Bonjour bonjour !
Me revoici pour un nouveau chapitre ! J'espère que le début de l'histoire vous aura plu, j'avais fini avec une note de suspens, voici donc la suite des combats de Fye.
Bonne lecture !
Chapitre 2 - Clef
Shaolan, stupéfait, fixa le dernier adversaire de Fye gravir les marches du ring : il était tout petit ! Tout au plus atteignait-il la taille d'un enfant de onze ou douze ans. Ses larges épaules laissaient toutefois deviner qu'il était plus vieux qu'il n'en avait l'air, mais les contours arrondis de son visage rendaient difficile l'estimation exacte de son âge. Une cape blanche à large capuche tombait le long de sa silhouette trapue, accentuant l'impression de robustesse qui se dégageait de sa personne. Les bordures de cette cape étaient brodées d'une frise bleue à motif d'oves presque trop élégante pour un tournoi. Les chaînettes qui permettaient de fermer le manteau se rejoignaient au niveau d'une plaque ovale en or, au centre de laquelle se détachait une pierre polie couleur d'améthyste. Un col montant dissimulait le cou du magicien et laissait le regard monter directement jusqu'à ses yeux clairs, qui n'avaient rien d'enfantin. Dans ses pupilles brillaient une sagacité et une sagesse que seule une longue vie peut conférer. Un diadème au centre duquel se dressait une corne bleue ceignait son front et soutenait deux longues baguettes dorées qui descendaient le long de ses joues, rehaussant de prestance son visage pâle. Ses cheveux blanc ébouriffés constituaient le seul point de désordre de sa mise soignée. Il tenait à la main un bâton plus haut que lui, dont l'extrémité s'achevait en une forme étrange qui évoquait la tête recourbée d'un aigle surmontée de différentes pierres violettes.
Kurogane fronça les sourcils : malgré sa petite taille, l'homme possédait un qi extrêmement puissant. L'énergie qui enveloppait son corps laissait dans son sillage une impression de force et de volonté, mêlées à une très grande maîtrise de soi. Cet homme n'était pas un adversaire comme les autres. Shaolan cilla.
– Kurogane, cet enfant … cet homme, il …
– Oui. Il est très fort.
Avant même de voir son visage, Fye avait senti l'aura de son adversaire monter les marches de l'estrade. Une aura fluide, mystérieuse, noble, parfaitement homogène, qui traduisait l'assurance de son propriétaire. Quand l'homme arriva sur le ring, Fye cilla : son apparence juvénile ne collait pas du tout avec la puissance qui émanait autour de lui. Mais ce fut lorsque les yeux de son opposant croisèrent les siens que le blond sentit son cœur manquer un battement. Ce regard perçant, cette corne sur son front, ces longues baguettes dorées le long de son visage … pendant une fraction de secondes, Fye éprouva une inquiétante sensation de déjà-vu. Une image plus rapide et éphémère qu'un flash ressurgit dans sa mémoire et une voix, comme ressuscitée d'entre les morts, résonna dans sa tête. « Vous ne pouvez pas continuer à nier l'évidence, votre altesse. Ces enfants sont dangereux. » Fye cligna des yeux et s'obligea à reporter son attention sur le petit homme. Non, il ne le connaissait pas. C'était impossible, il venait d'arriver dans ce monde. Troublé, il entendit à peine l'arbitre s'exclamer avec enthousiasme :
– Le meilleur magicien du pays nous fait l'honneur de sa présence pour ce dernier duel ! Fye, mage étranger qui a remporté toutes les victoires aujourd'hui, parviendra-t-il à le battre ?
Sans prêter attention à la grandiloquence de l'arbitre, le magicien vêtu de blanc inclina légèrement la tête pour saluer Fye.
– Enchanté, je m'appelle Clef.
Clef … une étrange sensation se tortilla dans l'estomac du mage blond. Il s'obligea néanmoins à sourire.
– Moi, c'est Fye.
Son adversaire posa sur lui un regard pénétrant jusqu'à l'âme, que Fye soutint en tâchant de ne pas ciller.
– Vous devez être un très bon magicien pour n'avoir essuyé aucune défaite aujourd'hui.
