Helloo !
J'espère que vous allez bien depuis la dernière fois :D Aujourd'hui, un chapitre un peu particulier, centré sur deux personnages ... mais pas ceux auxquels vous pensez !
Bonne lecture à tous et à toutes :)
Chapitre 29 - À quoi tu ressembles, pour de vrai ?
Moira appliqua la compresse sur son mollet et entoura son membre d'un bandage. En temps normal, les blessures qu'elle et ses camarades recevaient sur le champ de bataille se refermaient d'elles-mêmes, y compris les plus graves. Cependant, plus la plaie se rapprochait de leur point faible, plus la cicatrisation était longue. Le maître ne pouvait pas se permettre qu'elle demeure invalide trop longtemps, il lui avait donc donné des compresses magiques afin d'accélérer le processus de guérison. Elle serra fortement le tissu contre sa peau, comme si ce geste pouvait effacer ses peurs. La lame du gamin n'était pas passée loin. S'il avait réussi son coup, elle serait morte dans ce corps-ci et tous ses efforts auraient été réduits à néant. Elle aurait retrouvé son apparence d'origine, cette enveloppe charnelle si faible, si pathétique … sans pouvoir atteindre son but. Non, elle refusait d'avoir fait tout cela pour rien, d'avoir abandonné son âme au maître sans en tirer un avantage personnel.
La bataille s'était soldée par une pitoyable débâcle. Le maître avait dû envoyer des renforts pour repêcher les soldats tombés à l'eau ; une fois dégelés, ces derniers s'en étaient tous sortis indemnes car leur point faible n'avait pas été atteint. En tout, ils n'avaient perdu que deux combattants, ce qui était plutôt une bonne nouvelle, même s'ils n'avaient pas pu mettre leur plan en œuvre. Moira pesta à voix basse. Pourquoi avait-il fallu que cette gamine utilise son dé magique ? Sakura était moins faible qu'elle ne le croyait et s'être trompée sur son compte énervait Moira. Cette môme lui paierait cette défaite, elle le jura intérieurement.
Lorsqu'elle et Gowan s'étaient présentés devant le maître, ils n'en menaient pas large. Elle avait été blessée au cours du combat, et Gowan carrément estropié. Ils s'étaient préparés à subir les foudres de leur chef, pourtant il ne s'était pas emporté. On aurait dit qu'il s'attendait à ce résultat, comme s'il avait su dès le départ qu'ils seraient incapables de mettre ses ordres à exécution. L'expression méprisante qu'il leur avait adressée avait fait mal à Moira. Elle lui avait rappelé les regards qu'on lui jetait avant qu'elle ne devienne la guerrière qu'elle était à présent. Une rage mêlée de remords l'avait envahie.
– Nous allons les retrouver, maître, nous allons nous rattraper !
– Inutile. Je vous ai laissé une seconde chance, vous n'avez pas su la saisir. Au moins, vous n'avez essuyé presqu'aucune perte, c'est déjà ça. Cela signifie que les âmes que je collecte actuellement ne serviront pas à remplacer celles de soldats morts, mais bien à en créer de nouveaux.
– Vous aviez raison, maître, était intervenu Gowan, appuyé sur Moira. Les étrangers n'ont pas osé frapper nos combattants au niveau de leur point faible.
– Ils doutent, c'est parfait. Malheureusement, je ne peux plus me permettre d'attendre. Je vais devoir prendre les choses en main pour compenser votre bévue.
Les deux généraux avaient baissé les yeux, puis le maître avait ordonné à Moira d'asseoir Gowan sur un banc afin qu'il puisse le soigner. Il lui avait remis des compresses magiques et la jeune femme s'était retirée.
Elle achevait de panser ses plaies quand la porte de la chambre s'ouvrit. Gowan entra et le regard de Moira se dirigea aussitôt vers son pied droit : chaussé dans une botte chaude, le membre ne ressemblait plus du tout à l'atroce bouillie qu'il était devenu après avoir subi les effets de sa barrière de vide. Elle adressa un regard interrogateur à son coéquipier.
– Le maître te l'a reconstitué ?
– Plus ou moins. Il ne pouvait plus régénérer le pied que ta barrière a détruit, alors il m'en a greffé un autre. Il fonctionne parfaitement, c'est juste que maintenant, je fais une pointure différente de chaque côté. Ça va être coton pour me chausser !
Il s'esclaffa, mais Moira lui jeta un regard noir.
– Et ça te fait rire ? Tu aurais très bien pu y passer !
– Oui, mais grâce à ton intervention, je suis toujours là.
