face au mur comme s'iel visionnait quelque chose qu'iel seul·e pouvait voir.

— Il y a bien quelque chose. Ce n'est pas une solution toute faite, mais avec un peu de travail, cela devrait avoir l'effet que vous recherchez.

Iel rouvrit la porte et, cette fois-ci, l'assistant était préparé, lui tendant deux livres presque avant qu'Ellorn ne les demande. Le sage le remercia, puis remit les livres à Val. C'était étrange d'en voir dans un endroit comme Oriande. Tout indiquait que les Altéens préféraient les fichiers digitaux aux documents physiques. C'était difficile de trouver du papier à bord du château-vaisseau et Val ne pensait pas y avoir vu le moindre livre, à part ceux ramenés de la Terre par leurs familles.

Val lut les titres sur la tranche.

Manifestations de la Quintessence et Théorie Quintessentielle, DVE.

Elle leva les yeux.

— DVE ?

— C'est une note interne, expliqua Ellorn. Pour éviter de fournir des secrets qui ne seront pas découverts avant dix mille ans, ou des informations qui ne sont pas tout à fait juste, d'ailleurs.

Allura battit lentement des paupières, ayant l'air de retenir un frisson.

— Je vous demande pardon, mais êtes-vous en train d'insinuer que les fondements de la quintessence ne sont pas encore fixés ?

— Des choses arrivent, fit Ellorn avec un sourire que Val aurait qualifié de malicieux, si ce n'était pas un sage d'Oriande. Pas durant votre époque, pour la plupart, alors essayez de ne pas y prêter trop d'attention.

Iel se tourna à nouveau vers Val.

— Quoi qu'il en soit, vous devriez trouver ce que vous cherchez là-dedans. Ce sont des informations que nos chercheurs ont compilées. Ce n'est pas exactement une lecture facile, mais je ne doute pas un seul instant que vous y arriverez à temps.

— À temps pour quoi ? voulut savoir Val.

Ellorn se contenta d'un sourire.

— Pour le moment où vous en aurez besoin.

— Vous ne me mettez pas du tout la pression, hein.

Val regarda les livres avec suspicion. Ils n'avaient pas l'air si intimidants : ils n'avaient l'air de rien comparés à certains pavés dans la bibliothèque de Sebastian (et dans la sienne, pour être honnête, même si les siens versaient au moins dans le fantastique et le space opera). Et dire qu'elle ne pensait plus jamais avoir de devoirs à faire de sa vie.

— Vous êtes sûr·e que vous ne pouvez pas me donner un indice ?

— Vous serez la première à accomplir ce que vous cherchez à faire, dit Ellorn. Vous allez donc devoir vous débrouiller. L'univers n'aime pas les raccourcis.

Val plissa les yeux, jaugeant sa sincérité.

— Si vous le dites.

— Je le dis. En tout cas, je pense que nous en avons fini pour vous trois, n'est-ce pas ?

Allura se frotta l'oreille, l'air vaguement mécontente.

— J'imagine. Nous devons retrouver Matt.

— Alors je vous laisse reprendre le cours de votre vie.

Ellorn inclina la tête.

— Je ne pense pas que nous nous reverrons, alors permettez-moi de vous remercier pour tout ce que vous avez fait et tout ce que vous ferez pour l'univers.

Val serra ses livres contre elle, un peu embarrassée.

— Euh, de rien ? On va dire ? Merci pour, euh, les livres.

— Merci, s'écria Edi avec beaucoup plus d'enthousiasme.

Allura se contenta d'un signe de tête en guise de remerciement. Ellorn les fit sortir de la salle de consultation, puis prit un autre chemin dans le temple tandis que l'assistant les ramenait aux marches à l'entrée.

Val se prépara mentalement à une autre longue marche dans la ville à la recherche de Matt, mais fut surprise de le voir attendre avec Aneta. Où qu'il soit parti, ça n'avait pas semblé arranger son humeur : il était assis dans l'escalier, les mains entre les genoux, l'expression marquée par l'inquiétude alors qu'il observait le paysage.

Il se retourna à leur approche et se raidit en rencontrant le regard d'Allura, se détournant aussitôt.

— Je…

Il se racla la gorge, s'essuyant les paumes sur ses jambes.

— Je suis désolé d'être parti comme ça…

— Ce n'est rien.

