Bonjour à tous !

En mettant le nez dehors, ce matin, le froid m'a mordu les joues, le soleil m'a réchauffé le chaud et je me suis dit qu'il faisait un peu le même temps qu'à Tirmeíth (la neige en moins), ce qui m'a rappelé que j'avais prévu de poster un nouveau chapitre aujourd'hui. Voilà donc la suite, j'espère qu'elle vous plaira !

Bonne lecture :)


Chapitre 4 - Réunis

– Whouah, qu'est-ce que c'est grand ! s'exclama Mokona.

Grâce aux récompenses qu'ils avaient remportées lors du tournoi, Shaolan, Kurogane et Fye n'eurent aucun mal à trouver un logement aux dimensions spacieuses. Ils avaient d'abord fait quelques achats alimentaires : Fye et Kurogane n'avaient pas lésiné sur les bouteilles d'alcool, de la meilleure qualité de surcroît. Après tout, ils étaient riches, pourquoi se priver ? D'ailleurs, Mokona avait totalement approuvé leur démarche. Ils avaient profité de leurs courses pour faire savoir aux commerçants qu'ils cherchaient un logement et plusieurs villageois, qui avaient assisté à leurs duels, s'étaient aussitôt disputé la faveur de leur louer une maison. Leur choix s'était finalement porté sur un chalet non loin du centre-ville, entièrement bâti en bois. Une fine couche de poudreuse recouvrait son toit pentu et une terrasse de bois, entourée d'une rambarde, faisait le tour de la bâtisse. Sa façade était percée de petites fenêtres à croisillons, de part et d'autre desquelles s'ouvraient des volets en bois. Un nombre impressionnant de bûches, destinées à alimenter la cheminée, s'entassait contre l'un des murs extérieurs du chalet.

La porte d'entrée, gonflée par l'humidité de l'hiver, grinça légèrement en s'ouvrant. À l'intérieur, le sol était revêtu d'un parquet qui dégageait une odeur rustique et dont l'écartement entre chaque latte prouvait l'ancienneté. Sur le mur de gauche, une cheminée où subsistait un petit tapis de cendres permettait de chauffer la salle principale. Une longue table en bois s'étirait devant l'âtre ; dix personnes au moins auraient pu tenir sur ses bancs. Au fond de la salle à manger, une porte donnait sur une cuisine pourvue de fourneaux en fonte et de toute une batterie de casseroles. Un escalier conduisait à l'étage où un palier desservait quatre chambres.

– C'est même trop grand, constata Shaolan avec un sourire en redescendant les marches.

– Ce n'est pas bien grave, le propriétaire était si content de nous le louer ! s'exclama Fye. Pour une fois qu'on a de la place, autant en profiter !

Il commença à ouvrir les tiroirs des meubles les uns après les autres, pour en vérifier le contenu.

– Avec la vaisselle qu'il y a, on pourrait inviter toutes les familles des alentours … tiens, il y a un jeu de cartes ! Il faudra faire une partie, hein, Kuro-chan ?

– Pour que tu triches comme la dernière fois ?

– Moi, tricher ? Voyons, je n'oserais jamais faire une chose pareille !

D'un bond, il passa dans la cuisine et se mit à farfouiller, suivi de Mokona.

– Eh ben, ça en fait des casseroles ! Il y a même un fouet ! Je pourrais faire des œufs en neige … ou de la crème montée … oh, il y a même un moule à gâteau !

– Mokona aime les gâteaux ! Mokona aidera Fye à cuisiner !

