Bonjour à tous !
J'espère que vous allez bien ! Après les émotions du chapitre précédent, nos compagnons reprennent leur route avec toujours plus de mystères.
Bonne lecture !
Chapitre 13 - Le château fantomatique
Shaolan, Sakura, Fye et Kurogane laissèrent derrière eux l'ample loch aux flots sombres pour pénétrer à l'intérieur des terres de Valeria. L'eau continuait de serpenter même au cœur du pays, en se réduisant parfois à un mince ruisseau pour ensuite reprendre ses aises dans un lit peu profond, parsemé de grosses pierres qui émergeaient des flots et contre lesquels la rivière se heurtait en bouillonnant. Ils traversèrent une lande enneigée cernée par des flancs de montagnes qui s'étiraient vers le ciel. L'air sec et glacé demeura agréable tant que le soleil brilla, mais en milieu d'après-midi d'épais nuages blancs s'amoncelèrent au-dessus de leurs têtes et le vent se leva. La bourrasque se fit d'autant plus incisive qu'aucun arbre, ni aucun relief ne venait lui faire obstacle. Son gémissement envahit les oreilles des voyageurs tandis que la neige recommençait à tomber, brouillant l'atmosphère. La lumière déclina et la température baissa de plusieurs degrés. Aussi, lorsqu'ils aperçurent l'orée d'une forêt, ils accueillirent la barrière des sapins comme une bénédiction : ils se mirent à l'abri et montèrent leur yourte. Le dîner fut morne, ce soir-là. Fye, le regard lointain et renfermé sur lui-même, ne semblait pas enclin à faire la conversation et ses compagnons ne pouvaient pas l'en blâmer. Shaolan et Sakura échangèrent quelques paroles banales, Kurogane râla après Mokona, pour la forme, et le manjuu répliqua, pour la forme aussi.
La forêt les protégea de la morsure du vent au cours des trois jours qui suivirent, mais au quatrième, ils retrouvèrent la lande dépeuplée et ils durent s'en accommoder. Ils firent halte à la tombée du jour et entreprirent de monter à nouveau leur camp. Tout en soulevant les poutres sur lesquelles ils poseraient les fourrures étanches, Kurogane jeta un œil à Fye. Cela faisait plus de quatre jours qu'il se retranchait dans le silence, et même s'il portait encore le deuil de sa grand-mère, quatre jours pour quelqu'un comme lui, cela commençait à faire beaucoup. Le blond n'avait ouvert la bouche que pour leur communiquer le strict nécessaire et cette attitude inquiétait le ninja. Fye souhaitait honorer la promesse qu'il avait faite à Chitose et refusait de s'accorder la moindre distraction tant qu'il n'aurait pas atteint son objectif. Shaolan et Sakura l'avaient remarqué, eux aussi.
– Il n'a pas besoin d'être aussi exigeant envers lui-même, souffla Sakura tout en nourrissant les chevaux.
– Il pense que c'est son devoir, dit Shaolan. Mais je suis d'accord avec toi.
– Il faudrait qu'il se change un peu les idées.
Ils se mirent au chaud dans la yourte et aidèrent à la préparation du repas. Tandis qu'il pelait des navets, une idée germa soudain dans la tête de Shaolan : cela ne marcherait peut-être pas, mais il ne se sentait pas de passer une énième soirée à fixer son bol de soupe en se posant des questions existentielles. Aussi, lorsque ses compagnons furent sur le point de passer à table, il ouvrit sa sacoche de voyage et en extirpa trois paquets en carton aux rayures colorées, l'un bleu, l'autre rouge et le dernier jaune. Il les disposa au centre du cercle que formaient ses amis et déclara :
– Avant qu'on ne commence, est-ce que ça vous dit de goûter ça ?
Ses compagnons fixèrent les paquets avec surprise et Sakura, intriguée, se pencha sur l'une des trois boîtes.
– Pop … corn. Qu'est-ce que c'est ?
– Des friandises que j'ai achetées dans le précédent monde que nous avons visité. Ce sont des grains de maïs que l'on fait éclater en les faisant chauffer.
– Mais oui ! se rappela soudain Mokona. La serveuse du bar où Kurogane et Fye ont vidé les réserves de liqueurs nous en a servis.