Allura semblait trop fatiguée pour se mettre en colère et Matt risqua un regard dans sa direction.

— Tu devrais aller poser ta Question pour qu'on puisse s'en aller. Je préférerais ne pas passer une heure de plus ici si on peut l'éviter.

Matt se leva, coinçant ses mains sous ses bras.

— C'est déjà fait. Un sage a remarqué mon arrivée et m'a aussitôt accordé un entretien. J'ai vu Aneta en sortant.

Val pencha la tête de côté.

— Ah bon ? Tu as demandé quoi ?

Grimaçant, Matt se passa une main sur le visage.

— C'est… une très longue histoire, qu'il vaudrait mieux raconter quand on sera bien installés.

Son regard se posa, rien qu'un instant, sur Allura, et Val y lut de la douleur.

— Je vous raconterai tout quand on sera au vaisseau, promis.


Pidge grogna alors qu'un autre laser percutait le lion vert, l'envoyant valser en secouant ses deux pilotes. Iel leva son pied amoché pour lui éviter le pire, mais ne put pas faire grand-chose de plus. Serrant les dents, iel fit pivoter Green pour que le prochain tir touche son bouclier, chargeant ses réserves. Iel fit un autre tour et déchargea le LOKI en pleine face du faux lion.

Ça n'eut pas autant d'impact qu'iel ne l'avait espéré et, même si ça leur permit de gagner quelques secondes de répit, le faux lion se reprit très vite.

— Pidge !

Ryner s'empressa de couper l'alarme qui venait de sonner : la cinquième jusqu'à présent, peut-être même la sixième. Pidge avait arrêté de compter.

— Nous ne pouvons pas rester ici. Nous devons retrouver les autres. Nous l'affronterons en équipe.

Pidge rejeta aussitôt l'idée de battre en retraite, érigeant un mur mental quand Green soutint les paroles de Ryner. Green poussa un grognement mécontent, mais ce n'était pas le moment de discuter, avec le faux lion qui tirait en rafale, cherchant à les coincer contre le bord d'un cratère.

Pidge les fit vriller sous les tirs et Green donna un coup de hanche au faux lion en filant vers le ciel dégagé. Un laser les frappa par derrière, faisant hurler le métal dans un bruit qui ne fit que taper encore plus sur le système de Pidge.

Pars.

Le mot apparu en caractères gras sur l'écran de Pidge et iel se plaignit mentalement auprès de Green. Iel avait cessé de l'écouter pour une raison et lui bloquer la vue du champ de bataille ne l'aidait pas. Green s'obstina dans son silence, mais fit apparaître un autre message sous le premier.

Tu dois partir, Pidge.

Pidge allait protester, mais une autre vague électrique s'abattit sur Green, l'interrompant dans ses pensées alors que la douleur l'envahissait.

Quand elle s'estompa, Pidge haletait et ses mains tremblaient si fort que c'était quasiment impossible de voler droit. Green lui envoya une supplique mentale d'entendre raison et Pidge…

Pidge se rendit soudainement compte que Ryner avait la respiration sifflante et devait s'y reprendre à plusieurs reprises pour sélectionner les menus qu'elle voulait, comme si elle n'arrivait plus à concentrer son regard. Green souffrait également, mettant toute son énergie dans ses moteurs et la barrière à particules pour essayer de protéger ses paladins, mais le faux lion l'avait déjà touchée durement plusieurs fois. Elle n'avait pas pouvoir tenir longtemps sans que quelque chose ne finisse par céder.

Luttant contre les larmes, Pidge se retourna en plein vol, regardant les ruines du laboratoire et de la prison.

— Il n'y a plus rien à trouver ici, pas vrai ? murmura-t-iel. Haggar a déjà tout retiré.

— Sûrement, dit Ryner.

Elle était trop essoufflée pour développer, mais Pidge sentit son réconfort prudemment exprimé dans le lien. Tout ira bien, Pidge. Nous allons le trouver. D'une façon ou d'une autre.

Pidge n'en était pas si sûr·e, mais rester là ne ferait que signer à tous leur arrêt de mort. Iel évita donc le prochain assaut du faux lion, puis décolla de la surface de l'astéroïde, slalomant entre les cratères et les montagnes, s'en servant d'abri quand iel le pouvait. Il y avait une crête rocheuse sous l'astéroïde, comme si un morceau s'était détaché. Pidge se glissa derrière, bloquant un instant la vue du faux lion, et changea immédiatement de sens, s'élevant perpendiculairement à la surface. Iel força sur les propulseurs, s'éloignant autant que possible avant d'ouvrir un trou de ver et de s'y plonger.

