Bonjour bonjour !
Désolée pour cette absence un peu plus longue que de coutume, mais je suis retour avec un assez long chapitre aujourd'hui ! Je vous ai réservé de nouvelles surprises, et si vous vous posez des questions à propos de Chitose, ce chapitre devrait en partie y répondre ;)
Bonne lecture à tous !
Chapitre 10 - Le dieu primordial
Chitose ouvrit la marche et les entraîna sur un chemin qui slalomait entre les ailes blanches des sapins. L'âge avancé de leur guide et la toux qui la secouait sporadiquement ralentissait son pas, obligeant les cinq voyageurs à se caler sur son rythme pour ne pas la devancer. Shaolan et Sakura finirent par lui proposer de prendre l'une de leur monture. Juchée sur le cheval de Shaolan, elle les orienta à travers la forêt qu'ils laissèrent bientôt derrière eux pour se retrouver au bord du loch. L'eau grise se ridait sous l'haleine glacée du vent et les pierres qui jonchaient la rive crissaient sous leurs pas. Soudain, Chitose leva un doigt en direction d'une montagne située droit devant eux, dont la base plongeait directement dans l'eau du lac en freinant la bise qui remontait la vallée. Au pied de cet écran naturel se dressait une longère construite en pierre.
– C'est ici que j'habite, déclara Chitose en se laissant glisser de son cheval. Suivez-moi.
La bâtisse, entièrement de plain-pied, mesurait au moins trente mètres de longueur, ce qui ne manqua pas d'étonner les cinq voyageurs.
– Vous vivez seule ici ? demanda Kurogane.
– Oui.
Le ninja haussa un sourcil : Chitose possédait une bien grande demeure pour y vivre sans compagnie. D'ailleurs, il se demandait comment une femme seule avait pu survivre aussi longtemps dans un pays entièrement gelé, sans ressources extérieures. Chitose se dirigea vers le côté gauche de la maison, où se découpait une porte d'entrée. Elle poussa le battant en bois, dont l'encadrement était calfeutré grâce à des bandes de fourrure, puis les invita à pénétrer dans un espace où régnait dans une douce chaleur. Petite en regard de la superficie totale de la maison, la pièce servait à la fois de salle à manger et de chambre à coucher. Une table entourée de chaises faisait face à une cheminée dont les braises à demi éteintes diffusaient une température agréable dans la pièce. Des casseroles et une vaisselle sommaire s'alignaient sur une étagère de bois brut, tandis qu'un tas de bûches jouxtait le foyer. Des fourrures tendues sur les murs isolaient l'habitat du froid et contre l'une des parois se dressait un lit où s'empilaient plusieurs couches de couvertures. Sur un établi s'étalaient, éparpillés, des cordes et des filets destinés à fabriquer des pièges et un peu de matériel de couture. Chitose raviva le feu grâce au petit bois qu'elle avait trouvé et posa son lapin sur la table.
– Je tiens à vous offrir un repas.
– Non, ce n'est pas la peine, je vous assure, nous avons petit-déjeuné il y a une heure à peine ! s'exclama Sakura.
– Alors, je vous cuisinerai le déjeuner.
– La petite a raison, ce n'est pas la peine, déclara Kurogane en se disant que le pauvre lapin ne suffirait jamais pour nourrir sept personnes. Si vous nous donnez le fruit de votre chasse, vous devrez ressortir poser des pièges, et je doute que le gibier sorte fréquemment dans ce pays glacé. Vous risquez de vous retrouver sans nourriture.
– Je finirai bien par attraper quelque chose.
– Sauf votre respect, vous n'êtes plus très jeune. Ça doit être difficile pour vous de faire autant d'efforts.
– Je suis habituée. Et ici, je ne suis pas sans ressources.
Devant le regard intrigué de ses hôtes, elle leur fit un signe de la main pour les inviter à la suivre. Elle se dirigea vers une porte située au fond de la pièce et l'ouvrit : elle donnait sur une seconde salle qui ressemblait à un atelier d'artisan. Un imposant four en pierre en occupait toute la partie gauche, tandis que sur une table s'alignaient des dizaines de vases et d'aiguières en verre multicolore.
– Vous êtes souffleur de verre ? s'ébahit Sakura.
