Bonsoir bonsoir !

Me revoici avec la suite ! Nos héros étaient en mauvaise posture face aux créatures d'Ingvar, et maintenant, une avalanche leur tombe dessus. Vont-ils y réchapper ou bien manger de la neige ? Je vous laisse le découvrir !

Bonne lecture à tous :)


Chapitre 37 - Avalanche

Les quatre compagnons ouvrirent des yeux paniqués. Les coups donnés par le monstre dévoreur de cadavres s'étaient répercutés si fortement dans la vallée qu'ils avaient fait se détacher l'une des plaques du manteau neigeux. L'ouragan glacé dévalait la pente à toute vitesse. Aucun arbre, aucun relief n'entravait sa marche : ils allaient être ensevelis vivants. Ils échangèrent un regard noyé de terreur pure.

Kurogane observa le fil de son sabre, le cerveau gelé par la peur. Une arme blanche ne peut pas défaire une avalanche, c'est impossible. Quand bien même il lancerait une attaque spéciale, il ne pourrait pas briser ce rugissement blanc, alors que faire ? Les choses ne pouvaient pas se terminer ici, pas maintenant ! En lui, la rage enflamma ses veines d'une lave de rébellion. Il refusait de finir dans ce trou comme un vulgaire condamné, il refusait que les petits y agonisent, et surtout, il refusait que Fye y laisse sa peau. Son compagnon s'était trop battu pour échapper à la malédiction, à cette fosse, à Ashura, à Fei Wang, il ne le laisserait pas rendre son dernier souffle ici !

À cet instant, des fourmillements picotèrent son bras droit. Réseau de vie et d'électricité, la sensation descendit de son épaule jusqu'à son avant-bras à une vitesse fulgurante. Au même moment, il lui sembla que les yeux du dragon d'argent, à l'extrémité du pommeau de son sabre, s'éveillaient dans le brouillard. La lueur de ses pupilles, rougeoyante mais faible, ne dura qu'une brève seconde. Qu'est-ce que c'était que ça ? Une hallucination ? Il n'était pas blessé, ni empoisonné, il n'avait aucune raison de délirer. Une vague de fraîcheur le submergea des pieds jusqu'à la tête, le sang pulsa à ses tempes, et brusquement, il le sentit. Ou plutôt, il les sentit.

Des flux d'énergie vibrants, ondoyant tout autour de lui. Des volutes de vie qui dansaient avec la légèreté d'une plume, qui accompagnaient les corps comme une seconde peau, qui encensaient l'intérieur des êtres de leur souffle puissant. Chacun possédait sa couleur, son odeur, son empreinte, palpitait de la personnalité de son propriétaire. Ce que Kurogane percevait, c'était le qi de ses amis. Il avait l'habitude de les détecter, mais jamais avec une telle intensité. C'était comme si l'acuité de ses cinq sens s'était soudain décuplée, que la moindre parcelle de son propre qi s'était transformée en un aimant qui captait l'énergie de ses compagnons. Ce qi révélait leur état d'esprit : il percevait le flux frénétique et paniqué de Sakura, le qi combatif et terrifié de Shaolan, le souffle tendu et alarmé de Fye. Toutes ces énergies l'assaillaient de leur force, l'engourdissaient de leur essence, le noyaient dans des sensations qu'il n'avait jamais éprouvées. Dans son bras, les picotements s'intensifièrent, et à nouveau, les yeux du dragon d'argent flamboyèrent. Non, il ne rêvait pas, quelque chose était en train de se produire. Tel un bâton de pluie renversé, les fourmillements de son bras glissèrent jusqu'à sa main et son sabre prit vie. Une lueur rougeâtre pulsa autour de la lame, comme si elle respirait. Au même instant, des bribes du qi de ses amis se détachèrent du flux interne qui les habitait. Comme des bras de rivières déviés du lit principal d'un fleuve, elles convergèrent vers lui, aimantées par sa lame. Quand ces souffles entrèrent en contact avec son sabre, ce fut comme s'ils avaient pénétré sa propre chair. Kurogane tressaillit sous cette invasion étrangère. Un tournis proche de celui qu'il ressentait lorsqu'il avait bu différents alcools les uns à la suite des autres le saisit. Une idée s'imposa à lui, sans qu'il ne sache d'où elle lui venait. Il avait l'impression qu'une voix intérieure le lui avait murmuré, comme une suggestion à peine audible.