– Quelles liqueurs ? s'étonna Kurogane. Je croyais que c'était du cidre …
– Je les pensais garder pour une occasion particulière, expliqua Shaolan mais finalement, je préfère les sortir ce soir. Par contre, c'est une collation qui se prend en apéritif, donc il faut quelque chose pour l'accompagner …
Il adressa un regard appuyé à Kurogane qui se demanda pourquoi le gamin le fixait comme ça, mais Sakura fut plus rapide. Le regard pétillant, la princesse bondit sur ses pieds, alla farfouiller dans une autre sacoche et en ressortit une bouteille d'alcool qu'elle brandit d'un air candide :
– Ça ira bien avec, vous pensez ?
Un sourire étira les lèvres de Shaolan tandis que Kurogane adressait un regard éberlué à la jeune fille : mais que lui avaient appris les soldats du palais de Clow ?
– T'as déjà bu du gin, petite ?
– Non, mais je vais goûter !
Le ninja haussa les sourcils : bon, en fait, il s'était trompé. À en juger par son air ingénu, elle n'avait visiblement toujours pas appris à boire, et il n'était pas certain qu'une bouteille de gin soit le meilleur choix pour démarrer ce genre d'éducation.
– C'est parfait, Sakura ! approuva Shaolan sans même jeter un œil à la teneur en alcool de la bouteille.
– Euh … gamin, t'es sûr que tu veux que la princesse boive ça ?
– Oh, papa s'inquiète ! s'exclama malicieusement Mokona. Si papa ne voulait pas que ses enfants boivent, il ne fallait pas donner le mauvais exemple !
– Le mauvais exemple ? Parce que tu donnes le bon exemple, toi, peut-être ? Et ne m'appelle pas comme ça !
– Oh, papa n'est pas conteeent !
Tandis que le ninja se jetait sur la boule de poils pour étirer ses joues comme du caoutchouc, Shaolan commença à servir un verre à tout le monde. Au moment où il tendit le sien à Fye, le mage le dévisagea : il savait ce que l'adolescent était en train de faire, pourtant, il ne sentait pas le cœur à trinquer pour quoi que ce soit.
– Shaolan, je ne crois pas que …
Shaolan suspendit son geste et le dévisagea.
– Tu sais, lorsque nous avons choisi de t'accompagner à Valeria, nous savions que ce voyage comporterait son lot de dangers. Les derniers jours ont été difficiles, tu as dû beaucoup prendre sur toi. Tu devrais essayer de te détendre un peu, personne ne t'en voudra de rire ou de t'amuser un peu.
Les yeux de Fye s'écarquillèrent et un souvenir se superposa brusquement au présent. La fraîcheur d'une nuit profonde et parfumée d'une senteur d'humus lui revint en mémoire : ils avaient atterri dans une forêt sombre qui se clairsemait pour déboucher sur les rives d'un lac où vivait un immense poisson aux écailles étincelantes. L'étrange animal évoluait dans les eaux comme le soleil dans le firmament, rythmant la vie de la faune et de la flore d'un microcosme sous-marin. À cette époque-là, ils voyageaient encore avec l'autre Sakura et l'autre Shaolan. Ce n'était que le début de leur périple, lorsque la princesse perdait souvent connaissance, ce qui provoquait chez le double de Shaolan des vagues d'angoisses, et Fye, ce jour-là, avait tenté de le rassurer. La mage cligna des yeux, puis releva la tête vers le jeune homme et s'aperçut qu'il souriait.
– Oui, tu avais dit presque la même chose à mon autre moi, il y a bien longtemps. Aujourd'hui, je crois que c'est toi qui as besoin de l'entendre.
Le blond le dévisagea et un sentiment de gratitude envahit son cœur. Il eut un demi-sourire et soupira intérieurement : Shaolan n'était décidément plus un enfant. Il saisit le verre qu'il lui tendait avec un hochement de tête.
– Merci, Shaolan-kun.
L'adolescent finit sa tournée, sans oublier Mokona et Sakura, à laquelle il servit une rasade aussi généreuse que ses compagnons. Kurogane se demanda vaguement dans quel état les petits allaient finir, puis haussa les épaules : après tout, ils avaient tous besoin de se relâcher. Ils levèrent leur verre et portèrent un toast, puis Shaolan ouvrit les sachets de popcorn.
– Bon, qui veut goûter ?
– Moi ! s'écria aussitôt Mokona.
– Moi aussi ! renchérit la princesse.
– Si c'est que des trucs sucrés, j'en veux pas, marmonna Kurogane.
– Il y en a aussi des salés.
– Ah, cette fois, Kuro-pon, aucun moyen de te défiler, lui glissa doucement Fye.