Dès qu'iel sortit de l'autre côté, iel tira sur les contrôles, passant au-dessus du vortex dans un looping pour en ouvrir un deuxième juste derrière. Après celui-ci, iel vola un peu plus loin, se cachant derrière une lune toute proche et réduisant la production d'énergie au maximum. Ils attendirent quelques instants, retenant leur souffle, jusqu'à être certains que le faux lion ne les suivait pas. Les cieux restèrent dégagés, le silence du cockpit brisé par la respiration lourde de Ryner et le tintement bas des alarmes.

Après un moment, Pidge se détendit, puis ouvrit enfin un trou de ver en direction du château.

Ce n'était plus une douleur lancinante qui tenaillait sa cheville, mais des pics de souffrance qui atteignaient leur paroxysme à quelques secondes d'intervalle, bloquant son esprit. Ryner prit doucement le relais pour l'atterrissage, ce qui était sans doute pour le mieux parce que, bordel, ça faisait mal. Iel se concentra sur sa respiration, essayant d'endiguer sa douleur, et s'agrippa aux accoudoirs de son siège si fort qu'iel en eut mal aux doigts.

Iel ne remarqua même pas qu'ils s'étaient posés dans le hangar et ce fut la main de Ryner sur son épaule qui lui fit regagner l'instant présent.

— Ryner, dit-iel, maudissant son souffle qui se coupait malgré iel. C'était un lion.

— Du calme, dit Ryner. J'ai appelé Coran. Lui et ta mère sont en chemin. Nous allons t'amener à l'infirmerie pour te soigner.

— On s'en fiche, de ça ! Zarkon a un–

Pidge fit l'erreur d'essayer de se lever et hurla en mettant du poids sur son pied. Iel s'écroula, serrant son genou contre son torse, se mordant la lèvre pour s'empêcher de hurler une nouvelle fois.

— Merde, souffla-t-iel. Merde, c'est cassé, pas vrai ?

Ryner posa une main sur son genou et iel se recroquevilla sur iel-même, s'embrouillant dans une supplique de ne pas toucher sa cheville, mais apparemment, ce n'était pas dans les intentions de Ryner. Elle se contenta de regarder, l'expression peu encourageante.

— Ce n'est pas joli, dit-elle. Mais je suis certaine que Coran et les capsules de soin pourront l'arranger. Respire.

— Je peux pas, s'emporta-t-iel. C'était un lion, Ryner ! C'était Green ! C'était– Zarkon–

— Pidge !

La voix de sa mère dérailla son train de pensées et iel pivota, son souffle se coupant en la voyant débouler dans le cockpit, Coran pas loin derrière.

— Je vais bien, s'empressa de la rassurer Pidge, mais ça devait paraître ridicule à travers les larmes qui coulaient sur ses joues et sa voix enrouée par la poussière et la fumée.

Karen serra Pidge contre elle, se reculant aussitôt pour lui jeter un regard noir.

— Tu ne vas pas bien, Pidge. Ta cheville est disloquée.

Ce n'était pas tant le mot « disloquée » que son ton factuel qui retourna l'estomac de Pidge et iel jeta un œil à sa cheville. Sa botte était dans un sale état, craquelée et enfoncée à l'endroit où elle avait été coincée, et son pied pendait toujours mollement au bout de sa cheville. Sa jambe entière l'élançait à chaque battement de cœur, visiblement enflée, et iel n'avait pas hâte de retirer sa botte.

Karen jura, puis rencontra le regard de Coran. Il sortit un petit disque en métal de sa ceinture et appuya sur un bouton qui le transforma en civière flottante. Karen et lui allongèrent Pidge sur la civière et ce fut à mi-chemin de l'ascenseur qu'iel se souvint de ce qu'iel voulait dire.

Iel se redressa brusquement, jurant quand la civière se mit à tanguer, et se retourna, prenant sa mère par le poignet.

— Maman, dit-iel. Je crois que Zarkon est en train de construire son propre Voltron.


