Bonsoir à tous !

Me revoici pour la suite, sans avoir cette fois-ci trop tardé ! Après deux chapitres denses en informations, je propose aujourd'hui un chapitre dense ... en émotions.

Si ça vous tente, petite suggestion de musiques pour accompagner votre lecture : "Parents feeling", ost de Fruits Basket (version 2019), pour la première partie du chapitre, et pour la seconde partie "She was Here, Alone, 2" ost d'Erased (composée par Yuki Kajiura, auteure des musiques de l'anime et des OAV de Tsubasa ; Erased est par ailleurs un super anime, si vous ne connaissez pas je vous le conseille).

Bonne lecture !


Chapitre 12 - Le silence de la forêt

Kurogane, Shaolan, Sakura fixèrent la dernière lettre qu'Elda avait envoyée à Chitose : les phrases tracées à l'encre s'étaient évaporées dès que la vieille femme avait éloigné sa main du papier. Si le sort qui maintenait secret le contenu de la missive fonctionnait toujours, cela ne pouvait signifier qu'une chose : Elda était encore en vie, quelque part.

Dans l'esprit de Fye, mille idées s'entrechoquaient : tout allait trop vite, il apprenait trop de choses d'un seul coup. D'abord, l'origine de son pouvoir, que le dieu primordial avait offert à Elda et Freya, et dont il avait à son tour hérité ; ensuite, l'étrange coïncidence qui avait fait naître sa mère avec une sœur jumelle, tout comme il avait vu le jour aux côtés de Fye ; l'enfance difficile des deux fillettes jusqu'à leur rencontre avec l'inquiétant Ingvar, puis la mort de Freya et du mari de Chitose. Enfin, la disparition d'Elda, qui avait atterri dans la famille royale de Valeria par un hasard mystérieux ; là, elle avait épousé l'homme qui était devenu leur père, lui et Fye étaient nés, la malédiction s'était déclenchée et leurs parents étaient morts, ou plutôt c'était ce qu'on avait voulu leur faire croire.

Pourquoi leur avait-on menti ? Il ressassait cette question depuis plusieurs minutes et plus il y pensait, plus la réponse lui semblait évidente : pour les isoler. Pour les priver du soutien de leurs parents et les laisser seuls, à la merci du jugement de leur oncle, afin que ce dernier puisse les envoyer croupir dans cette vallée sinistre sans que personne ne s'interpose en leur faveur. Dans sa dernière lettre, Elda exprimait pourtant son désir de les protéger. Avait-elle tenté de les défendre ? Leur père s'en était-il aussi mêlé ? Les en avait-on empêchés ? Avaient-ils été emprisonnés dans un lieu qui inhibait les pouvoirs de sa mère, ainsi qu'on avait procédé avec lui et son frère ? Plus de deux décennies s'étaient écoulées depuis leur disparition ; Elda et son mari avaient dû vieillir, et même s'ils vivaient encore, rien ne disait qu'ils étaient en bonne santé. Fye n'oubliait pas le corps famélique qu'il arborait lorsqu'Ashura était venu le chercher au fond de sa vallée et l'idée que ses parents puissent se trouver dans le même état l'horrifia.

La marmite bouillonnait depuis maintenant près de trois-quarts d'heure, mais personne n'avait le cœur à manger tout de suite ; tous avaient besoin d'assimiler ce qu'ils venaient d'entendre. Shaolan sortit pour nourrir les chevaux, Sakura et Mokona l'accompagnèrent ; Kurogane décréta qu'il allait couper un peu de bois, car après tout, ce serait une corvée en moins pour Chitose. Les trois amis refermèrent doucement la porte de la maison, laissant seul Fye avec sa grand-mère.

Quand le mage se retourna vers la vieille femme, elle se tenait toujours assise à la table près de la cheminée. Son regard avait dérivé vers le foyer et les flammes dansaient dans ses pupilles comme autant de souvenirs qui la hantaient encore. Ses cernes s'étaient creusés et les traits de son visage s'étaient affaissés, vaincus par le poids d'une immense lassitude. Pendant vingt ans, elle avait vécu seule dans cette longère sans jamais perdre espoir. Au fil des mois, au fils des ans, malgré des moments d'abattement, elle n'avait jamais cessé de croire qu'elle rencontrerait un jour ses petits-fils injustement emprisonnés, et en attente de ce jour elle avait préservé son énergie pour être en mesure de leur révéler le récit de sa vie. Pour qu'ils connaissent leurs origines, pour qu'ils sachent d'où leur venaient ces extraordinaires pouvoirs avec lesquels ils étaient nés. Le destin ne lui avait permis de connaître que l'un des deux frères, mais elle avait respecté la promesse qu'elle s'était faite. Cette mission accomplie, ses forces lui échappaient, la faisant paraître plus âgée encore.

Elle tourna la tête et dans ses yeux fatigués, Fye lut un mélange de douceur et de résignation. Chitose se doutait qu'elle ne saurait jamais toute la vérité sur la mort de son mari et celle de Freya, mais la seule joie d'avoir fait sa connaissance suffisait à compenser chacun des jours durant lesquels elle s'était battue pour survivre. Il s'assit face à elle : il ne savait pas comment agir avec cette femme si courageuse et pourtant si fragile, il ne trouvait pas les mots justes pour lui parler, pour lui exprimer ce qu'il ressentait. Alors, il prit doucement l'une de ses mains dans la sienne et la serra, comme s'il pouvait par ce geste lui transmettre toute la gratitude qu'il éprouvait à son égard. Le temps avait crayonné de nombreuses rides dans la paume de Chitose et il frémit au contact de ses doigts frêles et osseux. Sa grand-mère avait résisté à l'adversité, à la cruauté des hommes et des éléments, mais le vent de l'âge l'avait peu à peu érodée. Elle lui sourit et lui rendit son étreinte. À cet instant, il se rendit compte que sa main émettait une chaleur anormale.

– Fye, peux-tu m'apporter la couverture qui se trouve sur le lit ? J'ai un peu froid.

