Bonjour à tous !
J'espère que vous allez bien depuis la dernière fois. Me voici de retour avec un nouveau chapitre ! Aujourd'hui, quelques ... tensions entre certains personnages. Je vous laisse découvrir.
Bonne lecture à tous et à bientôt ! :)
Chapitre 33 - Reproches
Hideki frissonna et remonta la couverture sur ses épaules : le foyer central de la yourte s'était éteint durant la nuit et la température à l'intérieur de l'habitacle s'était refroidie. L'ancien roi tenta de se réchauffer, mais n'y parvenant pas, il se leva. Après tout, il se sentirait mieux devant un bon feu. Près de lui, Chii dormait à poings fermés.
Il enfila ses bottes et son manteau, puis se glissa à l'extérieur de la tente. La lumière grise et pâle du petit matin dessinait des reliefs tristes sur les parois de la caverne. Après l'orage, Hideki avait espéré que le ciel se serait dégagé, mais il était toujours encombré de pesant cumulus. Autour de lui le silence régnait, tout le monde dormait encore. Les corps des trappeurs gisaient dans un coin de la grotte, à l'abri sous de chaudes couvertures. Dehors, la lande enneigée s'étendait jusque de l'autre côté de la vallée où se dressait une chaîne de montagnes. Aucun animal ne déambulait sur cette plaine immaculée, aucun son ne troublait la brume matinale. Un étranger qui aurait débarqué dans leur refuge aurait eu peine à croire qu'ils avaient affronté des centaines d'insectes terrifiants durant la nuit.
Enfin, que sa femme, son fils et les amis de ce dernier avaient affrontés.
Hideki s'approcha du foyer, remua les cendres, éparpilla quelques morceaux d'amadou et un fagot de petit bois par-dessus. Puis, il farfouilla dans leurs affaires et trouva une pierre allume-feu. Il n'était pas comme Shaolan, il ne lui suffisait pas de claquer des doigts pour embraser du bois sec, lui. À force de percussions entre un morceau de pyrite et un morceau de silex, des étincelles jaillirent et l'amadou s'enflamma. Les cendres se réchauffèrent en fumant et Hideki put bientôt placer une bûche sur le tas. La chaleur gagna en intensité et il cessa de frissonner. Il mit de l'eau à bouillir, y fit infuser des feuilles de thés ; peu à peu son regard se perdit dans les remous de l'eau chaude.
Sa femme avait retrouvé ses pouvoirs. Lorsqu'il avait vu ses runes lacérer l'air et détruire les insectes dévoreurs d'âme, il avait éprouvé la même sensation que le jour où Chii l'avait défendu contre Tugdual de Laíth. Un sentiment de fascination et de peur entremêlées, qui s'était démultiplié lorsqu'il avait vu Fye joindre ses forces à celles de sa femme. Ensemble, ils avaient éliminé les insectes d'Ingvar, leur magie était réellement incroyable. Pas seulement la leur, d'ailleurs. Shaolan les avait défendu jusqu'au retour de Kurogane et Sakura avait protégé la caverne contre ces choses ignobles.
Il était le seul à ne pas avoir lutté contre les insectes d'Ingvar et cette seule pensée le rongeait de l'intérieur. Tant que Chii demeurait incapable d'utiliser sa magie, sa frustration s'en trouvait atténuée, mais à présent que sa femme avait recouvré ses capacités, il était le seul à se sentir impuissant. Que pouvait bien penser Fye de lui ? Le considérait-il comme un fardeau qu'il traînait derrière lui ? Sans doute. Après tout, c'était à Chii qu'il avait fait confiance, parce qu'elle possédait des pouvoirs semblables aux siens. Il ne voyait pas comment gagner l'estime de son fils, ni comment rivaliser avec le talent de combattants de ses amis. Si seulement il pouvait sentir les auras, ou même ce qi dont parlait Kurogane, si seulement il avait pu rejoindre Fye dans la montagne … mais non, il avait fallu que ce soit le ninja, encore une fois. Les poings de l'ancien roi se serrèrent : plus le temps passait, plus Kurogane lui était antipathique. Pas seulement parce qu'il était proche de Fye, mais aussi parce que, sans posséder de magie, cet homme savait se défendre avec des techniques si redoutables que même Fye comptait sur lui. Hideki aurait aimé que son fils lui fasse confiance de la même manière, mais il savait très bien qu'il n'arrivait pas à la cheville du ninja. Il soupira. Sa longue captivité lui avait volé les années qu'il aurait aimé partager avec son fils, tous les moments où il aurait aimé l'aider à se construire, à devenir un homme. Mais Fye était déjà un homme, et Hideki ne trouvait pas sa place dans cette relation étrange. S'il ne parvenait pas à impressionner son fils, ce dernier pourrait-il l'aimer ?