Matt fit à peine attention au chemin du retour au centre d'accueil d'Oriande. Il savait qu'il devrait parler à Allura des visions que le sage lui avait données, de ses parents, de Zarkon, du début de la guerre. Allura méritait de connaître la vérité, mais sa tête tournait encore, son estomac se serrant dès qu'il se mettait à y repenser et, s'il essayait d'en parler tout de suite, il sentait qu'il allait être malade.

Une fois qu'ils seraient partis d'ici, il lui dirait. Ce serait sûrement un désastre, mais ils pouvaient y faire face à bord du vaisseau, sur le chemin du retour au château, sans toute une ville extra-temporelle pour les narguer par son existence même.

Matt ne saurait toujours pas dire si cette visite leur avait vraiment servi.

Rhoal et Riala les attendaient à nouveau dans la pièce dans laquelle ils leur avaient présenté les lieux. Cinq ou six heures seulement devaient s'être écoulées depuis (à l'heure locale), mais ça devait avoir été plus long que ça en dehors de la ville et Matt en ressentait pleinement chaque seconde.

— Avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ? demanda Rhoal, tout plein de joie et d'innocence, tandis que Riala joignait simplement les mains devant elle.

Matt les fusilla du regard et Allura fusilla le mur du fond du regard. Val et Edi, au moins, semblaient avoir trouvé le voyage quelque peu utile. Elles avaient reçu des livres et des notes, faute de mieux, et semblaient avoir hâte de partir d'ici pour commencer à lire. C'était quelque chose.

— Je crois qu'on veut tous rentrer chez nous, dit Val. Merci pour… Pour votre hospitalité, on va dire, mais franchement ? Plus vite vous nous renvoyez à la tour, mieux ce sera.

Rhoal se décomposa.

— Bien entendu. Mais peut-être pouvons-nous faire preuve une dernière fois de courtoisie ? Peut-être préféreriez-vous rentrer directement au château plutôt qu'à la tour de Roya Vosar.

Matt releva brusquement la tête.

— Vous pouvez– ?

Sa voix se brisa sur un élan inattendu de soulagement, qu'il ne semblait pas le seul à partager. Même Allura semblait pleine d'espoir.

Le sourire de Rhoal se fit triste.

— Bien sûr. Nous sommes sélectifs à l'entrée, par nécessité, mais les barrières ne sont pas aussi contraignantes à la sortie. Oriande est à distance égale de tout lieu dans l'univers physique et vous avez déjà une connexion qui vous relie au Château des Lions. C'est le moins que l'on puisse faire.

Ils savaient. Le cœur de Matt se serra, mais il ne pouvait pas se débarrasser de cette idée. Le chagrin dans les yeux de Rhoal, le fait que Riala n'osait même pas les regarder. Ils avaient su ce que Matt et ses amis allaient trouver à Oriande et n'avaient rien dit.

Bien sûr que non. Ils auraient pu déséquilibrer l'univers.

Val leur fit un sourire forcé, mais Matt était trop fatigué pour s'y essayer. Il se contenta d'un hochement de tête, puis alla se placer à l'endroit indiqué par Riala. Elle et Rhoal se tinrent les mains, leurs glaes se mettant à briller. Matt plissa les yeux quand la quintessence commença à envahir la pièce, puis les ferma tout à fait quand le monde devint tout blanc.

Quand il rouvrit les yeux, il se trouvait dans le hangar du lion bleu. Val sursauta, se retournant alors que Blue se mettait à ronronner aussi fort qu'un moteur d'avion. Quelque part non loin, Matt sentit Red s'éveiller en sursaut, tendant son esprit vers lui comme un chiot accueillant son maître pour la première fois depuis un mois. (La comparaison ne plut pas des masses à Red, mais elle oublia son irritation presque aussitôt, prévenant Keith pour qu'il se prête aux réjouissances.)

Matt sourit en sentant l'effarement de Keith le traverser, mais sa surprise fut bien vite remplacée par un mélange d'inquiétude, de soulagement et d'urgence qui le mit à cran. Les autres avaient dû être accueillies par le même tourbillon d'émotions, à en juger leurs expressions. Matt se précipita vers le poste de communication mural avant de se rendre compte qu'il ne savait pas où se trouvait Keith. Devait-il contacter la passerelle ?

Avant qu'il ne se décide, un appel entrant s'afficha à l'écran et Matt l'accepta. Le visage d'Akira apparut devant lui, se décrispant en avisant Matt.