Le magicien la dévisagea et une sourde inquiétude s'éveilla en lui. Lorsqu'il déposa la fourrure sur les épaules de Chitose, ses mains frôlèrent son cou : elle était brûlante.

– Vous avez de la fièvre …

– Je sais. Cela dure depuis plusieurs jours.

– Pourquoi ne pas nous l'avoir dit plus tôt ? Nous vous aurions laissée vous reposer …

– Tu devais savoir la vérité, dit-elle comme si ce seul motif évinçait tous les autres. J'ai déjà été de nombreuses fois malade au cours des deux dernières décennies et je me suis toujours rétablie, ne t'inquiète pas pour moi.

Loin de le rassurer, le ton placide de Chitose accentua la préoccupation de Fye ; il aurait préféré que sa grand-mère s'inquiète davantage de son état. Son expression traduisait une grande sérénité, comme si elle avait pleinement confiance en ses capacités de guérison, ou plutôt comme si ce qui pouvait lui arriver à présent ne l'effrayait plus. Fye empêcha ses pensées de s'aventurer plus loin et aida Chitose à se relever.

– Vous devriez vous allonger.

Elle acquiesça et alla s'étendre sur son lit. Il la couvrit, jeta une nouvelle bûche dans l'âtre et s'appuya d'un bras contre le linteau de la cheminée . Son regard se perdit entre les flammes ardentes et il tenta de repousser les pensées sombres qui l'assaillaient de toutes parts.

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– Je vais chercher de l'eau, dit Sakura.

– D'accord, acquiesça Shaolan, moi je vais donner à manger aux chevaux.

Le jeune homme ouvrit les trois sacs d'avoine qu'ils avaient emportés et les posa devant leurs montures, qui fourrèrent aussitôt leur nez dedans. Tout en observant les bêtes reprendre des forces, Shaolan se pinça le menton et son front se plissa. Mokona, juché sur son épaule, le remarqua.

– Pourquoi Shaolan fait cette tête-là ?

– Hein ? Ah, pour rien. Je réfléchissais.

– À quoi ?

– Au dieu primordial que Chitose a rencontré.

– Mokona aussi y pense. Mokona ne savait pas qu'il avait été créé à l'image d'un dieu.

– Cela m'intrigue. Je supposais que ton aspect était tout droit sorti de l'imagination de la Sorcière des Dimensions, mais à présent, j'en doute fortement. L'apparence du dieu primordial est trop singulière pour avoir été inventée de toutes pièces.

– Tu penses que Yuko avait rencontré le dieu Mokona ?

– C'est possible.

– Tu devrais en parler à Watanuki.

– Oui, tu as raison. Car si Yuko a bel et bien connu ce dieu, alors …

Il n'osa pas terminer sa phrase. L'hypothèse qui lui trottait dans la tête depuis qu'il avait entendu le récit de Chitose lui paraissait trop incroyable. S'il la considérait sérieusement, elle l'entraînerait sur un chemin vertigineux dont il préférait ignorer les implications pour le moment. Ses compagnons avaient déjà suffisamment d'informations à assimiler, mieux valait ne pas les inquiéter avec une idée qui ne reposait peut-être sur aucun fondement.

– Dis, Shaolan, reprit la boule de poils, tu crois que le dieu Mokona a vraiment créé tous les mondes qui existent ?

– Je me suis posé la même question et j'avoue que ça me paraît complètement fou. Cela signifierait que tous les pays que nous avons traversés jusqu'à présent seraient le fruit de sa puissance.

– Mokona ne croit pas que ce soit impossible.

– Vraiment ?

– Si Yuko a donné l'apparence du dieu primordial à Mokona, il y a forcément une raison. Yuko disait que rien n'était dû hasard, alors, si Mokona existe, peut-être que c'était pour … fermer le cercle.

– Fermer le cercle ? Qu'est-ce que tu entends par-là ?

– Mokona ne sait pas. C'est une idée qui se balade dans la tête de Mokona depuis qu'il a entendu l'histoire de Chitose.

Shaolan fronça les sourcils, mais n'insista pas. Il devinait que de nombreux points de l'histoire de la grand-mère de Fye les dépassaient encore ; il faudrait du temps jusqu'à ce qu'ils en comprennent tous les tenants et aboutissants.

Au bord du loch, Sakura plongea son seau dans le fleuve et demeura quelques minutes accroupie, à observer l'étendue d'eau grise cernée de montagnes. Le récit de Chitose l'avait bouleversée, stupéfaite et intriguée à la fois, engourdissant son cerveau d'un trop plein d'émotions difficiles à canaliser. Elle laissa distraitement tremper sa main dans le lac et le courant d'hiver la fit sortir de sa torpeur. Elle recueillit de l'eau entre ses paumes et la porta à ses lèvres : la sensation du liquide glacé coulant dans sa gorge la secoua et lui permit d'ordonner ses pensées.

De tout ce que Chitose leur avait révélé, deux éléments revêtaient une importance capitale : d'abord, cette lettre qui prouvait que la mère de Fye était encore en vie, quelque part. Leur ami voudrait sans doute tenter de la retrouver et la jeune fille espérait que le groupe d'êtres effrayants qui les avait attaqués la veille ne réapparaîtrait pas de sitôt. Par ailleurs, elle ne cessait de penser à ce magicien qui avait harcelé Elda et Freya lorsqu'elles étaient adolescentes pour qu'elles deviennent ses apprenties. Ingvar … Chitose jugeait cet homme responsable de la mort de son mari, et, indirectement, de celle de Freya. Sans disposer de la moindre preuve, Sakura partageait son intuition. Pourquoi ce mage avait-il autant insisté pour enseigner la magie à Elda et Freya ? Simplement parce qu'il avait eu vent de leurs pouvoirs extraordinaires ? Non, cela aurait été trop simple. Que leur voulait-il réellement ? S'il était revenu chaque année dans le village pour réitérer sa proposition, c'est que les fillettes représentaient quelque chose d'important à ses yeux … ou un moyen d'obtenir quelque chose qu'il désirait. Se pouvait-il qu'il connaisse la source de leurs pouvoirs ? Comment ? Chitose était seule le jour où elle avait gravi cette montagne pour rencontrer le dieu primordial. Personne n'avait été témoin de leur échange et à son retour au village elle n'en avait parlé qu'avec son mari. Alors, comment ? Ingvar avait-il détecté l'immense pouvoir des jeunes filles lorsque Freya lui avait fait une démonstration de sa magie ? Que ce serait-il passé si les deux sœurs avaient accepté son offre ? Sakura réfréna les hypothèses qui s'échafaudaient à toute vitesse dans son esprit et se dit qu'elle examinerait cette question plus tard.

