« Hum, c'est joli, ici. »
Je n'en pensais pas un mot, mais c'était la seule amabilité qui m'était venue à l'esprit.
La main sur la poignée de la porte, Severus prit un air pincé :
« Joli ? » répéta-t-il, soupçonneux.
Je le sentais sur la défensive, prêt à me flanquer à la porte au moindre mot déplacé. Vraiment, de ce côté-là, il n'avait pas changé. Toujours aussi hargneux. Le contraire eût été surprenant ; la dernière fois où nous avions eu l'occasion de nous côtoyer remontait à un an, à peine. Fier comme Artaban, ce péteux redescendait de l'estrade avec son diplôme de fin d'études en main. J'avais fait exprès de le bousculer au moment où nous nous étions croisés. Lui, se dressant sur ses ergots, avait voulu me cracher au visage avant de se raviser sous le regard désapprobateur de McGonagall, qui nous observait depuis la tribune. Les derniers mots que nous avions échangés étaient des noms d'oiseaux.
« Tu ne te foutrais pas de ma gueule, Black, par hasard ? Comme au bon vieux temps...
– Pas du tout ! » assurai-je.
Je balayai du regard le living-room miteux dans lequel je venais de pénétrer, comme si je me repaissais de la beauté des lieux. Les sourcils de Severus se rejoignirent au-dessus de son grand nez : il devait s'attendre à me voir éclater de rire.
C'était la curiosité vorace de la voisine nous observant derrière ses rideaux qui l'avait convaincu de me laisser entrer. Dans ce quartier moldu, mon arrivée en moto volante n'avait, en effet, pas été des plus discrètes. Depuis le perron, où il avait déboulé comme un fou, Severus m'avait hurlé d'aller me garer ailleurs, que j'avais ameuté tout le quartier avec mon pot d'échappement et que je n'étais qu'un connard arrogant qui prenais plaisir à lui pourrir la vie. Quelle idée, aussi, d'habiter une petite impasse où le moindre bruit résonne ! Je comprenais mieux pourquoi l'adresse, que je m'étais procurée auprès de l'Association des anciens élèves, ne me disait rien : une cité ouvrière d'avant-guerre plantée au milieu de nulle part. Plus-paumé-tu-meurs.
« Modeste, mais charmant », arguai-je.
J'étais décidé à ne reculer devant aucune hypocrisie pour me concilier les faveurs de Severus. En tout bien tout honneur, ricanai-je en moi-même ; le Serpentard était bien la dernière personne au monde sur laquelle j'aurais jeté mon dévolu.
« Faux cul, gronda Severus. Dis plutôt que c'est une baraque de merde dans un bled de Moldus ! »
Pris de court par une virulence dont je n'étais pas la seule cible, je lui demandai spontanément :
« Puisque c'est si nul ici, pourquoi tu ne te tires pas ?
– Tu crois que j'ai le choix, abruti ? me répondit-il sur le même ton dénigrant. C'est la maison de mes parents. »
Comment ? Cet animal solitaire cohabitait encore avec ses géniteurs ? Moi, cela faisait belle lurette que j'avais débarrassé le plancher familial ; je n'avais même pas attendu la fin de mes études à Poudlard, quitte à crécher chez des potes. Mais mon compte à Gringotts était suffisamment garni pour que je ne sois pas un parasite... J'avais laissé à mes parents leurs idées, pas leur argent !
« Je vois... », feignis-je de compatir.
Sacré Severus ! Avec son entregent légendaire, il devait méchamment ramer pour se caser sur le marché du travail. Je tenais de James, qui travaillait au Ministère, qu'il avait candidaté sur le poste de Slughorn, parti en retraite. Dumbledore l'avait aimablement reçu pour... l'inviter à retenter sa chance lorsqu'il aurait un peu plus d'expérience. Paraît que Severus l'avait vécu comme une injustice. Comme quoi : avoir été l'un des meilleurs élèves en potions de l'histoire de Poudlard n'était pas un blanc-seing pour devenir professeur !
« Je dérange, peut-être ? » demandai-je, craignant de voir surgir sa mère d'un instant à l'autre, un rouleau de pâtisserie à la main.
Nul doute que la bougresse devait être aussi agressive et désagréable que sa progéniture. Je me rappelais l'avoir vue, huit ans plus tôt, sur le quai 9 3/4 : l'air sévère, le corps tout boutonné, la main droite agrippée à la maigre épaule de son fils, l'autre serrant la poignée de sa valise comme si elle craignait qu'on la lui volât. Severus était son portrait craché : même nez busqué, même teint cireux et même chevelure noir corbeau – sauf que la sienne tombait en pluie de chaque côté de son visage.
« Un peu, ouais », ironisa mon hôte, visiblement décidé à ajouter à ma confusion.
Je remarquai alors que Severus était en bras de chemise. Plus surprenant encore, il portait des gants maculés de terre. Le jardinage était le dernier loisir domestique auquel je l'aurais vu se livrer – il traînait tellement des pieds aux cours de botanique ! Que n'était-il pas plutôt le nez dans l'un des livres poussiéreux qui s'entassaient autour de moi ?
« Tu m'avais caché que tu étais un manuel », le taquinai-je, histoire de détendre l'atmosphère.
Tournant les talons, Severus me planta là, sans un mot. J'eus le bref espoir qu'il était allé me chercher quelque chose à boire. Mais l'hypothèse ne cadrait pas avec son inhospitalité. Le plus vraisemblable était qu'il n'avait pas goûté ma plaisanterie et qu'il était retourné vaquer à ses occupations sans plus se soucier de ma présence.
Il se passa quelques minutes que j'occupai à explorer sa bibliothèque – ou bien était-ce celle de ses parents ? Non, ses parents devaient être des Moldus, car aucun sorcier sain d'esprit n'aurait eu l'idée d'aller s'enterrer dans un trou pareil. Or les rayonnages qui se déployaient face à moi ne recelaient que de vieux bouquins de sorcellerie, aussi rébarbatifs que le visage de Severus lorsqu'il m'était apparu, tout à l'heure, dans l'encadrement de la porte d'entrée, ses joues creuses piquetées d'une esquisse de barbe. Reconnaissons néanmoins que l'âge adulte lui allait mieux que l'adolescence.
Au bout d'un quart d'heure, ne voyant toujours pas revenir Severus, je me mis à sa recherche. La maison – une maisonnette, plutôt – était totalement silencieuse, à tel point qu'on eût pu la croire inhabitée. J'allai au hasard jusqu'à aboutir à une cuisine qu'éclairait une unique fenêtre, coincée entre un bahut vide et un réfrigérateur débranché. En m'en approchant, j'aperçus, au dehors, un coin d'herbe jaunie où s'alignaient des plants de haricots verts. J'avisai alors, sur le mur de droite, une porte en bois qui était restée entrouverte et qui m'avait tout l'air de donner sur ledit jardinet.
En sortant, je faillis trébucher sur Severus, qui me tournait le dos. Assis sur ses talons, il s'affairait, semblait-il, à arracher des tubercules. Il ne se formalisa pas de mon irruption – je le pris comme un signe encourageant. De mon côté, je tâchai de ne pas me montrer trop encombrant. Il renâclerait à me rendre le service que je m'apprêtais à lui demander. Alors ce n'était pas le moment de le braquer.
Je vins, l'air de rien, me placer juste à côté de lui, cherchant un moyen pas trop maladroit d'en arriver au motif de ma visite.
« Ça fait un bail, hein ? »
C'était franchement nul comme entrée en matière : nous n'avions jamais été proches ; Comment aurions-nous pu nous manquer ? Sans surprise, Severus me snoba : tête baissée, il tirait de toutes ses forces sur les fanes, qui lui résistaient. Ses poignets émaciés ployaient comme des roseaux.
La chose ne m'avait pas frappé lorsque nous étions à l'intérieur, mais il avait mauvaise mine. Son teint était encore plus blafard que d'habitude. Surtout, il était décharné, au point que je voyais saillir les os de ses hanches sous son pantalon fatigué. Hormis sa stature, presqu'aussi élevée que la mienne, il avait le corps d'un petit garçon qui bouderait son assiette. Du temps où nous étions à Poudlard, il ne me semblait pas si famélique, ou peut-être était-ce son ample robe de sorcier, qu'il ne quittait jamais, même en été, qui l'étoffait ?
Tout à coup, un corbeau vint tournoyer au-dessus d'un semis. Relevant la tête, Severus lança un caillou en sa direction pour le faire fuir. Je remarquais incidemment qu'il mâchonnait un mouchoir. Je ne lui connaissais pas ce tic : peut-être cela l'aidait-il à se concentrer sur ce qu'il faisait ? Ou bien couvait-il une rage de dents ? Cela aurait pu expliquer sa mauvaise humeur du jour. Mais l'avais-je vu une seule fois de bonne humeur ? Comme disait James, il avait dû sortir du ventre de sa mère en tirant la tronche.
Il s'était muni d'une truelle à fleurs et creusait à présent autour des racines pour faciliter l'extraction. Faute de mieux, je lui demandai :
« Sont où, tes parents ? »
Comme je m'y attendais, Severus fit, une nouvelle fois, mine de ne pas m'avoir entendu. C'était une situation étrange : il m'avait laissé entrer, mais j'avais l'impression d'être resté à la porte. Je n'espérais plus de réponse à ma question quand, soudain, il se redressa, une botte de carottes rabougries à la main – il avait enfin réussi à les arracher –, et désigna, au-delà du muret qui barrait le fond du jardin, un lointain cimetière, accompagnant son geste d'un borborygme que je traduisis par :
« Ils sont là ».
Quand je compris le sens de sa réponse – il me fallut bien trois secondes – je me sentis tellement pataud que je préférai me taire. De toute manière, je n'avais jamais été doué pour donner le sentiment de compatir au malheur des autres. Et puis l'intéressé, qui scrutait ses carottes d'un air impassible, ne semblait pas se sentir lui-même concerné. Ses parents étaient sûrement morts depuis plusieurs années. Pas de quoi en faire un drame.
Severus jeta négligemment sa récolte dans un panier, empoigna l'anse et rentra. Je le suivis à l'intérieur. Il posa le panier sur la table de la cuisine. Hormis les carottes, celui-ci contenait un chou défraîchi – Severus n'avait décidément pas la main verte. Il se débarrassa de ses gants, qu'il jeta dans un seau à ses pieds, se pencha au-dessus de la pierre à eau pour recracher son mouchoir et, enfin, se retourna vers moi.
« Qu'est-ce que tu me veux, Black ? » me demanda-t-il enfin en s'appuyant au rebord du vieil évier.
Son ton était cassant comme jamais. Les choses paraissaient, objectivement, assez mal engagées. Mais, foi de Gryffondor, je n'allais pas me laisser démonter pour si peu.
« Écoute-moi... », me lançais-je.
Je dus faire un effort pour le regarder droit dans les yeux, car mon regard était irrésistiblement attiré par ses hanches osseuses. C'était perturbant de le voir si maigre.
« ... Severus... »
Ça m'écorchait la langue, surtout que lui, se faisait un malin plaisir de m'appeler par mon nom de famille, comme un professeur fait avec son élève.