– Je crois que je peux nous faire sortir de ce trou, déclara-t-il d'une voix rauque.

Ses compagnons se retournèrent, surpris.

– Restez près de moi. Je ne sais pas si ça va marcher, ni même si l'on va s'en sortir indemnes, mais je sens que je dois essayer.

Il saisit son sabre à deux mains, se concentra. Il devait utiliser toute l'énergie qu'il avait captée avant de la perdre, avant que le magnétisme qui l'avait attirée ne se dissolve. Le dragon d'argent lui brûlait les paumes. Sa gueule entrouverte donnait l'impression qu'il allait rugir. Dès qu'il cesserait d'émettre cette chaleur vivante, Kurogane savait qu'il ne pourrait plus agir. Il insuffla son propre qi à la lame.

– Maintenant !

Il l'abaissa et l'attaque se déchaîna. Kurogane eut l'impression qu'on lui assénait un coup de poing dans le ventre après avoir retenu sa respiration pendant plusieurs minutes. Il expira brutalement, grogna. Contrairement à ses attaques habituelles, qui étincelaient de jaune, celle qui déferla sur la fosse fulgurait de rouge. Elle ne se déploya pas de manière concentrique, ni verticale, mais en un long ruban souple, mû par une vie propre. Comme un cours d'eau libre et impalpable, la vague glissa sous ses pieds et ceux de ses compagnons. Avant de comprendre ce qu'il se passait, leurs corps quittèrent le sol, soulevés par une force invisible. Kurogane jura de stupéfaction : ils … volaient ?! Peu à peu, ils s'élevèrent au-dessus de la fosse. Lorsqu'ils atteignirent le rebord du puits, la force invisible effectua une dernière contorsion sur elle-même et s'évanouit. Avant qu'elle ne se dissipe totalement, Kurogane crut deviner les traits fugitifs d'une tête de dragon, comme un lavis exécuté à la hâte sur le papier de riz du ciel.

Il s'écrasa au sol en même temps que ses amis, encore médusé par l'attaque qu'il venait de lancer. Ils se remirent sur leurs pieds à toute vitesse.

L'avalanche se ruait vers eux. Les tambours de la neige roulaient un rythme menaçant, la terre tremblait sous sa cadence. Fye se redressa : enfin, il allait pouvoir utiliser ses pouvoirs ! Il traça des runes, les unit et les projeta devant lui. Elles créèrent un bouclier en résille, prêt à absorber le choc. Le torrent de neige s'y fracassa avec violence, son flux se divisa en deux et rejaillit chaque côté du bouclier. La paroi magique grésilla en encaissant le coup. Fye serra les dents : l'avalanche s'était déclenchée très haut dans la montagne, elle charriait une masse considérable de neige et il n'était pas au meilleur de sa forme. Les blessures que lui avait infligées le mangeur de cadavres enflammaient son torse, pourtant, il insuffla plus d'énergie à sa barrière. Les tâches de sang s'élargirent sous ses vêtements, la douleur lancinante se propagea jusqu'à ses épaules. Derrière lui, Kurogane voulut lui venir en aide, mais l'attaque qu'il avait lancée l'avait épuisé. Shaolan leva son épée pour lui prêter main-forte, mais c'était sans compter sur les insectes volants d'Ingvar, qu'ils avaient complètement oubliés.

Profitant que l'attention des voyageurs se focalisait sur l'avalanche, l'un d'eux piqua vers la terre et enroula ses tentacules autour des bras de Sakura. La jeune fille cria, se débattit, mais l'insecte tint bon. D'un puissant battement d'aile, il décolla et enleva la jeune fille.

– Sakura ! s'écria Shaolan.