Kurogane et Shaolan échangèrent un regard : depuis qu'ils s'étaient séparés de Clef, Fye avait soigneusement évité de revenir sur l'échange qui les avait opposés au mage blanc. Pourtant, il était évident que les propos de Clef l'avaient bouleversé. Ils avaient atterri dans un pays voisin de Valeria, le royaume où avait vu le jour et vécu le calvaire de son enfance. Mais surtout, Clef avait probablement connu Fye lorsqu'il était enfant et l'avait reconnu. Enfin, il y avait cette puissance magique que le mage blanc sentait depuis plusieurs semaines : ni Kurogane ni Shaolan ne croyaient plus aux coïncidences et cette information n'avait pas manqué de les inquiéter. Ils auraient pensé que Fye leur en reparlerait une fois qu'ils seraient seuls, mais cela ne semblait pas être dans les intentions du mage. Il faisait le pitre et sautait partout, comme si rien ne s'était passé, mais ses amis n'étaient pas dupes : ils le connaissaient trop bien pour savoir que toute cette agitation ne servait qu'à masquer les émotions violentes qui devaient le ronger de l'intérieur.

– Si on ne va pas le voir, il ne se confiera jamais de lui-même, dit Shaolan à voix basse.

– C'est sûr, maugréa Kurogane.

– Mais si on va le voir tous les deux, il risque de se taire pour ne pas nous inquiéter.

– Comme si c'était pas déjà le cas … quel idiot.

– Je ne sais pas si c'est une bonne idée que ce soit moi qui aille lui parler … je risque de tourner autour du pot et de ne pas savoir comment aborder le sujet. Alors que toi, tu pourrais …

– Je pourrais quoi ?

– Eh bien, disons que … tu as l'habitude avec lui. Et puis, tu ne mâches pas tes mots, tu dis toujours ce que tu penses et je crois que ce dont Fye a besoin actuellement, c'est d'un peu … de franc-parler.

– T'es en train de dire que contrairement à toi, je manque de diplomatie ?

– Non ! Enfin … si, peut-être un peu, disons que … ça dépend des circonstances ! Mais dans le cas présent, c'est plutôt une bonne chose !

Kurogane haussa les sourcils, peu convaincu par cet argumentaire. À cet instant, la voix de Fye leur parvint depuis la cuisine :

– Ah, zut, j'ai oublié le lait ! Est-ce que l'un d'entre vous pourrait aller en chercher ?

Shaolan, qui sentait sa conversation avec Kurogane s'enliser, sauta sur l'occasion.

– J'y vais !

– Et des oignons, aussi, pour le ragoût ! Prend Mokona avec toi, il te portera tout ça !

– Ouiii ! s'exclama le manjuu en sautant vers l'adolescent. Mokona est un bon cabas de courses !

Shaolan le mit sur son épaule et chuchota à Kurogane :

– Je compte sur toi ! Essaye de lui tirer les vers du nez pendant qu'on sera absents.

– Courage, Kuro-pon ! renchérit Mokona en serrant l'une de ses petites pattes comme un poing.

Le ninja allait protester, mais l'adolescent et la boule de poils avaient déjà disparu. Il grogna intérieurement : génial, c'était encore à lui de débloquer la situation. Ça finissait toujours comme ça, quand il s'agissait de cet abruti de mage. Pour qu'il accepte de se confier, il fallait pratiquement le mettre au pied du mur, sinon il s'obstinait à tout garder pour lui. Enfin, peut-être pas tant que ça en fait. Kurogane avait la curieuse impression que Fye avait fait exprès d'oublier le lait et les oignons afin de pouvoir renvoyer Shaolan en courses … et rester seul avec lui. Peut-être était-ce sa manière de lui demander de l'aide ? Peut-être que s'il allait le voir maintenant, il serait plus disposé à lui parler ? Depuis la cuisine, le couteau avec lequel il était en train de trancher les pommes-de-terre martelait la planche à découper à un rythme soutenu. Beaucoup trop soutenu, songea le ninja. Le mage passait visiblement ses nerfs sur les légumes. Il s'approcha discrètement de la cuisine : Fye lui tournait le dos, penché sur le plan de travail, et Kurogane constata qu'il avait vu juste : la manière dont il s'acharnait sur les patates, ce léger tremblement qui partait de ses mains et se propageait jusqu'à ses épaules disait à lui seule l'état d'esprit de son compagnon. Dans sa tête devaient s'affronter des émotions contradictoires qu'il peinait visiblement à maîtriser : la terreur d'être si proche de Valeria, probablement ; la colère d'avoir été reconnu par Clef et l'inquiétude que suscitait en lui cette force magique issue d'un royaume supposé vide, sans doute. Sans oublier la répulsion que lui inspirait son pays natal.