« Tiens, ce n'est plus Servilus ? affecta-t-il de s'étonner. Ou bâtard graisseux ? J'avais fini par m'habituer. Dommage. »
Ce con me provoquait, mais je m'y attendais. Je resterais d'un calme olympien.
« J'ai un service à te demand...
– Parce que tu t'imagines un seul instant que je vais te le rendre ? me coupa-t-il avec une expression goguenarde.
– Ce n'est pas pour moi, c'est pour Remus… il a… des problèmes », poursuivis-je.
J'espérais piquer sa curiosité.
« Lupin est le problème » ! grinça Severus.
Mais il semblait avide d'entendre la suite ; je retrouvais bien là son côté fouineur. Alors j'enchaînai :
« Il a trouvé le poste de ses rêves à la réserve des créatures fantastiques et réussi à se faire engager. Naturellement, lors des entretiens, il a passé sa lycanthropie sous silence. Le problème, c'est que la prochaine pleine lune doit tomber avant la fin de sa période d'essai. Il craint que son employeur ne se doute de quelque chose si jamais il devait s'absenter de son travail…
– Explique-moi en quoi je devrais me sentir concerné ? m'interrompit sèchement Severus.
– Une fois la période d'essai passée, il sera plus difficile à son employeur de le virer. Aussi faudrait-il pouvoir neutraliser les effets de la lune sur lui jusque-là…
– Peux-tu en venir au fait ?
– Hé bien, James et moi, nous nous sommes dit que… avec ton super niveau en potions, tu pourrais peut-être… »
Je n'eus pas le temps d'achever ma phrase que déjà Severus levait les yeux au ciel.
« Préparer un philtre tue-loup ? acheva-t-il avec une moue qui n'augurait rien de bon.
– Tu connais la recette, bien évidemment ? », hasardai-je.
Il prit bien son temps pour répondre, le fourbe ; il devait se délecter de me voir sur des charbons ardents.
« En effet, répondit-il avec un timbre mielleux, visiblement flatté par la révérence que je lui témoignais. Mais ne se trouve-t-il pas, dans ce bas-monde, d'autres sorciers pour dépanner un hybride ?
– On ne veut pas que ça s'ébruite. Si je suis venu te voir, c'est parce qu'à part nous et Dumbledore, il n'y a que toi qui sois au courant de la condition de Remus. »
Les fentes des yeux de Severus se rétrécirent :
« Je m'en serais bien passé…, rétorqua-t-il d'une voix dure.
– Si t'étais pas allé fourrer ton sale nez dans nos affaires… »
Le « sale nez » m'avait échappé. Mais, honnêtement, j'aurais pu dire bien pire de son tarin.
« Si tu ne m'avais pas dit pour la racine… », riposta Severus d'une voix sifflante.
Il eut entre nous un silence lourd de sous-entendus et de rancœurs recuites. Je savais qu'il m'en voulait encore pour cette mauvaise blague ; et de mon côté, j'avais honte – même si je serais mort plutôt que de l'avouer. Je n'avais cherché qu'à lui coller la frousse. Il ne m'était pas venu à l'esprit que ça aurait pu lui coûter la vie. Pourtant, c'était ce qui avait failli arriver. James m'avait agoni de reproches.
« Et pourquoi Lupin n'est-il pas venu lui-même me le demander ? interrogea Severus en croisant ses bras fluets.
– Il n'ose pas à cause de ce qu'il est arrivé… Il n'était pas dans son état normal, mais il s'en veut quand même de t'avoir blessé. »
Je vis Severus grimacer à ce souvenir. Les manches de sa chemise étaient restées roulottées et je pouvais voir les cicatrices qu'il en avait gardées aux avant-bras.
« Toi, en tout cas, ce ne sont pas les remords qui t'étouffent ! me cracha-t-il au visage comme une casserole de lait qui déborde. Venir me rendre visite comme ça… la bouche en cœur… après que… m'avoir envoyé droit dans sa gueule ! »
Il suffoquait, devenait incohérent.
« Si tu crois que je vais t'aider… tu te fourres le doigt dans l'œil jusqu… Oh, vas te faire foutre ! »
Il était fatal que cette conversation vire à l'invective. Entre lui et moi, la mésentente était épidermique. Il me détestait, je crois, parce que j'avais tout ce qu'il n'avait pas, comme James. Et je le lui rendais bien. Il m'énervait. Il m'énervait comme personne. À cause de son caractère retors, que je ne parvenais pas à déchiffrer. À cause de son profil d'oiseau de proie, qui me faisait frissonner à chaque fois que je posais les yeux sur lui. À cause de sa voix déconcertante, trop grave pour son âge, languide et veloutée, parfois à peine audible. Même la façon singulière qu'il avait de nouer sa cravate, en faisant deux tours comme pour se corseter le cou, m'énervait. D'ailleurs, là, tout de suite, je me sentais une furieuse envie de l'étrangler avec sa fichue cravate. Depuis quand portait-on ces trucs en dehors de Poudlard ? C'étaient quoi ces manières de s'emberlificoter jusqu'au menton ?
« Qu'attends-tu pour dégager, Black ? » lança-t-il, croyant l'avoir emporté.
Le naïf ignorait que dans ma manche, j'avais un argument imparable :
« Si tu ne le fais pas pour moi, fais-le pour James. Tu as une dette envers lui, ne l'oublie pas. »
Pan ! J'avais touché le point sensible. Severus faillit s'étouffer.
« Quelle dette ? » fit-il ostensiblement mine de ne pas savoir.
Ha, sa mauvaise foi, tout un poème...
« James t'a sauvé la vie. Tu as déjà oublié ?
– Ne te fous pas de ma gueule ! s'emporta Severus. Potter l'a fait pour éviter à Lupin et à toi-même d'être virés de Poudlard ! »
Son ton vibrait d'acrimonie, mais je ne comptais pas m'en laisser compter :
« Admettons qu'il ne l'ait pas fait pour toi, convins-je, beau joueur. N'empêche que s'il ne s'était pas interposé, tu aurais été éventré par Remus !
– Dis plutôt que si tu ne m'avais pas montré comment entrer dans ce tunnel, je ne me serais jamais trouvé en danger de mort ! Ne t'en déplaise, tout ce qui est arrivé est de la faute et tu le sais très bien !
– Qui nous a suivi jusqu'au saule cogneur cette nuit-là, dis-moi, qui ? Tu l'as bien cherché ! T'étais toujours là, à nous espionner… »
Severus donna un grand coup de talon dans le meuble bas derrière lui. Sa mâchoire était crispée et son morne regard s'était embrasé. C'était jouissif de le voir perdre son calme. Enfin, nous avions percé l'abcès. Je laissai sa fureur se décanter.
« Et pourquoi Potter n'est-il pas venu en personne exiger que j'honore ma dette ? » fit Severus après quelques secondes de silence.
Son regard pénétrant me mit, malgré moi, mal à l'aise. À défaut de kilos, il avait pris de l'assurance, le petit Servilus. Autrefois, il n'aurait pas osé me fixer si intensément.
« Parce qu'il est aussi orgueilleux que toi », répondis-je du tac au tac.
La vérité, c'était que James avait jugé que, de nous deux, j'étais le moins mal placé pour aller parlementer avec Severus. Car ledit Severus n'avait pas pu oublier cette après-midi ensoleillée où James, pour tromper son ennui, lui avait lancé un sort de lévitation, le suspendant dans les airs par les pieds. Puis l'avait laissé retomber comme une masse au sol avant de le soulever à nouveau et ainsi plusieurs fois de suite. Severus vociférait comme un possédé, sa robe rabattue sur la tête, les jambes à l'air. Et à la fin, James lui avait baissé son caleçon, devant tout le monde.
Comme les autres, j'avais ri à la gorge déployée. Mais, au moment critique, j'avais regardé ailleurs. Je revoyais Severus, le corps moulu, se rhabiller d'un air mortifié. Plus tard, James avait reconnu, du bout des lèvres, que personne ne méritait d'être traité de la sorte, pas même ce sombre connard. En lui sauvant la vie l'année suivante, il avait fait acte de repentance. Au fond, ces deux-là étaient déjà quitte. Mais je n'allais pas le dire à Severus. C'était le seul moyen que j'avais de le tenir.
Severus avait à présent les yeux dans le vague, comme s'il avait oublié ma présence. Pas de doute, cette tête de mule tergiversait. Je n'étais pas peu fier de cette demi-victoire. Mais il fallait conclure, à présent.
« Si tu t'acquittes de cette corvée, on te laissera tranquille pour le restant de tes jours, ajoutai-je.
– Ce serait juste pour la prochaine pleine lune ? me demanda-t-il avec l'air de ne pas y toucher.
– Une fois pour toutes », confirmai-je en lui adressant mon plus beau sourire, celui qu'ordinairement je réservais aux filles que je voulais emballer.
Nous échangeâmes un nouveau regard. Je ne l'avais jamais autant zieuté de ma vie, je crois. Il détourna brusquement les yeux, gêné. Cela m'amusait de sentir que j'arrivais à le désarçonner. Peut-être avait-il l'impression que j'étais en train de l'allumer ? Trop drôle… En tout cas, je le sentais à deux doigts de céder.
« Tu n'as vraiment aucune fierté, finit-il par lâcher. Toujours à faire des commissions pour tes copains. Ne sont-ils pas assez grands pour s'en charger eux-mêmes ? »
Dans sa bouche fielleuse, ce reproche sonnait presque comme un compliment.
« J'ai ta parole ? s'enquit-il ensuite d'un ton méfiant.
– Oui, si tu y accordes un tant soit peu de crédit. »
Il laissa passer un temps avant de lâcher :
« Suis-moi ».
Cette invitation laconique ressemblait fort à un « oui ». Réprimant l'envie de sauter de joie, je lui emboîtai prestement le pas. Nous revînmes dans le couloir d'entrée. Il ouvrit une trappe sous l'escalier :
« J'ai installé mon matériel à la cave, expliqua-t-il d'un ton désabusé. Dans le coin, on a vite fait d'être catalogué comme un… original. »
Tout en dévalant à sa suite l'étroite vis en métal, je me fis la réflexion que même aux yeux de ses camarades, Severus passait pour un énergumène. On riait sous cape en voyant passer sa haute silhouette dégingandée. Ce qui surprenait le plus, c'était sa manie de porter les cheveux longs, parfois jusqu'au milieu du dos, façon sorcier du siècle dernier. Si sa chevelure n'avait pas eu cet aspect crasseux, ça aurait pu passer pour du dandysme. Mais là, il avait juste l'allure d'un albatros pris dans une marée noire. James, lui, préférait la comparaison avec une chauve-souris anorexique.
Tout à mes pensées, je manquai une marche et comme je ne trouvai aucune rampe à laquelle me rattraper, je terminai ma descente sur le fondement. Severus, qui avait déjà atteint le palier, se retint de rire à ce spectacle. Je le fixai d'un air hébété. Il lui avait échappé un sourire aux dents inégales. Pendant une fraction de seconde, son visage chafouin s'en était trouvé éclairé.
« Pas trop de casse ? » me nargua-t-il tandis que je me relevai péniblement.
La peau de mes fesses me brûlait, mais je n'en haussai pas moins les épaules d'un air dégagé :
« Même pas mal.