Le ninja fut sur le point de répliquer, mais il s'arrêta net : Fye venait de le narguer, et il souriait. Il se rendit alors compte combien ses taquineries lui avaient manqué, même si pour rien au monde il ne l'aurait avoué. Le mage, qui avait perçu le subtil changement dans son expression, n'était pas dupe, et ses yeux se mirent à pétiller.
– Eh bien, Kuro-chan, tu as perdu ta langue ?
– Et toi, t'as retrouvé la tienne ?
– Oh, ma conversation te manquait à ce point ?
– Pas du tout !
– Ce n'est pas beau de mentir.
Pendant qu'ils se chamaillaient, Shaolan et Sakura ouvrirent les paquets de popcorns et se servirent tranquillement, amusés.
– Il fallait le dire, Kuro-pon, que tu étais en manque de blagues, j'aurais pu ...
– Je ne veux même pas savoir à quoi tu penses. Tiens, mange ce qu'a rapporté Shaolan au lieu de dire des conneries.
Avec un sourire espiègle, le mage attrapa une petite poignée de maïs soufflé et les picora une à une, pendant que son compagnon buvait cul sec son premier verre. La soirée se poursuivit agréablement. Entre deux rations de popcorns, ils avalèrent le potage qui leur servait de dîner, mais dès la première cuillerée, ils échangèrent un regard : la saveur fade de la soupe ne soutenait vraiment pas la comparaison avec la douceur du maïs soufflé.
Profitant que le mage faisait l'idiot, Kurogane jeta un œil vers le paquet de popcorns salés : personne n'y avait touché, comme s'ils s'étaient tous concertés pour le forcer à y goûter. Après tout, le gamin les avait achetés exprès pour lui, ça ne pouvait pas le tuer. D'un geste qui se voulait discret, il tendit la main vers le paquet et chipa quelques grains. La saveur croquante, le goût de céréales mêlé de sel réveilla aussitôt ses papilles. C'est vrai que ce n'était pas mauvais, ces machins. Le volume du paquet diminua progressivement jusqu'à ce que Mokona, à qui rien n'échappait, se jette dans le sachet tête la première.
– Mmmm … mais chais bon aussi en verchion chalé !
– Manjuu ! T'en as pas eu assez avec tout ce que t'as mangé ?
– L'estomac de Mokona n'est pas encore rempli ! Il reste plein de place !
Joignant le geste à la parole, la boule de poils fit une seconde razzia dans le paquet.
– Espèce de … tu vas voir !
– Oh, Kurogane, tu as finalement goûté le popcorn ? fit Sakura.
– Ouais, mais si ça continue je ne vais pas en manger beaucoup !
– C'est pas grave, on va en refaire un peu, déclara Shaolan d'une voix pâteuse. J'ai encore un paquet dans mon sac, il suffi de les faire chauffer …
Le ninja haussa les sourcils : l'adolescent affichait un grand sourire de bienheureux qu'il n'aurait jamais arboré en temps normal. Le gin commençait à faire effet … Sakura se leva à cet instant, le pas chancelant, l'air un peu trop décidé et les joues déjà bien roses.
– Je vais les préparer ! Shaolan, tu as bien dit qu'il suffisait de les mettre au-dessus d'une source de chaleur pour les faire éclater ?
Ce faisant, elle s'arma d'une casserole avec tant d'ardeur qu'elle manqua d'assommer Fye au passage. Le mage s'esquiva juste à temps en riant, tandis que Kurogane bondissait sur ses pieds : pas question de laisser les gamins s'occuper d'une quelconque cuisson ! Avec la dose d'alcool qu'ils avaient dans le sang, ils auraient été capables de faire partir leur yourte en fumée … il saisit la casserole que Sakura agitait avec véhémence.
– Je vais le faire. Toi et Shaolan, restez assis.
Elle pouffa en se laissant retomber près de l'adolescent, et Kurogane maugréa tout en plaçant la casserole sur le feu. Il versa les grains de maïs dedans et s'assit. À cet instant, Fye s'approcha :
– Kuro-chan …
– Qu'est-ce qu'il y a ? Il faut juste les faire chauffer, non ?
– Oui, mais tu devrais …
Avant même qu'il n'ait pu terminer sa phrase, des dizaines de « pop » résonnèrent et un feu d'artifice de maïs éclata dans toute la yourte.
– Bordel, qu'est-ce qu'il se passe encore ? s'écria Kurogane.