Kurogane ne tarda pas à réapparaître, les bras chargés de bois coupé. À son expression fermée, les adolescents devinèrent qu'il avait lui aussi ressassé les propos de Chitose pendant sa corvée. Lorsqu'ils pénétrèrent dans la longère, Fye se tenait assis sur le bord du lit où sa grand-mère s'était étendue : le teint de la vieille femme s'était coloré d'une rougeur suspecte et un voile de sueur faisait briller son front. Le magicien passa un linge humide sur son cou, inquiet.

– Ça ne va pas, dit-il à mi-voix. Elle a beaucoup de fièvre.

Ses amis s'approchèrent, alarmés.

– Depuis quand est-elle dans cet état ? demanda Shaolan.

– Depuis que vous êtes sortis. Elle a soudainement eu froid, ensuite la fièvre a grimpé à toute vitesse.

– Pourtant, elle avait l'air d'aller bien, ce matin observa Kurogane. Elle toussait un peu, mais rien de grave.

– À son âge, un rien peut dégénérer, et je crois que le récit qu'elle nous a fait l'a vidée de ses forces.

– Nous devrions la faire manger, dit Sakura.

Fye acquiesça et se pencha doucement vers sa grand-mère : Chitose ouvrit les yeux et se redressa faiblement. Sakura lui remit un bol de viande, puis servit chacun de ses compagnons. Chitose porta quelques cuillères à sa bouche, mais ne termina pas son assiette et se recoucha. À table, Kurogane, Shaolan, Sakura et Mokona mangèrent distraitement, sans réelle conscience du goût de ce qu'ils ingéraient. Fye fut incapable d'avaler quoique ce soit, la peur lui nouait trop l'estomac. Les heures s'égrenèrent sans que l'état de Chitose ne s'améliore.

– Si nous avions des plantes médicinales, nous pourrions faire une décoction, murmura Sakura en se mordant la lèvre.

Personne ne lui répondit ; tous savaient que trouver un arbuste feuillu à Valeria relevait de l'impossible. Le froid rongeait la moindre racine, tuait la moindre plante, transformait la terre en pierre et condamnait le pays à ne voir croître que des arbres décharnés. Kurogane songea à un moment à ramener Chitose à Tírméith pour y trouver un médecin, puis se ravisa : il n'était même pas certain que la vieille femme supporte un tel voyage. Il se contenta donc d'alimenter la cheminée, le regard sombre. Vaincus par la fatigue, Shaolan et Sakura finirent par s'endormir, les bras croisés sur la table à manger. Kurogane s'adossa à un mur couvert de fourrures et céda lui aussi à la somnolence. Dehors, la nuit s'était glissée dans la vallée pour éteindre les reflets du loch et couvrir de suie les reliefs des montagnes. Le vent qui avait rugi tout le jour finit par se taire et les ténèbres allongèrent le temps, étirant chaque minute de manière insupportable. Fye demeura assis contre la tête de lit de Chitose et tâcha de rester éveillé, mais ses paupières empesées de fatigue finirent par se fermer. Il sursauta lorsqu'il sentit des doigts froids effleurer le dos de sa main : il rouvrit les yeux et vit que Chitose s'était réveillée.

– Fye …

– Je suis là, dit-il en s'agenouillant pour être à sa hauteur. Vous avez besoin de quelque chose ?

– Non, ne t'inquiète pas … Fye, je t'ai raconté mon histoire, ce matin. Je t'ai dit tout ce que je savais, mais … il y a une chose dont nous n'avons pas parlé. Je sais que tu es venu à Valeria à cause … de cette chose qui s'est réveillée.

– Cette chose ? Vous voulez parler de ce pouvoir magique dont on nous a avertis ? Vous savez ce que c'est ? Vous pouvez le sentir ?

– Non, j'ignore de quoi il s'agit et je ne peux pas sentir la magie, mais … quelque chose se trame à Valeria. J'ai vu des hommes et des femmes … au visage hâve, armés jusqu'aux dents. Ils ne m'ont jamais attrapée, mais je sais que leur présence n'annonce rien de bon. Et je suis sûre … que cela a un rapport avec ce mage, Ingvar, qui a tué Freya et mon mari.

– Ingvar ? Mais … n'était-il pas déjà vieux lorsque vous l'avez rencontré ? Ne devrait-il pas être mort, depuis tout ce temps ?

– Ce n'est pas à toi que je vais apprendre qu'un magicien … vit bien plus longtemps qu'un homme normal. Je suis sûre que c'est lui. Retrouve ta mère avant qu'il ne le fasse, Fye … retrouve Elda, et protège-la pour moi. S'il te plaît.

La voix de Chitose n'était plus qu'un souffle. Fye serra sa main dans la sienne et murmura :

– Je vous le promets.

– Je suis heureuse que tu ne sois pas seul. Tu as des amis sur lesquels compter, tu as confiance en eux et ils ont confiance en toi … c'est bien. Je n'aurais pas voulu que tu connaisses la même solitude que moi.

– À présent, vous n'êtes plus seule …

– Oui, c'est vrai …

Fye sentit son estomac se contracter.

– Vous savez, je … je suis vraiment heureux de vous avoir rencontrée. Je n'aurais jamais pu imaginer que quelqu'un m'attendait, ici, à Valeria, et surtout, que vous ne m'en voudriez pas pour tout … tout ce qu'il s'est passé.