– Dommage, répliqua-t-il d'un air pince-sans-rire. J'aurais dû savonner davantage. »
J'avais peine à le croire, mais Severus semblait capable d'humour ; à mes dépens, certes, mais tout de même. Il arborait en cet instant un rictus de petit merdeux que je ne lui avais jamais vu et qui lui conférait une sorte de charme. Cela m'inquiétait : il fallait que ma chute fût plus grave que je ne le pensais pour que j'en vinsse à ressentir une chose pareille ; ma tête n'avait-elle pas heurté le mur lorsque j'étais tombé ?
Severus déverrouilla une porte métallique et nous nous retrouvâmes dans un laboratoire tout à fait fonctionnel, sinon confortable. Il y avait là une paillasse équipée d'un évier et d'un brûleur à gaz qui supportait un incroyable amoncellement d'ustensiles et de récipients, dont un chaudron en cuivre et un alambic antique ; des étagères ployant sous une multitude de pots soigneusement étiquetés ; et enfin une autre bibliothèque, de dimensions plus modestes que celle du rez-de-chaussée, vers laquelle Severus se dirigea aussitôt pour en tirer un épais grimoire.
« Voyons cela », marmotta-t-il en déposant avec délicatesse l'ouvrage sur un lutrin.
D'un geste désinvolte, il l'ouvrit directement à la bonne page. Tandis qu'il lisait avec application la recette, suivant les lignes de son index fuselé, je restai bêtement là, à le regarder. Ce garçon était assez fascinant, dans son genre. On ne pouvait pas dire qu'il avait du charisme – il était trop renfrogné pour cela. Mais sa capacité à se concentrer sur quelque chose, l'impression de maîtrise de soi qu'il donnait en cet instant, ne laissaient pas de m'impressionner ; d'autant plus qu'elles contrastaient avec ma propre inconstance.
« Je n'ai pas en ma possession tout ce dont j'ai besoin, conclut-il au terme de sa lecture.
– Et… ? interrogeai-je, pris d'une angoisse.
– Je vais te faire une liste. »
Il ouvrit un tiroir, en sortit un cahier d'écolier, déchira une page au hasard et griffonna quelques mots avec un stylo-plume.
« Tu as sans doute aperçu la petite pharmacie à deux pâtés de maison d'ici ? Ils doivent avoir ce qu'il me faut. Donne mon nom. Ils ne feront pas de difficulté. »
Du bout des doigts, il me tendit sa liste ; son écriture en pattes de mouches était quasiment illisible. C'était pour cela qu'il écrivait toujours le nez collé à sa feuille ! James et moi, ça nous faisait bien marrer à Poudlard.
« Ils ont l'habitude », précisa-t-il, comme s'il avait lu dans mes pensées.
Dix minutes plus tard, je me retrouvai à faire la queue derrière une dizaine de petites vieilles qui semblaient avoir mis un point d'honneur à oublier leurs papiers. Quand ce fut enfin mon tour, je dus affronter le regard soupçonneux de la pharmacienne.
« Ce n'est pas une ordonnance, votre truc, fit-elle remarquer d'un ton acide.
– Laisse, Liz, je m'en occupe », dit un homme derrière elle.
Ce dernier prit le papier des mains de sa collègue, le parcourut rapidement des yeux puis s'éclipsa derrière un rayonnage. Lorsqu'il revint, il me fit signe de m'approcher d'un autre comptoir, le plus éloigné de l'entrée, et aligna sept boîtes. Hormis les pansements, je n'avais aucune idée de ce qu'étaient tous ces produits. Mais en quoi pouvaient-il servir à préparer une potion ? Pas de doute, Severus me faisait marcher ! Tout à mon désarroi, je n'avais pas remarqué que le pharmacien me dévisageait avec curiosité.
« Vous êtes un ami de Severus ? Je reconnaîtrais son écriture entre mille.
– Une connaissance, plutôt, me repris-je. Nous avons été à Pou… au collège ensemble. Je suis venu lui demander un coup de main pour… sur un truc.
– Je me disais bien que je ne vous avais jamais croisé dans le quartier…, repartit l'homme d'un air entendu. Vous lui direz que j'ai dû substituer le benzodiazépine. Je vous mets un sac plastique ? »
Je m'étonnais qu'il ne m'importunât pas avec des paperasses à remplir ni ne me demandât de régler. Tout cela était-ce bien légal ? Au moment de repartir, je ne résistai pas à l'envie de lui demander :
« Et vous-même ? »
Derrière son comptoir, l'homme eut un sourire énigmatique :
« Je connais Severus depuis qu'il est tout petit. Ses parents étaient des voisins. C'est un garçon assez particulier, pas du genre liant, mais très attachant. C'est peu de dire qu'il n'a pas été gâté par la vie. Alors je lui fournis ce dont il a besoin pour ses… expériences. »
C'était, je crois, la première fois de ma vie que j'entendais quelqu'un dire qu'il trouvait Severus… attachant. Attachant, lui ? On ne lui connaissait aucun ami. À part Lily. Qui s'était brouillée avec lui en septième année pour une raison dont elle n'avait jamais voulu parler. Peut-être s'était-elle formalisée qu'il traînât certains soirs avec des types qui passaient pour des aspirants Mangemorts.
James avait une théorie là-dessus. En fait, James avait plein de théories sur Severus, dont il aimait bien me faire part quand on courait ensemble les matins et dont j'adorais discuter avec lui. Car ce drôle d'oiseau nous obsédait tous les deux. Nous n'arrivions pas à comprendre comment il fonctionnait. Ça donnait tellement envie de le persécuter. Ceci dit, nous aussi, manifestement, nous l'obsédions.
« Vous êtes également un sorcier ? » me demanda le pharmacien à voix très basse.
Je faillis lui répondre que oui, mais je m'avisai que c'était peut-être un piège qu'il nous tendait, à Severus et moi. L'époque où nos frères étaient brûlés par des Moldus n'était pas si lointaine ! Aussi pris-je un air outré et niai-je fermement.
« Vous fatiguez pas, je suis un Cracmol, chuchota le pharmacien avec un clin d'œil. Transmettez-lui mes amitiés de ma part. »
À mon retour, une heure plus tard, je trouvai Severus assis dans la cuisine, jambes croisées. Les légumes avaient disparu et une assiette ébréchée séchait sur l'égouttoir. Je supposai qu'il venait de déjeuner. Sur la pierre à eau s'éparpillaient des plantes fraîchement coupées, des racines encore terreuses et quelques bottes d'herbes qui exsudaient un suc laiteux ; sans doute des ingrédients pour la potion.
« J'ai tout trouvé, lui lançai-je gaiement en posant le sac sous son nez. Le pharmacien te transmet ses amitiés. »
Severus ne fit aucun commentaire et regarda à peine le sac.
« Un merci t'arracherait-il la langue ? » pensai-je, amer.
Treize heures sonnèrent à l'église toute proche et je me rendis brusquement compte que je mourais de faim. Mais quelque chose me disait qu'il serait vain de m'en ouvrir à Severus. Je plaçais tous mes espoirs dans une baraque à frites ; y avait-il un coin en Grande-Bretagne où l'on n'en trouvât pas ?
« Je… je vais faire un truc, bredouillai-je. Je reviens… dès que j'ai fini.
– À ta guise, soupira Severus en se levant. J'en ai pour plusieurs heures, de toute façon. »
Dans un pub un peu miteux, j'achetai un cornish pasty, une espèce de chausson à la viande. Ça me rappelait des vacances d'enfances en Cornouailles. Tandis que je le dévorais à pleines dents, je me figurai Severus en train de mâcher les pauvres légumes que je l'avais vu ramasser. Je commandai un second chausson, à emporter. Lorsque je revins, l'ours était redescendu dans sa tanière. Il ne me jeta pas un regard, tout affairé qu'il l'était à piler je ne sais quoi dans un mortier en marbre. Sans un mot, je déposai le chausson encore tiède à l'autre bout de la paillasse et attendis qu'il daignât me prêter attention.
« On peut savoir ce que tu fabriques, Black ? fit-il enfin d'un ton si distant qu'il aurait refroidi tout autre que moi.
– Je t'ai rapporté un truc à manger ».
Comme il continuait à piler imperturbablement, je pris sur moi d'insister :
« Tu n'as pas faim ? »
La question était rhétorique : le creux de son ventre, ses côtes saillantes, le mouchoir dans sa bouche. Tout puait la dèche et la dalle dans cette maison. Dès mon entrée, ça m'avait pris à la gorge. Insupportable. Et tu niais encore ?
« Garde ta pitié pour toi, tu veux ? » me lança-t-il avec hauteur.
Pourquoi son attitude me blessa-t-elle autant ? J'aurais été bien en peine de l'expliquer. Je repris rageusement mon chausson et s'en fallut d'un cheveu que j'aille le lui écrabouiller sur la figure. Mon mouvement d'humeur ne lui échappa pas :
« Tu es vexé que le gueux que je suis ne veuille pas de ta charité ? »
Il avait prononcé cette phrase d'un ton lapidaire, ses yeux noirs plantés dans les miens. Je me décomposai. Vraiment, cette fiotte avait l'art de me déstabiliser. Où était-il, l'adolescent taiseux que je pouvais malmener à mon aise ?
« Arrête de tout interpréter comme ça ! répliquai-je d'un ton véhément. Je me fous d'avoir bonne conscience. C'était juste pour… »
Je faillis dire « partager ». Oui, partager avec lui. N'était-ce pas la plus élémentaire des courtoisies ? C'était comme faire tourner son paquet de chips pendant un pique-nique, parce que ça ne se fait pas de s'empiffrer tout seul sous le nez des gens.
Seulement une telle réponse aurait donné prise à de nouvelles supputations de Severus, alors je n'allai pas plus loin dans la justification.
« On se paye toujours de quelque chose, décocha Severus. Si ce n'est pas pour te faire pardonner d'être mieux né que moi, peut-être est-ce parce que tu aimes m'humilier ? »
Me sentant sur le point d'exploser, je pris une profonde inspiration : non, je n'avais pas cherché à le rabaisser, pas cette fois-ci. Lui, en revanche, semblait déterminé à me faire sortir de mes gonds. Regrettait-il déjà sa promesse ? Je ne comptais pas lui donner un prétexte pour s'en délier. J'avais juré à Remus de lui ramener cette potion. Et James ne doutait pas que je réussirais.
Alors je fermai ma gueule et ravalai ma fierté au fond de mon ventre. Une fois que j'aurais eu ce que je voulais de cette ordure, il serait toujours temps de lui faire payer son comportement infect !
Je me jetai sur un tabouret et mangeai goulûment le chausson, rien que pour le faire saliver, sans me soucier d'en mettre partout. Je léchai ensuite mes doigts en émettant un bruit de succion que j'espérais exaspérant. Enfin, je fis bruyamment tintinnabuler mon trousseau de clefs dans la poche de mon blouson. Droit comme « i », Severus hachait des espèces de tiges d'un vert bleuâtre avec une régularité de métronome.
Je l'admets, je boudais. Frustré qu'il ait refusé ce que je lui avais offert sans arrière-pensée et, de surcroît, qu'il ignorât mes tentatives pour le déconcentrer.