– En fait, déclara Fye en se contorsionnant pour éviter l'assaut des popcorns, j'allais te proposer te mettre un couvercle sur ta marmite …
– Je comprends mieux … putain, mais c'est que ça saute haut, ces trucs !
Au même moment, Mokona s'élança et goba les grains au vol.
– Mokona aime bien faire les popcorns comme ça !
Kurogane eut un sourire de fauve et posa fermement un couvercle sur la marmite.
– Cette fois, la brioche, tu n'en auras pas plus.
– Fye, Kuropon est méchaaant avec Mokona !
– Ne t'inquiète pas, j'irai lui voler de quoi manger dès qu'il aura le dos tourné.
– Répète un peu ça, le mage ?
Les deux compagnons finirent par se courir après, abandonnant la marmite où le maïs avait explosé. Sakura et Shaolan, qui étaient demeurés assis, ne tardèrent pas à le remarquer.
– Regarde Shaolan, ils ont complètement oublié le popcorn …
– Tu as raison, viens … ce serait trop bête d'en laisser !
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– Aaaïe, ma tête …
Shaolan ramassa un peu de neige dans le creux de ses paumes et enfoui son visage dedans. Le froid atténua la terrible migraine lui vrillait les tympans, mais lorsqu'il se redressa, il ne se sentait toujours pas très droit sur ses pieds.
– Tu croyais que t'allais devenir plus résistant à l'alcool en une seule fois ? marmonna Kurogane tout en nourrissant les chevaux. T'as descendu un verre entier de gin alors que tu ne bois jamais, c'est normal que t'aies la gueule de bois.
– Mais ça valait le coup, on a réussi à dérider Fye … et moi, je me suis bien amusé.
– Mmm … faudrait pas que ça devienne une habitude, hein ?
– Oh, Kuro-pi, c'est toi qui dis ça ?
Fye venait d'émerger de la yourte, les bras chargés de leurs sacoches de voyage, suivi de Sakura dont les traits reposés indiquaient qu'elle avait passé une bonne nuit. Elle s'étira et déclara avec un sourire :
– Shaolan a raison, je me suis bien amusée moi aussi !
Shaolan haussa les sourcils, perplexe : le gin semblait n'avoir aucun effet secondaire sur la jeune fille. Mais comment faisait-elle ?
Une fois la yourte démontée et leurs montures harnachées, ils reprirent leur route. Ils entamaient leur cinquième jour de voyage, ils n'étaient donc plus très loin de la capitale de Valeria, mais l'épais brouillard qui les enveloppait les empêchait de voir à plus de deux cents mètres devant eux. L'humidité glaciale paraissait vouloir se glisser entre la doublure de leurs vêtements pour refroidir leur corps et s'infiltrer dans leur gorge enrouée pour geler leurs organes. Malgré tout, ils poursuivaient, et Shaolan remercia intérieurement Kurogane d'avoir choisi des montures adaptées à des conditions climatiques aussi extrêmes. Ils chevauchaient depuis une bonne heure quand Fye s'arrêta.
– Qu'est-ce qu'il se passe ? demanda Sakura.
– J'ai l'impression que nous sommes de nouveau suivis.
– Je confirme, acquiesça Kurogane. Ils nous filent le train depuis que nous sommes partis de chez Chitose.
– Oui, mais je n'arrive pas à les localiser précisément avec ce brouillard, marmonna le mage.
– Vous pensez qu'il s'agit de ceux qui nous ont déjà attaqués ? demanda Shaolan.
– C'est possible, dit Fye, mais dans ce cas, il est étrange qu'ils ne se montrent pas.
Kurogane fronça les sourcils : quelqu'un s'intéressait à leurs faits et gestes tout en demeurant dans l'ombre. S'agissait-il vraiment de la même troupe que celle qu'ils avaient combattue quelques jours plus tôt ? Quelles étaient les intentions de celui ou de celle qui la commandait ? Si on désirait seulement les tuer, ces hommes auraient déjà lancé une nouvelle offensive. Pourtant, ils se cachaient, et tout cela était louche, très louche.
Ils continuèrent leur route en silence, guettant le moindre frôlement, le moindre bruit qui aurait révélé la position de leurs suiveurs. Ils se retrouvèrent bientôt face à une imposante colline, et plutôt que de contourner entièrement sa base ils grimpèrent en partie sur son flanc afin d'arriver plus rapidement de l'autre côté. Peu à peu, le brouillard commença à se lever. À travers la brume qui se dissipait, Sakura distingua un relief, qui se fit de plus en plus précis. Elle immobilisa son cheval, aussitôt imitée par ses compagnons.