– Oui, c'était l'une de mes activités, autrefois. Aujourd'hui, je continue de fabriquer des vases pour les échanger aux trappeurs de passage contre des graines de céréales ou des fourrures.
Elle traversa l'atelier et ouvrit une troisième porte, derrière laquelle s'étendait une longue salle dont le plafond attira tout de suite l'attention des visiteurs. Entièrement transparent, ils pouvaient voir le ciel chargé de nuages à travers. Sous cette étonnante verrière s'alignait des sacs en toile de jute remplis d'une terre que la neige ne pouvait, ici, ni atteindre ni congeler. De ces pots improvisés dépassaient les feuilles de diverses plantations ; ils devinèrent des chapeaux de champignons qui pointaient le bout de leur nez et des fanes de carottes. Un poêle en fonte, de l'autre côté de la salle, garantissait une température ambiante presque aussi douce que celle de la maison.
– C'est … une serre, n'est-ce pas ? comprit Shaolan, stupéfait.
– Oui, acquiesça Chitose. Grâce aux graines que me donnent les trappeurs, je peux cultiver quelques légumes : j'ai créé sous le plancher des conduits qui transportent de l'eau chauffée par mon poêle, et grâce à ce système, la salle offre les conditions adéquates à mes plantations pour croître.
– Eh ben, vous êtes sacrément débrouillarde, commenta Kurogane. Ça fait beaucoup de trucs à gérer, entre votre four à verre et votre potager.
– Il faut bien se donner les moyens de vivre lorsqu'on habite dans un pays désert.
Elle alla se pencher sur l'un des sacs de jute et demanda :
– Préférez-vous les carottes, les épinards ou les pommes-de-terre ?
– Prenez ce qui vous arrange, vraiment, lui assura Shaolan. Et puis, vous savez, nous avons des vivres nous aussi, nous pouvons les partager avec vous. Ce serait la moindre des choses si vous nous invitez.
– C'est gentil, j'accepte volontiers.
La vieille femme arracha une botte de carotte, quelques panais, et tous regagnèrent la partie de la maison dédiée au logement. Chitose déclara qu'elle allait préparer le repas et qu'ils parleraient pendant que le ragoût mijoterait. Elle s'empara d'un couteau et ouvrit le lapin qu'elle avait attrapé pour le vider. Fye lui proposa son aide tandis que ses compagnons pelaient carottes et pommes-de-terre. Ils rajoutèrent dans la fricassée un peu de beurre qu'ils avaient emporté de Valeria et un trait d'alcool, qui colora les carottes, les panais et les pommes-de-terre d'une jolie teinte caramel.
– Quelle bonne odeur, dit Chitose avec un sourire. Il y avait bien longtemps que je n'avais pas senti le parfum du beurre, et plus longtemps encore que je n'avais pas partagé mon repas avec d'autres personnes.
Les quatre voyageurs observèrent longuement la vieille femme : malgré ses traits fatigués et ses mouvements usés par l'âge, ses yeux gris-violet luisaient d'une chaleur qui réussissait presque à cacher l'immense solitude qu'elle avait dû éprouver pendant de nombreuses années. Fye se demanda depuis combien de temps elle vivait dans cette bâtisse, complètement seule. Dix ans ? Vingt ans ? Davantage ? Il n'osa pas lui poser la question. Chitose se détourna de l'âtre où elle regardait bouillonner la viande et alla s'asseoir, puis invita ses hôtes à la rejoindre autour de la table. Elle les dévisagea l'un après l'autre, et s'attarda de nouveau sur Fye. Le magicien soutint son regard, partagé entre la curiosité qui lui brûlait les lèvres et la crainte de poser une question dont il regretterait la réponse. Finalement, Chitose parla la première :
– Je suis désolée de vous avoir demandé de me suivre jusqu'ici sans vous donner plus de détails. Vous vous demandez sans doute ce qu'une parfaite inconnue peut bien avoir à vous dire qui vous soit si important. Je vais tout vous expliquer. Mais avant, Fye, dis-moi : tu es magicien, n'est-ce pas ?
– Comment … comment le savez-vous ? Je ne sens aucun aura particulière autour vous, cela signifie donc que vous ne possédez pas de pouvoirs magique. Je me trompe ?
– Non, tu as raison.
– Alors, comment avez-vous détecté mon aura ?