– Je suis heureuse de t'avoir attendu. Ces longues années en valaient la peine, même si … le temps que nous avons passé ensemble aura été court.

Le magicien la dévisagea intensément, ne sachant que dire, ne sachant que faire pour la retenir auprès de lui. Chitose lut le désarroi dans son regard, mais elle continua de sourire.

– Ne sois pas triste, Fye. Ne sois pas triste pour moi, car je vais m'en aller avec l'image de ton sourire gravé dans ma mémoire.

– Ne dîtes pas ça … s'il vous plaît, ne dîtes pas ça …

Chitose sourit doucement et posa une main sur sa joue. Ses yeux n'exprimaient aucune peur, juste de la tendresse.

– Merci pour tout …. Yuui.

Fye sentit sa gorge se nouer tandis que la paume de Chitose restait posée sur sa joue. Puis, ses doigts glissèrent le long de sa peau, sa main retomba doucement sur la couverture et le silence envahit la salle à manger. Le magicien demeura plusieurs minutes pétrifié, à fixer le visage serein de sa grand-mère, à imaginer cette voix qu'il n'entendrait plus, ces pupilles gris-violettes qui ne se poseraient plus jamais sur lui, à toutes les questions qu'il aurait encore voulu lui poser, à tous les mots plein de chaleur qu'il aurait voulu lui adresser.

Shaolan, Sakura et Kurogane se tenaient debout derrière leur ami, à une distance respectueuse. Tremblant, Fye sortit de sa torpeur et se releva. Il regarda le corps sans vie de sa grand-mère, puis, incapable de soutenir plus longtemps cette vision, il se détourna. D'un pas rapide, il traversa toute la pièce, ouvrit la porte de la longère d'un geste sec et disparut dans la nuit.

Shaolan et Sakura échangèrent un regard triste, puis la princesse tendit doucement une couverture sur le visage de Chitose. Kurogane demeura un long moment immobile, puis il sortit à son tour et alla nourrir les chevaux : ils avaient déjà mangé quelques heures plus tôt, mais tant pis, il avait besoin de s'occuper, de faire quelque chose pour ne pas penser. Mokona demeura assis sur la table sans, pour une fois, prononcer une seule parole.

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Fye marchait d'un pas rapide, sans regarder devant lui, sans s'arrêter. Le vent lui brûlait les joues et les mains, engourdissait son esprit et ses sens. Il avait oublié son manteau, mais il s'en moquait : il avait passé cinq années de sa vie enfermé au fond d'une fosse enneigée vêtu d'une simple tunique. Son corps était endurci au froid, il savait faire fi des gerçures et des raideurs. Il ne devait surtout pas s'arrêter, car s'il cessait d'avancer, la douleur qui l'assaillirait serait mille fois pire que la morsure de l'hiver.

Tout autour de lui, le silence de la neige murmurait. Cette neige qui les accompagnait depuis qu'ils étaient arrivés à Valeria et qui, cette nuit-là, assourdissait plus fortement les sons, comme si toute la nature s'était tue au moment où Chitose avait fermé les yeux. Sa grand-mère était probablement le dernier être humain à avoir connu l'ancien royaume de Valeria, lorsque l'hiver ne battait pas encore la vallée de ses vents furieux, lorsque la glace ne recouvrait pas l'intégralité de ses terres arables. Cette femme avait cessé de respirer et la forêt avait suspendu son souffle en même temps qu'elle. Fye grimaça : la neige qui craquait sous sa semelle l'horripilait, car ce bruit venait troubler le silence recueilli de la nature. Il avait l'impression d'être un étranger dans ces bois sombres, et il se sentait vide, et il se sentait froid.

Le ciel s'était éclairci et la lune traversait les aiguilles des sapins pour répandre une lumière bleutée sur la poudreuse. Sans qu'il ne sache comment, son errance le ramena au village dans lequel Chitose avait vécu : il déambula entre les édifices squelettiques, observa les stalactites qui pendaient des linteaux avant de détourner le regard des murs crevassés où la mort paraissait se tapir. Il demeura longtemps dans ce village fantôme, puis il redescendit vers le loch. Il longea le fleuve en se remémorant chaque minute passée avec sa grand-mère : sa voix légèrement cassée, son regard bienveillant, le moment où il avait compris qui elle était pour lui, qu'elle l'avait attendu, et surtout, qu'elle ne le jugeait en rien responsable de tout ce qui avait pu se produire lorsqu'il était enfant. Il sentit de nouveau sa gorge se nouer, mais les larmes ne vinrent pas. Quelque chose en lui criait, et pas seulement de la douleur ; une autre émotion bouillonnait, prête à exploser. Il savait qu'il aurait dû se réjouir d'avoir pu connaître Chitose, mais la sensation que le destin lui avait permis de la rencontrer pour la lui arracher aussitôt après lui apparaissait comme une énième cruauté de la vie. Pourquoi la fortune s'amusait-elle toujours de ces retournements qui lui déchiraient le cœur ? Il doutait qu'il y ait une logique à tout cela, et en cet instant il se sentait épuisé. Il aurait voulu dormir, dormir et oublier, mais il savait que s'il faisait cela, il ne ferait que fuir temporairement la réalité et qu'à son réveil, la douleur serait plus forte encore.

Il demeura un moment à regarder l'eau s'écouler à ses pieds : la cavalcade du courant, si différente du silence de la forêt, résonnait dans tout son être comme un tambour militaire. Pourtant, cela ne l'empêcha pas d'entendre les pas de Kurogane dans son dos. Fye savait reconnaître la démarche de chacun de ses compagnons, et plus particulièrement celle du ninja. Il se retourna et aperçut sa silhouette : quand il ne fut plus qu'à quelques mètres de lui, Kurogane s'arrêta. Ils se fixèrent quelques instants en silence.

– Si tu veux rester dehors, tu ferais mieux de te couvrir, lui dit le ninja en lui lançant le manteau qu'il avait oublié.