« Tu n'es vraiment qu'un gamin, Black. »
Je tournai les yeux vers lui. Son nez aquilin touchait presque la planche à découper tandis qu'il maniait son hachoir. Ce tartuffe affectait de sacrifier son après-midi pour moi. Mais j'étais persuadé qu'il prenait son pied à peaufiner sa mixture. Les cours de potions étaient ses préférés. Ce service ne lui coûtait rien. Et en plus, il avait dû jouir, tout à l'heure, de me voir ramper devant lui. L'enflure.
« Tu crois pouvoir me donner des leçons de maturité ? ripostai-je. Toi qui persistes à m'en vouloir pour des conneries ?
– Tu la veux, ta potion, ou pas ? demanda-t-il d'un ton détaché.
– Humpf…, grognai-je, vaincu.
– Alors sois gentil, vas te promener et laisse-moi bosser. »
Je claquai la porte de toutes mes forces en sortant. Mais pourquoi fallait-il toujours que je fusse si nerveux en sa présence ? Il n'y avait que lui pour me mettre dans cet état-là. Incompréhensible. Je grillai cinq cigarettes d'affilée dans le jardin. L'endroit était déprimant au possible ; un ciel de plomb, un lacis de ruelles misérables, des façades de briques rouges, un relent de misère sociale et au loin, cette écrasante cheminée, comme une fatalité. Cela n'avait pas dû être folichon de grandir ici. Alors y passer sa vie… Chasser cette bouffée de tristesse qui m'étreignait…
Où avait autrefois habité Lily, son amie d'enfance ? Peut-être dans le coquet lotissement parsemé de verdure que je voyais s'élever à quelques centaines de mètres de là, à la lisière de la cité ouvrière ? Je me les représentai tous les deux, jouant sur l'aire de jeux, elle sur la balançoire et lui… Portait-il les cheveux longs à huit ans ? Avait-il déjà cet air sérieux ? Lily avait dû être une fillette ravissante. Ce n'était pas commun, les amitiés entre fille et garçon à cet âge. Moi, gamin, je n'avais pas de copain fille. Mais Severus était le genre de garçon qui se fichait bien des trucs de garçons. D'ailleurs, il manifestait pour le Quidditch un désintérêt que je trouvais insultant pour James et moi-même.
Il se mit à pleuvoir à verse et je dus rentrer. Faute de pouvoir fumer – j'avais cru comprendre que Severus avait la cigarette en horreur – je cherchai quelque chose à boire dans les placards de la cuisine. Mais il n'y avait rien, rien de rien, pas même un carton de jus d'orange. Je m'étais résigné à m'étancher au robinet quand, par miracle, je trouvai une vieille bouteille de whisky, bien dissimulée, dans un recoin du salon. Il ne restait guère qu'un fond, mais c'était suffisant pour me mettre de bonne humeur. Je le descendis au goulot avant de me caler confortablement dans le canapé.
Sur la table basse, au bord de laquelle j'avais appuyé mes bottes, s'empilaient d'anciens numéros de la Gazette du sorcier. J'en pris un au hasard et essayai de lire. Mais mes pensées revenaient sans cesse à Severus. C'était si étrange de me retrouver ici, dans l'intimité d'un garçon dont je ne savais presque rien. Depuis ma place, je pouvais voir, par l'encadrement de la porte, son manteau suspendu à une patère – j'étais certain que c'était le sien, car je me rappelais l'avoir vu le porter lors du trajet de retour vers Londres. Un long manteau noir, ajusté à la taille, d'une élégance légèrement excentrique, qui le faisait ressembler à un croquemort. Un drôle de zozo, ce Severus. Même son prénom n'était pas ordinaire.
Forcément, son côté décalé suscitait des interrogations. Un soir – nous étions aux Trois Balais – Peter, qui était encore torché, avait éructé que Severus était louche. Qu'on ne lui connaissait pas de copine. Qu'il était… Peter avait alors lâché le gros mot qui tressautait sur le bout de sa langue. Efféminé. Entre Maraudeurs, nous nous étions tous regardés. Ce n'était pas trop notre genre d'insinuer des trucs. Pas question de passer pour des mauvaises langues ou d'avoir l'air étroit d'esprit. Mais on n'allait pas se mentir : l'idée qu'il y eût, autour de nous, des garçons pour coucher avec d'autres garçons nous mettait franchement mal à l'aise. Surtout moi.
James avait finalement fait non de la tête. Sa thèse – car oui, il avait aussi une thèse là-dessus –, c'était que le Serpentard ne savait juste pas y faire avec les filles. Autrement dit, que c'était un puceau. D'où ses manières… « empruntées ». James avait hésité sur le qualificatif. Peter avait rectifié : « maniérées ». Remus avait abondé dans le sens de James, soulignant que les intellectuels – c'était le mot poli qu'il avait trouvé pour désigner Severus – portaient rarement leur virilité en étendard. Et que du reste, on ne connaissait pas grand' chose du Serpentard. Peut-être que s'il ne faisait pas de sport, c'est parce que sa santé ne le lui permettait pas ? Il avait souvent l'air malade.
Quant à moi, j'avais botté en touche. Qu'en avait-on à foutre des goûts sexuels de Servilus ? avais-je aboyé, tout en me balançant sur ma chaise. Les autres avaient opiné du chef. Fin de la conversation.
Mais, pour être franc, ça m'intriguait. Plus d'une fois, je m'étais posé la question. Encore aujourd'hui, alors que Severus s'approchait de son lutrin, ça m'avait traversé l'esprit. À cause de la grâce presque féminine avec laquelle il touchait les objets. Et de la sensualité avec laquelle il avait léché son index avant d'ouvrir le grimoire. Et pourtant, je n'avais rien décelé de tendancieux dans son geste. Il l'avait fait sans y penser. Il n'avait même pas dû se rendre compte de mon trouble.
Au fond, c'étaient des préjugés, tout ça. Je ne l'avais jamais surpris à reluquer un garçon. Ce qui était probable, c'est qu'il s'était fait à l'idée qu'aucune fille ne voudrait jamais d'un introverti comme lui. Moche, en plus.
Au bout d'une heure, je redescendis à la cave et repris ma place sur le tabouret. Severus, qui me tournait le dos, semblait avoir bien avancé. Hachées menu et pesées au gramme près, les herbes, plantes et racines qui entraient dans la composition de la potion reposaient dans une trentaine de ramequins. Chacun d'eux était surmonté d'un numéro indiquant l'ordre dans lequel les ingrédients devraient être ajoutés à la préparation. Je remarquai qu'une partie des comprimés que j'étais allé chercher à la pharmacie avait été réduite en poudre et délayée avec un peu d'eau.
Severus mit à chauffer son chaudron sur le gaz. Puis il s'empara alors d'une sorte de stylet et, sans l'ombre d'une hésitation, incisa profondément la paume de sa main, au niveau de l'éminence thénar, recueillant dans un verre mesureur le sang qui s'était mis à couler – non pas goutte à goutte mais en filet. Car Severus n'y était pas allé de main morte en se coupant ; son visage était constellé d'éclaboussures écarlates. Un spasme me tordit l'œsophage :
« Qu'est-ce que tu fiches ? hoquetai-je, écœuré.
– Je prépare la base de la potion. »
Je n'aurais pas pensé qu'on pût utiliser du sang pour confectionner une potion, encore moins dans ces proportions. Car quand le verre mesureur, dont la capacité devait être d'un quart de litre, fut plein, Severus se mit à en remplir un second. Il allait continuer longtemps à se vider comme ça ?
« Putain, t'aurais pas pu saigner un lapin, plutôt ? »
Severus me regarda comme si je venais de proférer une obscénité :
« Il doit impérativement s'agir de sang humain, me morigéna-t-il, comme s'il se voyait déjà faire cours. Sinon, ça ne marche pas. Je parie que tu pionçais pendant les leçons de potions. C'est le principe de la mi-thri-da-ti-sa-tion. Trois jours avant la pleine lune, Lupin devra ingérer des doses croissantes de sang jusqu'à devenir insensible à son odeur, ce qui l'aidera à contrôler ses pulsions. Je veux dire : à ne pas égorger le premier venu. On complète avec des calmants, naturels et chimiques, pour réduire l'agressivité.
– Dans ce cas, j'aurais pu donner le mien », répliquai-je sans réfléchir, comme toujours.
Severus haussa les sourcils d'un air condescendant ; et je ressentis l'irrépressible envie de le gifler.
« Parce que mon sang ne fera pas l'affaire ? répartit-il avec toute la perfidie dont je le savais capable. Je te concède qu'il est un peu moins pur que le tien…
– Ce n'est pas ça que je voulais dire ! m'insurgeai-je en me levant d'un bond, révolté par les idées immondes qu'il me prêtait. C'est juste que… si j'avais su… enfin, j'aurais préféré… et oh, puis merde… »
Je ne trouvais pas mes mots, je bafouillais, je ne supportais pas la vue de sa longue main blessée ; j'étais pathétique.
« Tu aurais préféré quoi ? me demanda sèchement Severus.
– Que… tu ne fasses pas ça, argh. »
Je me sentais sur le point de tourner de l'œil. Dans l'intervalle, Severus avait presque rempli le second verre.
« C'est mon affaire, Black, répliqua-t-il d'un ton glacial. Ne regarde pas si ça te dégoûte tant que ça.
– Bordel, tu comprends rien ! J'suis pas une chochotte.
– J'suis pas une chochotte », répéta-t-il avec un sourire sarcastique, tout en imitant le petit zézaiement qui m'avait échappé.
Son sens de l'observation était horripilant.
Mais je fus soulagé de voir qu'il en avait fini. Il posa le second verre et s'avachit, exténué, sur le tabouret que je venais de quitter. Il étancha sa plaie avec une compresse, la badigeonna d'essence de Murlap puis appliqua l'un des pansements que je lui avais ramenés. Mes yeux remontèrent à son visage : il était cerné, les lèvres exsangues, les joues d'une pâleur de mort.
« Ça va ? »
C'était sorti tout seul.
« Ça va passer », murmura-t-il en fermant les yeux.
Au bout de quelques secondes, il les rouvrit et se releva pour verser le sang, déjà oxydé, dans le chaudron – c'était à vomir. Il ajouta ensuite les ingrédients, un par un, et laissa chauffer le tout, sans cesser de remuer avec une louche, tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre. Je jetai un œil à ma montre.
« T'en as encore pour longtemps ? » lui demandai-je, nauséeux.
Je venais tout juste de me rappeler que j'avais promis aux Potter de dîner chez eux ce soir. Je m'étais avancé un peu vite. Je n'avais plus tellement envie d'y aller, tout compte fait. Godric's Hollow, ce n'était pas la porte d'à côté. Surtout depuis ce trou.
« Il faut déjà que ça réduise aux trois quarts, grommela Severus, que ma manifestation d'impatience avait contrarié. Après cela, il faudra filtrer et mettre en bouteille. Tu me feras penser à te donner la posologie. »
Je restai une demi-heure à regarder clapoter la potion, émerveillé de la voir sans cesse changer de couleur et de consistance. En même temps, je surveillais Severus du coin de l'œil, au cas où il piquerait du nez dans son chaudron. Il était désespérément livide.
L'odeur qui emplissait désormais le laboratoire, à la fois aigre et âcre, me soulevait l'estomac. Je retournai au jardin prendre l'air. Il ne pleuvait plus, mais le jour tombait déjà. Ma montre indiquait 18H30. Il m'avait bien fallu une heure pour venir jusqu'ici, à cause du vent contraire qui soufflait ce jour-là. Comment prévenir James que j'allais sûrement avoir un peu de retard ? Peut-être Severus pourrait-il me prêter un… ?