– Disons que je n'ai pas besoin de voir ton aura pour savoir que tu disposes de ce don. Je suis même prête à parier que l'étendue de tes pouvoirs dépasse le sens commun. J'ai tort ?
– Non … mais tous les habitants de Valeria savaient que mon frère et moi étions nés avec de telles facultés. Vous ne vous avancez pas trop en affirmant cela.
– C'est vrai, mais la plupart des gens ignorait d'où vous venait cette extraordinaire source de magie. Moi par contre, je le sais.
Les cinq compagnons écarquillèrent les yeux. Fye avala sa salive.
– Que voulez-vous dire ?
– Ne t'es-tu jamais demandé pourquoi ta magie était si puissante ?
– … pas vraiment. Je suis né avec ces pouvoirs et pendant longtemps je les ai détestés, mais par la suite j'ai appris à les maîtriser et j'ai compris leur utilité. Cependant, je ne me suis jamais interrogé sur leur origine. Que … que savez-vous exactement ?
Chitose baissa les yeux.
– Je pense qu'il vaut mieux que je reprenne tout depuis le début. Le village en ruines où nous nous sommes rencontrés ce matin est le lieu où je suis née. J'y ai passé toute ma jeunesse et c'est là que j'ai rencontré celui qui est devenu mon époux ; il s'appelait Ichiro. C'était un homme assez excentrique, mais très intelligent : il avait toujours la tête débordante de mille idées d'objets innovants qu'il essayait de fabriquer avec les ressources de notre région. À cette époque, Valeria ne ressemblait pas du tout au pays glacé d'aujourd'hui : c'était une vallée verte, au sol fertile et à la faune abondante.
– C'est difficile à imaginer, fit Shaolan, stupéfait.
– C'est pourtant vrai. En ce temps, la vie dans notre village était relativement agréable, l'eau du loch alimentait nos moulins et nous cultivions de nombreuses céréales, des fruits et des légumes sur des champs en terrasse que nous avions installés sur les versants des montagnes. Mon père était artisan verrier et j'avais appris auprès de lui ce savoir-faire. Aussi, lorsque je me suis mariée avec Ichiro, j'ai ouvert mon propre atelier. Mon époux m'aidait dans mon commerce, mais il dédiait aussi une importante partie de son temps à ses inventions. La magie a toujours existé à Valeria, cependant seule une poignée de gens recevait ce don à leur naissance ; notre village disposait de son propre mage, qui assurait un rôle d'intermédiaire auprès de nos dieux. Dès que l'un des habitants rencontrait un problème, qu'il s'agisse de sa santé, d'une intercession auprès des divinités ou d'une situation matérielle difficile, il se tournait vers cet homme.
« Mon mari, qui ne possédait pas le moindre pouvoir, était cependant convaincu que la technique peut soulager les hommes de plusieurs de leurs problèmes. Tous les outils, appareils et machines qu'il créait avaient pour vocation d'aider les gens de notre village dans leur quotidien. Certains habitants se montraient réticents face à ces nouveautés, mais d'autres choisissaient de faire confiance à Ichiro et en ressortaient très satisfaits. On nous considérait comme un couple atypique ; les mauvaises langues surnommaient mon mari « le savant fou » et la plupart des femmes se demandaient comment j'avais bien pu épouser un homme pareil. Moi, c'était justement le fait qu'il soit différent qui me plaisait : il croyait en ses inventions et faisait tout ce qui était en son pouvoir pour les concrétiser. Beaucoup de gens pensaient que si nous nous attachions à la fabrication d'objets aussi étranges, c'est parce que nous méprisions la magie et les dieux. Ces médisances ne reposaient sur aucun fondement : Ichiro et moi respections et vénérions les divinités de notre pays, peut-être plus encore que d'autres habitants qui assistaient aux fêtes mais ne faisaient que rarement des offrandes.