– Je pense que vous savez comme moi que ces hommes n'étaient pas des combattants aguerris. J'ai rapidement mis fin aux duels pour ne pas les blesser.
– Vos scrupules vous honorent.
Fye pinça les lèvres. Il fallait au plus vite qu'il dissipe cette sensation de malaise qui l'envahissait. D'un ton qu'il s'efforça de garder neutre, il demanda :
– On y va ?
Clef acquiesça et agita son bâton. Des vapeurs opalines de magie s'en élevèrent et s'enroulèrent sur elles-mêmes, puis prirent de l'altitude. Elles sifflèrent, se contorsionnèrent et s'étirèrent pour prendre la forme d'une créature fantastique au corps de cheval et à tête d'aigle. Ses pattes avant se terminaient en serre aiguisées et de longues ailes se déployèrent dans son dos ; c'était un hippogriffe. Fye sourit : Clef préférait démarrer le combat par adversaires interposés ; soit, ce n'était pas un problème pour lui. Il se concentra et des volutes bleutées s'élevèrent à son tour de son corps en scintillant. Les arabesques se nouèrent entre elles et donnèrent naissance à un oiseau au plumage vert luminescent qui étira ses longues ailes. Sa tête était surmontée d'une crête sous laquelle brillait une pierre d'un bleu pâle : un phénix. Kurogane et Shaolan sourirent : pour créer cette imposante créature, Fye s'était inspiré de la forme de son kudan, ces dieux protecteurs dont il avait chacun reçu la force dans la république d'Hanshin.
De son côté, Clef porta une main à son menton d'un geste appréciateur : ce phénix était magnifique et dégageait la même aura que son propriétaire : profonde, terriblement puissante et vibrante. Il décrivit un léger arc-de-cercle avec son bâton : aussitôt l'hippogriffe s'ébroua et fondit sur son adversaire. Le phénix tendit immédiatement ses propres pattes pour préparer sa défense : les serres des deux bêtes s'entrechoquèrent avec violence, dans un tumulte de plumes et de cris. De leur bec, elles visaient le cou et la tête de leur opposant et les cris stridents qu'elles émettaient tout en luttant était si aigus qu'ils semblaient se répercuter jusqu'aux frontières de la ville. Shaolan et Kurogane écarquillèrent les yeux : pendant que leurs créations se déchiraient dans le ciel, les deux mages ne bougeaient presque pas. Fye, les bras le long du corps, dessinait de petits ronds dans l'air à l'aide de deux doigts, tandis que Clef dirigeait son hippogriffe grâce à de légères inclinaisons de son bâton. Aucun d'eux ne regardait la créature née de leur magie : toute leur attention se concentrait sur le visage de l'autre en cherchant à déceler le moindre tic, la moindre ombre dans ses yeux qui leur permettrait de deviner les ordres qu'il transmettait à son oiseau. Tous deux savaient que s'ils détournaient le regard de leur adversaire, ne serait-ce qu'un instant, leur créature se verrait terrassée par son opposant. La foule, trop impressionnée par le combat des deux oiseaux, ne mesurait pas l'effort que demandait une telle joute.
Dans le ciel, le phénix piqua le cou de l'hippogriffe de son bec affilé. Ce dernier se cabra et ses pattes de cheval ruèrent vers l'avant pour frapper le phénix au poitrail, mais l'oiseau parvint à éviter l'assaut et s'échappa. Les deux bêtes s'élevèrent dans les airs et bataillèrent férocement à coups de griffes et de bec, quand soudain l'hippogriffe parvint à assommer le phénix d'un puissant coup d'aile. L'oiseau de Fye perdit de l'altitude et l'autre créature plongea à sa suite. Il referma ses serres dans son dos et, sans lâcher sa proie, piqua vers le sol. Le cœur de Kurogane et de Shaolan s'accéléra : l'hippogriffe allait littéralement écraser la créature de Fye à terre ! Pourtant, la concentration de leur ami ne semblait pas se troubler et Clef ne bougeait pas non plus. L'hippogriffe s'approcha dangereusement du sol, le phénix prisonnier sous lui, et autour de l'estrade, la foule recula en prévision du choc qu'allaient produire les deux bêtes. La seconde suivante, l'hippogriffe projeta le phénix avec violence sur le sol du ring : toute la place trembla et des pavés volèrent en tous sens. Les spectateurs crièrent et reculèrent plus encore, pendant que Shaolan, Kurogane et Ryu-Ô s'étaient baissés pour éviter les projections. Au moment où les deux oiseaux touchèrent le sol, ils disparurent dans un nuage de volutes bleues et blanches, aussi dense que de la vapeur d'eau.