— Ah, c'est bien vous. Tant mieux.

Matt fronça les sourcils.

— Pourquoi tu dis ça ?

Akira agita la main.

— La moitié de la salle a eu le regard qui s'est soudainement perdu dans le vide, comme si les lions avaient subitement envahi leur esprit pour quelque chose d'important. Puisque les Greens et les Yellows n'ont rien eu, je me suis dit que vous étiez rentrés.

Il marqua une pause.

— Vous… vous êtes tous là, hein ?

— On est tous là, confirma Val en arrivant derrière Matt, Allura et Edi sur les talons. Qu'est-ce qui se passe ? Lance a l'air un peu…

Akira ferma les yeux.

— Tout le monde va bien.

Matt sentit son estomac sombrer.

— Ce n'est pas très rassurant.

— Ouais…

Akira se frotta la nuque, jetant un œil par-dessus son épaule.

— Vous devriez rejoindre l'infirmerie. Pidge et Ryner ont affronté un robeast, je crois ? Une partie du bâtiment s'est écroulée et Pidge a bousillé sa cheville–

Matt n'écouta pas le reste du rapport d'Akira. Il partit en courant, le cœur dans la gorge. Tout ce qu'il avait entendu était la combinaison de « Pidge », « robeast » et « bâtiment écroulé », ce qui peignait une image bien trop saisissante. Oriande et tout ce qui en découlait semblaient bien moins importants face à la nouvelle que Pidge était blessé·e.

Est-ce que c'était grave ? Akira avait parlé de sa cheville, mais si c'était vraiment sérieux, du genre, euh, un poumon perforé, une fracture de la colonne vertébrale ou une blessure à la tête, Akira aurait commencé par ça. Pas vrai ? Matt se maudit de ne pas avoir attendu d'avoir tous les détails, mais il était déjà dans l'ascenseur, ne tenant pas en place alors que les étages défilaient.

Il s'en extirpa quand les portes commencèrent à peine à s'ouvrir, se précipitant vers l'infirmerie. Akira l'attendait devant, les mains levées dans un geste apaisant.

— Respire ? suggéra-t-il. Respire. J'ai commencé par dire que tout le monde allait bien, tu te souviens ?

— Où est Pidge ?

Akira soupira, mais appuya sur les commandes de la porte, laissant Matt se joindre à la cohue. Il semblait que toute l'équipe était là, du moins la majorité. Certains restaient près des murs ou dans la salle aux capsules à côté pour laisser Coran et Shay faire leur travail. Ces deux-là s'affairaient autour d'un lit d'examen, sur lequel Pidge était allongé·e, toujours vêtu·e de son armure amochée, sauf pour sa jambe gauche, qui était dénudée à partir du genou.

Dénudée et noircie d'ecchymoses et de filets de sang, toute enflée et déformée, retournant l'estomac de Matt.

Sa mère et Ryner étaient installées de chaque côté du lit, la main de Karen servant de boule anti-stress à Pidge, Ryner lui caressant les cheveux tandis que Coran lisait les relevés sur le poste informatique le plus proche.

— …pas besoin d'une putain de capsule, Coran, c'est bon ! criait Pidge, même si la douleur dans sa voix trahissait le contraire. Ce qui m'inquiète plus, c'est le putain de Dark Voltron qui fait sa vie dehors !

— Pidge ! s'exclama Matt.

Il s'étrangla un peu alors que les mots « Dark Voltron » faisaient leur chemin dans son esprit (il y avait anguille sous roche et Matt ne se sentait pas prêt à y faire face).

Étranglée ou non, la voix de Matt suffit à faire taire toute conversation alors que les autres se tournaient vers la porte. Du coin de l'œil, il sentit du mouvement que le lien attribua à Keith et sûrement à Shiro, mais il garda le regard rivé sur Pidge, qui essayait de se redresser après l'avoir entendu. Shay l'apaisa d'une main sur le genou et Ryner laissa rapidement sa place à Matt.

— Salut, petit pigeon, dit Matt, lui prenant les mains pour déposer un baiser sur chacune d'elles. Comment tu te sens ?

Iel plissa le nez.

— J'ai envie d'être un androïde pour ne plus avoir à ressentir tous les petits neurones qui harcèlent la même foutue blessure– merde ! ajouta-t-iel en criant presque quand iel remua un peu trop et bouscula sa cheville.