– Que se passe-t-il, Sakura-chan ?
– Là, au pied de la montagne, je crois que …
Tous suivirent son regard et à cet instant, le voile de brouillard acheva de se déchirer : en contrebas de la colline, une vaste ville apparut dans le creux du vallon. Les toits des maisons de pierre s'étaient affaissés sous le poids de la neige et le vent avait écorné les ruines, mais le maillage urbain demeurait visible à plusieurs kilomètres de distance, entouré d'une ancienne ligne de fortifications. La ville n'avait pas été bâtie selon un plan prédéfini, elle s'était plutôt accrue selon les besoins de sa population. Derrière les zones d'habitation, une colline d'une curieuse forme dominait toute la vallée. La première partie, à gauche, s'élevait en pente douce comme un promontoire jusqu'à atteindre une altitude où elle s'aplanissait en une sorte de tertre. Puis, elle s'arrondissait à nouveau pour former un mont qui surplombait non seulement la ville, mais aussi toute la lande qui s'étendait au-delà des remparts. Une localisation efficace pour surveiller le territoire, songea Kurogane. Sur le coteau, un château fantomatique se détachait à peine de l'horizon. Ils distinguaient de nombreuses tours qu'un voile de brume séparait du reste de l'édifice, donnant l'impression qu'elles flottaient en suspension dans l'air.
– C'est … la capitale du royaume de Valeria ? devina Shaolan.
– En effet, acquiesça Fye. Et ce château, c'est celui des souverains de Valeria, je le reconnaîtrais entre mille.
– Tu penses que ta mère se trouve là-bas ? demanda Kurogane.
– Le sortilège émis par la lettre de Chitose prend cette direction, en tout cas.
– Allons voir, déclara Sakura en éperonnant son cheval.
Ils descendirent le flanc de montagne qu'ils avaient gravi et arrivèrent rapidement aux abords de la ville. Comme ils l'avaient prévu, celle-ci se trouvait dans un état d'abandon avancé : plus personne ne vivait ici depuis des décennies. Sous les hautes portes d'octroi de la muraille, le vent s'engouffrait en sifflant et tourmentait les vestiges qui gémissaient à son passage. Les toits avaient cédé sous la violence des éléments et à travers les fenêtres sans volets, ils ne virent aucune trace de mobilier. Dans les rues, la neige s'accumulait et se solidifiait en une strate épaisse qui montait jusqu'au linteau des anciennes portes d'entrée. Leurs chevaux grimpèrent le dénivelé en faisant crisser la glace sous leur poids et les voyageurs progressèrent entre les allées, à hauteur du premier étage des maisons. Kurogane se rappela que l'oncle de Fye, sous l'emprise d'une démence provoquée par la malédiction, avait fait massacrer son propre peuple. Il se demanda si certains corps subsistaient sous cette couche de neige, puis il secoua la tête : mieux valait ne pas trop y penser. Si la plupart du temps, les façades de pierre freinaient le blizzard, celui-ci se frayait un passage dans les avenues les plus larges et fouettait le visage des imprudents qui osaient s'aventurer dans la cité maudite. Hormis la lamentation des ruines, un silence de mort régnait tout autour d'eux.
Ils parvinrent bientôt au pied de la colline sur laquelle se dressait le château et décidèrent de la gravir. Après une demi-heure d'ascension, ils arrivèrent devant le palais.
De loin, l'édifice ressemblait à un fantôme qui s'évanouissait dans le brouillard. De près, les voyageurs constatèrent que son architecture noire et décharnée évoquait plutôt un monstre mort, dont le corps se serait décomposé pour révéler une carcasse putride. Les arêtes de ses murs faisaient songer à un squelette et chacune de ses tours effilées tendaient de longs doigts osseux vers le ciel, tel un moribond dans un ultime sursaut de vie. Des lucarnes rondes aux carreaux brisés promenaient des yeux vides sur la colline et sous ces œils-de-bœuf, des fenêtres en arcs brisés grimaçaient de leur bouche de verre édenté. Des entrailles du palais s'élevait une longue plainte à chaque assaut du vent, tel le râle d'agonie d'un hideux dragon. De hauts contreforts saillaient des murs extérieurs et se recourbaient comme de longues pattes d'araignée autour du château, mais le temps avait fragilisé leur action : des pans de façade s'effondraient de part et d'autre, laissant deviner des poutres de charpente fissurées par le gel.