Il avala une gorgée de thé, puis se mit sur ses pieds. Il devait se ressaisir ! Il avait été formé au maniement de l'épée dans sa jeunesse, avec un peu d'exercice la technique devrait lui revenir. Il prouverait à Fye qu'il était aussi digne de confiance que ses amis, aussi digne de confiance que Kurogane. Il se dirigea vers les sacs dans lesquels ils transportaient leurs affaires et en tira un long objet enveloppé dans une peau tannée. Il déroula le cuir et une épée apparut : il l'avait volée à un soldat d'Ingvar lors de leur dernière bataille et l'avait emportée avec lui. Il observa son tranchant aiguisé : ce n'était pas une épée de première qualité, mais elle allait lui permettre de se remettre en jambes. Il sortit de la caverne pour bénéficier du maximum de lumière naturelle, déjà faible en temps normal, puis trouva un terrain plat où il se serait plus aisé de s'entraîner. Il se mit en garde et inspira profondément ; il devait se souvenir de ses leçons d'escrime. Il avait combattu Tugdual de Laíth pour Chii, il devait être capable d'affronter les soldats d'Ingvar pour Fye. Même s'il ne possédait pas de pouvoirs magiques, même s'il n'avait pas l'expérience de Kurogane, il devait se battre … Hideki se fendit en avant.
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Kurogane passa une main lasse sur son visage : il avait passé une nuit abominable, poursuivi par des cauchemars où Fye mourait toujours de manière atroce. Son sentiment de culpabilité n'avait pas disparu et une mauvaise migraine lui vrillait les tympans. Dans la yourte, aucun de ses compagnons ne s'était réveillé : Shaolan et Sakura dormaient recroquevillés sous leurs fourrures, Mokona était étalé sur un coussin et de l'autre côté de la tente, Fye avait le visage noyé dans ses couvertures. La magie que son compagnon avait employée pour repousser les insectes d'Ingvar lui avait demandé une énergie importante, il avait besoin de récupérer. Kurogane se leva sans bruit et se glissa hors de la yourte.
À l'extérieur, il eut la surprise de découvrir le foyer central allumé. Il pensait être le premier levé, mais les parents de Fye l'avaient visiblement devancé. Autour du feu, il ne vit personne. Il fronça les sourcils : il s'était déjà fait une frayeur la nuit passée en croyant que le mage et sa mère avaient été enlevés, ça n'allait pas recommencer.
– Vos altesses ? appela-t-il.
Pas de réponse. Inquiet, Kurogane balaya la grotte du regard, mais il ne vit que leurs montures. À cet instant, il détecta un qi qui provenait de l'extérieur. Intrigué, il s'approcha du seuil de la grotte. À quelques mètres de leur abri, il découvrit Hideki, fermement campé sur ses pieds, une épée au poing et le regard déterminé. Le ninja se demandait d'où il sortait une telle arme, puis constata qu'il s'entraînait. Il enchaînait les gardes, les feintes et les parades sans s'arrêter ; il avait visiblement décidé de développer ses aptitudes au combat. Il serait temps, songea Kurogane. Depuis le début de leur voyage, l'ancien roi était demeuré en retrait, protégé par la barrière de Sakura. Qu'il veuille se joindre à la lutte était normal, toutefois, Kurogane se demanda pourquoi il ne s'était pas pris en main plus tôt. Le souvenir de la mère de Fye enveloppée d'un halo de magie traversa son esprit. Mais bien-sûr. À présent que l'ancienne reine avait retrouvé ses pouvoirs, son mari voulait lui aussi démontrer son utilité à leur groupe. Enfin bon, de ce que le ninja pouvait voir, il avait encore des progrès à faire. Hideki se précipitait, ne prenait pas suffisamment le temps de respirer entre chaque attaque, ce qui l'épuisait et réduisait la puissance de ses coups. C'est alors que l'ancien roi se rendit compte de sa présence.