Fye rattrapa le vêtement au vol.

– Le froid ne me fait rien.

– Ça, c'est ce que tu crois.

Fye haussa les épaules sans répondre, puis enfila le manteau. Kurogane observa longuement le visage de son compagnon en essayant de deviner les sentiments qui l'habitaient : il n'était pas doué pour consoler les autres, mais il ne voulait pas laisser le mage faire face seul à la mort d'un membre de sa famille. Il connaissait suffisamment la douleur que cause la disparition d'un être cher pour vouloir l'aider à surmonter cette épreuve. Fye avait vécu trop de drames de ce genre sans personne pour le soutenir, cette fois, Kurogane voulait qu'il se sente épaulé. Le mage ne s'attendait probablement pas à rencontrer sa grand-mère en revenant à Valeria, et la brève joie qu'il avait éprouvé en faisant sa connaissance avait déjà été étouffée par la peine de l'avoir perdue. La lune blême dessinait des ombres sur son visage fatigué, pourtant, le ninja décelait une autre émotion au fond de ses pupilles, une crispation qu'il ne comprenait pas très bien. Fye s'était déjà replongé dans ses pensées et Kurogane n'était même pas sûr que sa présence puisse lui apporter un quelconque réconfort. Il préférait peut-être rester seul, mais le brun fit tout de même une tentative :

– Je comprends que ce soit difficile. Mais dis-toi … que cette femme a eu une longue vie.

Une ride creusa le front de Fye et brusquement, le sentiment qui bouillonnait dans le creux de son ventre se souleva comme une tempête. Lorsqu'il releva la tête, le bleu de ses yeux avait encore pâli, devenant aussi dur que la glace, et il explosa :

– Une longue de vie ? De quelle vie parles-tu ? D'une vie de recluse ? D'une vie où elle a perdu l'homme qu'elle aimait et l'une de ses filles en une seule nuit ? D'une vie pendant laquelle sa seconde fille l'a oubliée pendant plus de quatre ans ? D'une vie où elle a vu son pays détruit par une malédiction déclenchée par ses petits-fils ?!

– Tu … tu sais très bien que ce n'est pas ce que je voulais dire.

– Pourquoi a-t-elle fallu qu'elle accepte la contrepartie du dieu Mokona ? Pourquoi a-t-il fallu qu'elle consente à ce que ses filles et ses descendants portent en eux une magie si puissante ?

Kurogane haussa légèrement les sourcils : Fye était-il en colère … contre sa grand-mère ? Lui en voulait-il d'avoir condamné ses filles, et par extension ses petits-fils, à être les détenteurs d'une magie redoutable ? Ce n'était pourtant pas son genre. Non, derrière cette colère se cachait autre chose, et dans le regard du mage, Kurogane vit soudain jaillir de la douleur.

– Pourquoi a-t-elle accepté de payer un si lourd tribut, alors qu'elle aurait pu vivre heureuse sans Elda et Freya … et sans Fye et moi ? Elle pensait que la venue au monde de ses filles lui apporterait le bonheur, mais leur magie … notre magie a tout gâché. Ce sont les pouvoirs d'Elda et Freya qui ont attiré Ingvar, et ce sont nos pouvoirs, à Fye et moi, qui ont déclenché la malédiction … Chitose était une femme généreuse, courageuse, pourquoi a-t-il fallu qu'elle s'encombre de personnes qui ont détruit sa vie ? Il aurait mieux fallu que ma mère et sa sœur ne naissent jamais … ainsi, Fye et moi n'aurions pas existé non plus, Chitose aurait pu connaître le bonheur et Valeria ne serait pas une terre stérile aujourd'hui.

Cette fois, tout était plus clair. Kurogane saisissait parfaitement le cheminement de pensées du mage, à présent. Fye n'éprouvait pas de rancune contre sa grand-mère, au contraire, il se sentait responsable de la vie malheureuse qu'elle avait menée pendant plus de trente ans. Cependant, maintenant qu'il comprenait, le ninja sentit aussi la colère l'envahir : son compagnon n'apprendrait-il donc jamais ? Comment pouvait-il, une fois de plus, dénigrer son existence ? Kurogane pensait pourtant que de telles pensées ne le traversaient plus depuis qu'ils avaient vaincu Fei Wang Reed et sans qu'il ne s'explique vraiment pourquoi, il éprouva un sentiment de trahison. Fye ne lui avait-il pas dit, au palais de Shiragasi, qu'il ne mépriserait plus le prix de sa vie ? Que faisait-il de cette promesse ? Savait-il seulement à quel point cela lui faisait mal de le voir de nouveau aussi sombre, aussi en colère, aussi dégoûté de lui-même ? À quel point cela le déchirait de le voir souffrir de cette manière, et combien cela le mettait en rogne aussi ? Il avait désiré que Fye soit libre, et il avait agi en conséquence pour l'aider à le devenir. Toutefois, à présent, il avait l'impression que le mage rabaissait l'importance des sacrifices auxquels ils avaient consentis, et ça, il ne pouvait pas le tolérer. D'autant qu'il savait que ce n'était pas ce que Fye souhaitait vraiment, au fond de lui-même. Seulement, le fardeau dont il s'était délesté à la mort de Fei Wang Reed était revenu charger ses épaules et à nouveau, les remords le rongeaient. Kurogane songea donc qu'il allait devoir mettre les points sur « i » encore une fois et avant que Fye n'ait pu faire un mouvement, il l'avait attrapé par le col.

– Écoute-moi bien, le mage. Je comprends parfaitement que tu puisses imaginer que Chitose aurait été plus heureuse sans ses filles et ses petits-fils, mais tu te trompes. Personne ne l'a obligée à accepter la condition du dieu primordial. En gravissant cette montagne, en se rendant dans cette grotte lointaine, elle savait ce qu'il l'attendait. Elle devinait que si le dieu répondait à ses prières, ce ne serait pas gratuit, et elle l'a fait en connaissance de cause, parce qu'elle voulait un enfant. Sans l'intervention de ce Mokona divin, vous ne seriez pas porteurs de magie, c'est vrai, vous n'existeriez même pas. Mais alors Chitose serait restée malheureuse, comme elle l'était avant d'entreprendre son voyage. Tu crois vraiment que ça aurait été une solution ?