– Accueillant, marmonna Kurogane entre ses dents.
En temps normal, Fye aurait plaisanté sur l'aspect délabré de l'édifice, mais cette fois, il ne dit rien. Le ninja remarqua que le blond s'était tendu et qu'il fixait sans ciller le palais royal, les lèvres serrées et le regard dur. Il n'avait sans doute aucune envie d'en fouler à nouveau le sol, et Kurogane ne le comprenait que trop bien. Malheureusement, le sortilège d'Elda émanait bien du château. Shaolan mit pied à terre et attacha sa monture à un arbre rachitique qui ne paraissait tenir debout que par miracle. Ses compagnons l'imitèrent et ils s'approchèrent de la haute porte d'entrée : les deux battants étaient intacts et ils durent s'y mettre à quatre pour les ouvrir. La porte finit par se mouvoir en grinçant et un rayon de lumière blanchâtre pénétra dans l'édifice vide de toute occupation humaine. Shaolan tendit son épée devant lui et s'exclama :
– Kashin shourai !
Une petite boule de feu jaillit de la pointe de sa lame et illumina l'intérieur du château. L'adolescent pénétra aussitôt à l'intérieur, suivi de Kurogane et de Sakura. Quand Fye franchit à son tour le seuil, une étrange et brève sensation l'assaillit : c'était comme si une vague d'énergie avait frappé son corps de plein fouet en résonnant en lui comme un coup de bâton sur le cuir d'un tambour. Il chancela légèrement et fronça les sourcils, le front plissé. Kurogane se retourna.
– Hé, ça va ?
– Je … je crois qu'on vient d'entrer dans un champ de force magique.
– Un champ de force ?
– Oui, un peu comme les kekkai que Tomoyo est capable de créer.
– Moi aussi, je l'ai senti, acquiesça Sakura en les rejoignant.
– Qui a pu dresser cette barrière ? demanda Shaolan.
– Aucune idée, répondit le magicien. Ce qui est étrange, c'est qu'elle nous ait laissés entrer. Normalement, un kekkai aurait dû nous interdire l'accès.
– Peut-être que le sortilège s'est volontairement affaibli pour nous laisser passer, réfléchit Sakura.
– Ce serait un piège ? comprit Kurogane. Tendu par qui ?
– Je ne sais pas, dit Fye, mais ici, l'air est saturé de magie. Il y en a tellement que je ne perçois même plus l'onde du sortilège de ma mère.
– Comment on va faire pour la trouver, alors ?
– Eh bien, il va falloir tout fouiller.
Ils se trouvaient au pied d'un escalier monumental en haut duquel se découpait une gigantesque porte à deux battants, ornée d'un réseau de triskèles en fer forgé. Fye sentit une boule d'angoisse se former dans son ventre et son cœur s'accéléra brutalement : il savait ce qui se trouvait derrière cette porte. Il le savait et pour rien au monde il n'aurait voulu l'ouvrir. Cependant, il venait de dire à ses compagnons qu'ils devaient tout explorer. Il s'arma donc de courage et gravit les marches : quitte à passer un mauvais moment, autant s'en débarrasser tout de suite. En le voyant aussi décidé, ses amis ne posèrent aucune question et lui emboîtèrent le pas. La boule de feu créée par Shaolan les suivit docilement tout en éclairant leur chemin. La porte aux triskèles leur résista moins que celle de l'entrée, mais ses battants grincèrent deux fois plus en s'écartant. La sphère flamboyante de Shaolan se glissa la première dans l'interstice et s'intensifia : une immense pièce émergea alors de l'ombre.
Dès l'instant où la lueur des flammes tomba sur le trône hérissé de pointes, Fye sentit son sang se glacer dans ses veines. Ils venaient d'entrer dans une sinistre salle d'honneur. À leurs pieds se déroulait une longue allée gelée, recouverte d'un tapis bleu moisi dont le tissu s'arrêtait devant une volée de marches. Celles-ci conduisaient à un trône spectaculaire qui paraissait né d'une éruption de piques de glace. De part et d'autre de l'allée, des colonnes de gel soutenaient des voûtes à croisée d'ogives parcourues de stalactites. Des fanions lacérés par le temps pendaient entre les piliers, tels des linceuls délavés par l'humidité et le froid. Kurogane et Shaolan cillèrent : ils connaissaient cette salle, ils l'avaient déjà vue ; pas en réalité, non, mais à travers les souvenirs de Fye que le roi Ashura les avait forcés à voir. C'était dans cette salle que leur ami et son jumeau avaient été condamnés à être enfermés pour le restant de leurs jours.