Hideki se redressa et abaissa son arme. Il dévisagea Kurogane, sentit un nerf qui se mettait à sauter au niveau de son cou. Bon sang, de tous les compagnons de Fye, pourquoi fallait-il que ce soit le ninja qui se réveille en premier ? Et pourquoi fallait-il qu'il le surprenne en plein entraînement ? Comme s'il n'avait pas déjà suffisamment honte de sa faiblesse !
– Qu'est-ce que vous faîtes ici ?
– J'ai vu le feu allumé, je me demandais qui l'avait ravivé. Vous vous entraîniez ?
– Ça se voit, non ?
Le ton était sec et Kurogane comprit immédiatement qu'Hideki voulait être seul. Il allait se détourner, mais il ne put s'empêcher de noter que la posture du roi était imparfaite : si mal campé sur ses pieds, on le désarmerait aisément. Il devait corriger ses défauts dès maintenant, sans quoi il serait une proie facile pour leurs ennemis.
– Vous devriez rectifier la position de votre genou droit. Elle offre une ouverture à vos adversaires.
C'était un conseil avisé, prononcé d'une voix sincère, mais pour Hideki ce ne fut qu'un jugement condescendant. Son sang bouillonna, ses mains se serrèrent sur la garde de son épée.
– Cela vous plaît, pas vrai ? De venir de me donner des leçons, de me prendre de haut ? Vous pensez être le meilleur des guerriers, à tel point que vous pouvez dicter sa conduite à un roi ?
Kurogane haussa les sourcils : pourquoi cet abruti s'énervait, alors qu'il essayait de l'aider ? En temps normal, il aurait temporisé, mais là, il n'était vraiment pas d'humeur. Il avait passé une nuit exécrable, il se posait mille questions et ce roi de pacotille venait lui faire des reproches.
– Que vous soyez roi ou non, je m'en fous complètement. À mes yeux, la valeur d'un homme se juge à ses actes, pas à sa naissance. Et si on part de ce postulat, alors oui, je suis meilleur guerrier que vous.
C'était la vérité, Hideki en avait parfaitement conscience, mais que le ninja le lui dise en face n'en n'était pas moins blessant.
– Vous croyez peut-être qu'être fort vous donne le droit de rabaisser les autres ?
– Je ne vous rabaisse pas, bordel ! Je vous donne un conseil pour vous éviter de vous faire étriper au prochain combat !
– Avec un ton hautain ! Vous dîtes que vous voulez m'aider, mais en vérité vous vous voulez juste vous sentir supérieur à moi !
– N'importe quoi !
– Vous me méprisez, mais au fond, vous ne valez guère mieux que moi. Vous avez été incapable de protéger Fye cette nuit. Sans Chii, il ne serait plus qu'une coquille vide à l'heure qu'il est, et vous le savez très bien.
Kurogane tressaillit, sentit le sol tanguer sous ses pieds.
– Non, c'est faux !
C'était vrai. Il n'avait pas su venir en aide à Fye, il avait été sur le point de le perdre, et pourtant, il se permettait de juger les efforts d'Hideki.
– Fye a tort de se reposer sur vous.
Pour Kurogane, le monde parut se figer. Le sang pulsa au niveau de son cou tandis que la colère remontait jusqu'à sa tête.
– Qu'est-ce que vous avez dit ? s'écria-t-il en saisissant Hideki par le col. Qu'est-ce que vous savez de nous, de ce qu'on a traversé ? Rien du tout ! Vous n'avez pas vu votre fils couvert de sang dans ce sous-sol monstrueux, vous n'étiez pas là quand il était sur le point de se sacrifier dans ce pays gelé ! Nous avons vaincu notre plus grand ennemi ensemble, Fye a confiance en moi !
– Ah oui ? Pourtant, il s'est montré distant avec vous ces jours-ci.
– Parce que vous l'accaparez ! Vous essayez de reconstruire un lien perdu, mais vous voyez bien que tout est factice, qu'il ne se comportera jamais avec vous comme il le fait avec les petits et moi !
– Vous vous trompez ! Chii et moi sommes liés à Fye par le sang, personne ne pourra jamais nous séparer !
– Liés par le sang ? ricana Kurogane. Mais moi aussi, j'ai été lié à Fye par le sang. Alors que sa vie ne tenait qu'à un fil, je l'ai empêché de mourir !
Le ninja avança son bras métallique sous le nez d'Hideki.