Quand cet écran de magie se dressa devant lui, Fye sourit : c'était le moment. Il avait laissé l'hippogriffe prendre le dessus sur son phénix pour créer cette diversion. Au maintien de Clef, il avait deviné que le mage blanc était plus à l'aise dans les combats à distance, c'était pour cela qu'il avait matérialisé cet oiseau. Tout ce qu'il lui restait à faire était de lui donner suffisamment confiance en sa victoire pour l'attirer dans un corps à corps où il serait sûr d'avoir l'avantage. Ce nuage de fumée brouillait la vue, mais il pouvait toujours sentir l'aura de l'autre mage. Toutefois, il devait agir vite, car Clef percevrait rapidement son déplacement.
Il s'élança à travers la brume et sentit aussitôt l'aura de Clef, un peu sur sa droite : le mage blanc ne bougeait pas. Cela signifiait-il qu'il n'avait pas détecté sa présence ? Fye tendit deux doigts et traça à toute vitesse des lettres devant lui. Les caractères d'un mauve crépitant se matérialisèrent et il projeta le sort d'attaque vers son adversaire. Il perçut alors un bruit sourd de rebond et sentit une vague de puissance revenir vers lui : Clef avait invoqué un bouclier ! Fye n'avait pas le temps d'en créer un à son tour, aussi il se baissa précipitamment : le sort traversa le brouillard en sifflant et passa à un cheveu de sa tête. Avant qu'il n'ait le temps de se ressaisir, une vague aussi blanche que la poix dans laquelle il évoluait se déploya dans sa direction. Sa couleur la rendait indiscernable du reste de la vapeur et Fye la devina plus qu'il ne la vit. Projeté en arrière, son dos et sa tête heurtèrent durement la pierre de l'estrade. Eh bien, ce Clef n'y allait pas de main morte ! Même si les règles du tournoi interdisaient d'achever son adversaire, le blond eut la sensation que son opposant cherchait à le pousser dans ses derniers retranchements. Il serra les dents : dévoiler l'étendue de sa magie à un inconnu et devant un parterre de foule n'était pas le plus prudent. Il devait trouver un moyen de mettre un terme à ce combat, et vite. Il bondit sur ses pieds : très bien ! Si son adversaire était aussi rapide que lui, peut-être pouvait-il l'avoir à la ruse ? Fye joignit le pouce et l'index pour former un rond parfait, puis il siffla et dirigea son souffle vers l'interstice : une petite bulle naquit dans le cercle et tel un mégaphone, amplifia le sifflement du mage ; en quelques secondes, le son devint assourdissant.
Quand les stridulations s'élevèrent du nuage de brouillard qui enveloppait le ring, Shaolan et Kurogane se bouchèrent les oreilles. Le son résonnait de toutes parts, à tel point qu'on ne pouvait plus savoir de quelle direction il provenait. Kurogane eut un sourire en coin : Fye brouillait sa piste pour empêcher son adversaire de le localiser. Il perçut plusieurs coups sourds, le claquement d'un sortilège, et soudain la masse de vapeur se dissipa. Toute la foule se redressa, en haleine.
Clef se tenait au milieu de l'arène, figé dans une position étrange, comme un arrêt sur image. Les yeux de Shaolan s'écarquillèrent et il comprit qu'il était sous l'emprise d'un sortilège de paralysie. Seul son visage semblait ne pas être atteint par les effets de l'enchantement. Fye se tenait face à lui, deux doigts encore levés et un sourire aux lèvres. Clef le fixait et semblait presque amusé de sa fâcheuse posture.
– Je suppose qu'il serait idiot, dans ma position, de ne pas déclarer forfait.