N'était-ce pas une odeur de brûlé qui flottait dans l'air ?
Je redescendis en courant à la cave, manquant une nouvelle fois de me casser le cou dans l'escalier, et ouvris la porte à la volée. Le chaudron crachotait une fumée noirâtre. Severus s'était assoupi, ou évanoui, sur sa paillasse. Je coupai le feu. Puis, saisissant vivement Severus par les épaules, je le secouai comme un prunier pour le faire revenir à lui. Il ne devait pas être si mal en point, car, à peine eût-il ouvert l'œil qu'il me vrilla les vertèbres d'une gifle magistrale. J'en perdis l'équilibre et tombai à la renverse.
« Mais ça va pas dans ta tête ! cria-t-il en se reculant comme si je l'avais violé.
– Tu t'es endormi et la potion a cramé, crétin ! » hurlai-je encore plus fort, en massant ma mâchoire douloureuse.
Pour un gringalet, Severus se défendait bien : la trace de ses doigts devait s'être imprimée sur ma joue. James allait se foutre de moi en me voyant dans cet état. Je me relevai avec peine, encore étourdi par la violence du coup. C'était à peine si j'arrivais à tourner le cou. Franchement, ce crétin aurait mérité que je lui refasse le portrait !
Je surpris Severus debout sur un marchepied ; il fixait le fond de son chaudron d'un air catastrophé. On aurait dit un gosse en train de réaliser qu'il venait de faire une énorme bêtise. Il versa un peu d'eau froide, remua avec une cuillère en bois, reversa de l'eau – chaude cette fois-ci –, gratta le fond avec une spatule métallique, ralluma le feu, inclina le chaudron et gratta de nouveau.
« Ça doit bien être possible de rattraper ça ! » ressassait-il dans sa barbe.
Je le vis compulser fébrilement le chapitre du grimoire consacré aux accidents de cuisson. Il revint tremper le bout de son doigt dans le chaudron afin d'apprécier le degré de carbonisation. Constatant que la potion n'était plus qu'une croûte noircie, il déversa dans le chaudron un pot entier de poudre dissolvante puis, empoignant un fouet plat à spirale, il ramona avec l'énergie du désespoir. Mais rien n'y fit.
De dépit, il jeta son chaudron par terre, provoquant un bruit assourdissant. Ses mains tremblaient. Ses narines étaient dilatées. Il semblait au bord de la crise de nerfs, comme le jour où il s'était accroché avec James, à la sortie du réfectoire, pour une histoire de jet de purée dans les cheveux. Il faisait presque peur.
« Je ne rate jamais mes cuissons, d'habitude », bredouilla-t-il alors d'une voix contrite, les bras soudain ballants et les yeux rivés à ses pauvres chaussures.
C'était, j'imagine, sa manière à lui de dire « excuse-moi ». Mais à le voir ainsi, désemparé, à fleur de peau, ma colère contre lui s'était évanouie. À quoi bon ? Ce qui était fait était fait. Je m'approchai de lui.
« La pleine lune n'est que dans cinq jours, relativisai-je. Tu as le temps de recommencer demain. Avec mon sang, cette fois-ci. J'espère que ton chaudron n'est pas fissuré. »
Comme je l'aurais fait avec James dans une telle situation, je posai machinalement ma main sur son épaule – qu'elle était frêle ! Severus tressaillit comme s'il venait de recevoir une décharge électrique et braqua ses yeux noirs sur moi. C'était bien ce que je soupçonnais : ils étaient humides. Je regardai ailleurs et retirai ma main. Je ne savais pas ce qu'il m'avait pris. Il était touchant, ce con.
« As-tu un hibou ? demandai-je précipitamment, pour faire diversion.
– Il est vieux, me répondit-il d'une voix éteinte. Et il n'a jamais très bien volé.
– Il est capable de porter un message ?
– Pour peu qu'on arrive à le faire décoller. »
Severus me conduisit jusqu'au grenier, où était logé le volatile. C'était une bête grincheuse de race inconnue, passablement déplumée – elle avait dû se faire attaquer par un chat – et à l'aile droite voilée. Le pied de son perchoir était jonché d'un peu ragoûtant mélange de fientes, de boules de réjection et de graines de tournesol. Severus passa un gant en cuir et fit grimper l'oiseau sur son bras :
« Ma mère me l'avait acheté d'occasion pour mon entrée à Poudlard ».
Il chuchotait comme s'il craignait de l'effaroucher.
« Dire qu'elle avait cru faire une affaire ! Il avait déjà son petit problème à l'aile. Et sûrement pas l'âge que le vendeur affichait. Pour couronner le tout, il est têtu, bruyant et chicaneur. Grâce à Merlin, je n'ai jamais eu à en faire grand' usage. »
Il caressait la tête de son hibou tout en l'amadouant avec des graines. La décontraction avec laquelle il venait de m'adresser la parole me décontenança. Il aurait pu tout aussi bien parler à un ami. C'était comme si une barrière invisible venait de tomber entre nous. Que s'était-il donc passé pour qu'il se détendît à ce point ? Était-ce parce que, tout à l'heure, je n'avais pas essayé de tirer avantage de sa vulnérabilité ?
Pendant que le hibou se nourrissait dans le creux de la main de Severus, je m'affairai à attacher à sa patte un message pour James ; je m'excusais de lui faire faux bond ; la potion n'était pas encore terminée, mais elle le serait demain, sans faute ; que Remus se rassure ; pourquoi ne pas reporter le dîner à demain, même heure ? ; mes hommages à Lily. Cinq tours de ficelle ne me paraissaient pas de trop : un message était si vite égaré.
Mais je ne voyais pas très bien dans la pénombre. Severus avait cessé de parler. Nos corps, nos visages même, étaient très proches. Il devait sentir l'odeur de tabac froid incrustée dans mon blouson – je m'attendais à voir ses narines se retrousser de dégoût. Moi-même, je croyais percevoir le remugle qu'exhalaient ses vêtements. Ou bien cela venait-il du grenier ? Quel parfum avait sa peau ? Il avait rabattu ses manches sur ses poignets.
Il appuya une échelle au châssis du toit et s'en alla déposer le hibou sur une tuile branlante qui lui servait de tremplin. Je l'entendis encourager l'oiseau, qui lui répondait par des criaillements assez insupportables. On aurait dit la voix de ma mère. Celui-ci finit par accepter de décoller, rasa cahin-caha la façade de la maison mitoyenne et fut bientôt englouti par l'ombre. Je n'aurais pas misé une mornille sur la capacité de cette sale bête à s'acquitter de sa mission. Mais, à vrai dire, je m'en fichais.
Mon ventre criait famine. Lorsque Severus redescendit du toit, je lui lançai, sans y penser :
« Et si on allait manger un bout ? »
Il me regarda du même air effaré qu'il aurait eu si je lui avais dit qu'on allait sauter en parachute. Mais qu'y avait-il de si incongru dans cette proposition ? On n'avait plus quinze ans ; on n'était plus obligé de se taper dessus.
« Dans le pub d'à côté, précisai-je. Celui où je suis allé ce midi. »
Ses yeux voletaient sous ses sourcils froncés. Je le sentais à la fois indigné et tétanisé. Qu'était-il encore en train de s'imaginer ? Tout de même pas que… J'admets qu'avec les Maraudeurs, il nous arrivait de faire des paris stupides entre nous. De flirter avec quelqu'un juste pour prouver aux autres qu'on pouvait mettre qui on voulait dans notre lit. Mais, depuis deux ans, j'ai perdu goût à ce genre de défi. Et puis… on ne faisait ça qu'avec des filles.
« Te fais pas de film, plaisantai-je. C'est juste que j'ai vu qu'ils servaient des fish and chips. Je vendrais mon cul pour ça. »
Severus palpa imperceptiblement la poche de son pantalon. Une nouvelle fois, j'eus l'impression de lire dans sa tête.
« T'as pas besoin de moi pour savourer un fish and chips », fit-il d'un ton revêche.
Je faillis rétorquer : « Mais toi, si », car j'avais dans l'idée que si je ne prenais pas les choses en main, il allait jeûner ce soir.
Pour ne pas le froisser, je prétextai :
« Opération spéciale en ce moment : pour un acheté, ils en offrent un second. »
Pur mensonge, naturellement. Mais c'était la manière la plus subtile que j'avais trouvée de lui dire que je réglerais l'addition pour lui. Et que sa compagnie serait mon dédommagement. Je le croyais assez fin pour lire entre les lignes. Mais serait-il suffisamment affamé pour mettre son orgueil en sourdine le temps d'un repas avec moi ?
Je le vis se décrisper quelque peu. Il devait être sensible au fait que je fisse de mon mieux pour qu'il garde la face.
« Si ça peut t'arranger », maronna-t-il, comme s'il me faisait une faveur.
Il décrocha son manteau ridicule et nous sortîmes. Tout le temps que dura le trajet, nous ne prononçâmes pas un seul mot. Je marchais le nez en l'air et les mains dans les poches, à la manière d'un flâneur. Severus, lui, avalait le trottoir de son inimitable démarche saccadée. Dix minutes plus tard, nous poussions la porte du pub. Le tenancier me reconnut sur-le-champ ; il s'adressa à moi plutôt qu'à Severus, dont l'expression était, du reste, peu engageante :
« S'rez combien ? bougonna-t-il, torchon plié sur le bras.
– Juste deux » répondis-je en montrant Severus du menton.
Je vis ce dernier se ratatiner contre le mur. Ce pub – je le compris bien vite – n'était pas le genre d'endroit où un garçon pouvait impunément dîner en tête-à-tête avec un autre, surtout si celui-ci arborait la dégaine de Severus.
Autour de nous, ce n'étaient que de grandes tablées d'où jaillissaient des blagues grasses et des rires virils. Quelques couples se tassaient timidement à l'autre bout de la salle, près de la fenêtre.
Sans surprise, ce fut cet endroit que nous indiqua le tenancier avec une moue qui en disait long sur ce qu'il pensait de nous. Tandis je m'approchai de nos places, une fléchette me passa sous le nez et je manquai de trébucher sur un pied qui traînait. Un homme lança un regard appuyé aux cheveux de Severus. Un autre, en passant, effleura son manteau.
Une fois que nous eûmes pris place à table, ce fut à peine si le serveur ne nous lança pas le menu au visage.
« Alors ils prendront quoi, les p'tits m'sieurs ? »
Accrochés au zinc, trois types rougeauds nous regardèrent de biais avec leurs yeux porcins. Ils devaient penser que nous étions…
Sans laisser à Severus le temps de réagir, je commandai d'autorité deux Fish and Chips et deux bières. J'entendis le serveur crier en cuisine d'une voix de fausset :
« Deux Fish and Chips pour la 14 ! »
Severus fixait la porte comme pris d'une furieuse envie de détaler.
« Hum, sont pas très accueillants, commentai-je prudemment. Voire un peu lourds.
– C'est pour ça que je ne viens jamais ici, fit Severus d'une voix lasse.
– J'savais pas, bégayai-je, dans mes petits souliers.