– Ce bras qui vous intriguait tant, vous le voyez ? C'est pour sauver Fye que je me le suis coupé ! Vous, pouvez-vous me dire ce que vous avez fait pour votre fils, à part le laisser se faire enfermer dans cette vallée abominable ? Vous n'avez pas été auprès de lui quand il avait besoin de vous, vous n'êtes pas digne d'être son père !
Le coup partit tout seul, atteignant Kurogane en pleine figure. Hideki recula et abaissa son poing, son souffle tremblant de colère. Kurogane voulut répliquer, tout en sachant que son coup serait beaucoup plus puissant que celui de son adversaire. Il leva le poing, prêt à frapper …
– Kurogane ! Père !
Les deux hommes firent volte-face : Fye se tenait à quelques mètres d'eux, les yeux écarquillés. Son regard alla du poing levé de Kurogane à la marque que le coup d'Hideki avait laissée sur le visage du ninja.
– Je peux savoir ce que vous faîtes ? gronda-t-il d'une voix furieuse.
Chii, Shaolan, Sakura et Mokona arrivèrent sur ses talons, paniqués. Les cris des deux hommes les avaient réveillés et ils s'étaient tous précipités hors de la caverne. Kurogane dévisagea Fye.
– Pose la question à ce type, dit-il en lâchant le col de son père. C'est lui qui ne comprend rien.
– Ah, c'est moi qui ne comprends rien ? rétorqua l'ancien roi. C'est plutôt vous qui vous vous fourvoyez complètement en exagérant l'importance que vous avez aux yeux de Fye !
Kurogane releva la tête vers le magicien et l'interrogea du regard. Est-ce que j'ai tort de voir les choses de cette façon ? Fye tressaillit. Que devait-il dire ? Que devait-il faire ? Il se sentait complètement perdu, hésita, et finalement aucun mot ne sortit de sa bouche. Kurogane lui en voulut de ce silence, lui asséna un regard dur, et d'un pas ferme il prit la direction de la forêt sur les hauteurs de la montagne.
– Kurogane, attends !
Le ninja ne se retourna pas. Hideki lui, sentait la douleur qui étreignait son cœur s'accentuer : son fils ne lui accordait aucun regard.
– Fye … si tu avais déjà une famille, pourquoi nous as-tu réveillés, ta mère et moi ?
Les yeux de Fye s'écarquillèrent. Il se tourna vers son père, le cœur battant. Hideki lui adressa un regard sombre, puis tourna les talons et se dirigea vers le loch. Fye observa sa silhouette s'éloigner, puis reporta son attention sur celle de Kurogane qui disparaissait sous les sapins. Comment les choses avaient-elles pu si mal tourner en si peu de temps ? Que devait-il faire ? La peur lui compressait la poitrine et lui coupait les jambes, il vacillait. Il pensait pouvoir préserver à la fois Kurogane et ses parents, mais il s'était trompé. La seule idée que le ninja n'ait plus confiance en lui le meurtrissait, mais le reproche de son père venait de lui adresser se répétait comme un écho accusateur dans son esprit. Il n'avait jamais voulu cela, il n'avait jamais voulu cela. À cet instant, une main se posa sur son épaule. Il se retourna et se retrouva face à Shaolan, qui lui adressa un regard rassurant.
– Va voir Kurogane. Je m'occupe d'aller calmer ton père, tu iras lui parler plus tard.
– Mais je … tu ne peux pas … je ne veux pas t'impliquer dans tout ça, Shaolan-kun.
– Ça ne me dérange pas. Va voir Kurogane.
Fye fixa Shaolan : le jeune homme avait deviné les sentiments qu'il éprouvait pour le ninja, mais il comprenait aussi ce que pouvait ressentir Hideki. Décidément, ce n'était plus un enfant. Fye hésita encore un instant, puis hocha la tête et courut vers de la montagne, tandis que Shaolan s'éloignait vers le loch. Depuis la caverne, Sakura et Chii les observèrent se séparer, encore sous le choc de la violente dispute à laquelle elles venaient d'assister.
– J'espère que les choses vont s'arranger, murmura Sakura d'une toute petite voix.
– Ne t'inquiète pas, la rassura Chii. Cet affrontement devait arriver à un moment ou un autre. Kurogane et mon mari sont différents, ils n'ont pas eu la même vie, mais sur certains points, ils se ressemblent.
– Ils se ressemblent ?
– Oui. Je suis persuadé qu'ils vont pouvoir avancer, maintenant.
