Bonjour bonjour !
Me revoici avec un nouveau chapitre ! Celui-ci est un peu plus court que les précédents, mais il met en place plusieurs éléments pour la suite de l'intrigue, donc il est tout de même dense. J'espère que cela vous plaira !
Bonne lecture à tous :)
Chapitre 9 - Espions
Le poing de l'homme s'abattit sur l'accotoir de son fauteuil avec violence. Non, ce n'était pas possible ! Qui étaient-ils ? D'où sortaient-ils ? La colère créait dans son esprit un brouillard asphyxiant qui l'empêchait de penser de manière rationnelle et s'il s'était écouté, il aurait jeté le livre qu'il tenait à la main contre un mur. Il savait cependant qu'un tel accès de rage était inutile, aussi, il s'appuya contre le dossier de son siège, inspira par le nez et tâcha de se calmer. Son énervement reflua peu à peu et céda le pas à un sentiment d'anxiété : pendant plusieurs décennies, il avait déployé des trésors de patiences, diversifié ses ressources et affiné sa magie pour mettre son plan en œuvre. À présent qu'il touchait au but, son stratagème risquait de tomber à l'eau à cause d'une poignée d'étrangers. Comment avaient-ils détecté la source de son pouvoir ? Pour parvenir à le pister, ils devaient posséder des facultés exceptionnelles, ce qui inquiétait l'homme au plus haut point. Qui que ce soient ces personnes, il refusait de se faire damer le pion une deuxième fois ; il n'avait pas attendu tout ce temps pour échouer ! À cet instant, un sifflement retentit dans sa tête et il comprit on essayait de le contacter. Il leva la main devant lui et traça des runes verdâtres qui formèrent un cercle devant lui. Le visage de l'un de ses soldats y apparut : l'homme constata que du sang maculait sa figure et derrière lui, ses camarades n'étaient guère en meilleur état.
– Alors ? Vous les avez vus ?
– Oui, seigneur. Ils sont cinq : trois hommes, une fille et une créature magique.
– Vous les avez tués ?
– Nous n'avons pas pu, seigneur, ils étaient trop forts. Surtout les deux hommes les plus âgés, l'un d'eux utilisait de la magie, comme vous, avec des runes semblables aux vôtres, mais les siennes étaient bleues.
L'homme haussa les sourcils. Des runes bleues ?…
– Ils ont fini par trouver notre point faible et nous avons dû fuir, sans quoi ils nous auraient tous massacrés. Ensuite, nous …
Brusquement absorbé par un flot de pensées, l'homme ne l'écoutait plus. Peu de personnes utilisaient des runes bleues dans ce pays, c'était étrange ... et cela ne pouvait pas être une coïncidence. Plusieurs scénarios se succédèrent dans son esprit, il écarta les hypothèses les unes après les autres pour finalement parvenir à la plus vraisemblable. Se pouvait-il que cet étranger soit … ? Non, c'était impossible. Il avait quitté cette dimension depuis bien longtemps, il ne pouvait pas être revenu. L'homme releva la tête et vit que le soldat, imperturbable, poursuivait son rapport. Il l'interrompit d'un geste calme mais ferme :
– Très bien, merci pour ces informations. Rejoignez le bataillon le plus proche et restez groupés. Ne vous approchez plus de ces étrangers sans mon ordre.
– Bien, seigneur.
Le visage s'évanouit, et l'homme, fébrile, se tourna vers l'immense miroir enchâssé dans une monture en fer forgé qui lui faisait face. D'un doigt, il traça de nouvelles runes qui s'infiltrèrent dans la glace et une image se matérialisa sur le tain. D'abord, ses contours demeurèrent flous, puis ils se stabilisèrent et l'homme découvrit l'intérieur d'une yourte dans laquelle quatre personnes étaient en train de dîner. Quand il repéra la petite créature qui sautillait près d'eux, ses yeux s'écarquillèrent. Qu'est-ce que ... qu'est-ce que cela signifiait …? Son regard glissa ensuite sur les voyageurs et s'arrêta finalement sur l'homme blond, qui se penchait sur une marmite en cuivre. À cet instant, son cœur manqua un battement : ces yeux, ce bleu unique, reconnaissable entre mille … Ce n'était pas possible, il était revenu. La bouche de l'homme, d'abord ouverte en une expression de stupeur incrédule, se modula lentement en un ricanement, rauque, mauvais et ravi. Quelques minutes auparavant, il maudissait intérieurement ces étrangers qu'il ne connaissait pas. Il avait cru que leur irruption allait faire échouer son plan, que ses efforts allaient être réduits à néant, mais il se trompait : au contraire, la chance semblait enfin lui sourire.