– Tu ne t'en es pas rendu compte tout à l'heure ? »
Je faillis lui répondre qu'à midi, j'étais venu sans lui ; et que, pris isolément, mon look de motard hirsute n'avait choqué personne. Heureusement, les bières arrivèrent avant que j'eusse eu le temps d'ouvrir la bouche. Severus y trempa le bout de ses lèvres. Puis il se mit à boire comme s'il attendait de se désaltérer depuis des siècles.
« Pas facile d'être soi ici », ajouta-t-il entre deux gorgées.
Il avait prononcé ces quelques mots d'une voix indifférente, avec une moustache de mousse ; il aurait pu tout aussi bien parler du mauvais temps. Et pourtant, c'était de loin la chose la plus personnelle qu'il m'eût jamais dite. En avait-il conscience ou descendait-il sa bière trop vite ? J'imaginais très bien le crève-cœur qu'avait dû être son enfance. Severus fit claquer son verre vide sur la table.
« Un sorcier, tu veux dire ?
– Quoi d'autre ? » se raidit-il.
Ce que je pouvais être con, des fois ! À croire que…
Severus s'était retranché au fond de sa coquille. Il me fallait trouver autre chose pour briser la glace avec lui.
« Et sinon ça avance, ta recherche d'emplois ? James m'a dit que tu avais postulé à… »
De l'autre côté de la table, Severus me fusilla du regard. Bon, ce n'était pas mon jour. Je commandai une seconde bière. Ses longs doigts pianotaient sur la table. Qu'était-il en train de se dire ? Que j'étais le pire boulet qui eût jamais roulé sur terre ?
Après que le serveur nous eut lancé nos assiettes comme s'il cherchait à les faire atterrir sur nos genoux, Severus me répondit avec aigreur :
« Suis toujours bredouille. L'Institut Durmstrang recrute un professeur de potions, mais je crains qu'ils reconnaissent pas mon ASPIC. Sinon, hier, j'ai vu passer une annonce pour un poste de laborantin chez Pills & Potions, l'apothicaire du Chemin de traverse. J'hésite. Ça paie mal. Et zéro perspective d'évolution. »
Il piocha une frite avec ses doigts :
« Et toi ? » murmura-t-il en la mordillant d'une manière qui était sans doute tout à fait anodine pour lui, mais qui, dans l'état second où je me trouvais, ne me le parut pas du tout.
Car au moment où il me posa cette question, quelque chose comme un intérêt sincère pour moi brillait dans ses yeux.
Un vertige me saisit tout à coup. Il me semblait que tout ce qui avait précédé cette conversation n'avait été qu'un long malentendu entre nous. Et que, pour la première fois, je voyais Severus tel qu'il était. Un garçon renfermé, bourré de frustrations et de complexes, mais doué de sensibilité et qui semblait m'avoir laissé mettre un pied dans son intimité.
Mon cœur battait vraiment trop vite. Mais qu'est-ce qu'il m'arrivait ? Heureusement que j'étais assis et que toutes les ampoules du lustre au-dessus de ma tête avaient grillé. Je devais être cramoisi.
« Hé bien, balbutiai-je en me grattant la tête. Je me suis fait pistonner pour un poste de rédacteur au ministère, mais je me suis cassé au bout d'un mois. Ou plutôt… j'ai été viré pour insubordination. Ce n'est pas vraiment pour moi, ce genre de job. Être à l'heure, toujours assis, les procédures à suivre, le chef sur ton dos, la routine, tout ça…
– Le travail de bureau, en somme…, commenta Severus, en se servant une cuillerée de sauce tartare. Tu t'attendais à quoi en prenant le poste ? »
Il me tendit le pot, que je manquai de renverser. Étais-je vraiment en train de discuter avec lui comme si nous n'avions pas passé toute notre scolarité à nous faire des crasses ? Enfin, surtout moi.
« Moi, mon truc, c'est l'action, répondis-je en me forçant à sourire. C'est pourquoi, en ce moment, je prépare le concours d'Auror assistant. Je suis plutôt confiant pour les épreuves pratiques. Les techniques de combat, ça me connaît. Si je réussis, d'ici à quatre ans, je pourrai passer le concours d'Auror en interne. Enfin… si je ne fais pas trop de conneries. »
Severus eut l'air d'approuver et plongea le nez dans son assiette. La manière dont il se mit à dévorer son plat me fit de la peine ; depuis combien de temps n'avait-il pas fait un vrai repas ? Il parut lui-même se rendre compte de mon malaise, car il s'arrêta brusquement de manger.
Le groupe le plus proche de nous venait de lever le camp et, la plupart des convives ayant été servis, les rires n'éclataient plus que par intermittences dans la salle enfumée. Je ne serais pas allé jusqu'à dire que l'ambiance était intime, mais elle me semblait un peu plus propice aux confidences.
« Qu'est-il arrivé à tes parents ? » lui demandai-je au détour d'une phrase.
Je l'entendis reprendre sa respiration et, une fraction de seconde, je crus qu'il allait m'envoyer paître. Mais au prix d'un effort manifeste sur lui-même, il répondit :
« Ma mère est morte de maladie quelques jours avant les épreuves du BUSE. Et mon père de son alcoolisme moins de deux ans plus tard. Au début de ma septième année.
– Je ne savais pas », crus-je approprié de dire, bien que ce fût évident.
J'ignorais tout de sa vie et lui, de la mienne.
« Je n'en ai parlé à personne, sauf à mon directeur de maison, à cause des formalités qu'il a bien fallu accomplir. »
J'ânonnai quelques condoléances tout en songeant que cette fameuse après-midi où James s'était diverti à malmener Severus, celui-ci faisait le deuil de sa mère. Rétrospectivement, je comprenais pourquoi il s'était si mal défendu. Mais comment aurions-nous pu savoir ?
« Me parle pas de mon père, m'interrompit Severus. Vu l'état de nos relations, sa disparition a été un soulagement. Il a tout de même trouvé le moyen de me laisser des dettes de jeu. Et une hypothèque sur la maison. Je ne te dis pas les traites à rembourser chaque mois…
– C'est pour ça que tu n'es pas rentré chez toi pour les vacances cet hiver-là… l'année où il est mort. »
Severus fit oui de la tête, un peu déconcerté par le coq-à-l'âne.
« J'étais resté, moi aussi, tu te souviens ? enchaînai-je. Nous n'étions que huit élèves au banquet de Noël. Et nous nous sommes retrouvés l'un à côté de l'autre. J'ai renversé du jus de citrouille sur ta robe de cérémonie, tu sais, celle qui avait des fanfreluches au cou. On aurait dit un truc de fille.
– Oui, ça me revient, acquiesça Severus avec une expression indéfinissable. Je l'avais achetée dans une friperie. Tu l'as fait exprès, n'est-ce pas ?
– Je te dois t'avouer que… j'ai adoré t'emmerder. Je ne t'ai jamais entendu dire autant de grossièretés. »
Je vis son long visage s'assombrir. J'ajoutai, plus sérieusement :
« C'est surtout que je venais de claquer la porte de chez moi. J'avais besoin d'évacuer. Ne me demande pas pourquoi : une nouvelle fois, c'est tombé sur toi. »
Je me passionnai soudain pour le motif ornant le fond de mon assiette : une vache broutant des fleurs au milieu d'un paysage bucolique.
« Disons que je me suis comporté comme un con.
– Nous voilà d'accord sur quelque chose, ponctua Severus d'un ton moins froid que je ne l'aurais craint. Dois-je le prendre comme une espèce de repentir général ?
– Oui », dis-je dans un souffle.
Nos assiettes disparurent brusquement de la nappe graisseuse :
« Les p'tits messieurs prendront bien un dessert ? » postillonna le serveur.
Severus avait le visage dans ses mains.
« Ça ira », maugréai-je en me levant.
J'allai au comptoir payer l'addition. Severus me rejoignit. Et nous repartîmes ensemble. Nous n'avions à aucun moment parlé de l'endroit où je dormirais cette nuit, mais comment aurais-je pu trouver une chambre d'hôtel à cette heure ? J'imaginai donc qu'il était d'accord pour que ce fût chez lui. Je ne savais même plus pourquoi j'étais là à part pour être avec lui.
Impossible de reconstituer le chemin du retour : la nuit avait anéanti mon sens de l'orientation. Je me laissai donc guider par Severus. Comme à l'aller, nous ne nous parlions pas. Sauf que cette fois-ci, le trajet me parut interminable. Severus marchait si lentement et moi, je zigzaguais. L'impasse était mal éclairée, le trottoir étroit et, sans que j'y prisse garde, ma main effleura la sienne.
Je sentis quelque chose remuer en moi. Un trouble familier. Pour être honnête, Severus n'était pas le premier à m'inspirer cela. Très jeune, il y avait eu James, cette nuit où nous dormions sous la même tente, son corps trop près du mien, et plus tard, en sixième année, dans les douches du vestiaire, ce coéquipier longiligne qui ressemblait un peu à Severus et que j'avais, fugacement, eu envie de tenir entre mes bras. Mais à chaque fois, j'avais résisté.
Je tâtonnai dans l'ombre. À nouveau, je rencontrai sa main froide et fragile, mais cette fois-ci, je l'entourai de la mienne. Avec lui, ce serait beaucoup simple : il n'y avait pas l'écran d'une vieille amitié. Aucun entourage commun pour juger. Ce qui allait se passer entre nous – quoi que ce fût –, il le garderait pour lui. Et s'il ne voulait pas, il ne se moquerait pas.
Jamais je n'avais été aussi délicat dans une approche. Mon style, d'habitude, c'était plutôt le bras autour du cou, voire, quand j'étais ivre, une bonne main aux fesses. Je ne comptais plus les fois où je m'étais pris une veste. Mais, avec certaines filles, il arrivait que ça marche.
Severus retira aussitôt sa main. Sans brutalité, certes, mais en faisant un pas de côté pour mettre un mètre entre nous. Ce fut comme si je chutais de cinq étages. Où avais-je vu la moindre équivoque ? De toute évidence, Severus n'éprouvait aucune attirance pour moi. J'aurais dû me rappeler comment il m'avait giflé tout à l'heure. On ne voit que ce que l'on veut voir.
Nous continuions à marcher, côte à côte, comme si de rien n'était. Mais plus rien ne serait pareil, désormais. Non seulement je m'étais pris le pire vent de ma vie, mais, en plus, j'avais tout gâché. Nous aurions pu devenir amis, à défaut. Après ce que je venais de faire, il ne voudrait plus me parler, c'était sûr. Nos pas résonnaient à l'unisson, pourtant.
Lorsque nous fûmes arrivés devant chez lui, Severus s'immobilisa sur la première marche du perron et se tourna vers moi. À la lueur du réverbère, son visage était parfaitement neutre. J'appréhendai qu'il me laissât à la porte. Mais il me dit simplement, sans l'ombre d'un reproche dans la voix :
« Tu as trop bu ».
Non. Et il le savait très bien ; nous avions passé la soirée ensemble : il avait eu tout le loisir de compter mes bières. Il faisait juste comme s'il n'avait pas compris. Il devait craindre de me vexer davantage qu'il savait l'avoir fait en me repoussant. Mais moi, je me fichais bien de m'en tirer la tête haute. Moi, je voulais qu'on parle.