Ils tournèrent lentement la tête vers leur compagnon et virent que Fye s'était figé. Son visage avait perdu toutes ses couleurs et ses poings étaient si serrés que ses jointures blanchissaient. Il fixait le trône de glace et ses pupilles s'étaient rétrécies : il se rappelait parfaitement du jour où leur oncle avait prononcé la sentence. Son cerveau était paralysé et il avait l'impression que ses jambes ne le porteraient bientôt plus, vidées de leur énergie par la peur viscérale qui le clouait sur place.
– Sortons d'ici, décréta Kurogane.
La voix du ninja tira brusquement le magicien de son angoisse.
– Mais …
– Tu sens l'onde, ici ?
– Hein …?
– Tu perçois la trace du sortilège de ta mère, dans cette salle ?
Fye cligna des yeux et lentement, son cerveau se réactiva : le sortilège de sa mère, la raison qui les avait conduit dans ce château. C'était pour la retrouver qu'ils devaient fouiller tout l'édifice, c'était pour cela qu'ils se trouvaient dans cette salle infernale. Il ferma les yeux et au prix d'un grand effort, il réussit à s'abstraire du flot d'émotions qui l'assaillaient. Puis, il tenta de percevoir la trace du sortilège qu'ils poursuivaient. Les battements de son cœur résonnaient jusque dans sa tête, mais il s'obligea à faire le vide dans son esprit. La puissante magie qu'il avait ressentie en entrant dans le château imprégnait toujours l'atmosphère, ce qui en rendait la détection difficile. Quand il rouvrit les yeux, il affirma :
– Je ne sens rien, ici.
– Très bien, alors foutons-le camp.
Arrachant le mage à sa contemplation funeste, Kurogane l'obligea à quitter la salle d'honneur. Dès que Shaolan et Sakura furent également sortis, le ninja referma la porte aux triskèles sans qu'une rainure ne permette d'entrevoir l'intérieur de la pièce. Quand le trône fut hors de vue, Fye reprit lentement son souffle, ses poings se desserrèrent et son corps cessa de trembler.
– Merci, souffla-t-il à ses compagnons.
– On va pas s'attarder dans un endroit qui ne nous apporte aucun indice, bougonna Kurogane en haussant les épaules. Allez, ne perdons pas de temps.
D'un pas décidé, il redescendit les marches en direction de l'étage inférieur. Fye le suivit des yeux en continuant de sourire : Kurogane ronchonnait, mais au fond, il s'inquiétait pour lui. Le ninja n'aimait pas les remerciements, pourtant Fye aurait voulu, un jour, lui exprimer toute la gratitude qu'il ressentait à son égard.
Lorsqu'ils arrivèrent au pied des marches, il se sentait déjà beaucoup mieux. Ils fouillèrent toutes les pièces du rez-de-chaussée, qui s'avérèrent n'être que des pièces de service. Un second escalier les conduisit dans les étages où ils traversèrent des salles plus vastes, sans doute les appartements de l'ancienne famille royale. Parfois, du mobilier subsistait, délabré par le temps et le froid polaire. Dans plusieurs de ces pièces Sakura crut percevoir des images du passé et lorsqu'elle laissait courir sa main sur les murs, elle ressentait certaines émotions que les résidents avaient éprouvées lorsqu'ils habitaient dans ce lieu. Fye se rendit compte qu'il avait en grande partie oublié la configuration du château dans lequel il avait vu le jour, comme si le souvenir de la salle où il avait été jugé avait effacé toute autre image de sa mémoire. À mesure qu'ils s'élevaient dans les étages, la puissance magique qu'ils avaient perçue à l'entrée perdit de son intensité.
– Nous n'allons pas dans la bonne direction, comprit Shaolan.
– Redescendons au niveau du hall d'entrée, décida Kurogane.
Une fois de plus, ils se retrouvèrent face à l'imposant escalier, perplexes. Jusqu'à présent ils n'avaient déniché aucune piste, alors où chercher ?
– J'ai l'impression … que l'énergie est plus forte par-là, dit Sakura en tendant un doigt devant elle.