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Quand Shaolan, Fye, Kurogane et Sakura levèrent le camp, le lendemain matin, un vent sifflant se faufilait entre les branches des sapins. Ils s'étaient endormis tard, hantés par les yeux vitreux de leurs agresseurs, et il leur avait fallu un certain temps avant que la pression sur leurs épaules ne se relâche. Shaolan, fatigué par sa blessure, et Sakura, éreintée par son premier combat, avaient rapidement sombré dans le sommeil. Fye et Kurogane étaient demeurés plus longtemps éveillés, les sens en alerte au moindre de bruit ; après tout, la première fois qu'on était venu les espionner, ils n'avaient pas su détecter la présence de leurs ennemis. Cependant, rien ne vint troubler le silence des bois cette nuit-là.
Lorsqu'ils se réveillèrent, le temps s'était éclairci. La bise avait contribué à épousseter le ciel de ses nuages bas, permettant au regard des voyageurs de s'élever et d'atténuer la sensation d'oppression qu'ils ressentaient depuis leur arrivée à Valeria. En revanche, la température avait encore baissé de plusieurs degrés et lorsqu'ils mirent le nez dehors, ils remontèrent aussitôt le col de leurs manteaux. Ils commencèrent à remballer leur matériel, quand soudain, Fye redressa la tête.
– Qu'y-a-t-il ? demanda Sakura.
– Je perçois les restes d'une présence. Une présence humaine, cette fois, j'en suis sûr. Elle s'est approchée du campement il y a peu de temps … dix minutes peut-être, mais elle devait être trop loin pour que je la détecte depuis la yourte. Elle a dû repartir en nous voyant démonter notre tente.
– D'où est-ce que ça vient ? demanda Shaolan.
– De par-là.
Kurogane avança de quelques mètres dans la direction indiquée, puis se pencha vers le sol.
– T'as raison, le mage.
Ses amis le rejoignirent et découvrirent de nouvelles empreintes dans la neige. Une seule personne, cette fois, dont la forme laissait deviner un petit pied fin.
– Une femme ? s'étonna Shaolan.
– On dirait bien, acquiesça le ninja. Une vieille femme, les traces ne sont pas très nettes. Sa démarche doit être hésitante.
– Vous croyez qu'il pourrait s'agir de celle qui commande les hommes qui nous ont attaqués ? demanda Sakura.
– Ce serait surprenant, une vieille n'a pas le charisme pour s'imposer à toute une troupe d'assassins, dit Kurogane.
– À moins qu'elle ne dispose de pouvoirs particuliers, observa Fye.
– Les traces repartent vers le village en ruines, dit Shaolan. Suivons-les.
– Attendez, les arrêta Sakura. Si cette femme dirige bien nos assaillants de cette nuit, n'est-il pas dangereux de remonter sa piste ?
– Si, confirma Kurogane, mais si nous voulons savoir pourquoi ils en ont après nous, il faut bien utiliser le peu d'indices à notre disposition.
Une lueur réticente passa dans le regard de la princesse, mais elle finit par hocher la tête. Ils se mirent en selle et redescendirent vers le village fantôme en suivant la ligne d'empreintes. Ils ne tardèrent pas à repérer les ruines : les traces de pas les traversaient et allaient de réfugier derrière une maison à demie-effondrée. Alors qu'ils approchaient, un bruit étouffé leur fit tendre l'oreille : quelqu'un toussait. Le bruit provenait de la maison derrière laquelle la femme s'était cachée. Les quatre compagnons échangèrent un regard : quelque chose clochait. Si la personne en question conduisait bien le groupe d'agresseurs auquel ils avaient fait face, pourquoi était-elle revenue les épier seule ? Cela ne tenait pas debout. Et si elle n'avait rien à voir avec les hommes et les femmes aux yeux vitreux, qui était-elle ? Kurogane retint un grognement : beaucoup trop de gens s'intéressaient à leur sort depuis leur arrivée à Valeria. Dans un monde censé être inhabité, cela commençait à devenir gênant. Cette vieille représentait-elle une menace ? La toux qu'elle dissimulait si mal tendait à prouver le contraire. D'un regard convenu, les quatre amis descendirent de leur monture, et ils s'approchèrent de la bâtisse derrière laquelle la femme se tapissait, une main sur leurs armes pour parer à toute éventualité. La femme ne bougeait pas, mais le hoquet erratique de sa toux continuait de résonner exactement au même endroit. Ils contournèrent la maison à pas prudents, quand soudain une silhouette se détacha des murs blancs.