Dédaignant la perche qu'il me tendait, je lui dis :
« Je ne voulais pas te manquer de respect.
– Tu ne l'as pas fait, Sirius ».
Je méditai longuement le sens de sa réponse et le fait qu'il ait cru bon de m'appeler par mon prénom pour me la faire.
« Le canapé est assez confortable, ajouta-t-il. Je dois bien avoir une vieille chemise de nuit à te passer. »
Severus m'invitait à dormir chez lui ? Le sol se dérobait sous mes pieds. J'étais en prise avec un vertigineux sentiment d'irréalité.
« J'ai tout ce qu'il faut avec moi, répondis-je d'une voix atone. Je devais coucher chez James et Lily cette nuit. »
À peine eus-je prononcé le prénom de Lily que le regard de Severus se voila. Comment avais-je pu être assez stupide pour me bercer du moindre espoir ? Sa réaction confirmait la thèse de James : il aimait Lily et n'avait pas supporté de la savoir en couple. Je dus faire un immense effort sur moi-même pour aller chercher mon sac de voyage dans le coffre. J'avais juste envie d'enfourcher ma mob, de démarrer en trombe et de filer à toute blinde à travers la nuit, avec l'espoir d'encastrer ma honte dans un arbre à la sortie du prochain virage.
Severus m'attendait dans le couloir d'entrée, son manteau à la main, le regard mélancolique. Qu'y avait-il de plus émouvant au monde que ses yeux un peu tombants ? Les écailles se décollèrent brusquement des miens ; cette inexplicable animosité que je ressentais contre lui, c'était un mensonge que je me faisais à moi-même, depuis toujours. Je désirais ce type comme un malade. Oui, moi, lui, fringué comme l'as de pique. Et ce qui m'énervait chez lui, c'était seulement qu'il semblât inaccessible.
« Tu veux un plaid ? me demanda-t-il poliment. Les nuits sont froides. »
Pouvait-il encore se méprendre au regard que je lui adressai ? C'est toi que je veux, idiot. Tes lèvres pour commencer, ton corps ensuite. Tu vas voir qu'avec moi, tes nuits ne seront plus froides.
« Non, ça ira, je te remercie, répondis-je, de l'air le plus naturel que je pus affecter. Où se trouve la salle de bains ?
– Il y a une salle d'eau au premier. Lavabo-bidet. C'est pas très pratique pour se laver les cheveux. »
Il essayait manifestement de m'arracher un sourire. Lui qui m'avait crevé le cœur il n'y avait pas cinq minutes. Bâtard.
Lorsque je ressortis de la salle de bains, il passait sur le palier en chemise de nuit. Il portait aux pieds des patins élimés que je soupçonnais d'avoir appartenu à sa mère, car ils étaient roses et largement trop petits pour lui. Sa chemise de nuit, aussi, qui s'ornait de larges rayures, était trop courte : elle lui descendait à mi-cuisses, dévoilant une paire de jambes grêles et légèrement arquées. Je n'avais jamais vu autant de bouts de peau de lui. Je me fis la réflexion qu'il n'avait presque pas de poils. Portait-il quelque chose en dessous ?
« On s'y remet à huit heures tapantes, m'annonça-t-il d'un ton déterminé.
– Hein ? » béai-je en relevant les yeux.
Il me regardait avec perplexité. Était-ce parce que j'avais bêtement oublié de boutonner la veste de mon pyjama ? J'étais assez fier d'en voir dépasser mon torse musclé.
« À la potion… », me souffla-t-il.
Ha oui, la potion. La pleine lune. Le pauvre Remus. Tout ça. Cela me semblait tellement loin, à présent. Heureusement qu'il y avait Severus pour me ramener à mes devoirs amicaux.
« C'est pour ça que tu es là, non ? me lança-t-il d'un ton dubitatif. Au fait, Casimir est revenu.
– Hein ? »
Ma conversation était décidément très limitée ce soir.
« Mon hibou. Il a ramené un message, tiens. »
Je pris le papier qu'il me tendait et commençai à le dérouler :
« Tu l'as appelé Casimir, sérieux ? ris-je. N'est-il pas déjà suffisamment ridicule comme ça ? »
Severus se rapprochait subrepticement de moi, titillé par son insatiable curiosité. J'effectuai une demi-volte et parcourus hâtivement la réponse de James. Celui-ci me remerciait de l'avoir prévenu, se réjouissait de m'accueillir demain et concluait son message par… Comprenais-je de travers ou bien avait-il deviné avant moi que… ? Je remballai vite pour que Severus ne pût lire par-dessus mon épaule, mais trop tard, il s'était dressé sur la pointe de ses patins :
« Embrasse Severus de notre part » ? s'indigna-t-il.
– Sacré James ! m'esclaffai-je. Toujours le mot pour rire, hein ? »
Mais je pensai en moi-même : « Faux frère ! » James allait me le payer !
Severus me fixait d'un air suspicieux : il devait croire que toute cette histoire était un coup monté. Alors que pas du tout ! Enfin… pas de mon côté, en tout cas. Ou plutôt… pas consciemment, je voulais dire. Si j'étais allé le trouver dans le trou du cul du monde, c'était juste pour donner un coup de main à Remus… Remus… Avec le recul, je trouvais ses explications passablement vaseuses. « De NOTRE part ». Si ça se trouvait, lui aussi avait trempé dans ce… complot !
Les chiens ! Se pouvait-il que je leur aie plusieurs fois parlé de Severus pendant l'année qui venait de s'écouler ? Voire que j'aie donné l'impression que… mon souffre-douleur préféré me manquait un peu ?
« Très drôle, persifla Severus en pivotant sur ses patins. Je te conseille de fermer ta veste. Rapport aux punaises de lit dont le canapé est infesté. Bonne nuit. »
Dans le doute – car cela m'avait tout l'air d'être un vilain tour de sa part –, j'inspectai soigneusement les coussins du canapé. Je n'y trouvai rien de suspect, sinon des débris de biscuits apéritifs qui auraient fait les délices de Casimir. Cela ne m'empêcha pas, la nuit qui suivit, de me réveiller en sursaut à plusieurs reprises, persuadé d'être colonisé par toutes sortes de bestioles. J'enfouissais ma tête dans le coussin en imaginant que c'était la nuque de Severus. Peut-être serait-il mieux disposé demain ? Et que je pourrais obtenir mieux qu'une main ronchonne ? Sa paillasse m'inspirait beaucoup de fantasmes.
Le petit matin versa dans mes yeux une lumière qui me parut du vinaigre. J'entendis du bruit dans la cuisine. Severus était déjà levé et entièrement habillé, hélas. Au moins avait-il fait l'effort de ne pas mettre de cravate et de laisser ouvert le dernier bouton de sa chemise. La vision de son cou nu fit naître en moi une folle envie de le dévorer.
Mais Severus ne semblait pas exactement sur la même longueur d'ondes. Les yeux mi-clos, la mine chiffonnée, les cheveux derrière les oreilles, il sirotait du thé en grignotant une biscotte. Avait-il dormi cette nuit ? Lorsqu'il me vit, il poussa une tasse vers moi, qu'il avait déjà remplie. Puis il me tendit une seconde biscotte, la dernière de la boîte. Je déclinai. J'adorais le voir mettre des choses dans sa bouche, mordre, lécher, mâcher. Tout ce qu'il faisait avec ses lèvres me paraissait incroyablement salace. Fallait que je me soigne.
Avant même que j'eusse eu le temps de l'ouvrir, il me demanda tout de go :
« T'étais sérieux hier soir ? »
Voilà ce qui avait dû le turlupiner toute la nuit ! Et moi qui pensais qu'il s'en battait l'œil ! Je rapprochai vivement ma chaise de la sienne.
« Tu crois vraiment que j'apprécie de me prendre des râteaux ? rétorquai-je, avec un peu plus de vivacité que je ne l'aurais souhaité. Évidemment que j'étais sérieux ! Je n'ai jamais été aussi sérieux de ma vie. Je ne fais pas des avances pour rire. »
Il me considéra avec une expression où l'incrédulité le disputait au soulagement.
« Je n'aurais pas pensé que tu étais…, murmura-t-il d'une voix songeuse, sans achever.
– Un sorcier ? ne pus-je m'empêcher de blaguer, me rappelant le malentendu de la vieille. Tu ne t'en étais pas douté depuis le temps ? Je cache bien mon jeu, faut croire. »
Severus émit un soupir agacé. Je ne lui laissais pas le choix que de se montrer frontal. Enfin, nous allions jouer cartes sur table.
« T'es pas censé aimer les filles, Sirius ? Ce n'était pas toi le playboy de Poudlard ? Toujours à t'afficher avec tes conquêtes, comme avec ta moto…
– Je ne dis pas le contraire. Mais pourquoi ce goût serait-il exclusif ? Aimer les pêches t'interdit-il de goûter aux abricots ? Qu'y aurait-il de si incroyable à ce que je sois tenté ? Tu me plais beaucoup.
– Un garçon comme toi ne peut pas s'intéresser à un garçon comme moi ! répartit-il d'un ton catégorique. Arrête avec tes métaphores à la con et avoue que tu te payes ma tête ! »
Cet idiot me cherchait ? Il allait me trouver !
« Tu veux que je te montre comme tu me fais bander ? » lui lançai-je en me levant d'un bond et en faisant mine de défaire ma ceinture.
Sans doute me crut-il, cette fois-ci, car il battit en retraite vers le jardin. Je le rejoignis quelques minutes plus tard, le temps de boire mon thé et de retrouver un rythme cardiaque normal. Accoudé au muret, il me tournait ostensiblement le dos. Je m'approchai jusqu'à n'être plus qu'à un mètre de lui. Puis, avec une infinie délicatesse, je posai mes mains sur ses épaules pointues. Cette fois-ci, il ne me repoussa pas. Mieux, il recula pour s'abandonner contre moi. C'était dans la poche.
« Je plaisantais, murmurai-je dans son cou gracile. C'est juste que je suis à court d'arguments pour te rassurer…
– On n'était pas censé travailler à une potion pour Lupin ? fit-il d'un ton réfrigérant, sans toutefois se dégager de mon étreinte.
– Je crains que toute cette histoire n'ait été qu'un prétexte pour me faire venir ici, susurrai-je à son oreille. Il arrive parfois que les autres voient plus clair en toi que toi-même.
– Tu as de la chance d'avoir des amis aussi attentifs à ton bonheur. »
Il me semblait qu'il avait fermé les yeux. Je m'aventurai à lui donner un long baiser dans le cou, en laissant ma langue jouer avec le lobe de son oreille. Il émit un ronronnement prometteur.
« Ça te plaît ?
– Abruti. »
Fort de ce succès, je lui mordillai langoureusement la nuque, l'entourant de mes bras et croisant mes mains sur son ventre. Son corps était une vraie pile électrique. Il se mit à respirer très fort, avec des à-coups horriblement excitants. N'y tenant plus, je collai ma poitrine à son dos, mes hanches à ses reins, mon sexe à ses fesses, tout en fouissant du nez dans sa longue chevelure. Il se cambra, étouffa un gémissement. Cette fois-ci, ça y était : j'étais tendu à bloc. Quant à lui, s'il continuait à haleter comme ça, la tête renversée sur mon épaule, il allait jouir dans ses vêtements. On aurait l'air fin devant les voisins.