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Les blocs de glace flottaient sur l'eau claire comme des écumes de sucre. Le lit du loch s'était considérablement rétréci depuis leur dernière bataille contre l'armée d'Ingvar ; il ressemblait à présent à un ruban transparent et mouvant, au fond duquel se dessinait un patchwork de petites pierres. Bordée de rivages silencieux, la rivière murmurait un chant presque inaudible comparé aux arias des montagnes. Dans cette vallée sans odeurs ni couleurs, il ne restait aux sens du voyageur que des nuances de blanc et le bruissement minéral des éléments.
Assis sur une pierre, Hideki observait le fleuve emporter les plaques miroitantes.
Il s'était comporté comme un imbécile. Il regrettait ce qu'il avait dit à Kurogane, et plus encore ce qu'il avait dit à Fye. Hélas, il doutait que le ninja et son fils lui pardonnent ses mots. Il ramassa une pierre, puis la jeta dans la rivière avec dépit. Soudain, la neige crissa : quelqu'un approchait.
Il ne se retourna pas immédiatement. Il ne voulait voir personne, il ne voulait pas d'excuses de la part de Kurogane, ni de pitié de la part de Fye, et encore moins que Chii vienne le réconforter. Il était trop en colère pour écouter des paroles raisonnées. Pourtant, quand il fit volte-face, ce n'est ni le ninja, ni son fils ou sa femme qu'il découvrit.
Shaolan le dévisagea sans rien dire. Pourquoi était-il venu ? Il n'avait rien à voir dans toute cette histoire, lui. Ce n'était encore qu'un adolescent, sans doute incapable de comprendre ce qu'il éprouvait. Shaolan désigna une grosse pierre à côté de celle où il se tenait.
– Puis-je m'asseoir, votre altesse ?
Hideki fronça les sourcils.
– Faîtes ce que vous voulez. Je n'ai pas envie de parler.
Shaolan prit place sur la pierre et observa à son tour le fleuve. Hideki lui jeta un regard en coin : allait-il rester là, sans prononcer un mot ? Ce silence le mettait extrêmement mal à l'aise. Il avait l'impression que le jeune homme attendait qu'il s'excuse, et cela ravivait la colère qui avait enflammé ses veines un peu plus tôt.
– Vous êtes venu pour défendre Kurogane, c'est ça ? Pour me prouver que j'avais tort ?
Shaolan cilla.
– Non. Je ne suis pas ici pour prendre parti pour l'un ou l'autre. C'est à vous seuls de régler cette histoire.
– Alors, pourquoi êtes-vous là ?
– Parce que je ne suis pas impliqué, justement. Je n'ai rien à voir avec votre querelle, mais je peux vous écouter, si vous désirez parler à quelqu'un. Ce n'est pas bon de tout garder pour soi, vous savez, même lorsqu'on est roi.
Hideki hésita.
– Où est Fye ?
– Il est allé parler à Kurogane.
Les mains d'Hideki se serrèrent sur son manteau.
– Alors, c'est vrai que cet homme est important pour lui.
– Vous aussi êtes important aux yeux de Fye.
– Mais ce n'est pas moi qu'il est venu voir en premier.
– Il viendra. En attendant, peut-être cela vous soulagera-t-il que nous discutions ? Ce n'est qu'une proposition, si vous n'en n'avez pas envie, je comprendrai.
Hideki releva la tête : Shaolan observait la rivière, les mains posées à plat sur ses genoux, le front lisse et les épaules relâchées. Dans son regard brillait une douce bienveillance, aussi délicate que la neige qui les entourait. C'était la première fois que l'ancien souverain voyait cette expression sur le visage du jeune homme. En règle générale, Shaolan était un garçon sérieux, attentionné envers Sakura et ses amis, déterminé lorsqu'il fallait se battre et sincère lorsqu'il exprimait son opinion. Toutefois, ses traits empreints de sérénité donnaient l'impression qu'il était plus âgé qu'il n'en avait l'air.
– Pourquoi faîtes-vous cela ?
– Quoi donc ?
– Venir me parler.
– Parce que Fye et Kurogane sont mes amis … et parce que je crois savoir ce que vous ressentez. Les distorsions du destin ont transformé la relation que vous entretenez avec votre fils. Vous semblez être deux hommes du même âge à présent, pourtant, vous êtes son père, et vous vous sentez perdu.
Hideki dévisagea longuement Shaolan.
– Vous aussi, vous avez une relation compliquée avec votre père ?