– Hé …

Le mage continua de couper les légumes, qu'il jetait dans un saladier près de lui.

– Qu'est-ce qu'il y a ?

Bon, ce n'était pas gagné. Contrairement à ce que Kurogane avait d'abord imaginé, Fye ne semblait pas vraiment enclin à discuter, et s'il avait cru que le mage allait s'ouvrir à lui, il s'était visiblement trompé. Même si cela faisait plus de deux ans qu'ils se connaissaient, le ninja ne savait toujours pas comment réagir lorsque Fye était énervé. Le ton sec, presque hostile sur lequel le blond venait de lui répondre lui faisait clairement comprendre qu'il aurait préféré être seul. Pourtant, s'il se taisait, leur rencontre avec Clef allait continuer à l'obséder. Il fallait qu'il s'exprime, quitte à ce qu'il se mette en colère. Dans une telle situation, il était inutile de se montrer diplomate et cela tombait bien car Kurogane n'était pas d'un naturel patient. Il alla donc droit au but :

– Tu veux y aller ?

La main de Fye, qui allait s'abattre sur des feuilles d'une botte de carottes, s'immobilisa.

– Où ça ?

– Tu sais très bien où. À Valer…

– Non.

Au moins, c'était clair. Le mage ne lui avait même pas laissé le temps de terminer sa phrase. Sa réponse contenait plus qu'un simple refus : c'était un rejet viscéral, sans contestation possible. Cependant, Kurogane refusa de lâcher le morceau : si Fye croyait se soustraire à la conversation aussi vite, il se trompait.

– Ce Clef … tu le connais, pas vrai ? Tu l'avais rencontré quand tu étais petit ?

Le mage ne répondit pas ; il ne voyait pas l'intérêt d'expliquer ce que Kurogane avait déjà compris par lui-même. Sans se laisser démonter, le ninja poursuivit :

– Je n'ai pas apprécié ses questions plus que toi, mais il faut reconnaître que cette histoire de pouvoir magique provenant d'un royaume censé être inhabité, c'est tout de même étrange. Ça ne t'intrigue pas, toi ?

Fye pinça les lèvres : bien sûr que si, cela l'intriguait. Mais il ne se sentait pas la force de revenir à Valeria après tant d'années, voilà tout.

– Peut-être qu'il y a des gens encore vivants, là-bas ? insista Kurogane.

Le mage soupira : son compagnon ne lâcherait pas l'affaire tant qu'il n'aurait pas dit quelque chose. Très bien, si c'était ce qu'il voulait, il en serait pour ses frais. Il posa son couteau, se retourna lentement vers lui, et à cet instant Kurogane tressaillit : le bleu des yeux de Fye avait tourné à l'orage et lorsqu'il s'adressa à lui, son ton mêlait une froideur et une lassitude immenses.

– Quand bien même ce serait le cas, que voudrais-tu que j'y fasse ? Que j'aille les voir et que je leur dise : « Bonjour, je suis le responsable de tous les malheurs qui ont dévasté votre pays et celui qui a probablement conduit à une exécution sommaire certains membres de votre famille. On m'a dit qu'il restait des survivants, mais rassurez-vous, je ne suis pas venu finir le travail. » Qu'est-ce que tu en penses ? Ça te paraît bien, comme phrase d'approche ?

Kurogane soutint sans ciller son regard de son compagnon. Il savait que derrière cette colère glacée se cachait une douleur sourde, inexprimable, perceptible à la manière dont sa voix s'était brisée à la fin de sa phrase.