« Ensemble, nous étions heureux. Nous aurions voulu de tout cœur avoir un enfant, mais deux ans après nos noces, nous avons dû nous rendre à l'évidence : nous ne pouvions manifestement pas en avoir. Cela nous a beaucoup attristés et j'ai longuement prié nos divinités dans ce but, mais sans résultat. Et puis, un jour, je me suis souvenu d'un ancien mythe. Vous devez savoir qu'à Valeria nous honorons tout un panthéon de divinités que nous sculptons parfois sur des stèles sacrées. Néanmoins, il existe un dieu que nous ne représentons jamais, dont nous ignorons l'apparence et même le nom : il s'agit du dieu primordial, créateur du monde et de toutes les autres divinités. On dit que personne ne peut le connaître ni l'approcher, à moins d'être un mage très puissant. Une légende raconte aussi qu'au nord de notre pays se trouve une montagne qui abrite une grotte sacrée, dans laquelle ce dieu descend parfois pour voir ce qu'il est advenu du monde qu'il avait créé. Ce n'est qu'un mythe, un conte pour enfants, pourtant, à cette époque où aucun dieu ne répondait à mes demandes, l'idée folle de trouver cette caverne m'a traversé l'esprit. Si le dieu primordial venait parfois la visiter, peut-être pourrais-je lui adresser ma prière de concevoir un enfant ? Et quand bien même il ne s'y trouverait pas, l'effort que j'aurais fourni pour atteindre la grotte l'inciterait peut-être à tendre l'oreille à ma requête ? C'est ce que je me suis dit, ce jour-là.
« Lorsque j'ai fait part de mes intentions à Ichiro, il a immédiatement voulu m'accompagner : il disait que cet enfant, nous le désirions tous les deux, et qu'il était normal que nous nous rendions ensemble à cette grotte. Pourtant, j'avais la certitude que c'était un voyage que je devais entreprendre seule ; si je prouvais au dieu primordial que j'étais capable d'atteindre sa caverne par mes propres moyens, il écouterait sans doute ma prière avec plus d'attention. Beaucoup de personnes au village se sont moquées de moi ; on disait que j'étais stupide de croire en l'existence d'une telle caverne, que le dieu primordial était inaccessible et que je ferais mieux de prier les dieux du foyer. Mais je voulais croire que cette divinité puissante pouvait entendre ma prière. J'ai fini par convaincre mon mari et un jour de printemps, je suis partie en direction du nord. J'ai marché pendant près de deux longues semaines. À mesure que je progressais, l'air fraîchissait, et tout autour de moi je ne voyais que des arbustes frêles et des collines pelées. Enfin, je suis arrivée en vue d'une montagne en tout point semblable à celle la légende : complètement étirée, elle ressemblait à un immense pilier de pierre dont le sommet se perdait dans les nuages. Le long de ses flancs étroits grimpait une végétation de fougères et d'épineux qui la rendait particulièrement impressionnante. J'étais remplie de joie à l'idée qu'elle existe réellement et j'étais persuadée que si la montagne se dressait devant moi, elle abritait forcément la grotte de nos mythes. Celle-ci était censée se trouver à environ une centaine de mètres du sol ; j'ai donc commencé l'ascension de ce pic rocheux. Cette escalade est sans doute la chose la plus difficile et la plus risquée que j'aie faite de toute ma vie, mais à cette époque j'étais jeune et déterminée. Quand je suis enfin parvenu à un plateau, j'étais épuisée, j'avais les mains et les genoux en sang, mais j'étais fière de ma prouesse. Mieux, une ouverture béante dans la roche m'a démontré que j'avais eu raison : la grotte existait bel et bien. Je me suis laissée tomber sur le sol et je suis restée là pendant près d'une dizaine de minutes, pour reprendre mon souffle et savourer ma victoire.
« Quand j'ai eu récupéré toutes mes forces, je me suis relevée et mon cœur s'est mis à battre plus fort : je me trouvais au seuil de la caverne dont parlaient nos mythes, ce lieu sacré où descendait parfois le dieu primordial. Je me rappelle avoir pensé que peu d'êtres humains avaient dû parvenir jusque-ici avant moi ; peut-être même étais-je la première. J'ai pris mon courage à deux mains et je suis entrée. J'ai d'abord suivi un étroit boyau dans lequel la lumière baissait à mesure que je m'éloignais de l'extérieur. Heureusement, j'avais emporté une pierre à feu et des bougies : j'en ai allumé une et j'ai continué. Le couloir s'est alors élargi pour se transformer en une vaste caverne et je me suis figée, stupéfaite. Nos légendes décrivaient la grotte sacrée comme un lieu obscur, mais elles se trompaient. Tout autour de moi, des cristaux translucides jaillissaient du sol et des parois comme des épées de diamant. Je me trouvais au cœur d'une immense géode dont le moindre recoin papillonnait de lumière. De chaque cristal émanait un éclat irisé qui changeait de couleur selon l'endroit où l'on se tenait : ils émettaient parfois une lueur bleutée comme les glaciers d'hiver, rose pâle comme la lumière de l'aube ou vert tendre comme les lucioles d'été. Les tons allaient et venaient sur les murs dans un silence où semblait murmurer une présence divine ; je n'avais jamais rien vu d'aussi beau.