Je le fis se retourner vers moi, nous nous embrassâmes longuement, les mains furetant sous nos chemises, puis je l'entraînai à l'intérieur, avec le projet de le culbuter sur le canapé. Mais il jugea plus opportun de me plaquer contre le mur de la cuisine et de me rouler la pelle de ma vie. Dire que je l'avais cru timide et inexpérimenté ! Dans le feu de l'action, il se défendait très bien. Je rattrapai au vol la main qu'il s'apprêtait à glisser dans mon pantalon.
« No-on, ahanai-je. Je préfèrerai que… qu'on aille sur le…
– Je vois… », me dit-il, d'un ton faussement compréhensif.
J'aurais dû le savoir, qu'il ne fallait jamais se fier à un Serpentard. Au lieu de me rendre ma liberté, il se mit à genoux devant moi et déboutonna d'emblée ma braguette. Puis sa bouche fourragea sans aucune gêne par l'entrebâillement, mordant mon caleçon pour dégager mon sexe, autour duquel ses doigts de couturière vinrent s'enrouler. Je me cramponnai convulsivement à son crâne.
L'orifice palpitant dans laquelle j'étais en train de m'enfoncer était si chaud, si doux, si humide… Je ne parvins pas à réprimer un juron de plaisir. Y avait-il quelque chose de meilleur au monde ? Le salaud, mais le salaud… Contrôler sa respiration, penser à autre chose, trouver une prise à laquelle se retenir… Non, il ne m'aurait pas comme ça ! Juste quelques allers et retours et nous irons vers le canapé.
Las ! La chair est faible ! Impossible de m'extirper de lui. Sa bouche m'aspire et me libère sans relâche. Mais où diable a-t-il appris à se servir de sa langue comme ça ? Chacune de ses titillations provoque des décharges électriques dans mon bas-ventre. Je préfère ne pas savoir combien de garçons il a sucé avant moi pour être aussi bon.
Je tirai sur ses cheveux pour le faire ralentir :
« Tu cherches à me convaincre de virer ma cuti ? parvins-je à articuler.
– Attends un peu pour voir », me répondit-il entre deux coulées.
Mes doigts, autour de ses cheveux, se détendent. Je ne suis plus certain de pouvoir, ni même de vouloir, tenir jusqu'au canapé. En fait, je voudrais que ce moment ne s'arrête jamais. Sa langue serpentine volette partout, le long de ma verge, sur mes bourses, entre mes fesses. Sans sommation, son majeur s'insinue en moi, progresse jusqu'à la garde avec une infinie douceur, se met à onduler gentiment. Sa bouche revient prendre possession de ma verge. J'en bouillonne de désir.
Le plaisir se met en branle, d'abord d'un côté, puis de l'autre. Je coulisse en lui, il coulisse en moi. Quels mots pour restituer l'extase que je ressens en cet instant ? Tout ce qu'il me reste de pudeur se fait ma malle. Severus peut faire de moi tout ce qu'il veut : je suis sa chose.
Je me mis à remplir la pièce de mes râles et de mes suppliques. Lui, pendant ce temps, à genoux sur le carrelage, gardait un silence religieux, dévoué à son office. Enfin, un spasme plus violent que les autres m'arracha un cri d'agonie. Il se remit debout pour me prendre dans ses bras. Je me blottis de toutes mes forces contre lui et déchargeai laborieusement entre nous. Ceci fait, j'enfonçai ma tête dans le creux de son épaule, puis éclatai en sanglots en répétant son prénom.
« Dis, Sirius, tu ne serais pas un peu sentimental ? me demanda-t-il tandis qu'il attrapait un torchon pour s'essuyer.
– Putain, on aurait dû le faire plus tôt, m'écriai-je à travers mes larmes. Mais qu'est-ce qu'on a foutu pendant toutes ces années ? On n'arrêtait pas de se tourner autour… et… rien… rien de rien… et moi qui n'ai rien trouvé de mieux à faire que de te jeter dans les griffes de… de… pour… »
Severus écarta une mèche de mes cheveux :
« Pour tuer ton désir avec moi ?
– M'en rendais pas compte…
– J'avais compris, merci », ricana-t-il.
Je lui proposai d'aller sur le canapé, pour terminer ce que nous avions si bien commencé, faisant valoir que j'avais une dette envers lui. Il préféra me conduire au premier étage. La pièce, minuscule, avait dû lui servir de chambre d'enfant, même si le minimalisme de la décoration ne permettait pas d'en juger. L'unique fenêtre, presque une meurtrière, donnait sur le jardin. Il tira les rideaux, puis se déshabilla, retirant jusqu'à ses chaussettes. Assis sur le lit à barreaux, je le regardai faire. Je le sentais atrocement gêné. Comment avait-il pu se montrer si audacieux tout à l'heure et être si intimidé maintenant ?
« Je ne te dégoûte pas trop ? » me demanda-t-il lorsqu'il en eut terminé.
Je contemplai longuement son corps imberbe qui ne présentait presqu'aucune forme, si ce n'étaient le relief que formaient son sexe et la douloureuse saillie de ses hanches. Des jambes et des bras interminables rayonnaient de son torse plat et noueux. Une authentique asperge ! Il en avait même la carnation ivorine. En somme, tout à fait mon genre. Mon mauvais genre. Même si je l'aurais préféré avec cinq kilos de plus. J'allais arranger cela. Nous ferions le compte de ses dettes. J'irais à Gringott's.
« Dis pas de conneries et viens t'allonger à côté de moi. »
Il s'exécuta. Je couvris son torse de baisers, puis je me mis à le caresser, comme il fait l'avait pour moi, car je supposai que ce qui m'avait plu lui plairait aussi – je n'avais pas trop d'expérience dans le domaine. Mais rapidement, il voulut que je fusse nu, moi aussi. À peine eus-je retiré mon pantalon qu'il passa ses bras autour de mon cou et m'attira entre ses cuisses.
L'un dans les bras de l'autre, nous reprenions notre souffle. Mes appréhensions étaient largement infondées. Le novice que j'étais avait réussi à ne pas lui faire trop mal. Et tenu assez longtemps pour lui procurer un peu de plaisir. Bien sûr, ce serait mieux la prochaine fois. Et bien meilleur encore la suivante. Nous avions tout le temps pour apprendre.
« Alors comme ça, tu pensais à moi ? interrogea Severus. Au point que même tes chers amis s'en sont rendus compte ? »
Je reniflai dans son cou. Il avait les pieds froids.
« Depuis ma sortie de Poudlard, je déprimais, sans faire le rapprochement. Je me suis dit que c'étaient les copains, l'insouciance, les conneries qu'on faisait ensemble la nuit qui me manquaient. Pourtant, James, Remus et moi continuions à nous voir…. J'étais comme… tu sais, ce malaise quand tu pars en voyage… au moment de verrouiller la porte de chez toi, tu as l'impression que tu as oublié quelque chose, mais tu ne sais pas quoi… Parfois, cela met du temps à te revenir… Hé bien, moi, ce n'est que l'hiver dernier que j'ai réalisé que ce sentiment de vide remontait au moment où tu as disparu de ma vie…
– Et moi qui croyais te regretter par pur masochisme ! s'exclama Severus en tirant une couette rapiécée sur nous. C'était donc réciproque.
– Tu ressentais cela aussi ? Tu le cachais bien. Il me semblait que tu me mettais dans le même panier que James.
– Je t'ai voulu dès que je t'ai vu, Sirius. Oui, oui, tout lourdaud que tu sois. »
Je ne savais pas si je devais me sentir flatté parce qu'il venait de me dire ; il m'avait quand même traité de « lourdaud ». Et il me caressait la tête comme je l'avais vu faire avec son foutu Casimir. Cela devait être sa manière de me témoigner son affection. Une manière un peu tordue. Comme tout, chez lui.
« Ne me dis pas que tu as besoin que je te rassure sur l'effet que tu peux faire à quelqu'un ? ajouta-t-il en pelotant mes fesses.
– Je me mentais à moi-même... Pas toi ?
– Non, gloussa-t-il. Je n'ai aucun problème avec ça. C'est juste que je ne le crie pas sur les toits. Tu sais comment va le monde. Seuls quelques-uns, à Serpentard, étaient au courant. Et Lily. »
À ces mots, des rouages se mirent en branle dans ma tête ; et, soudain, ce fut l'illumination :
« Ta brouille avec Lily... ne va pas me dire que... !
– Disons qu'elle se faisait des idées sur la nature de notre relation, rectifia Severus avec un tact qui ne lui était pas habituel. J'ai dû la... détromper. Elle m'en a beaucoup voulu sur le moment. Encore un peu, maintenant. Plus par orgueil qu'autre chose, j'incline à le penser... Ce n'est pas comme si j'étais un tombeur, hein... »
Si je n'avais pas déjà eu mon lot de surprises pour la journée, les bras m'en seraient tombés. Heureusement que James n'avait pas eu vent de cela ! Il ne s'en serait jamais remis, le pauvre. De mon côté, je me sentais rassuré : je n'avais pas si mauvais goût, au final...
« Cela me fait penser que j'avais promis de dîner chez eux ce soir..., grommelai-je. James va me chambrer lorsqu'il va voir Casimir de retour... Il va s'imaginer des choses... parfaitement exactes, pour une fois... Tu sais, il a des thèses sur tout, James. Il aurait dû devenir détective ou un truc dans le genre.
– Et toi ? me demanda brusquement Severus en se redressant sur un coude, le regard pétillant.
– Quoi, moi ? Si j'ai des thèses ?
– Abruti. Quand t'es-tu mis à me regarder autrement ?
–Ha... bonne question..., murmurai-je en l'attirant contre ma poitrine. Je crois que ça m'a pris en dernière année, à ce fameux banquet de Noël... Tu avais l'air triste à crever. Moi aussi, je l'étais. Pour les raisons que tu sais, et aussi parce qu'il n'y avait aucune fille à ce moment-là pour me consoler. En te regardant jouer avec tes mains sous la nappe, les pieds en dedans, j'ai pensé que, sans le savoir, on devait partager la même peine. Alors j'ai essayé d'engager la conversation avec toi, mais c'était compliqué. J'étais censé te détester et puis... tu avais cet air constipé qui me coupait tous mes effets. Finalement, j'ai renversé la cruche de jus de citrouille sur ta robe. Au moins, cela te rappelait mon existence... au cas où je n'aurais pas fait assez de bruit en mangeant. »
Cela le fit rire aux éclats. C'était la première fois que je l'entendais rire de bon cœur. Il passa son bras autour de mon cou et nous échangeâmes un baiser presque chaste.
« J'espère qu'à présent, nous trouverons des moyens plus directs pour communiquer ».
Je ne sais si ce fut lui ou moi qui prononça cette phrase.
Nous fîmes une nouvelle fois l'amour.
Recru, Severus finit par s'endormir dans mes bras. Et moi, je somnolais en regardant les rayons du soleil jouer sur les carreaux fêlés de la fenêtre. J'entendis sonner au loin les douze coups de midi. C'était l'heure à laquelle, la veille, j'étais arrivé sur ma moto, croyant que je repartirai avec une potion. Je me demandai avec anxiété si Severus serait d'accord pour monter derrière moi. Et si je le laissais plutôt conduire ?