– Je comprends très bien que tu n'aies pas envie de remuer le passé. Mais si l'on quitte ce monde sans être allés voir ce qui se trame là-bas, est-ce que tu ne vas pas le regretter ?

Fye fronça les sourcils et pendant une fraction de seconde, Kurogane crut voir passer une lueur d'hésitation dans son regard. Cependant, la seule idée de fouler à nouveau la terre de Valeria instillait dans son cœur une douleur insupportable. Il secoua la tête.

– Je ne retournerai pas là-bas.

Il lui tourna le dos, reprit son couteau et la lame s'abattit sur les carottes avec l'implacabilité d'une guillotine. Kurogane baissa la tête : cette fois, la discussion était close. Il sortit de la cuisine et alla couper du bois à l'extérieur.

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Lorsque Shaolan sortit de chez l'épicier, la nuit était tombée sur la vallée gelée. Le soleil se couchait tôt dans ce pays qui semblait traverser un long hiver. L'adolescent avait volontairement prolongé sa sortie afin de laisser à Kurogane le temps parler avec Fye. Quand le mage avait formulé sa requête, depuis la cuisine, Shaolan avait eu l'impression qu'il lui tendait une perche ; peut-être désirait-il être seul avec le ninja ? Après tout, Kurogane était celui qui le comprenait le mieux, alors, il avait décidé de les laisser seuls. Mokona, pas moins perspicace, lui avait proposé de pousser un peu plus loin leur promenade pour découvrir le village.

Les rues bouillonnaient de vie : les festivités organisées en l'honneur du tournoi avaient battu leur plein toute la journée et elles se poursuivraient encore une bonne partie de la nuit. Une foule de badauds déambulait dans la ville en grignotant des crêpes ou une brochette de viande grillée et sur la grande place, le ring avait été transformé en piste de danse. Quatre hauts poteaux avaient été érigés dans ses coins, entre lesquels des fils avaient été tendus : des lampions colorés s'y balançaient au gré du vent et inondaient la place d'une atmosphère de carnaval. Un joueur de cornemuse, accompagné d'un joueur de tambour et de deux flutistes, entraînait les habitants dans un rythme endiablé où les rondes et les lignes se formaient et se rompaient avec harmonie. Les cavaliers changeaient de partenaire à chaque nouvel air, levaient les bras pour laisser passer d'autres danseurs sous leur haie d'honneur et sautaient avec légèreté. Tout autour de la piste, les échoppes de nourriture et de boisson dépassaient leurs records de vente, et les feux de joie, alimentés tout au long de la journée, éternuaient vers le ciel des braises flamboyantes.

Shaolan demeura quelques minutes à battre le tempo du pied, enivré par les effluves de nourritures et de vin chaud. Il vit plusieurs couples descendre de la piste de danse, main dans la main, pour ensuite se diriger vers un étal qui proposait d'appétissants gâteaux. Le cœur du jeune homme se serra ; il aurait tant aimé pouvoir partager la découverte de ce nouveau monde avec Sakura. Échanger ses impressions avec elle, lui offrir un cornet d'oublies, et peut-être même l'inviter à danser. Son regard s'assombrit et il détourna le regard de la fête. Heureusement, il n'était pas seul : Fye et Kurogane le connaissaient suffisamment, désormais, pour savoir quand il avait le moral dans les chaussettes et ils trouvaient toujours, quelle que soit la situation, un moyen de le dérider. Et puis, il ne devait pas oublier ce que leur avait dit Clef : ils se trouvaient aux portes du royaume de Valeria, le pays où Fye avait vu le jour et dans lequel un étrange pouvoir s'était réveillé. Ce ne pouvait pas être un hasard. Si cette puissance magique était dangereuse, peut-être valait-il mieux qu'il demeure séparé de Sakura pour le moment. À cet instant, Mokona vint se frotter contre sa joue :

– On devrait rentrer, tu ne crois pas ? Sinon, en plus de Fye, Kurogane devra te consoler toi aussi. Et tu le connais : il va râler, parce qu'il n'aime pas qu'on se rende compte qu'il est gentil.