L'adolescent dévia son épée de l'avalanche pour la diriger vers l'insecte. Il ne regardait que la jeune fille, mais ce fut une erreur. Surgissant derrière lui, un second insecte referma ses tentacules sur ses bras et le souleva à son tour de terre.

– Gamin ! cria Kurogane en levant son sabre.

Au même instant, la barrière de Fye lâcha. Kurogane eut juste le temps d'attraper le mage à bras le corps avant d'être submergé par l'avalanche. Broyé par les courants, incapable de respirer, il crut pendant une seconde que sa fin était arrivée. Puis, il ressentit à nouveau le même fourmillement. Dans sa main droite, son sabre, qu'il n'avait pas lâché, se réveillait. Le dragon d'argent n'avait pas dit son dernier mot. Malgré le maelström qui le malmenait de toute part, il devinait le qi de Fye qu'il serrait contre lui. À cette perception s'en ajouta une nouvelle, dont il n'avait jamais fait l'expérience : mêlé au qi de Fye, il captait aussi des bribes de sa magie. Comme son essence vitale, les pouvoirs du magicien se trouvaient aimantés par son sabre. Que se passait-il ? Il était normalement incapable de percevoir l'aura de son compagnon, pourquoi lui apparaissait-elle maintenant ? L'image d'un dragon identique à celui qu'il avait cru discerner dans les nuages s'imposa mentalement à lui. Dans sa gueule, la bête légendaire tenait une perle ronde et nacrée. Le cœur de Kurogane manqua un battement : qu'est-ce que c'était que ça ? Il pressentait que cette perle renfermait la clé de ce qu'il lui échappait, qu'elle était très importante sans savoir ce qu'elle représentait. Il resserra sa main sur son sabre : s'il avait été capable d'utiliser le qi de ses amis pour les faire sortir de la fosse, pouvait-il utiliser le qi et la magie de Fye pour les sauver de l'avalanche ? Luttant contre la neige, il concentra son énergie et celle de son compagnon dans son arme.

S'il avait eu l'impression de recevoir un coup de poing lors de sa première attaque, tout son corps résonna sous le choc de la seconde. Sa tête explosa, ses muscles se contractèrent, ses os gémirent. Une énergie étrangère l'envahit, une énergie qui ressemblait à son qi sans l'être tout à fait. Il avait l'impression qu'elle le dévorait de l'intérieur tout en le nourrissant d'une force nouvelle. Il n'y comprenait rien, c'était paradoxal, c'était terrifiant, c'était grisant. Il avala de la neige et soudain le tumulte qui les emportait fut rejeté de toutes parts. Son visage retrouva l'air libre, il reprit sa respiration comme un noyé. La course de l'avalanche les emporta encore sur quelques mètres, puis elle ralentit, ses tambours se turent, et tout s'arrêta.

Le cœur battant à tout rompre,Kurogane reprit peu à peu son souffle. Ils étaient vivants … il ne savait pas très bien quelle attaque il venait de lancer, mais ils étaient vivants. Il serrait toujours Fye contre lui, le bras verrouillé autour de son corps pour empêcher l'avalanche de l'emporter. Quand il se rendit compte que son compagnon demeurait inerte, l'inquiétude le saisit.

– Hé ! Le mage, tu m'entends ?

Il le retourna et comprit que Fye avait perdu connaissance. Les blessures de son torse continuaient d'ouvrir ses chairs, à tel point qu'on ne distinguait plus qu'une seule et immense tâche rouge sur son manteau.

– Bordel, jura Kurogane. Fye, réveille-toi !

Aucune réaction. Le ninja savait qu'il devait agir, et vite. Par ce froid et avec de telles plaies, le magicien allait vite entrer en hypothermie. Jamais il n'aurait cru que s'asseoir et redresser Fye lui demanderait un tel effort. Tout son corps grinçait et craquait, sans qu'il ne sache si c'était à cause de l'avalanche ou de l'attaque inédite qu'il avait lancée.