– Disons que, pétrifié comme vous êtes, je n'aurais aucun mal à vous faire sortir de l'arène, dit Fye aimablement. Mais vous avez été un adversaire très intéressant à combattre, alors si vous acceptez de vous rendre, je vous ferai grâce de cette humiliation.
– Très bien, j'abandonne.
– Fin du match ! s'égosilla l'arbitre. Fye remporte l'ensemble des victoires de la catégorie combats magiques ! Le tournoi est à présent terminé !
Fye claqua des doigts et le sortilège de paralysie se rompit. Clef se redressa et lissa machinalement sa cape. Il dévisagea son adversaire, avant de s'incliner et quitter le ring. Fye le suivit des yeux : ce Clef était un excellent magicien, aux sens aiguisés et à la technique particulièrement travaillée. Remporter un duel contre lui aurait dû lui procurer une grande satisfaction, pourtant, il ne parvenait toujours pas apaiser cette inquiétude qui lui comprimait la poitrine. Cette désagréable sensation prenait le pas sur ses autres sentiments et donnait à sa victoire une saveur douce-amère.
Tout autour de l'estrade, la foule se dispersa dans un brouhaha de contentement : le tournoi avait été particulièrement intéressant, cette année. Pendant que les enfants se poursuivaient en riant sur la place ou grimpaient sur l'estrade pour faire « comme les grands », les adultes allèrent prendre un verre de vin chaud tout en commentant les duels qu'ils avaient préférés. Le dernier, avec ce combat d'oiseaux magiques, avait sans conteste été le plus impressionnant. D'ailleurs, la présence de ces trois étrangers, chacun inscrits dans une catégorie différente, avait considérablement pimenté les combats. Le gamin était astucieux et les avait surpris par sa perspicacité et son agilité ; le grand balèze faisait presque peur, avec sa technique infaillible ; quant au mage blond, mieux valait ne pas s'y frotter. Il avait vaincu Clef, le meilleur magicien du pays, ce qui n'était pas peu dire. Tous se demandaient si ce curieux trio était seulement de passage, ou s'il comptait s'installer pour un temps dans leur village.
Fye rejoignit ses amis, un sac d'argeads aussi volumineux que Kurogane sous le bras. Ryu-Ô contempla la mise remportée par chacun des voyageurs et émit un sifflement admiratif.
– Bon, je crois que vous êtes officiellement plus riches que n'importe qui dans cette ville …
– Ça ne sert à rien de garder autant d'argent, remarqua Shaolan. On devrait peut-être en donner à un organisme de charité, pour aider les pauvres de ce pays.
– C'est vrai qu'avec tout ce qu'on a gagné, admit Fye, on pourrait vivre plusieurs mois ici …
– Peut-être, mais on ne sait pas combien de temps on va rester dans ce monde, souligna Kurogane. Dans le doute, on devrait quand même conserver quelques économies, au cas où … histoire d'avoir de quoi se mettre sous la dent jusqu'à ce que Blanche-Neige sonne le départ.
– En tout cas, dit Ryu-Ô en se tournant vers Fye, votre duel contre Clef était impressionnant ! Vous êtes vraiment doué pour être parvenu à battre un mage comme lui !
Fye sourit, mais Kurogane remarqua que son sourire ne montait pas jusqu'à ses yeux. Ryu-Ô se frotta les mains l'une contre l'autre :
– En tout cas, moi, je compte bien profiter de ma récompense ! Je crois que je vais vous laisser.
– Tu quittes la ville ? lui demanda Shaolan.
– Pas tout de suite, non. Je dois d'abord retrouver quelques amis, j'avais promis de leur payer une tournée si je sortais vainqueur de la catégorie mains nues. Je pense que je vais rester encore deux ou trois jours ici.
– Dans ce cas, est-ce que ça te dit de venir partager un repas avec nous lorsque nous aurons trouvé un logement ?
– Avec plaisir !
– Alors, on fait comme ça. Où est-ce qu'on peut te trouver ?
– Dans l'auberge qui fait le coin de la rue où se trouve la boulangerie.
– Je vois très bien, on fait comme ça !
Ryu-Ô salua ses nouveaux amis et quitta la place avec énergie. Shaolan, Fye et Kurogane allaient partir en quête d'un logement, quand une voix retentit derrière eux :
– Fye-san ?