« Je me suis approchée du fond de la cavité, qui dégageait une lumière jaune intense. Je suis alors rendue compte qu'un motif avait été sculpté sur la paroi de cristal: il représentait un cercle, encadré de deux ailes déployées. J'ai passé une main sur le relief, fascinée, et j'ai posé ma bougie au sol. Puis, je me suis agenouillée et j'ai longuement prié. Combien de temps suis-je restée là, entourée du chant muet des cristaux ? Je ne saurais le dire. J'ai été tiré de mon recueillement par une sorte de long sifflement mélodieux, presque céleste, qui semblait émaner des murs eux-mêmes. J'ai ouvert les yeux et je me suis retournée : à cet instant, un nuage opalin est apparu dans la caverne et l'a envahie. Je me souviens avoir fermé les yeux et retenu mon souffle : le dieu primordial avait-il entendu ma prière ? Allais-je voir celui dont personne ne connaissait l'apparence ? Je frémissais de curiosité, mais aussi de peur, je le reconnais. Lorsque le nuage s'est dissipé, j'ai lentement rouvert les yeux … je suis demeurée totalement ébahie.
« Loin de l'image que je m'étais faite d'un tout puissant dieu primordial, une étrange petite créature blanche se tenait devant moi. Son corps rond paraissait tendre et deux longues oreilles de lapins pendaient le long de ses joues. Une gemme d'un rouge intense brillait au niveau du front et même si ses yeux restaient clos, je savais qu'elle me voyait. En fait, cette apparition était en tout point identique … à cette petite créature, déclara Chitose en désignant Mokona. »
À ces mots, les cinq voyageurs ouvrirent des yeux ronds et se tournèrent vers leur petit compagnon.
– Blanche-Neige, tu ne nous avais pas dit que tu avais habité dans une grotte sacrée, dit Kurogane.
– Mais Mokona n'est jamais allé dans cette grotte, et il n'avait jamais rencontré Chitose avant aujourd'hui, Mokona le jure !
– Votre ami a raison, ce n'est pas lui que j'ai rencontré, confirma Chitose. Le Mokona qui est apparu devant moi était différent : c'était le dieu primordial, même si je ne l'ai pas deviné immédiatement.
– Le … le dieu primordial ? répéta Shaolan, effaré.
– Quoi ? fit Kurogane, incrédule. Attendez, vous êtes en train de dire que le dieu le plus important de votre panthéon, celui qui a créé votre monde et toutes vos autres divinités ressemble à notre boule de poils ?
– Exactement, acquiesça la vieille femme avec un sourire.
Les quatre voyageurs demeurèrent estomaqués pendant une petite minute. Mokona, lui, profita d'être le centre de l'attention et bomba fièrement le torse.
– Mokona a la même tête qu'un grand dieu ! C'est parce que Mokona est très fort !
– C'est n'importe quoi cette histoire, maugréa Kurogane qui ne parvenait pas à y croire.
– C'est pourtant la vérité, déclara Chitose. Cependant, je dois dire que lorsque le Mokona dont j'ai fait la connaissance est apparu devant moi, je suis également restée quelques instants perplexe, surtout quand cette boule de poils surgie d'un nuage magique s'est jetée dans mes bras et m'a adressé un éloquent « Pyuuu ! ».
– Sur ce point, dit Sakura, il est bien comme notre Mokona.
– Je l'ai porté à bout de bras et nous nous sommes dévisagés pendant quelques secondes, moi sourcils froncés, lui avec un grand sourire en faisant battre ses oreilles. Sur le moment, je n'ai pas directement compris à qui j'avais à faire.
Chitose sourit : elle se souvenait de sa conversation avec cette étrange créature comme si c'était hier.