Il tapota les joues du mage, mais il avait l'impression que ses doigts étaient aussi durs que de la pierre. Il se força à les plier, et le sang qui circula brusquement dans ses veines lui provoqua des élancements douloureux. Au même moment, un vertige le saisit. Il ferma les yeux, porta sa main à son front et cilla. Pendant un bref instant, il crut voir un autre paysage se superposer à celui qu'il contemplait. C'était une vallée similaire à celle dans laquelle il se trouvait, mais sa ligne d'horizon s'était considérablement abaissée, comme s'il avait … rapetissé. Il se frotta les yeux machinalement, et lorsqu'il les rouvrit, la fugitive impression s'était dissipée. Que lui arrivait-il ? Encore une hallucination ? S'était-il cogné la tête dans l'avalanche ? Il n'avait pas le temps d'y réfléchir : contre lui, Fye n'avait pas repris connaissance. Il continua d'essayer de le ranimer, le gratifiant de tapes de plus en plus fortes à mesure que l'angoisse le gagnait. Fye finit par ouvrir les yeux.

– Hé, tu m'entends ?

Fye respirait avec difficulté et ses lèvres tremblaient si fort qu'il parvenait à peine à parler.

– Kuro … chan …

– Parle pas, tu vas te fatiguer.

Le ninja souleva le manteau du magicien, dénoua le lien qui fermait son gilet de fourrure intérieure, et écarta délicatement sa tunique afin de constater les dégâts : trois longues lacérations couraient depuis l'épaule droite du mage jusque sous ses côtes gauches. Les sillons étaient profonds.

– Putain …

Il le recouvrit et le serra contre lui pour lui communiquer un peu de chaleur. Que devait-il faire ? Il balaya la vallée du regard : Shaolan et Sakura avaient disparus, enlevés par les insectes. Il craignait qu'Ingvar ne leur mette le grappin dessus, mais il ne pouvait pas les aider à l'heure actuelle. Sa priorité était de maintenir Fye en vie, de l'empêcher de sombrer dans un coma sans retour. Déjà, le magicien s'abandonnait à la somnolence.

– Hé, t'endors pas !

La gifle ramena Fye à lui. Il sursauta, ouvrit de grands yeux, fixa le ninja, puis se mit à claquer des dents.

– J'ai … froid …

– Je sais, je sais. Mais je t'interdis de dormir, t'entends ?

– Oui … Kuro-pon …

Le guerrier observa de nouveau la lande dépeuplée. Leurs chevaux avaient disparus, sans doute emportés par l'avalanche. Il était seul, sans abri pour les protéger du froid, et ses nouvelles attaques l'avaient épuisé. Il pouvait tenter de rejoindre Chii et Hideki, mais porter son compagnon sur une si longue distance … pas sûr qu'il en soit capable, ni que le magicien tienne le coup.

Soudain, un hennissement le fit sursauter. Il pivota et découvrit leurs chevaux, sains et saufs, les rejoindre au petit trop. Une, deux, trois … bon sang, ils tous avaient survécu ! Le sortilège dont Fye les avait enveloppés les avait sans doute protégés du tumulte. Le regard du ninja glissa immédiatement sur leur dos : les bêtes transportaient toujours leurs ballots. Quatre d'entre eux contenait le matériel pour ériger leur yourte, ils étaient sauvés ! Le ninja se redressa, Fye dans ses bras. À nouveau, tout son corps protesta, tout comme le mouvement réveilla les douleurs du magicien qui gémit.

– Accroche-toi, lui dit Kurogane à mi-voix.

Il força l'un des chevaux à se coucher et posa à terre Fye contre lui. Il le recouvrit de son manteau pour le maintenir au chaud, puis délesta les montures de leurs paquets. Il s'attela à monter leur yourte, égrenant les jurons à chaque étape. Monter cette tente à plusieurs relevait d'un jeu d'enfants, mais le faire seul tenait de l'impossible, à fortiori dans l'état de fatigue dans lequel il se trouvait. Lorsqu'enfin l'abri tint debout, il y installa Fye, alluma un feu au centre de l'habitacle et plaça une marmite de neige à demi fondue sur les flammes pour y faire bouillir de l'eau. Fye glissait de nouveau dans le sommeil.