Shaolan sourit et tapota la tête du manjuu.

– Tu as raison …

– Aller, dépêchons-nous ! Fye attend ses oignons et le lait, et Mokona a très faim !

Le jeune homme rit, puis quitta la place et rebroussa chemin vers leur chalet, le cœur lourd d'une sensation douce-amère. À mesure qu'il s'éloignait du centre-ville, la foule se clairsema. Bientôt, il n'entendit plus que le son de ses pas sur les pavés des rues. Les habitants avaient salé la chaussée, mais le froid mordant parviendrait sans doute à déposer sur la pierre une couche de givre durant la nuit.

Alors qu'il progressait entre les ruelles, des éclats de voix le tirèrent brusquement de ses pensées. Il s'arrêta et tendit l'oreille : les timbres, graves, étaient ceux de deux hommes … non, trois. Au ton qu'ils employaient, il devina qu'ils étaient en train de se disputer.

– Qu'est-ce qu'il t'a pris d'insulter ma femme, ce matin ?

– Et mon frère ? Il ne t'avait rien fait !

– On ne te reconnait pas, ces jours-ci ! Mon fils n'ose plus venir te voir travailler dans ton atelier alors qu'avant, il adorait ça.

– C'est vrai, tu accueillais toujours bien les enfants, mais depuis deux semaines, on dirait que tu as changé de personnalité !

Shaolan fronça les sourcils et échangea un regard avec Mokona, qui hocha la tête. Les deux compagnons suivirent le son des voix et tournèrent dans une allée peu passante, à la limite de la ville, où ils découvrirent trois hommes de haute stature. À en juger par leurs vêtements, il s'agissait d'habitants de Tirmeíth ; Shaolan avait remarqué que les personnes venues d'autres villes pour participer au tournoi portaient des habits différents. Deux des trois hommes eux faisaient face au dernier et l'adolescent comprit que c'était eux qu'il avait entendu formuler des reproches. Leur regard grondait de colère et d'incompréhension, et ils attendaient visiblement une réponse de la part de leur interlocuteur. Le troisième homme, en revanche, ne paraissait pas disposé à les satisfaire : il les fixait avec une indifférence teintée de mépris.

– Foutez-moi la paix. Je n'ai pas de compte à vous rendre.

– Ah vraiment, tu crois ça ?

– Tous les voisins s'inquiètent, personne ne comprend ton comportement. Explique-nous ce qui t'arrive, si nous pouvons t'aider nous le ferons !

– Je ne veux pas de votre aide. Vous me fatiguez, dégagez le passage.

– D'où tu nous parles comme ça ?

– On ne bougera pas d'ici tant que tu ne nous auras pas présenté tes excuses pour avoir insulté nos proches.

Face à l'opposition frontale des deux premiers hommes, l'expression de dédain qui habitait le regard du troisième se transforma en une lueur violente et il avança vers les deux autres, menaçant.

– Je vous ai dit de dégager !

D'un mouvement rapide, il asséna un coup de poing au visage du premier et un coup de pied au tibia au second. Les deux hommes, d'abord médusés par cette réaction, sentirent cependant leur sang ne faire qu'un tour : avec rage, ils saisirent le troisième gars au col, prêts à le tabasser, quand l'autre sortit un couteau de sa veste. Vif comme l'éclair, il entailla le bras de celui qui le retenait : l'homme cria, le lâcha et recula, une main sur sa plaie.

– Espèce de … !

– Je vous ai dit de vous tirer. M'obligez pas à me répéter une quatrième fois.

Les deux autres lui lancèrent un regard noir mais ne bougèrent pas d'un pouce. Dans les yeux du troisième, la colère se décupla et leva à nouveau son couteau.