Un petit sourire désabusé passa sur les lèvres de Shaolan.
– Oui, on peut dire ça.
Son regard fit vaciller Hideki. Shaolan aurait pu être son fils, pourtant, à présent, c'était lui qui se sentait comme un enfant. Le souvenir de sa dispute avec Kurogane lui revint en mémoire.
– Je n'aurais pas dû m'emporter. Mon comportement n'était pas digne d'un roi, ni d'un père. Je me suis mis en colère, mais en vérité c'était à moi que j'en voulais. Tous les reproches que j'ai adressés à Kurogane, j'aurais pu me les faire à moi-même. Je lui ai dit qu'il n'avait pas su protéger Fye la nuit dernière, mais je n'en ai pas été capable non plus. Au moins, il sait se défendre dans une bataille. C'est un excellent guerrier, peut-être le meilleur qu'il m'ait été donné de rencontrer, et c'est justement cela qui m'énerve. Il n'a pas de pouvoirs magiques comme Fye ou comme vous, Shaolan, pourtant, il n'a pas hésité à affronter Gowan, les soldats d'Ingvar et de nombreux ennemis dont je ne connais pas le nom. Aucune magie ne l'habite, mais il peut vaincre des dizaines d'adversaires grâce à sa seule force physique. J'aimerais être comme lui, montrer à Fye qu'il peut compter sur moi. Car si je ne peux pas me battre aux côtés de mon fils, que me reste-t-il pour être proche de lui ? Fye est un homme désormais, il n'a plus besoin de moi. Tous les jeux que j'aurais voulu faire avec le petit garçon qu'il était, le maniement des armes que j'aurais voulu lui enseigner, les voyages que nous aurions pu réaliser ensemble … tout cela m'a été volé par la malédiction et mon emprisonnement.
Shaolan dévisagea Hideki sans rien dire. Même s'il maîtrisait sa magie, l'adolescent savait que ses pouvoirs demeuraient très nettement inférieurs à ceux de Fye ; quant à sa maîtrise des armes blanches, il les devait aux enseignements que Kurogane avait dispensés à son clone. Bien souvent, il ne se sentait pas à la hauteur de ses amis, alors, il comprenait ce qu'Hideki pouvait éprouver. Enfermé dans cette prison magique dans les sous-sols du château de Valeria, l'ancien roi n'avait pas vu grandir son fils et les regrets le rongeaient. Shaolan reporta son regard sur la rivière.
– Vous savez, moi aussi j'ai été emprisonné pendant plusieurs années. Par l'ennemi que nous avons vaincu avec Fye, Kurogane et Sakura.
Enfin, c'est un peu plus compliqué que ça, songea le jeune homme en se remémorant l'aide que leur avaient apportée leurs clones, mais bon, ce n'était pas le moment d'entrer dans les détails. L'esprit d'Hideki était déjà assez confus comme cela, inutile d'en rajouter.
– Vous avez été emprisonné pendant plusieurs années ? Pardonnez ma surprise, mais vous êtes très jeune … vous avez été en enfermé durant votre enfance ?
– Oui.
– Oh … je … je suis désolé.
– Vous n'avez pas à l'être. C'était ma décision.
– Votre décision ?
– Oui, pour sauver quelqu'un qui compte pour moi.
Hideki cligna des yeux : Kurogane avait dit la même chose à propos de son bras artificiel. Shaolan baissa la tête, sombre.
– Durant ma captivité, j'avais la possibilité de voir le monde extérieur grâce à un sortilège. Je pouvais assister à chaque moment de la vie de la princesse Sakura. J'aurais voulu être à ses côtés, j'enviais ses moments de joie. J'aurais voulu vivre, moi aussi, mais le sort qui me retenait prisonnier m'en empêchait. Alors, je comprends ce que vous ressentez.
Hideki fixa le jeune homme. À la manière dont la voix de Shaolan vibrait, dans un mélange de tristesse et de colère, l'ancien roi devinait combien se rappeler cette période de son existence lui était douloureux.
– Kurogane m'a dit qu'il avait perdu son bras gauche pour sauver Fye. C'est vrai ?
– … oui, c'est vrai.
– Il a aussi affirmé avoir partagé son sang avec Fye. Qu'entendait-il par-là ?