– Peut-être la meilleure pour elle …

Cette fois, c'en était trop. Le coup de poing partit avec une telle force qu'il fit reculer Fye de quelques pas.

– Comment t'oses dire ça ? Tu m'as dit à Shiragasi que tu ne mépriserais plus jamais le prix de ta vie. Tu l'as oublié ? Tout ce que t'as lutté, tout qu'on a lutté ensemble, ça ne compte pas à tes yeux ? Tu as toujours été très fort, et là, tu voudrais plier le genou ? Te fous pas de ma gueule, je sais très bien que ce n'est pas ce que tu veux. Et si tu me dis le contraire, je t'avertis direct : tu continueras sans moi. Je demande à Blanche-Neige de me renvoyer au Japon et tu te débrouilleras tout seul.

Il n'en pensait pas un mot, bien entendu. Pour rien au monde il n'aurait abandonné Fye, et encore moins dans l'état psychologique dans lequel il se trouvait actuellement, mais il fallait qu'il le fasse réagir. Le blond le fixa pendant quelques secondes, les yeux écarquillés, et soudain son cœur se serra. Le regard qu'arborait Kurogane, ce regard rageur, il l'avait vu à plusieurs reprises : c'était celui qu'il lui avait adressé à Tokyo, puis à Célès, quand il avait refusé qu'il se sacrifie. Fye prit brusquement conscience qu'il s'était concentré uniquement sur sa douleur, sur ses sentiments, sans se rendre compte de la souffrance qu'il avait fait ressentir à son compagnon. Il s'en voulut terriblement et baissa la tête, penaud.

– Je … je suis désolé, Kuro-chan. Tu as raison. Je n'ai pas envie de dénigrer mon existence, ni tout ce que nous avons vécu ensemble, avec Shaolan, Sakura et Moko-chan … ces souvenirs sont bien trop précieux pour moi. Depuis deux ans, nous étions enfin libres, mais mon passé m'a à nouveau rattrapé et je me sens à nouveau coupable … tellement coupable.

– De quoi ? Que ta grand-mère ait vécu seule dans un pays glacé ? Qu'elle ait accepté la contrepartie du dieu primordial ? Si tu remets en question les décisions qu'elle a prises, tu lui retires sa liberté. C'était sa volonté, sa compensation, elle l'a acceptée de son plein gré, comme nous avec la Sorcière. La vieille te l'avait dit : même si certaines choses ont été calculées à l'avance, on a toujours eu le choix. Ça vaut pour ta grand-mère, et pour toi aussi.

Fye cilla : Kurogane avait raison. Il avait voulu s'effacer de la vie de Chitose et effacer la vie de son frère, de sa mère et de Freya avec lui, au prétexte que cela l'aurait rendue plus heureuse : de quel droit s'arrogeait-il ce pouvoir ? De quel droit jugeait-il de la pertinence de la vie d'autrui ? Il avait réfléchi de manière égoïste pour atténuer la culpabilité qu'il ressentait envers sa grand-mère, cependant, si Chitose était à l'origine d'une succession d'évènements qui avaient abouti à sa naissance, elle n'était en rien responsable des décisions qu'avaient prises ses filles, puis ses petits-fils. Les années qui avaient suivi la venue au monde d'Elda et Freya s'étaient révélées malheureuses parce qu'elles ne dépendaient pas seulement de la volonté des deux fillettes, mais de celles de nombreuses autres personnes. Non, il était impossible de tout contrôler, et par là-même, il n'avait pas à endosser l'entière responsabilité de l'existence qu'avait menée sa grand-mère. Lorsqu'il en prit conscience, il sentit un énorme poids se retirer de sa poitrine.

– Maintenant, poursuivit Kurogane, tu as deux options : te sentir coupable de maux dont tu n'es pas responsable, ou bien te battre et continuer d'avancer. Qu'est-ce que tu choisis ?

Un sourire étrange où se mêlaient de la tristesse, une forme de fatalisme et une féroce volonté se dessina sur les lèvres du magicien.

– Me battre, évidemment.

Kurogane sourit : c'était tout ce qu'il voulait entendre.

– Bien.

Le visage de Fye demeurait triste, et le ninja devinait que la douleur que lui causait la mort de sa grand-mère ne disparaîtrait pas si facilement, mais il avait obtenu ce qu'il souhaitait : que le mage continue d'avancer, coûte que coûte, afin qu'il puisse, lui aussi, continuer de se tenir à ses côtés. Le regard du blond s'était à nouveau perdu dans le néant et Kurogane jugea qu'il pouvait maintenant le laisser seul.

– Je retourne à la longère. Ne tarde pas trop, tu vas être malade.

– D'accord.

Fye l'observa s'éloigner, puis se retourna vers le fleuve qu'il contempla pendant de longues minutes : sa colère s'était envolée, mais le fardeau de la peine, lui, demeurait. Si une part de lui admettait qu'il avait eu de la chance de rencontrer sa grand-mère, une autre continuait de penser que la perdre si vite relevait de l'injustice. Fatigué et plus engourdi par le froid qu'il n'aurait voulu l'admettre, il regagna à son tour la longère.

Quand il entra dans la pièce à vivre, la douce chaleur du foyer lui parut presque irréelle. Shaolan avait tiré une chaise près de la cheminée et contemplait les flammes d'un regard absent ; Kurogane s'était adossé contre un mur tendu de fourrures et avait fermé les yeux, une main posée sur la tête de Mokona qui dormait sur ses genoux. Quant à Sakura, Fye la trouva agenouillée devant le lit où reposait le corps de Chitose : la princesse avait tendu une couverture sur le visage de sa grand-mère et se tenait immobile, assise à même le sol. Le magicien ne voulait pas qu'elle passe la nuit dans cette position inconfortable et s'avança pour lui intimer de prendre du repos. Cependant, en s'approchant, il découvrit que la princesse avait joint les mains et fermé les yeux ; il comprit alors qu'elle priait. La jeune fille devina sa présence et releva la tête avec douceur.