Avant qu'il ne puisse en faire usage, Shaolan bondit et lui envoya un coup de pied juste sous le triceps. La douleur se diffusa comme un élastique qu'on relâche brusquement, remonta jusque dans la mâchoire de l'homme et lui fit lâcher son couteau. D'un geste preste, Shaolan l'écarta aussitôt du pied. L'homme, furieux, se redressa pour riposter mais s'arrêta net : l'adolescent tenait à présent une épée dans la main et s'était placé devant les deux autres hommes, le regard hostile. Bizarre, il aurait juré qu'il ne portait pas d'arme une seconde auparavant.

– À votre place, je n'essayerais même pas d'approcher, l'avertit Shaolan.

L'homme lui adressa un regard assassin, mais il n'insista pas. Tournant les talons, il disparut en jurant et en massant son bras meurtri. Shaolan abaissa son épée et se retourna vers les deux hommes.

– Vous allez bien ?

– Oui … merci à vous d'être intervenu, déclara le blessé.

– On ne pensait pas qu'il en viendrait aux mains, et encore moins qu'il serait armé, ajouta l'autre.

– D'habitude, c'est quelqu'un de paisible, on ne comprend vraiment pas ce qu'il lui arrive depuis deux semaines.

– Est-ce que vous voulez que je m'occupe de votre blessure ?

– Non, ne vous donnez pas cette peine, ma femme a tout ce qu'il faut chez nous.

– Dîtes, vous ne seriez pas le jeune homme qui a participé au tournoi en catégorie mains nues, ce matin ?

– Euh … si, c'est moi.

– J'ai adoré regarder vos combats ! À ce que je vois, vous savez aussi manier une épée, je suis sûr que vous auriez fait un excellent combattant dans cette catégorie.

– En tout cas, merci de nous être venu en aide. Nous essayerons de faire revenir à la raison notre ami lorsqu'il sera mieux disposé.

– Je vous en prie. Faîtes attention à vous, surtout !

Shaolan observa les deux hommes s'éloigner, rassuré : son intervention avait sans doute permis d'éviter que la bagarre ne dégénère, et l'homme blessé s'en tirerait avec une simple éraflure ; dans quelques semaines, il serait complètement guéri. Malgré tout, cette altercation le laissait pensif : les deux hommes avaient décrit le troisième comme une personne au tempérament calme, qui, d'après ce que l'adolescent avait compris, était appréciée des enfants … comment un homme si tranquille pouvait-il changer en si peu de temps, agresser deux de ses amis et insulter leur famille ? Il ne sentait pas l'alcool, son comportement n'était donc pas dû à une ivresse passagère.

– Mokona, tu as senti quelque chose de bizarre lorsque nous étions proches de cet homme ?

– Non, rien du tout. Pas de magie, pas de mauvaises ondes … tout était normal. Cet homme était juste très énervé et très méchant.

– Mmm, c'est ce que je me dis aussi. Espérons qu'il reprendra ses esprits et qu'il ira s'excuser.

– Oui, espérons-le. En attendant, il faut rentrer ! Fye attend toujours pour la cuisine !

– C'est vrai, j'avais presque oublié !

Shaolan se remit en route, Mokona sur son épaule. Tandis qu'il marchait, il s'absorba de nouveau dans ses pensées : l'image de l'homme en fureur continuait de lui trotter dans la tête et il se demanda si Kurogane avait réussi à parler à Fye. À cette succession d'images se superposa bientôt le visage de Sakura : la bagarre avait momentanément écarté les traits de la princesse de son esprit, mais dès qu'il se retrouvait seul, il n'y avait rien à faire, il finissait toujours par penser à elle. Il soupira et enfonça ses mains dans ses poches : cela ne servait à rien de broyer du noir. L'air commençait à devenir glacé et le nuage de buée qui s'échappait de sa bouche devenait de plus en plus dense. Il leva la tête vers le ciel et aperçut, dans un losange de ciel cerné de nuages, quelques étoiles scintillantes. Sans qu'il ne sache pourquoi, cette vision accentua son sentiment de solitude. Il se répéta une fois de plus qu'il devait se faire une raison, demeurer patient, et pour ancrer cette pensée dans son esprit il accéléra la cadence.