– T'endors pas, j'ai dit !

Kurogane tâta les vêtements du blond : ils étaient trempés, s'il les gardait, il allait mourir de froid. Il lui retira son manteau, sa veste, sa tunique. Les plaies n'étaient vraiment pas belles à voir. Dans la marmite, les bulles d'eau ronflaient. Kurogane y trempa un linge pour l'aseptiser, l'essora et nettoya les plaies du magicien, puis il farfouilla dans leurs besaces pour dénicher le désinfectant. Fye n'avait plus la force de lutter, ni d'émettre la moindre plaintes face à la douleur. Lorsque Kurogane le souleva pour faire passer les bandages dans son dos, il grogna tout de même, mais n'ouvrit pas les yeux et ne prononça aucun mot. Kurogane serra les pansements, puis le rallongea et le recouvrit d'une épaisse couverture : il avait stoppé l'hémorragie et nettoyé ses blessures, mais son compagnon avait perdu beaucoup de sang. Ses lèvres exsangues dessinaient une ligne bleuâtre sur son visage blême.

– Hé, Fye …

Le magicien cilla et ouvrit péniblement les yeux.

– Kuro-chan … merci …

– Qu'est-ce que je peux faire de plus ?

– Rien … ça ira mieux … quand j'aurai dormi.

« Et si tu ne te réveilles pas ? » ne put s'empêcher de penser le ninja.

– Tu crois que tu pourrais manger quelque chose ?

Le magicien secoua la tête. Kurogane serra les poings, tandis que son inquiétude grandissait. Puis, une idée lui vint. Dans un monde qu'ils avaient visité avec Shaolan, le ninja avait découvert que certains médecins à la technologie avancée sauvaient la vie de personnes ayant eu de graves accidents en leur donnant le sang d'un autre. Certes, il n'était pas médecin et ne possédait pas les machines que les hommes de cette dimension utilisaient, mais ...

– Fye, et si je te donnais mon sang ?

Fye sursauta, ses yeux à demi-clos se rouvrirent d'un coup. Il fixa sévèrement Kurogane, ses lèvres s'agitèrent, d'abord sans émettre un son, puis il protesta d'une voix faible.

– Non … pas question.

– Pourquoi ?

– Ce n'est pas … possible. Je ne suis plus un … vampire, je te rappelle. Il faut du matériel pour … une transfusion.

– Et avec l'un de tes sortilèges, ce ne serait pas possible ?

Après tout, son compagnon savait faire tant de choses avec sa magie, pourquoi pas une transfusion ? Fye cligna des yeux, et derrière la douleur qui voilait son regard, Kurogane vit qu'il réfléchissait.

– Si, peut-être …

– Alors, c'est possible.

– Je ne veux … pas. Pas dans ton état.

– Mon état ?

– Tu es … épuisé. Ce n'est pas une bonne idée.

Kurogane fixa son compagnon : sa fatigue n'était qu'un prétexte, il le devinait. Si Fye refusait sa proposition, c'est parce qu'elle ne lui rappelait que trop l'époque où il était un vampire et où il devait se nourrir de son sang pour survivre. Le mage n'aimait dépendre de personne et même si Kurogane pouvait le comprendre, il n'était pas en position de discuter à l'heure actuelle. Il avait perdu beaucoup trop de sang, il lui faudrait plusieurs jours pour reconstituer ses forces. Or, il ne disposait pas de ce temps. Kurogane planta son regard dans celui de son compagnon.

– Si ça me permet de te sauver la vie, je m'en fous.

Fye lui adressa un regard réticent. Quand Kurogane arborait ce regard, il était difficile de le faire changer d'avis. Il émit cependant une dernière réserve :

– Tu te rappelles de ce qu'a dit ce médecin … dans le monde avancé que nous avons visité … ? On ne peut pas transfuser n'importe quel sang. Peut-être nos groupes … ne sont-ils pas compatibles ?

Kurogane haussa les sourcils, mi-exaspéré, mi-amusé.

– Tu as bu mon sang pendant six mois, et tu te demandes si nos groupes sanguins sont compatibles ?