« Eh bien, dit-elle à la boule de poils, j'ignorais qu'une drôle de petite bête comme toi vivait dans la grotte du dieu primordial ! Je te trouve très mignon, mais qu'es-tu, exactement ?
– Pyuuu !
– Ah, tu ne parles pas … ça ne m'aide pas beaucoup, tu sais ?
– Pyuuu !
– Hum, j'imagine que c'est un assentiment. Dis-moi, toi qui as l'air d'habiter ici, as-tu déjà vu le dieu primordial ? Sais-tu à quoi il ressemble ?
Mokona la dévisagea d'un air mystérieux, avant de repartir d'un « Pyuuu ! » joyeux. Chitose sourit et le posa au sol, puis s'assit à côté de lui.
– Je suppose que ça veut dire oui. Tu sais, je suis venue ici pour le rencontrer et lui demander la grâce de nous accorder un enfant, à mon mari et à moi. J'ai marché depuis le sud de Valeria et j'ai gravi cette haute montagne pour cela. Mais finalement, je commence à croire que les gens du village avaient raison : même si j'ai trouvé la grotte du dieu primordial, cela ne signifie pas forcément qu'il entendra ma prière. Après tout, je ne possède aucun pouvoir, je ne suis ni magicienne ni noble, juste une femme qui fabrique du verre et qui aide son mari dans ses inventions … le dieu primordial n'a sûrement pas de temps à m'accorder.
Le regard de Chitose se perdit dans le vide et elle songea à Ichiro : il l'attendait. Que pouvait-il être en train de faire à cet instant ? La lumière du jour ne parvenait pas jusqu'à la grotte, l'empêchant de deviner l'heure. Que faisait son mari en ce moment ? Elle aurait dû rester avec lui au lieu d'entreprendre ce voyage insensé. Elle n'était personne, qu'un artisan sans le moindre talent magique, comment pouvait-elle espérer attirer l'attention du dieu primordial ? Peut-être les appareils et les machines fabriqués par son mari irritaient-elles le dieu, comme le disaient les habitants de son village. Dans ce cas, il n'y avait aucune chance qu'il prête l'oreille à sa requête …
– C'est vraiment ce que tu penses ?
En entendant ces mots, Chitose sursauta et se retourna : dans la grotte, elle ne vit personne. Son regard tomba alors sur la créature blanche assise près d'elle. Était-ce vraiment elle qui venait de parler ? Il lui avait pourtant semblé qu'elle n'était pas capable de langage …
À cet instant, un halo de lumière enveloppa le corps de la créature, tandis que la gemme rouge sur son front se mettait à briller d'un jaune aussi éclatant que le soleil. L'étrange apparition s'éleva dans les airs et de grandes ailes blanches se déployèrent majestueusement dans son dos. Chitose, les yeux écarquillés, fixa celui qu'elle croyait être une banale créature magique et qui irradiait à présent d'une lumière divine. Le symbole gravé dans le cristal de la grotte qu'elle avait aperçu quelques instants plus tôt lui revint en mémoire : un cercle entouré de deux ailes déployées. Cela correspondait parfaitement à l'être qui trônait au-dessus d'elle.
À cet instant, la jeune femme comprit et un frisson parcourut son échine : depuis le début, elle se tenait devant le dieu primordial. Atterrée de la désinvolture avec laquelle elle s'était adressée à lui, elle tomba à genoux pour implorer son pardon.
– Relève-toi, Chitose.
Le cœur battant, la jeune femme se redressa lentement. Le dieu reprit la parole, ou plutôt, ainsi que la jeune femme le constata, s'adressa à elle par télépathie, et il lui sembla que sa voix grave résonnait jusqu'aux tréfonds de son âme.
– Mon nom est Mokona ; je suis celui que ton peuple désigne depuis la nuit des temps comme le dieu primordial. C'est moi qui ai créé la terre sur laquelle tu vis, ainsi que beaucoup d'autres mondes.
– Beaucoup … beaucoup d'autres mondes ? Que voulez-vous dire par-là ?
– La terre que tu habites n'est pas la seule de cet univers. Bien d'autres dimensions parallèles coexistent avec la tienne, des mondes qui ressemblent parfois au tien, et d'autres, très différents, où vivent des créatures que ton imagination ne pourrait pas concevoir.