Coran se détourna des analyses et retourna à son chevet, lui offrant un sourire compatissant alors que Pidge le fusillait du regard.

Matt regarda sa mère, qui ne fit que secouer la tête, tapotant la tête de Pidge en souriant faiblement à son fils.

— La journée a été longue.

— À qui le dis-tu.

— Je vais devoir remettre ta cheville en place, je le crains, dit Coran. Ça va faire mal.

— Sans putain de blague, Coran.

Matt jeta un œil à Coran alors qu'il se mettait en position, puis décida qu'il préférait vraiment ne pas regarder. Il se concentra plutôt sur Pidge, lui offrant sa main pour remplacer celle de leur mère. (D'après la grimace qu'elle fit en libérant sa main, il était grand temps de lui accorder une pause.)

— On y va ? demanda Coran.

Pidge prit une profonde inspiration et serra la main de Matt.

— Vas-y qu'on en finisse– merde.

Iel serra encore plus fort quand Coran, assisté par Shay, remit les os en place.

Quand ce fut terminé, Pidge s'écroula sur ses coussins, la respiration haletante. Matt lui serra doucement la main, se rapprochant en débattant des mérites de se contorsionner pour mieux l'enlacer sans bousculer sa cheville. C'était sûrement trop d'efforts pour pas grand-chose, mais ça restait très tentant.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda-t-il, levant enfin les yeux sur le reste de la pièce. Akira a parlé de robeast ? Et c'est quoi cette histoire de Dark Voltron ?

Une brusque inspiration au pas de la porte signala l'arrivée d'Allura. Val, Edi et Akira n'étaient pas loin derrière, tous aussi tendus les uns que les autres.

— Dark Voltron ? répéta Allura. Impossible.

Ryner soupira.

— Nous n'avons pas rencontré une formation complète, admit-elle. Mais le robeast que nous avons affronté à Renxora semble avoir été inspiré du lion vert.

— Inspiré ? N'importe quoi. C'était Green, bordel. Une copie parfaite. Même armure, même design. Il se battait pareil. Il avait même les mods que j'ai construits. Qu'on a construits, se corrigea-t-iel sourdement quand Ryner haussa un sourcil. Bref, ce que je veux dire, c'est qu'on sait déjà que Zarkon s'est construit un nouveau lion noir aussi fort que le vrai. Et maintenant, il a aussi un lion vert ?

— Si les trois autres ne sont pas prêts, ça ne va pas tarder, compléta Shiro.

Il avait l'air terriblement fatigué et Matt se serait retrouvé à ses côtés en un clin d'œil si Pidge n'avait pas besoin de lui aussi. Heureusement que Lance était là, se détachant de son étreinte avec Val pour s'appuyer sur l'épaule de Shiro.

Il esquissa un sourire que Shiro lui rendit, même faiblement.

— Mais bon, dit Lance. Deux lions, même cinq, ce n'est pas pareil que Voltron.

— Lance a raison.

La voix d'Allura ne souffrait d'aucune contestation, mais Matt la connaissait désormais suffisamment pour sentir la peur qu'elle arrivait presque à dissimuler totalement.

— Voltron n'est pas qu'une simple machine. Notre pouvoir vient des liens qui nous unissent : à nos lions, certes, et plus important encore, aux autres paladins. Je me fiche des monstruosités qu'Haggar a construites et des similarités qu'ils entretiennent avec les capacités de nos lions. Un robeast n'est tout simplement pas capable de reproduire les liens qui rendent l'existence de Voltron possible.

Le fait que Matt soit prêt à écouter Allura et abandonner ses craintes de voir Zarkon construire son propre Voltron témoignait certainement du genre de journée qu'il avait eue, mais c'était aussi logique. Les robeasts n'étaient pas des paladins et un groupe de vaisseaux qui s'assemblaient pour en former un plus gros ne constituait pas forcément un adversaire de taille face à Voltron.

Il n'y avait pas de quoi s'inquiéter.

Purée, il espérait qu'il n'y avait pas de quoi s'inquiéter.

— Bon, dit Coran, se redressant avec un sourire en coin.

Il tapota une nouvelle fois le pied indemne de Pidge.

— Ta cheville n'est plus disloquée, mais il vaudrait mieux que tu passes un moment en capsule.