– Ce n'était pas … pareil. J'étais … un vampire.

– Tu te prends la tête pour rien. Je suis sûr que ça va marcher, mais il faut que tu y mettes du tien. Sans ta magie, je ne peux rien faire.

Le blond hésita encore. Kurogane s'assit en tailleur devant lui, déterminé.

– Je vais bien, je t'assure. La chaleur de la yourte m'a déjà revigoré, et je mangerai quelque chose après.

Fye pinça les lèvres, et se souvint des mots qu'il avait prononcés dans la forêt, juste avant d'embrasser Kurogane. Si j'accepte que tu risques ma vie pour toi, tu devras accepter que je risque la mienne pour toi. Leur pacte, déjà tacite, avait été scellé par ces mots. Il avait accepté de faire confiance à Kurogane, de s'appuyer sur lui quand il en aurait besoin, de la même manière que le ninja pouvait se reposer sur lui en cas de nécessité. Ses blessures n'étaient pas anodines, il le savait. Il avait déjà enduré pire que ça, mais les conditions climatiques extrêmes de Valeria ne faciliteraient pas son rétablissement. Or, il devait être rapidement sur pieds : Sakura et Shaolan avaient été emportés par les insectes d'Ingvar, Kurogane et lui devaient absolument les retrouver. Il dévisagea longuement son compagnon, puis soupira, vaincu. Il sortit une main de sous les couvertures, et d'un geste sûr mais lent, il traça une série de runes.

– Fais-toi une entaille sur le bras … et fais-en une sur le mien.

Le ninja sortit son sabre et s'exécuta. Dès que leur sang perla sur leur peau, les runes de Fye s'animèrent. D'un mouvement souple, elles ondulèrent et s'enroulèrent autour du bras de Kurogane, puis s'étirèrent comme une corde fluide jusqu'à l'avant-bras de Fye et l'enserrèrent à son tour. Sitôt le lien établi, le sang s'écoula d'un bras à l'autre, d'une veine à l'autre. Fye avait mobilisé ses dernières forces pour esquisser ce sortilège. Un voile passa devant ses yeux et il se sentit partir. Cette fois-ci, Kurogane ne tenta pas de le maintenir éveillé : aidé par la transfusion, son compagnon allait forcément reprendre des forces. Le transfert dura presque un quart d'heure. Kurogane, fasciné, observa son sang rejoindre les veines de Fye par ce tube translucide et luminescent. Son compagnon pouvait réaliser tant de choses grâce à ses pouvoirs. Ces derniers connaissaient-ils une limite ? Le ninja se le demandait. Quand enfin la transfusion s'acheva, Kurogane vacilla. Il avait gardé la tête haute pour rassurer Fye, mais il était réellement exténué. Ses combats contre le dévoreur de cadavres, ses attaques spéciales, le déferlement de l'avalanche et la transfusion lui avait fait sentir ses limites. Quand il se redressa, un vertige le saisit, et il crut sage de rasseoir quelques minutes encore. Il ne devait pas faire de geste brusque, son corps devait reconstituer tout le sang qu'il venait de donner à Fye. Il se rendit alors compte qu'il portait toujours ses vêtements trempés par la neige. Il retira son manteau, sa veste doublée, sa chemise et ses bottes pour les faire sécher. La respiration de Fye était redevenue compassée et régulière, signe de l'amélioration de son état. Rassuré, Kurogane se traîna près du feu et se tailla une généreuse tranche de pain, accompagnée de viande salée et d'un thé brûlant.

Tout en mordant dans sa miche, il repensa aux attaques qu'il avait lancées pour faire sortir ses amis de la fosse, puis pour les sauver lui et Fye de l'avalanche. Que s'était-il passé ? Son dragon d'argent lui avait paru prendre vie pour capter les qi environnants. S'agissait d'une nouvelle faculté, si étrange que même son père ne serait jamais parvenu à utiliser ? La puissance qui l'avait envahi n'avait rien de commun avec les attaques qu'il employait habituellement. L'énergie accumulée et brusquement relâchée l'avait ébranlé, pourtant il était convaincu qu'en maîtrisant mieux cette technique elle pourrait lui être précieuse au combat. Il dégaina son sabre, observa la lame et la tête du dragon qui achevait la garde.