– Vous voulez dire qu'il existe d'autres mondes où vivent des êtres humains ?
– Oui. C'est moi qui ai créé tous ces univers et qui ai permis à la magie de naître dans certaines dimensions.
– Il y a donc des mondes où la magie n'existe pas ?
– En effet.
Chitose baissa les yeux : des mondes où la magie n'était qu'une chimère … cela devait être un peu triste, mais elle ne put s'empêcher de penser que dans de tels lieux, personne n'aurait dénigré les inventions de son mari. Elle se souvint alors des propos qu'elle avait tenus devant Mokona et s'inclina :
– Veuillez me pardonner, seigneur. Je me suis montrée irrespectueuse envers vous il y a quelques instants. J'ignorais … j'ignorais devant qui je me tenais.
– Crois-tu réellement que je serais apparu devant toi si tu m'avais offensé ?
Chitose tressaillit.
– La sincérité de tes paroles et ton humilité m'ont touché. Si comme moi tu connaissais le cœur de tous les hommes, tu saurais qu'il existe de nombreuses personnes égoïstes. S'ils me rencontraient, bien des humains exigeraient que j'exauce un vœu qui n'apporterait de satisfaction qu'à eux-mêmes. Mais toi, tu es venue jusqu'ici pour me demander de t'accorder un enfant : il n'y a rien d'égoïste dans ce vœu. La plupart des gens de ton village affirment que les inventions de ton époux vous détournent des dieux, n'est-ce pas ?
– Ce n'est pas vrai, je vous le jure ! Ichiro et moi respectons nos divinités !
– Je n'en doute pas une seconde. Sais-tu pourquoi beaucoup d'habitants répandent ce type de rumeurs ? Parce qu'eux-mêmes n'offrent que peu de témoignage de leur respect à vos divinités. Ils les négligent, et en vous accusant, ils tentent de se cacher leurs propres faiblesses. L'imagination de ton mari et la tienne, la bonté de votre âme et votre capacité à croire en l'existence d'une grotte sacrée dont parle un vieux mythe les agacent, car tout cela les renvoie à la faiblesse de leur foi, à leur manque d'intelligence ou leur cynisme. La vertu peut susciter à la fois l'admiration ou la haine, mais sache que ceux qui médisent sur ton compte et celui de ton mari ne sont que des êtres envieux. Je suis heureux, moi, que tu te sois surpassée pour atteindre ma grotte, et peu m'importe que tu n'aies aucun pouvoir magique.
Chitose dévisagea intensément Mokona, le cœur battant, et des larmes remplirent ses yeux.
– Merci, seigneur Mokona, de vos paroles.
– Ton vœu est d'avoir un enfant, n'est-ce pas ?
– En effet … pouvez-vous l'exaucer ?
– Je le peux.
Chitose releva la tête, le regard rempli d'espoir et de reconnaissance.
– À une condition.
Chitose sentit son coeur s'accélérer.
– … s'agit-il d'une offrande ? Dîtes-moi ce que vous désirez et je m'empresserais de vous satisfaire !
– Je ne désire pas d'offrandes. Ma condition aura des conséquences sur la vie-même de ton enfant.
Chitose fixa le dieu Mokona, inquiète.
– De quelle façon ?
– Il sera le dépositaire d'une partie de mon pouvoir.
Les yeux de la jeune femme s'écarquillèrent.
– Quoi ?...
– Le nombre de dimensions que j'ai créées est infini, Chitose, et malgré ma grande puissance j'ai voulu que les hommes soient libres ; je ne peux donc pas les empêcher de faire le mal. Toutefois, je veux protéger ceux dont le cœur est pur. Tu es sage, Chitose, et je sais que l'enfant que tu porteras le sera aussi. Si tu veux que j'exauce ton souhait, tu devras accepter qu'il possède en lui un fragment de mon pouvoir.
Chitose dévisagea le dieu, abasourdie. Si elle se soumettait à sa condition, son enfant détiendrait une puissance qu'elle ne pouvait même pas imaginer. Serait-ce un bien ou un mal pour lui ? Pourquoi faire porter sur ses frêles épaules une telle puissance ?
– Avoir un enfant est mon souhait. Ne pourrais-je pas assumer moi-même les conséquences de mon choix ? Ne pourriez-vous pas me donner ce pouvoir, plutôt qu'à mon enfant ?