Kurogane ne s'était pas trompé : devant eux se tenait une femme âgée, peut-être plus encore qu'ils ne se l'étaient imaginée. De nombreuses rides sillonnaient son front et plissaient le coin de ses yeux ; ses joues, qui avaient jadis dû être pleines, s'étaient creusées avec l'âge. Cependant, ses iris d'un gris sombre tirant sur l'améthyste luisaient d'une intelligence déstabilisante. Sa longue chevelure blanche tranchait avec la rusticité de ses vêtements : son manteau de fourrure s'élimait au niveau des manches et ses bottes de cuir montraient d'évidentes traces d'usures. Sakura lui aurait donné au moins soixante-dix ans, davantage peut-être, et elle avançait légèrement voûtée. Kurogane remarqua qu'un lapin blanc se balançait au bout de sa main droite ; la marque rouge au niveau du cou de l'animal indiquait qu'on l'avait attrapé grâce à un piège : cette femme chassait pour survivre. Sur son bras gauche, elle portait un panier rempli de petit bois. Son regard incertain et sa silhouette frêle rendait ridicule l'idée qu'elle puisse représenter une menace pour eux. Shaolan fronça les sourcils : cette dame lui rappelait vaguement quelqu'un, mais il n'aurait su dire qui.
Lorsqu'elle découvrit les quatre voyageurs, ses yeux s'agrandirent de surprise ; on aurait dit qu'elle n'avait pas vu d'êtres humains depuis des lustres. Son regard passa d'abord sur Shaolan et Sakura, puis sur Kurogane, et enfin se posa sur Fye.
Et lorsqu'elle le vit, elle se figea. L'étonnement qui habitait ses pupilles se mua en une stupeur si grande qu'elle demeura un bref instant pétrifiée. Elle ne pouvait détourner son attention du magicien, à tel point qu'elle ne semblait plus voir ses compagnons. Surpris, Kurogane, Shaolan et Sakura se retournèrent vers leur ami et virent que Fye partageait leur sentiment : immobile, il fixait la vieille femme, et sans qu'il ne sache très bien pourquoi, son cœur s'était mis à battre plus fort. Pourquoi le regardait-elle ainsi ? Cette femme avait-elle autrefois résidé dans la capitale de Valeria ? Avait-elle reconnu en lui l'un des jumeaux maudits ? Il ne lisait aucune hostilité dans ses prunelles, sans parvenir cependant à identifier l'émotion qu'elle éprouvait en cet instant. La femme finit par cligner des yeux et sortit de sa torpeur.
D'une démarche hésitante, elle esquissa un pas dans sa direction, puis, constatant que ses compagnons ne s'interposaient pas, elle avança jusqu'à lui. Elle le dévisagea longuement, et le bouleversement que Fye devina au fond de ses yeux lui donna des frissons. Elle tendit une main vers son visage, si près qu'elle aurait pu le toucher, mais il recula d'un pas. Les traits de la femme s'adoucirent et elle lui adressa un sourire ému.
– Tu es le fils d'Elda, n'est-ce pas ?
Fye tressaillit : pourquoi le tutoyait-elle ? Elda ? De quoi parlait-elle ? Sa mère s'appelait …
– Ah, pardon. Toi, tu as dû la connaître sous le nom de Chii.
Chii ?... Les yeux de Shaolan, Sakura et Kurogane s'écarquillèrent. À leur connaissance, la seule personne répondant à ce nom était la créature que Fye avait créée à partir d'une plume de Sakura pour protéger le corps de son frère jumeau décédé. Cependant, ils ignoraient qu'il s'agissait également du prénom de la mère de leur ami. Le magicien cilla, désarçonné. D'une voix où se mêlaient de l'incrédulité et la méfiance, il acquiesça :
– Comment … comment le savez-vous ? Vous me connaissez ?
– Je n'avais encore jamais eu l'occasion de te rencontrer en personne, toutefois je suis très heureuse de pouvoir le faire avant de quitter cette terre.
Fye l'observa, de plus en plus perdu. Elle était heureuse de le rencontrer ? Il ne s'agissait donc pas d'une survivante pleine de haine à son égard ? Mais alors, qui était-elle ? Une quinte de toux secoua la vieille femme. Elle hoqueta et mit la main devant sa bouche jusqu'à ce que son souffle s'apaise, puis elle releva la tête vers lui.
– Comment t'appelles-tu ? Fye, ou Yuui ?
Le mage cligna à nouveau des yeux, sans pouvoir détacher son regard du sien. Comment connaissait-elle son nom et celui de son frère ? Il hésita pendant un bref instant avant de répondre :
– Je m'appelle Fye.
Un sourire plein de bonté étira les lèvres de la vieille femme.
– Fye … je suis ravie de te rencontrer.
Le mage se sentit vaciller sous le poids de ces yeux gris-violets si pénétrants. Pour la première fois depuis de longues minutes, la femme détacha son regard du sien et se tourna vers ses compagnons.