Tous se retournèrent : Clef les avait rejoints. Shaolan nota que de près, l'homme paraissait plus grand que ce qu'il avait cru en l'observant à distance. Il inclina légèrement le buste en direction de Fye :
– Je tenais à vous féliciter de manière plus privée, maintenant que la foule s'est dispersée. Vous avez été un adversaire redoutable. Je n'avais encore jamais été vaincu, dans aucun des pays où j'ai vécu.
Fye inclina à son tour la tête.
– J'ai beaucoup apprécié notre duel également. Vous m'avez obligé à me montrer plus astucieux pour venir à bout de vos sortilèges.
– Puis-je vous poser une question ?
Fye cligna des yeux. Clef n'était pas seulement venu faire un échange de courtoisie : le véritable mobile de sa présence résidait dans cette question qu'il entendait lui poser. Tout son être intimait à Fye de répondre par la négative à sa demande, mais un tel refus aurait été une marque d'impolitesse.
– Je vous en prie.
– Où avez-vous appris la magie ?
Le ton était doux, mais le regard inquisiteur et Fye se sentit de nouveau extrêmement mal à l'aise. Près de lui, Shaolan et Kurogane échangèrent un bref coup d'œil : la prudence et la méfiance s'étaient immédiatement allumées dans leurs yeux. Fye pinça les lèvres et répondit d'un ton neutre :
– Dans un pays bien loin d'ici. Je doute que vous puissiez le connaître.
– Vraiment ? Pourtant, si votre manière de vous battre ne m'est pas familière, votre magie en elle-même me rappelle curieusement celle qu'employait … un membre de la famille royale de Valeria.
Kurogane et Shaolan sentirent leur cœur faire un bond dans leur poitrine et ils se tournèrent vers Fye, inquiets : le visage de leur ami avait brusquement perdu toutes ses couleurs. Il semblait figé, les pupilles rétrécies par le sentiment de peur que lui inspirait le nom de son pays natal. Il avala sa salive et répéta d'une voix sourde :
– Valeria ?
– Oui, acquiesça Clef. Il s'agit du royaume voisin de celui où nous nous trouvons actuellement. Il commence après ces montagnes enneigées, que nous apercevons d'ici.
Il tendit son bâton pour désigner la chaîne rocheuse en question : il s'agissait de celle qu'ils avaient distinguée en arrivant, le matin-même. Fye sentit son estomac se contracter : il comprenait à présent pourquoi un tel sentiment de rejet l'avait saisi à la vue de ces cimes saupoudrées de blanc. La simple pensée que le cauchemar de son enfance se tapissait derrière ces crêtes lui coupa les jambes et lui donna la nausée. Mais alors, le pouvoir qu'il avait senti, se pouvait-il que … ? Clef le dévisageait intensément, sans sourciller, et ses yeux luisaient d'une certaine satisfaction, comme s'il espérait une telle réaction de sa part. Comme s'il vérifiait une théorie, songea Kurogane. Avait-il deviné qui était vraiment Fye ? Comment ? Que leur voulait-il ? Tout cela était louche. Son compagnon se posait visiblement les mêmes questions. D'une voix dont il tâcha de contrôler l'émotion, il déclara :
– Je ne connais pas ce pays.
– Ah ? C'est étonnant, je croyais que ce type de magie n'existait que là-bas.
– Vous vous êtes trompé. Mais comment savez-vous que cette magie était pratiquée par un membre de la famille royale de Valeria ?
– Parce que j'ai été le mage personnel de la cour pendant près de soixante-dix ans.
Le peu de couleur qui restait sur les joues de Fye s'évanouit et son cœur manqua un nouveau battement. Voilà pourquoi il avait éprouvé cette étrange impression de déjà-vu en découvrant le visage de Clef. Des bribes de souvenirs, si lointains qu'ils lui semblaient appartenir à une autre vie, rejaillirent dans sa mémoire. Oui, il avait connu cet homme lorsqu'il était enfant. C'était avant, avant que tous ces malheurs ne se produisent. Clef s'était-il souvenu de lui ? Comment l'avait-il reconnu ? Il n'était qu'un tout petit garçon lorsqu'il avait été condamné à être enfermé dans la vallée avec son frère. À son aura ? Celle-ci avait changé également et quand il était enfant il ne maîtrisait aucun des sorts qu'Ashura lui avait enseigné par la suite. Alors comment ? Le mage vêtu de blanc demanda d'une voix toujours calme :
– Quand êtes-vous arrivés dans ce pays ?