Il prit une chaise et s'installa face à elle. Moira haussa les sourcils : venait-il … de la remercier ? Il souriait, et elle se demanda s'il se moquait d'elle, mais son regard exprimait une reconnaissance sincère. Elle se détourna : elle n'était pas habituée à recevoir des marques de gratitude. Dans son ancienne vie, elle avait toujours eu l'impression d'importuner les autres ; au mieux, on lui témoignait de la pitié, au pire un rejet violent. Gowan avait perdu son pied parce qu'il s'était interposé entre elle et Shaolan. S'il avait poursuivi son combat contre Fye et Kurogane, peut-être s'en serait-il sorti indemne. Dans la chambre engloutie de pénombre, la cheminée peignait des tâches de lumière mouvantes sur les murs et creusait des ombres sur leurs visages. Moira fronça les sourcils.
– Pourquoi tu m'as défendue ?
– Pardon ?
– Pourquoi tu n'as pas continué de te battre contre le prince maudit et le ninja ? Ta fumée les affaiblissait, tu aurais pu les vaincre.
– Nous sommes les deux seuls généraux de notre armée. Tu as travaillé dur pour obtenir cette position, si tu mourrais, le maître aurait du mal à te remplacer. Il en serait sûrement contrarié.
Il avait parlé d'un ton détaché, en énumérant les faits comme des évidences, mais Moira n'était pas dupe.
– Et la vraie raison, c'est quoi ?
Gowan cilla. Malgré la semi-obscurité, il sentait sur lui le regard perçant de sa coéquipière. Moira détectait facilement le mensonge dans la voix d'autrui ; sans doute lui avait-on beaucoup menti, dans son ancienne vie. Il ne lui avait jamais posé de questions, car il considérait que ce n'était pas ses affaires, mais cette fois, il se hasarda à essayer.
– Tu n'as pas rejoint l'armée du maître pour satisfaire une ambition personnelle, n'est-ce pas ? Tu l'as fait pour quelqu'un d'autre. Qui est-ce ? Un membre de ta famille ? Un ami ?
Les traits de Moira se troublèrent, ses yeux verts prirent une teinte obscure. Elle ne s'attendait pas à une telle question, surtout de la part de Gowan. Il semblait tellement indifférent à tout ... Avait-elle envie de lui parler de son passé ? En quoi cela pouvait-il l'intéresser, d'abord ? Personne ne s'était jamais préoccupé de son sort. On lui avait fait trop souvent comprendre qu'elle dérangeait, elle avait appris à ne pas dépendre de l'aide d'autrui. Elle dévisagea son coéquipier intensément, mais garda le silence. Il comprit le message, mais son sourire ne s'effaça pas pour autant. C'était un sourire triste, aussi fatigué que la lueur au fond de ses yeux gris.
– Qui que ce soit cette personne pour laquelle tu te bats, je trouve admirable que tu lui sois si dévouée. Tu as un but, contrairement à moi qui n'agis que dans mon propre intérêt. Alors, si l'un de nous deux doit mourir dans ce corps-ci, je préfère que ce soit moi. Le maître nous a promis une grosse récompense si nous le servons bien, mais si je quitte ce corps avant d'avoir obtenu satisfaction, ce n'est pas grave. Peu m'importe de retrouver mon ancienne apparence et mon ancienne vie. De toute manière, je n'ai personne avec qui partager mes richesses. Alors, je préfère que ce soit toi qui obtiennes ce que tu désires.
Moira le fixa, surprise. Derrière eux, le bois craqua et les flammes se tordirent.
– Tu n'es pas aussi égoïste que tu le prétends, Gowan. Et tu es plus attaché à la vie que tu ne le crois.
– Moi, attaché à la vie ? Tu plaisantes. La vie n'est qu'un joug dont j'aimerais me libérer.
– Dans ce cas, pourquoi m'as-tu remerciée de t'avoir soustrait à ma barrière de vide ? Et pourquoi, en voyant l'état de ton pied, t'es-tu laissé emporter par la colère ? Tu as ordonné à nos soldats de tuer les étrangers, alors que tu savais très bien que ce n'était pas la volonté du maître. Tu as laissé la fureur t'envahir. Pourquoi y aurais-tu cédé si tu n'avais pas peur de la mort, même d'une demi-mort qui t'aurait rendu à ton ancien corps ?
Gowan observa Moira, troublé. Lui, tenir à la vie ?... Depuis le jour où les soldats de l'ancien roi avaient enchaîné ses poignets, près de vingt ans auparavant, il n'aspirait qu'à une seule chose : mourir, et rejoindre ceux qu'il avait perdus. Mais il était trop lâche pour mettre fin à ses jours, et le destin ne lui avait pas permis de succomber au froid ou à la faim. Il était persuadé qu'il aurait accueilli la mort comme une délivrance, mais les paroles de Moira éveillèrent le doute dans son esprit. La jeune femme fixait le sol, sourcils froncés. Gowan songea qu'il aurait aimé la voir sourire, juste une fois, juste pour voir son expression se transformer.
– Moira ?
– Mmm ?