À cet instant, une intense lueur, comme un flash, éclaira une ruelle latérale. À cette clarté succéda un cri aigu et un bruit de chute. Shaolan s'immobilisa, les yeux écarquillés, tandis qu'un étrange pressentiment l'envahissait : cette lumière, ce pouvoir magique, comme un tunnel qui se serait ouvert, un corps tombé du ciel … non, ça ne pouvait pas être ça. Son cœur s'accéléra, il se précipita vers la ruelle et se figea.

Une jeune fille venait de se redresser tant bien que mal, essoufflée et les cheveux en bataille. Elle arrangea machinalement sa mise, ramassa le sac qu'elle avait perdu dans sa chute et le passa en bandoulière. À cet instant seulement, ses yeux verts croisèrent ceux, noisette, de Shaolan. Lorsqu'elle le découvrit si près d'elle, un immense sourire illumina son visage. Shaolan, bouche bée, demeura un instant hébété. C'était impossible, complètement impossible. Sakura ne pouvait pas voyager entre les dimensions … peut-être s'agissait-il d'un double de la jeune fille ? Mais non, il avait bien vu la lumière caractéristique d'un portail dimensionnel, il l'avait bien entendue tomber …

– Shaolan-kun !

Cette voix. Cette manière de s'adresser à lui, de lui montrer qu'elle le connaissait. Cette fois, il n'eut plus aucun doute : c'était bien sa Sakura qui se tenait devant lui, elle l'avait rejoint. Son cœur fit un bond dans sa poitrine et d'un même élan, ils coururent l'un vers l'autre. Shaolan referma son étreinte sur son corps de la jeune fille et ferma les yeux. Il caressa ses cheveux, respira leur parfum, tandis qu'il sentait que les mains de la princesse parcouraient son dos. Elle blottit son visage dans le creux de son cou et murmura d'une voix entrecoupée :

– Shaolan … enfin, après tout ce temps …

– Sakura …

Ils demeurèrent de longues minutes enlacés en silence. Ils n'avaient pas besoin de mots : le battement sourd de leur cœur, si puissant que l'autre pouvait l'entendre, la manière dont leurs mains serrait avec force le corps de l'autre, comme s'ils craignaient que le rêve ne se brise, disaient à eux seuls tout le bonheur qu'ils éprouvaient. Shaolan murmura :

– Comment as-tu fait ? Je croyais … je croyais que tu ne pouvais pas …

Et soudain, la réponse s'imposa d'elle-même au jeune homme, évidente et effrayante. Il se détacha doucement de Sakura et la regarda dans les yeux.

– Tu es allée à la boutique ? Tu as vu Kimihiro ?

– Oui.

– Mais … comment ? C'est Yukito qui … ?

– Non, j'y suis allée par mes propres moyens.

L'adolescent en resta médusé.

– Pendant ton absence, je n'ai pas cessé de m'entraîner pour être capable de traverser les dimensions. Je savais que je ne pourrais le faire qu'une seule fois, alors … j'ai demandé à Kimihiro de faire le reste. Il m'a accordé mon vœu : celui de te rejoindre, où que tu sois, et de pouvoir continuer à voyager avec toi.

Le cœur de Shaolan se mit à battre à plus fort. Il plongea son regard dans celui de la princesse, où brillait une résolution farouche. Jamais il n'avait lu une telle détermination sur son visage, hormis le jour où ils avaient choisi de résister à Fei Wang et de briser le tube où le magicien les avait enfermés avec leurs doubles. Cependant, ce jour-là, la lueur qui animait l'expression de Sakura était violente, vindicative, tandis que l'aura qu'elle dégageait à présent était empreinte de paix. Aucune inquiétude ne venait troubler ses pupilles qui luisaient d'assurance ; elle s'était longuement préparée à ce moment. Elle avait sans doute travaillé d'arrache-pied pour parvenir à maîtriser le voyage interdimensionnel en si peu de temps. La connaissant, Shaolan songea qu'elle avait même dû s'épuiser à l'effort, et il sentit une vague d'admiration l'envahir. Il caressa doucement la joue de la jeune fille et souffla :

– Merci … merci pour tout. Je suis impressionné.