– Non, cela n'est pas possible.
– Pourquoi ?
– Parce qu'une telle quantité de pouvoir ne peut être reçue alors que ta vie a déjà commencé ; pour maîtriser une telle magie, il faut naître avec elle, c'est pour cette raison que je ne l'offrirai qu'à ton enfant.
Chitose baissa la tête et se mordit la lèvre.
– Pourriez-vous m'assurer que ce pouvoir rendra mon enfant heureux ?
– Non, je ne peux pas te faire une telle promesse, car moi-même je l'ignore.
– Comment cela ?
– Ma magie est extrêmement puissante, et le fragment que je te donnerai à ton enfant fera de lui un être hors du commun, différent de la plupart des autres personnes qu'il côtoiera au cours de sa vie. Certains l'admireront pour ses capacités, d'autres le détesteront car ses pouvoirs les effrayeront. D'autres enfin l'envieront, et à cause de ce sentiment, ils rejetteront ton enfant, ou essaieront de le manipuler à leur profit. Je ne peux pas te promettre que ma magie rendra ton enfant heureux, car selon les choix qu'il fera elle pourra aussi être un fardeau. Cependant, je n'exaucerai pas ton vœu si tu n'acceptes pas ma condition.
– Pourquoi tenez-vous à ce point à offrir une part de votre pouvoir à mon enfant ?
– Cela, ce sera à lui de le découvrir. À lui et ses descendant.
La jeune femme fronça les sourcils, intriguée, inquiète, et en proie à un terrible dilemme. Le dieu primordial avait raison, un tel pouvoir attirerait sans doute des convoitises ou la haine des gens normaux. Néanmoins, Chitose s'était juré de toujours croire en la bonté humaine. Le don du dieu n'apporterait peut-être pas que de bonnes choses à son enfant, mais elle le rendrait plus fort, elle le protégerait, même quand elle et son mari ne seraient plus là pour veiller sur lui. Personne, pas même les mages les plus puissants de son pays ne pourraient lui faire du mal. Fut-ce cette dernière pensée qui emporta sa décision ? Lorsqu'elle releva la tête vers Mokona, son regard était résolu.
– J'accepte votre condition, seigneur Mokona.
Le dieu sourit et fit battre ses longues ailes. Un halo doré enveloppa alors tout le corps de Chitose ; son éclat se réverbéra sur les cristaux géants de la grotte, puis il s'éteignit doucement.
– La prochaine fois que tu t'uniras à ton époux, vous concevrez un enfant qui portera en lui un fragment de mon pouvoir.
Chitose s'inclina avec le plus grand respect.
– Avant que tu ne partes, Chitose, je dois te révéler deux choses importantes.
– Lesquelles ?
– La magie que je donne à ton enfant reposera dans ses yeux, qui seront d'un bleu profond ; ne t'étonnes donc pas si leur couleur ne ressemble pas aux yeux de ton mari ou aux tiens.
– Très … très bien.
– Saches, enfin, que si l'enfant que tu mets au monde s'avère être des jumeaux, mon pouvoir n'en sera que plus fort et se verra multiplié par deux dans chacun de ces êtres.
Chitose cligna des yeux, partagée entre un sentiment de fascination et de crainte. Le dieu Mokona replia alors ses longues ailes et disparut dans une explosion de volutes magiques.
Le silence retomba sur la grotte de cristal, dont les couleurs vives s'étaient atténuées. Encore bouleversée par sa rencontre avec le dieu et la promesse qu'il lui avait faite, Chitose demeura un moment hébétée, à fixer les pointes scintillants des cristaux. Puis, une immense joie envahit sa poitrine et elle se précipita hors de la grotte : sur la montagne brillait un soleil qui venait de percer les nuages gris. Elle redescendit l'éperon rocheux et rentra chez elle ; lorsqu'elle arriva au village, elle se jeta dans les bras de son époux et lui raconta tout : il fut le seul à connaître son secret.
« Neuf mois plus tard, acheva Chitose, j'ai mis au monde deux enfants parfaitement identiques : je me suis alors rappelé de l'avertissement du dieu Mokona et j'ai su qu'ils porteraient en eux une très grande magie. Il s'agissait de deux petites filles ; nous les avons appelées Elda et Freya. »