Elle contourna l'escalier, derrière lequel on pouvait passer pour accéder à deux portes de services, situées de part et d'autre d'un portique de pierre. À l'arrière de l'escalier, deux hauts murs avaient été dressés de chaque côté de ses rampes, et une troisième paroi, perpendiculaire aux autres, fermait cet étrange trapèze. De loin, on aurait pu croire que cette architecture servait de soutien à la volée de marches, mais de près, elle paraissait particulièrement massive et l'épaisseur de ses murs dépassait la simple fonction de soubassements. Sakura passa une main sur la paroi arrière, en fronçant les sourcils.
– Je crois que …
Elle n'eut pas le temps de finir sa phrase : sur le mur parfaitement lisse se dessinèrent les contours d'une porte qui émergea de la pierre. Les dizaines de chaînes qui bardaient ses battants, semblaient, eux, n'avoir pas souffert du gel.
– Un sortilège protégeait l'entrée ! fit Mokona.
– C'est pour cela que la porte est dans un excellent état de conservation, acquiesça Shaolan.
– Il y a beaucoup de chaînes qui la recouvrent, remarqua Fye. Ceux qui l'ont construite tenaient absolument à ce qui se trouve derrière ne puisse pas en sortir …
– Tu crois que ta mère pourrait être enfermée là-dedans ? demanda Kurogane.
– En tout cas, la puissance magique qui nous entoure s'est intensifiée lorsque la porte est apparue. Kuro-mi, tu voudrais bien t'occuper de toute cette ferraille qui nous barre le passage ?
– Ouais.
Le ninja leva son sabre et se concentra. D'un geste précis, où convergeait toute sa force, il abattit sa lame dont la puissance trancha d'un seul coup toutes les chaînes qui immobilisait la porte. Ils poussèrent ses battants et se retrouvèrent face à un escalier, situé sous celui qui montait vers la salle du trône. À la différence de son homologue, celui-ci descendait dans les sous-sols du palais. Un vent glacé monta jusqu'aux cinq voyageurs, accompagné d'une odeur de renfermé. De l'eau gouttait sur les marches en produisant un « ploc » d'autant plus inquiétant qu'aucune lumière n'illuminait cette descente. La boule ardente de Shaolan leur ouvrit la voie et ils s'engagèrent sur l'escalier mouillé, sur lequel leurs pas résonnèrent avec un écho d'outre-tombe. Lorsqu'ils arrivèrent au pied de la dernière marche, des lignes de torche mues par un sortilège s'enflammèrent et leur révélèrent une vaste salle voûtée. Deux boyaux creusés dans la pierre s'ouvraient sur leur droite et sur leur gauche, chacun garni d'un escalier qui s'enfonçait plus profondément sous le château.
– Encore des marches ? râla Kurogane. On est reliés aux enfers ici ou quoi ?
– Possible, murmura Fye très sérieusement.
– Tu sens l'onde du sortilège de ta mère ?
– Oui, je la sens même trop, c'est bien le problème : je suis incapable de dire si elle provient de l'escalier de droite ou de gauche.
Les cinq compagnons échangèrent un regard : ils allaient devoir se séparer. Cela ne les enthousiasmait guère, surtout dans un château aussi inquiétant, mais ils n'avaient pas le choix.
– Kurogane, Shaolan, Sakura et Mokona, prenez l'escalier de droite, déclara Fye. Moi, j'irai à gauche.
– D'où tu décides de la répartition ? demanda Kurogane en croisant les bras.
– Je préfère que vous restiez ensemble, avec Shaolan et Sakura. Vous serez plus en sécurité.
– Et ta sécurité à toi, tu y penses ?
– Moi, je me débrouillerai.
Sakura fut sur le point de protester, mais la main de Shaolan se posa sur son bras pour l'en dissuader. Elle tourna la tête vers le jeune homme et crut lire une expression rassurante dans ses pupilles, comme s'il voulait lui dire : « tout ira bien ». Kurogane observa le mage : tous deux savaient que ce réseau souterrain pouvait se révéler truffés de pièges. Si Fye lui demandait de veiller sur Shaolan et Sakura, c'est qu'il jugeait que le danger qui les attendait au bas des marches méritait de prendre cette précaution. Le ninja décida donc de lui faire confiance.
– Ok, fais gaffe à tes fesses.
Fye sourit d'un air espiègle et répondit :
– Vous aussi.
Les épaules tendues et les sens aux aguets, ils se dirigèrent chacun vers un escalier et empruntèrent la volée de marches qui les mèneraient dans les entrailles du palais de Valeria.