– À quoi tu ressembles, pour de vrai ? Je veux dire, quelle était ton apparence avant de prendre ce corps ?
Les yeux de la jeune femme s'écarquillèrent. Elle crut lire une pointe de gêne sur les traits de Gowan, avant de se dire qu'elle se faisait sûrement des idées. Elle eut un petit rire désabusé.
– Tu me trouverais beaucoup moins impressionnante. Je suis petite, et bien plus âgée que je n'en ai l'air sous cette apparence. J'ai plus de quarante ans, tu sais ? Mes cheveux roux sont parcourus de cheveux blancs et mon corps est fragile ; il n'y a que mes yeux qui ont gardé la même couleur. Dans cette vie-là, personne ne m'obéit comme le font nos soldats. D'ailleurs, personne ne m'écoute, ni ne me prête attention. Je n'existe pas, ou alors, si l'on me remarque, c'est pour s'éloigner de moi. Si je le pouvais, je garderais l'apparence que le maître m'a donnée, elle est bien plus pratique, mais si je le faisais … il ne me reconnaîtrait pas.
– Il ? Qui ?
Le front de Moira se plissa.
– … mon fils.
Gowan cilla.
– C'est pour lui que tu fais tout ça ?
Elle remonta ses pieds sur la traverse de sa chaise et entoura ses genoux de ses bras. Quelques minutes auparavant, elle avait refusé de parler de son passé à Gowan. Par fierté, par pudeur, par crainte de faire remonter des souvenirs douloureux. Pourtant, à présent qu'elle avait évoqué son fils, à présent qu'elle avait franchi cette limite, elle avait l'impression que les mots se bousculaient aux portes de ses lèvres. Elle hésita encore un instant, puis murmura sombrement :
– Ma famille est morte de faim et de froid pendant les années maudites. Moi seule ai survécu, parce que j'étais partie me marier avec un homme qui vivait dans un village au bord de la mer. Quand la grande famine a fait ses ravages, nous avons subsisté un peu plus longtemps que les autres grâce à la pêche. Cependant, cela est rapidement devenu insuffisant, et lorsque je suis tombée enceinte la nourriture manquait cruellement. Je n'ai pas pu m'alimenter correctement et quand mon bébé est venu au monde, j'ai tout de suite su qu'il n'était pas comme les autres. Il était malingre, il avait un bras plus court que l'autre. Mon mari est mort de maladie un an après sa naissance. Mon fils et moi avons échappé à l'épidémie et j'espérais que la malédiction s'arrêterait après la condamnation des princes jumeaux, mais rien n'a changé. Je suis partie avec les survivants de Valeria lors du grand exode organisé par le seigneur Clef.
Elle enchaînait les phrases, sans s'arrêter, sans buter sur les mots, mais dans chacune de ses paroles Gowan devinait une blessure profonde. Il l'écouta sans l'interrompre, presque sans oser respirer.
– Je ne suis pas restée à Tirmeíth. Beaucoup trop d'anciens habitants de Valeria ont voulu s'y installer et cet afflux d'étrangers n'a pas plu à la population locale. Je me suis aventurée plus loin dans Dál Gleann avec mon bébé. Cependant, où que j'aille, les gens me regardaient d'un œil méfiant. Ils savaient que Valeria était sous le coup d'une malédiction et ils craignaient que les exilés n'apportent avec eux les fléaux qui frappaient leur pays. Quand ils découvraient l'étrange aspect de mon bébé, ils étaient persuadés que j'allais leur porter malheur et personne n'a voulu me venir en aide. J'ai vécu comme je l'ai pu, j'ai travaillé durement pour élever mon fils. Il n'a parlé que tardivement et je voyais bien qu'il n'avait pas les mêmes facultés que les autres enfants. Aujourd'hui, il a vingt-deux ans, mais je sais qu'il ne sera jamais autonome. Alors, je veillerai sur lui, quoiqu'il arrive. Le maître a été le premier à me donner une chance, à avoir confiance en moi. Je ferai tout ce qu'il me demande, même si cela implique de tuer d'autres êtres humains.
Gowan, bouleversé, fixa intensément Moira. Elle releva la tête, croisa son regard et se détourna aussitôt.
– Ne me regarde pas comme ça. Je ne veux pas que tu me dises des mots réconfortants qui sonneraient faux. Et surtout, je ne veux que tu aies pitié de moi. Parce que dans la pitié, il y a toujours une part de mépris.
Gowan cligna des yeux. Malgré les rides qui sillonnaient le front de Moira, malgré l'ombre au fond de ses yeux, il la trouva belle.
– Je n'ai pas pitié de toi. J'admire ta force, et je te comprends.
Elle lui adressa un regard surpris.
– Moi, c'est ma femme et ma fille que j'ai perdues.