– Tu ne m'avais pas encore livré tous tes secrets, hein ?

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Sakura s'était débattue, mais à chaque tentative les tentacules de l'insecte s'étaient resserrés sur ses bras comme les anneaux d'un boa constrictor. Dans cette position, elle ne pouvait se servir ni son boomerang, ni tenter d'attraper le dé magique au fond de sa poche. Pourtant, un seul sortilège aurait suffi à la libérer ! Au même moment, la barrière de Fye avait disparu et l'avalanche avait repris sa course.

– Sakura !

La jeune fille se contorsionna dans les griffes de son geôlier et reconnut la silhouette de Shaolan, lui aussi immobilisé par les tentacules d'un insecte. Ils devaient se sortir de là ! Ils s'agitèrent, mais les créatures les punirent d'un cri qui leur vrilla les tympans et prirent davantage d'altitude. Les adolescents se figèrent : s'ils tombaient de cette hauteur, ils mourraient à coup sûr. Les insectes les firent passer par-dessus une montagne, filant à tir d'ailes dans le vent glacé. Lorsqu'ils dépassèrent la pointe d'une seconde montagne, les insectes se rapprochèrent de la terre. Shaolan serra les dents : c'était le moment ! Il contracta ses abdominaux et d'un battement de jambes, s'élança pour gratifier l'insecte d'un coup de pied. La bête gémit, l'étau sur son bras droit se relâcha et Shaolan leva son épée vers l'insecte qui retenait Sakura :

Raitei shourai !

La foudre électrisa l'air et frappa la bête de plein fouet. Elle hurla, convulsionna et dégringola vers la terre. Autour des bras de Sakura, les tentacules se délièrent. Shaolan vit la princesse tomber, se mettre en boule afin d'amortir sa chute comme il le lui avait appris. Sakura roula dans la neige qui poudra ses vêtements. L'insecte touché s'écrasa non loin d'elle et se liquéfia, sans se reformer. Shaolan serra les dents : cette fois, il l'avait éliminé pour de bon. Il leva son épée vers l'insecte qui le tenait encore pour se libérer.

C'était sans compter la dernière créature qui volait près de ses acolytes. Pressentant son mouvement, l'insecte fonça vers Shaolan. Le jeune homme tenta de le repousser, mais il enroula ses tentacules autour de son épée et tira, tandis que l'insecte qui le tenait toujours par un bras tirait dans le sens opposé. Écartelé entre ces deux bestioles, Shaolan sentit la garde de son arme lui glisser dans la main. Il tenta le tout pour le tout.

Kashin shourai!

Au moment où le feu jaillit de son arme, l'insecte tira d'un coup sec sur la garde. L'épée échappa à Shaolan, mais son sortilège se déclencha et toucha l'insecte. La bête hurla, se tordit dans les airs et se désintégra, entraînant dans sa chute l'épée de l'adolescent. Quant à la bête qui le tenait par le bras gauche, il réussit à éviter les effets de son sortilège. Souplement, il en profita pour rattraper le bras que Shaolan avait dégagé et resserra sa prise sur lui. Le jeune homme se débattit, pesta, jura : bon sang, son arme ! Comment avait-il pu la perdre ? Comment l'autre créature avait-elle pu être assez rapide pour esquiver le feu mortel ? En contrebas, la silhouette de Sakura se redressa.

– Shaolan !

La panique déformait ses traits. L'insecte qui emprisonnait Shaolan l'empêchait de lancer tout nouveau sort, et d'un ample battement d'ailes, il reprit de l'altitude.

– Shaolan !