Pidge plissa le nez.

— Je suis obligé·e ?

— Une demi-journée en capsule ou deux mois sans mettre le pied par terre, dit Coran d'un ton bien trop enjoué. C'est toi qui vois !

— Allez, Pidge, dit Matt en lui serrant la main. Tu sais que tu en as besoin.

— Mais je ne t'ai pas vu depuis des lustres, protesta-t-iel. Je ne peux pas passer en capsule ce soir ?

Matt jeta un œil à Coran, qui fronça les sourcils.

— Je… ne crois pas qu'il y ait le moindre danger à décaler le cycle de soin. Tant que tu ne mets pas de poids sur ta cheville.

— On a des sièges flottants, Coran, ça ira.

Coran haussa les épaules.

— Si tu es sûr·e de toi.

Il mit une attelle à sa cheville, se servant d'un appareil altéen qui ressemblait plus à une barrière à particules qu'autre chose, mais qui immobilisa efficacement l'articulation. Matt pivota pour chercher une chaise flottante pour Pidge et vit que Shiro l'avait devancé. Il lui prit la chaise et la poussa vers Coran avant de se jeter au cou de son petit ami.

Shiro sembla fondre aussitôt, le serrant si fort dans ses bras que Matt dut se mettre sur la pointe des pieds. Matt sourit et s'abreuva de sa vue sans écran les séparant.

— Salut, dit-il. Ça fait longtemps.

Shiro rit, l'embrassant rapidement sur la bouche, puis sur le front.

— Tu m'as manqué.

— Toi aussi.

Matt s'affala contre son torse, inspirant son odeur, et força la tension qui habitait son corps à le quitter.

— Oriande n'a rien d'un centre de loisirs, si je comprends bien ? demanda Akira.

Il avait pris la place de Pidge sur la table d'examen, maintenant qu'iel était installé·e dans son siège et tripatouillait le repose-pied qui était manifestement fait pour des jambes plus longues. Keith restait un peu en retrait, les bras croisés.

Levant les yeux au ciel, Matt l'étreignit de force, puis fut bien forcé de le lâcher quand sa mère vint elle-même l'embusquer dans un câlin. Il plissa le nez à l'attention d'Akira, le regardant par-dessus l'épaule de Karen.

— Ouais, pas du tout. À moins d'être un bureaucrate dystopique qui adore les formalités administratives.

Akira fit semblant de vomir.

— Non merci.

Matt sourit, puis se redressa subitement.

— Oh, ça me fait penser !

Il serra sa mère dans ses bras une dernière fois, puis se sépara d'elle pour frapper Akira à l'épaule.

— J'ai entendu dire que tu es notre adjuvant !

— Ouais, fit Akira en plissant les yeux, se frottant l'épaule. Qui te l'a dit ?

— Moi, dit Matt. Du futur.

— On dirait qu'on a manqué plein d'épisodes, dit Hunk.

Val ricana, ce qui lui valut un regard méfiant de Nyma et un sourcil haussé de Lance.

Allura s'était approchée peu à peu de Coran depuis son arrivée et, à son grand soupir, il lui épargna le dernier mètre et alla la serrer dans ses bras.

— Oriande était un cauchemar, dit-elle. Je n'ai jamais été aussi heureuse de ma vie de quitter un endroit.

— Ouah, marmonna Lance. À ce point ?

Matt rencontra le regard de Val.

— Ouais, dit-elle. C'était assez horrible.

— Et vous n'avez même pas toute l'histoire, marmonna Matt.

Les autres se tournèrent vers lui et il sentit sa bouche s'assécher. Il ne voulait pas faire ça. Pas aujourd'hui, peut-être même jamais. Mais il avait promis et Allura méritait de connaître la vérité. En fait, ils le méritaient tous. Ça l'embêtait juste de devoir jouer les messagers.

— On devrait trouver un endroit où parler. Ou mieux, d'ailleurs, ce serait bien de se servir de l'appareil de fusion de l'esprit. C'est… Ce serait mieux que vous voyez ça par vous-même.

— Matt, dit lentement Shiro. Qu'est-ce qui se passe ?

Matt jeta un œil à Keith.

— J'ai appris beaucoup de choses, dit-il. Surtout à propos de Zarkon, du roi Alfor, de Lealle et de la raison pour laquelle cette guerre a commencé.