Les yeux de Moira s'agrandirent. Gowan laissa couler son regard vers le feu.
– Autrefois, j'étais soldat dans l'armée du roi aîné de Valeria. Quand la malédiction s'est déclenchée, j'ai fait ce que j'ai pu pour protéger les habitants du royaume. J'ai tout vu : l'empoisonnement des eaux, les champs gelés, le début de la disette … à chaque nouvelle catastrophe, nous devions agir pour aider la population, tout en sachant que nous n'avions pas les moyens de sauver tout le monde. Je n'avais jamais éprouvé un tel sentiment d'impuissance. Et puis, les choses ont empiré. Le roi aîné est devenu fou, j'ai reçu l'ordre d'emprisonner des gens. Au début, je l'ai fait, parce que je croyais que le roi agissait pour le bien du pays. Cependant, quand j'ai compris qu'il faisait exécuter des innocents, je me suis enfui de l'armée. Ma femme avait donné naissance à une petite fille, nous voulions partir dans un pays voisin où nous serions en sécurité. Nous avons été arrêtés à la frontière. J'ai été accusé de désertion et ma femme de trahison. Nous avons été séparés et j'ai été emprisonné.
« Quand je suis sorti de ma cellule, deux mois s'étaient écoulés. Ma femme et ma fille avaient été mises à mort, mais moi, on m'avait oublié. On a pris leurs vies, leurs vies précieuses et innocentes, mais pas la mienne … je ne pourrai jamais me pardonner d'être le seul à avoir survécu, et je haïrai le roi aîné jusqu'à la fin de mes jours. Le roi cadet et la reine cadette sont peut-être responsables d'avoir donné naissance aux princes maudits, mais le roi aîné est devenu un meurtrier de son propre chef. Je l'aurais tué de mes propres mains si cette ordure n'avait pas mis fin à ses jours. J'ai quitté Valeria avec les derniers survivants que le seigneur Clef a fait passer dans les pays voisins. J'ai vécu d'alcool, d'errance et de faim, jusqu'à ce que je rencontre le maître. Il m'a dit que si je l'aidais, je pourrais prendre ma revanche sur le roi aîné, alors je l'ai suivi. Je pensais qu'étancher ma soif de vengeance me soulagerait, mais j'ai rapidement compris ce que n'était pas le cas. Car même si je me venge, cela ne ramènera pas ma femme et ma fille. C'est pour ça que bien souvent, je préfèrerais être mort. »
Moira cilla. Elle avait la gorge nouée, sa tête lui tournait. On ne s'était jamais confié à elle de la sorte. Elle aurait aimé réchauffer l'âme de Gowan, mais son propre cœur avait tant souffert qu'elle s'en sentait incapable. Elle aurait voulu qu'il raconte cette histoire à quelqu'un d'autre, quelqu'un de plus fort qu'elle, de plus généreux, quelqu'un qui aurait su trouver les mots. Elle se mordit la lèvre.
– Je sais ce que tu ressens.
C'est tout ce qu'elle fut capable de dire. Cependant, alors qu'elle prononçait ces paroles, des larmes coulèrent sur ses joues. Gowan la dévisagea, stupéfait.
– Tu … tu pleures ?
– Non !
Elle-même était surprise de sa réaction. Elle qui se croyait si insensible, si froide de l'intérieur, elle était donc encore capable de pleurer pour quelqu'un ? Elle essuya machinalement ses yeux, presque avec rage. Gowan sourit, de ce sourire si triste qui était le sien, mais qui, en cet instant, devint un peu plus chaleureux.
– Merci.
– Pourquoi tu me remercies ?
– Personne n'avait jamais pleuré pour ma femme et ma fille, à part moi. Nos familles et nos proches étaient déjà morts quand elles ont été exécutées. Alors, merci.
Elle serra plus fortement ses jambes entre ses bras, sans oser le regarder. Au bout de quelques instants, elle demanda :
– Et toi ?
– Quoi, moi ?
– À quoi tu ressembles, pour de vrai ?
– Ah, ça … je pense que tu serais déçue. J'ai plus de quarante-cinq ans, des cheveux gris, le visage marqué par les rides et les joues creusés par l'alcool. Je suis encore fort, mais beaucoup moins que lorsque j'étais jeune, et plus bien plus maigre. Vraiment pas le genre qu'une femme trouverait attirant !
Il rit, mais ce rire était vide et faux. Le front de Moira se plissa, elle rentra la tête dans les épaules.
– J'aimerais bien me faire une opinion par moi-même. Tu crois qu'on pourrait se rencontrer sous notre véritable apparence, quand tout sera fini ?
Son ton était hésitant, mais plus doux que celui qu'elle arborait habituellement. Une étrange chaleur envahit l'âme de Gowan.
– Ça me ferait plaisir. Tu me présenteras ton fils, j'aimerais faire sa connaissance.