Shaolan fronça les sourcils. Il détestait se souvenir du jour où Fye avait perdu son œil, car encore aujourd'hui, il se sentait responsable de ce qui était arrivé au magicien. C'est parce qu'il s'était évadé de la prison de Fei Wang Reed que son clone avait perdu le fragment de cœur qu'il possédait et qu'il s'était transformé en pantin dénué de sentiments. Kurogane avait fait preuve d'un sang-froid incroyable, ce jour-là.
– Dans l'un des mondes que nous avons traversés, Fye a failli mourir. Il était grièvement blessé et nous étions tous persuadés que rien ne pourrait le sauver. Mais Kurogane a refusé de l'abandonner. Il a fait appel à la Sorcière des Dimensions, une puissante magicienne qui possédait la boutique que tient aujourd'hui Watanuki, le jeune homme avec lequel nous avons parlé cette nuit.
– Ah, oui, je m'en souviens.
– Dans le monde où nous avions atterri se trouvaient aussi deux vampires. Ces derniers possèdent un sang particulier qui leur confère la capacité de guérir de n'importe quelle blessure : donner un peu de ce sang à Fye était la seule solution pour le sauver de la mort. Toutefois, comme vous devez le savoir, les vampires se nourrissent de sang humain. Kurogane a accepté de mêler son sang à celui du vampire qui a sauvé Fye, et par ce geste, il a conclu un pacte : Fye est devenu un vampire, mais il ne pouvait se nourrir que du sang de Kurogane.
À mesure que Shaolan évoquait ces évènements les yeux d'Hideki s'arrondirent, s'écarquillèrent, sa bouche se figea de stupeur, puis d'horreur, et enfin de respect. Il fixa son interlocuteur pendant de longues secondes. Finalement, il bégaya :
– Vous voulez dire que Kurogane a accepté que Fye boive son sang pour survivre ?
– Oui. Par la suite, quand Kurogane a perdu son bras, c'est Fye qui a donné la compensation qui lui a permis d'obtenir la prothèse qu'il porte aujourd'hui. Fye a offert la moitié de sa magie à la Sorcière des Dimensions en paiement de ce bras métallique. Aujourd'hui, il ne lui reste que la moitié de ses pouvoirs, mais il est redevenu humain, ce n'est plus un vampire.
Hideki demeura un moment interdit par toutes ces révélations. Il se tourna de nouveau vers la rivière et demeura immobile, incapable de prononcer une parole. Finalement, un sourire triste se dessina sur son visage.
– Kurogane avait donc raison. Le lien qui le lie à Fye est bien plus fort que celui que je n'aurai jamais avec mon fils. J'ai été idiot et présomptueux … rien de ce que j'ai fait pour protéger Fye n'arrivera jamais à la cheville des sacrifices auxquels cet homme a consenti. Je crois que je lui dois des excuses.
Il se leva, mais Shaolan le retint.
– Vous vous trompez. Vous avez protégé Fye et son jumeau jusqu'au bout de vos forces quand tout le monde dans le royaume de Valeria les tenait responsables de la malédiction.
– Cela ne l'a pas empêché de finir dans cette horrible vallée.
– C'était il y a longtemps. Vous l'avez dit vous-même, Fye est un homme maintenant. Il peut avoir besoin d'aide, c'est vrai, et Kurogane l'a sauvé à plusieurs reprises, mais Fye sait aussi se protéger tout seul. Vous n'avez plus besoin de veiller sur lui comme lorsqu'il était un petit garçon, et vous n'avez pas besoin de lui prouver que vous êtes fort pour mériter son respect. Je suis sûr qu'il n'attend pas cela de vous. En revanche, il aura toujours besoin de votre amour. Il pensait ne jamais vous revoir, vous et son altesse Chii, pourtant vous êtes toujours vivants. Partagez des moments avec lui, créez-vous des souvenirs ensemble. Je pense que c'est ce que Fye souhaite au plus profond de lui-même.
Hideki cilla, le cœur serré d'entendre des paroles si sincères. Le regard de Shaolan brillait et l'ancien roi sentit une douce chaleur inonder sa poitrine.
– Merci, Shaolan.
– Je vous en prie.
– Je suis heureux que Fye vous ait pour ami.
L'adolescent rougit légèrement.
– Oh … je n'ai rien fait de spécial, vous savez.
– Pour moi, vous avez fait beaucoup.
L'ancien roi lui adressa un regard reconnaissant, puis repartit vers la grotte où se trouvait leur campement. Shaolan l'observa s'éloigner, un sourire aux lèvres.