Les trois compagnons échangèrent un regard, hésitants. Finalement, Shaolan déclara :
– Ce matin.
– Hum ... c'est étrange.
– De quoi est-ce que vous parlez ? demanda sèchement Kurogane.
– Cela fait plusieurs semaines que je ressens un immense pouvoir en provenance du pays de Valeria, au-delà des montagnes. Or, cela n'était pas arrivé depuis près de vingt ans. Et voilà que vous arrivez dans notre pays et l'un de vous trois maîtrise une magie que seul un membre de la famille royale de Valeria pratiquait. Ne trouvez-vous pas que cela fait beaucoup de hasards ?
Shaolan et Kurogane se jetèrent un regard en coin : même si Clef ne leur inspirait pas confiance, ils devaient admettre qu'il n'avait pas tort. S'il y avait bien une chose qu'ils avaient appris au cours de leurs voyages, c'est que le hasard n'existe pas. Si Yuko avait été encore en vie, elle le leur aurait répété : tout est inéluctable. Fye le savait, lui aussi. Ainsi, cette vague de pouvoir qu'il avait perçue le matin-même n'était pas le fruit de son imagination, Clef l'avait ressentie, lui aussi, et pourtant …
– Ce pouvoir est-il dangereux, à votre avis ?
– Je ne sais pas. Mais celui qui en est à l'origine doit être puissant.
– Celui qui en est à l'origine ? Vous pensez donc qu'il s'agit d'un être humain ?
– Oui, je le crois.
– C'est impossible, plus personne ne vit à Valeria.
– Je croyais que vous ne connaissiez pas ce pays ?
Fye se mordit l'intérieur de la joue en se traitant mentalement d'idiot : il s'était laissé emporter, il fallait qu'il se taise. Clef continuait de le dévisager avec insistance. Son regard n'était pas hostile, ni accusateur, mais Fye était presque certain qu'il savait qui il était vraiment.
– Si j'étais aussi puissant que dans ma jeunesse, continua Clef, je serais sans doute allé voir par moi-même ce qui se trame là-bas, ne serait-ce que pour m'assurer que les habitants de Tirmeíth ne courent aucun danger. Mais je vieillis, ma magie n'est plus aussi forte qu'avant. Vous me l'avez clairement fait sentir au cours de notre duel, Fye-san. Mais vous, vous pourriez y aller ; vous êtes assez puissant pour cela.
Fye dévisagea froidement son interlocuteur. Là, il sentait l'irritation prendre le pas sur sa peur. Ce Clef ne le connaissait pas, et pourtant il cherchait à le convaincre de retourner à Valeria. Pour qui se prenait-il ? La manière dont il le fixait, avec ses prunelles murmurant un insupportable « je sais qui tu es » lui hérissait le poil. Non content de l'avoir percé à jour, ce mage voulait l'inciter à faire quelque chose dont il n'avait absolument pas envie, au seul motif qu'il était plus puissant que lui, et qu'il fallait bien que quelqu'un assure la sécurité des habitants du royaume voisin. Croyait-il donc qu'il se laisserait si facilement manipuler ? Depuis la disparition de Fei Wang, il n'était plus le jouet de personne, et il n'était pas question que cela recommence. D'une voix glaciale, il répondit :
– Aller dans ces montagnes n'est pas dans nos projets. Mes amis et moi n'avons pas l'intention de risquer inutilement notre vie. Maintenant, si vous voulez bien nous excuser, nous avons un logement à trouver.
Clef fixa un bref instant Fye, qui ne desserrait pas les lèvres. Il savait que la discussion était close et qu'il était inutile d'insister. Il s'inclina donc, puis tourna les talons. Le blond le suivit quelques secondes des yeux, puis s'éloigna d'un pas vif, suivi de ses compagnons.