– Vous êtes ses amis ?
– Oui, acquiesça prudemment Shaolan.
– Et vous, vous êtes qui ? demanda Kurogane, sur la défensive.
– Je m'appelle Chitose.
Chitose. Le souvenir se réveilla dans les tréfonds de la mémoire de Shaolan comme un éclair. Voilà pourquoi il lui avait semblé connaître cette femme : il l'avait déjà rencontrée, ou plutôt, son clone l'avait déjà rencontrée dans le pays d'Edonis, ce gigantesque parc d'attraction dans lequel ils avaient atterri au début de leur voyage. L'une des deux créatrices du parc portait le même nom que cette vieille femme, et maintenant qu'il y songeait, toutes deux se ressemblaient beaucoup : il devait s'agir de doubles dimensionnels, même si la Chitose dont ils avaient fait la connaissance à Edonis était beaucoup plus jeune que celle qui se tenait à présent devant eux.
La vieille femme remarqua alors Mokona, perché sur l'épaule de Sakura. Ses yeux s'arrondirent à nouveau de surprise, et elle s'approcha de la boule de poils avec une expression intimidée.
– Est-ce que … c'est vous ?
Mokona pencha la tête sur le côté, perplexe, et observa cette étrange dame. Que signifiait cette curieuse question ? Le regard de la vielle femme tremblotait presque de vénération, et même si le manjuu avait conscience de ses exceptionnelles capacités, il était loin de se trouver impressionnant au point de susciter une telle réaction. Il ne voulait pas froisser la vieille dame, mais il n'avait aucune idée de la manière dont il devait réagir. Il décida donc de miser sur une réponse sûre.
– Mokona, c'est Mokona !
Chitose sursauta en entendant la voix fluette s'échapper de la bouche du manjuu. Puis, une lueur de compréhension passa dans son regard.
– Ah, je vois … je me suis trompée, on dirait. Pardonne-moi, petite créature.
Les quatre voyageurs et Mokona lui adressèrent un regard intrigué, auquel elle répondit par un sourire.
– Je ne vous veux aucun mal. C'est juste que je ne m'attendais pas à vous rencontrer … ni à te rencontrer, Fye. Je n'aurais jamais cru que tu reviendrais à Valeria après tout ce temps.
– Que savez-vous sur moi ? Êtes-vous au courant que je suis … l'un des jumeaux maudits ?
Le regard de Chitose scintilla d'une tendresse mêlée de tristesse.
– Je sais que c'est ainsi que la plupart des gens de ce pays te considéraient, mais sache que ce n'est pas mon cas.
Cette phrase acheva de déconcerter le mage, qui ne sut plus quoi penser.
– Que faîtes-vous à Valeria ? leur demanda Chitose.
Les cinq compagnons s'entre-regardèrent, hésitants, avant de juger que cette femme ne représentait aucun danger. Shaolan prit donc la parole :
– Nous cherchons à déterminer l'origine d'un pouvoir dont un magicien nous a parlé, à Tírméith, et qui se serait réveillé à Valeria.
L'expression de Chitose se rembrunit.
– Je vois … c'est sans doute pour ça. Ainsi, mon intuition ne m'avait pas trompée.
– Vous pouvez détecter la magie ? fit Sakura, étonnée.
– Non, mais disons … que je sais qu'il se trame quelque chose dans ce pays.
La vieille femme serra l'anse de son panier et demanda d'une voix sourde :
– Je sais que nous venons de nous rencontrer et ma demande va sans doute vous paraître déplacée, mais … je dois vous parler, c'est très important. Je ne vis pas très loin d'ici. Accepteriez-vous de m'accompagner jusque chez moi ?
Les voyageurs échangèrent un regard : après une rencontre aussi surprenante, il leur était difficile de décliner l'invitation. Leur curiosité avait été suffisamment attisée pour qu'ils éprouvent le besoin d'étancher leur soif de réponses, car il leur semblait maintenant évident que cette femme n'avait rien à voir avec la horde d'assassins qui les avaient attaqués. Fye, troublé, observait Chitose avec un mélange d'intérêt et de crainte : il voulait savoir comment elle connaissait le nom de sa mère, le sien et celui de son frère, il voulait comprendre le sens du regard bouleversé qu'elle lui avait adressé, mais en même temps il avait peur de ce qu'il allait découvrir. Il n'oubliait pas qu'il se trouvait à Valeria, le pays où tant de catastrophes s'étaient déclenchées par sa faute.
Détachant leurs chevaux de l'endroit où ils les avaient laissés, ils emboîtèrent le pas à la mystérieuse vieille femme.