– Ah, Fye, tu es revenu. Est-ce que … tu veux te joindre à moi ?

Le magicien cligna des yeux, déstabilisé : il n'avait jamais eu foi en aucune divinité, et si ses voyages lui avaient appris que les dieux existent bel et bien, il était loin de les croire omnipotents. Il n'avait jamais demandé son aide à un quelconque être surnaturel, et s'il l'avait fait, ce devait être lorsqu'il n'était qu'un tout petit garçon, au moment où la malédiction s'était déclenchée. Par la suite, l'enfance qui avait été la sienne l'avait dissuadé de croire en un ou plusieurs dieux. De toute façon, il n'aurait jamais pu concevoir qu'un tel être accepte que lui et son frère souffrent autant pour des maux qu'ils n'avaient jamais souhaités voir s'abattre sur leur pays. Non, le destin s'était trop acharné sur lui pour qu'il puisse formuler la moindre prière.

Pourtant Sakura priait, elle. À qui pouvait-elle bien s'adresser ? Peut-être aux divinités du monde de Clow, qu'elle connaissait grâce à sa formation de prêtresse ? Le mage, lui, n'avait pas la moindre idée du dieu auquel il pourrait recommander l'âme de sa grand-mère. Le premier visage qui lui vint à l'esprit fut celui du dieu primordial, tout du moins tel qu'il se l'imaginait à partir de l'apparence de Mokona. Seulement, il détestait cette créature d'avoir imposé à Chitose une partie de sa magie, ce qui ne le prédisposait pas du tout à le solliciter.

Le cœur lourd et la tête vide, il s'agenouilla près de Sakura. Il observa la jeune fille, troublé, reconnaissant aussi, même s'il ne pouvait s'empêcher de penser que ses oraisons resteraient peut-être vaines. Puis, il reporta son regard sur lit où reposait Chitose : la couverture masquait désormais son visage. Ce fut à cet instant que la réalité de sa mort prit corps dans son esprit : son cœur se serra terriblement, sa gorge se noua, mais cette fois, la colère n'était plus là pour contenir sa peine. Des larmes roulèrent le long de ses joues et s'écrasèrent en silence sur ses vêtements, étouffées par la chaude fourrure. Au même instant, une main se posa la sienne : Sakura avait rouvert les yeux, mais elle ne le regardait pas ; toute son attention se focalisait sur Chitose et elle poursuivit sa prière. Néanmoins, elle serra sa main plus fortement, et par ce geste elle lui transmit un peu de sa chaleur. Fye sentit que les larmes continuaient d'affluer et sans qu'il ne sache pourquoi, il ne se sentit pas gêné de les laisser couler en sa présence. C'était déjà arrivé avec l'ancienne Sakura, dans une situation plus dramatique encore que celle qu'il vivait actuellement ; la jeune fille, qu'il s'agisse de son clone ou de l'originale, avait toujours eu le pouvoir de l'apaiser. Elle ne comprenait pas forcément ses émotions profondes – Kurogane était plus doué qu'elle pour cela – mais elle lui offrait un réconfort que nul autre sur terre ne pouvait lui apporter. Les larmes dévalèrent ses joues et à mesure qu'elles s'échappaient de ses paupières, il eut la sensation que son fardeau s'allégeait.

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Lorsque Shaolan, Sakura, Kurogane et Mokona se réveillèrent, ils trouvèrent leur ami au bord du fleuve, une longue pelle à la main. Tous se rappelaient ce qu'avait dit Kurogane : le froid gelait la terre, rendant impossible toute inhumation. Pour Chitose néanmoins, Fye avait refusé d'y renoncer, et il s'acharnait sur sa pelle avec une détermination farouche. Kurogane et Shaolan échangèrent un regard, puis rentrèrent dans la longère. Ils en ressortirent quelques minutes plus tard équipés de pioches et rejoignirent leur compagnon sur la berge. Lorsqu'il les vit approcher, le magicien parut sur le point de leur dire qu'il se chargerait seul de cette tâche ; pourtant, il se tut. Devinait-il qu'il lui faudrait des dizaines d'heures pour venir à bout d'un tel travail ? La présence de ses compagnons lui redonnait-elle un peu de courage ? Sakura n'aurait su le dire, mais il ne s'opposa pas à leur aide. Les trois hommes commencèrent par briser la couche de glace en surface, avant d'atteindre la terre pour y aménager une fosse.

Après trois heures d'âpre labeur, ils purent enfin mettre Chitose en terre. La tombe refermée, ils demeurèrent un moment face à la sépulture, dans un recueillement silencieux. Au-dessus de leurs têtes, un soleil dont l'éclat paraissait presque déplacé brillait de toute sa splendeur. Kurogane remarqua que l'expression de Fye avait changé depuis la nuit passée : à la peine avait succédé une résolution ferme, qui donnait à ses yeux une intensité sombre.

Effectivement, Fye se détourna de la tombe et revint dans la longère. Il ouvrit un tiroir et en tira la lettre que leur avait montrée Chitose : la dernière qu'Elda avait adressée à sa mère après le déclenchement de la malédiction des jumeaux. À cet instant, le magicien entendit ses compagnons s'arrêter sur le seuil de la maison.

– Tu penses que ta mère est toujours en vie ? demanda Kurogane.

– La magie ne ment jamais. Si ce sortilège fonctionne encore, alors Chitose avait raison. Je lui ai promis d'essayer de retrouver ma mère, je tiendrai donc parole. Et puis, moi aussi, je veux savoir.

– Tu penses qu'elle se trouve toujours à Valeria ? demanda Shaolan.

Le mage traça quelques runes sur le papier de la lettre, mais le texte demeura invisible.