Sakura sourit et l'entoura de nouveau de ses bras. Ils demeurèrent ainsi pendant plusieurs longues minutes, comme pour laisser à leur esprit le temps de se faire à l'idée qu'ils étaient de nouveau réunis et que plus rien ne les séparerait. Ce fut finalement une voix fluette qui vint rompre leur étreinte :

– Pyuuu ! Sakura est de retour ! Shaolan est content !

Mokona, qui s'était d'abord montré discret afin de laisser aux adolescents un moment d'intimité, bondit vers eux avec entrain. Sakura et Shaolan se retournèrent et un grand sourire éclaira le visage de la princesse :

– Moko-chan ! Comme je suis contente de te voir !

– Mokona aussi est content !

Le manjuu lui sauta dans les mains et elle lui caressa affectueusement la tête.

– Au fait … ça ne te dérange pas si je t'appelle Moko-chan ? Je sais que c'est ce que faisait mon autre moi, mais tu ne veux peut-être pas …

– Non, non, ça ne dérange pas Mokona ! Mokona aime bien que tu l'appelles comme ça !

Comme pour renforcer ses dires, la boule de poils se hissa sur ses courtes pattes pour lui faire un bisou sur la joue.

– Merci, Moko-chan !

– Il faut rentrer maintenant ! décréta la boule de poils. Mokona veut montrer le chalet à Sakura et Fye doit finir le dîner !

– À ce propos, comment vont Fye-san et Kurogane-san ? demanda la princesse à Shaolan.

À ces mots, le sourire du jeune se figea quelque peu. Les échos de leur conversation avec Clef lui revinrent en mémoire et il hésita. Devait-il en parler à Sakura ? Il ne voulait pas l'inquiéter alors qu'elle venait à peine d'arriver et il n'avait pas envie de gâcher le bonheur de leurs retrouvailles ; c'était peut-être égoïste, mais il préféra attendre. Après tout, il pourrait lui expliquer l'affaire plus tard.

– Ils vont bien tous les deux. Ils vont être très heureux de te voir, j'en suis sûr.

Sakura sourit et ses yeux s'attardèrent alors sur le visage de Shaolan, sur ses joues et son menton, plus précisément. Elle tendit la main et caressa un duvet de poils châtains.

– Tu commences à avoir de la barbe, sourit-elle. Tu n'en avais pas, la dernière fois qu'on s'est vus …

Shaolan porta une main à son visage et rougit en songeant que cela devait bien faire quatre jours qu'il ne s'était pas rasé. Sa pilosité n'avait commencé à se développer que depuis quelques mois, et même si Kurogane lui avait enseigné comment y remédier, il ne maîtrisait pas encore très bien la technique. À chaque fois, il s'en sortait avec plusieurs coupures qui donnaient l'impression qu'il s'était bagarré. Aussi, il avait tendance à retarder le moment de cette corvée le plus longtemps possible et comme il ne voyageait qu'avec des hommes, cela ne le dérangeait pas plus que ça. Cependant, face à Sakura, il eut soudain l'impression de paraître négligé.

– Dé … désolé. Si j'avais su que tu venais, je me serais mieux préparé …

– Ça ne me dérange pas.

– Vraiment ?

– Non, pas du tout.

– Ah … ah bon.

Sakura rit, et en l'entendant rire, Shaolan se détendit quelque peu.

– On y va ? demanda-t-elle.

– Oui !

Main dans la main, Mokona sur l'épaule de la princesse, ils se mirent en route.