– J'en suis presque sûr. Cette lettre dégage une magie encore très vivace malgré les années ; si ma mère s'était trouvée ailleurs qu'à Valeria, l'intensité du sortilège en aurait été diminuée, comme une onde perd de sa force à mesure que la distance s'accroît.

– Est-ce que tu peux remonter la piste du sort ? demanda Sakura.

Fye déplia la lettre sur la table, puis posa sa main dessus et se concentra. Il ressentait sous ses doigts les vibrations du sortilège qui imprégnaient le papier et s'en échappaient pour tisser un fil invisible qui le reliait à l'être qui l'avait créé. Les ondes se propageaient dans l'air avec un infime grésillement que seuls les mages pouvaient percevoir, de manière plus ou moins précise selon leurs capacités. Fye disposait d'excellentes aptitudes à ce niveau, et bien que le sortilège ait été lancé près de vingt ans plus tôt, il identifia rapidement la direction de laquelle il provenait. Ce n'était pas seulement un son, c'était une sensation qui résonnait dans tout son être, une impression forte qui portait presque une odeur en elle. Détectait-il ce sortilège si facilement parce qu'il s'agissait de sa mère ? Il n'aurait su le dire. Il reprit la lettre, sortit de la longère et porta son regard vers l'intérieur des terres, au-delà du loch qu'ils avaient longé jusqu'à présent.

– Il faut aller par là, dit-il en pointant un doigt vers l'est.

– Ce n'est pas la direction de la capitale de Valeria, ça ? remarqua Kurogane.

– Si ... cela veut dire que ma mère se trouve peut-être à proximité de l'ancienne cour royale.

– À combien de temps sommes-nous de cette ville, à ton avis ?

– Je dirais cinq bonnes journées de chevauchée.

– Dans ce cas, ne perdons pas de temps, déclara Shaolan.

Avant de partir, ils récoltèrent les légumes que Chitose avait fait pousser dans sa serre : ces vivres prolongeraient leur autonomie pendant la route et retarderaient le moment où ils devraient commencer à chasser pour se nourrir. Ils décrochèrent aussi quelques fourrures des murs pour mieux calfeutrer leur yourte et laissèrent le reste en l'état : la bâtisse pourrait toujours servir d'abri temporaire à l'un des nombreux trappeurs qui chassaient le lynx des neiges à Valeria.

Ils se mirent ensuite en selle et se dirigèrent vers l'intérieur des terres en suivant une vallée encaissée, qui serpentait entre deux chaînes de montagnes. Le soleil cru décuplait le bleu du ciel et parsemait la poudreuse de paillettes éblouissantes. Leurs montures avaient joui d'une nuit confortable dans une écurie abritée des vents et progressaient d'un bon pas. Fye ouvrait la marche, suivi de Shaolan et de Sakura, tandis que Kurogane fermait la file. Retrouver la mère de leur ami ne constituait pas l'unique but de ce voyage, tous en avaient conscience ; dans cette quête, chacun d'eux espéraient trouver des réponses à leurs questions et tous pressentaient que le chemin sur lequel les conduirait ce périple dépassait encore leur imagination.

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L'immense miroir circulaire diffusait une pâle lueur sur la salle tendue de tapisseries. Sur le tain magique apparaissait les silhouettes du ninja, du mage, de l'adolescent et de la princesse juchés sur leurs montures. L'homme qui les espionnait sourit : ainsi donc, cette vieille chouette de Chitose avait survécu toutes ces années. Il ne l'aurait jamais cru, et lorsqu'il l'avait reconnue il avait hésité à envoyer ses hommes pour l'empêcher de parler. Finalement, ce n'était pas plus mal que le fils d'Elda connaisse une partie de la vérité. En lui racontant son histoire, Chitose lui avait facilité la tâche : tout le groupe prenait la direction de la capitale de Valeria de sa propre initiative. Peut-être allait-il pouvoir faire d'une pierre deux coups.

L'homme fronça les sourcils : depuis quelques jours, la chance lui souriait un peu trop. Cela l'inquiétait. Jamais le hasard n'avait réunis autant de facteurs en sa faveur et il craignait que la roue de fortune ne se retourne brusquement contre lui. Il haussa les épaules : si cela se produisait, il aviserait en temps et en heure. Après tout, il avait attendu presque cinquante ans, il n'était pas à un mois près.

Des bruits de pas résonnèrent dans les escaliers de la tour, attirant son attention : un homme et une femme se tenaient sur le seuil de la salle, la tête inclinée en signe de respect ; ses deux généraux. Leurs visages blêmes portaient les marques du combat qu'ils avaient mené contre le blond et ses compagnons deux jours auparavant, mais ces êtres ne ressentaient pratiquement pas la douleur. Leurs bras pâles disparaissaient sous les chauds vêtements cintrés et doublés de fourrures que leur maître leur avait donnés après les avoir recrutés ; l'homme était doté d'une haute stature, d'aptitudes au combat et d'une voix de stentor persuasive qui en faisait un chef idéal pour commander une troupe d'assassins. La femme, non moins solide, possédait une faculté d'adaptation et une endurance qui lui avaient permis de maîtriser rapidement toutes sortes de techniques de lutte. Cependant, la force physique ne constituait pas le meilleur atout de ses hommes ; non, leur supériorité résidait dans leur mental. Pour obtenir ce qu'ils désiraient, ses soldats devaient le satisfaire et cette condition lui permettait de les tenir sous sa coupe. Sans lui, ces hommes et ses femmes n'atteindraient jamais leur but. Ses généraux gardèrent le silence, dans l'attente que leur maître parle le premier ; ils étaient visiblement venus prendre des ordres. Le magicien se retourna vers le miroir et déclara :

– Suivez-les, mais ne les attaquez pas tant qu'ils n'ont pas atteint la capitale. S'ils parviennent à la trouver, je vous transmettrai d'autres directives.

– Bien, maître, acquiesça l'homme sans lever les yeux.

Et ce fut tout.