La princesse courut, tenta de les suivre à distance, mais elle comprit qu'elle ne pourrait jamais tenir la cadence. Elle s'arrêta, le cœur prêt à exploser, l'esprit affolé et les jambes vacillantes. Shaolan … où cet insecte l'emmenait-il ? Jusqu'au repaire d'Ingvar ? Ailleurs ? Allait-on lui voler son âme ? Allait-on la forcer à commettre des choses horribles, allait-on laisser son corps se dégrader comme une coquille vide ? Rien qu'à cette pensée, elle avait l'impression qu'on lui coulait du plomb fondu dans l'estomac. Que devait-elle faire ? Sans monture pour se lancer à la poursuite de l'insecte, elle ne le rattraperait jamais. Quant à sa magie, elle pouvait suppléer les forces de ses amis dans un combat, mais elle demeurait insuffisante pour affronter Ingvar. Si seulement elle possédait des pouvoirs semblables à ceux de Fye … la jeune fille se figea. Fye, Kurogane ! Elle avait vu la barrière du magicien disparaître, l'avalanche les submerger, leurs corps disparaître dans la marée glacée … est-ce qu'ils pouvaient être … ? Elle tomba à genoux, tétanisée. Le sang cognait à ses tympans avec la puissance d'un marteau de forge, tout son corps tremblait.

Calme-toi. Respire, réfléchis. Tu savais que tu t'exposerais au danger en les rejoignant. Sa gorge était nouée, son esprit bloqué sur l'image de l'insecte qui emportait Shaolan. Quand elle essayait d'écarter cette pensée, c'était l'avalanche déferlant sur Fye et Kurogane qui s'imposait à elle. Calme-toi, réfléchis. Ingvar pourrait-il s'approprier la magie de Shaolan s'il lui dérobait son âme ? Comment savoir où l'insecte l'emmenait réellement ? Réfléchis à ce que tu peux faire, avec les moyens que tu as. Elle glissa la main dans sa poche et en ressortit son dé magique. Elle fronça les sourcils : avec lui, elle pourrait obtenir des informations. Elle avait créé un sortilège exprès pour parer à ce type de situation. Elle lança le dé dans les airs et prononça l'incantation :

Cinq, vision ! Fye !

Elle ferma les yeux, attendit quelques secondes. Si le sort fonctionnait comme elle l'avait prévu, lorsqu'elle rouvrirait les yeux, elle partagerait la même vision que le magicien. Elle battit des cils, lentement … et sentit des sueurs froides couler le long de sa nuque.

Rien. Elle ne voyait absolument rien. Le monde devant elle était plongé dans le noir, abîme froid et sans vie. Ses lèvres se mirent à trembler. Si Fye ne voyait rien, cela signifiait-il … ? Ne t'affole pas, il est peut-être juste inconscient. Après tout, il était blessé. Tout en réfrénant l'emballement de son cœur, elle ferma les yeux, et lorsqu'elle les rouvrit, elle retrouva sa propre vision. Elle ramassa son dé et répéta l'opération.

Cinq, vision ! Kurogane !

Paupières closes, paupières ouvertes. Sakura cilla et un énorme poids se retira de sa poitrine : Kurogane était conscient. Dans le creux de ses bras, elle découvrit le corps inanimé de Fye. Le ninja s'agitait, elle le devinait à ses mouvements, mais il n'entendait pas ce qu'il disait ; le sortilège ne le lui permettait pas. Son ami tapotait les joues blêmes du magicien. Ils avaient tous les deux échappés à l'avalanche ! En revanche, la blessure que Fye avait reçue maculait sa poitrine d'une affreuse tâche rouge. Elle ferma les yeux, les rouvrit, et en un clin d'œil, elle retrouva sa propre vision. Elle serra ses deux mains l'une dans l'autre, hésitante. Que faire ? Rejoindre Fye et Kurogane pour qu'ils élaborent un plan pour sauver Shaolan ? À pied, il lui faudrait plusieurs heures de marche pour retrouver ses compagnons. Ne serait-il pas trop tard pour porter secours à Shaolan ? Devait-elle laisser le magicien et le ninja se débrouiller seuls ? Ils étaient en vie, et surtout, ils étaient ensemble. Elle aurait craint pour leur vie s'ils avaient été séparés, mais le fait que Kurogane soit aux côtés de Fye la rassurait.

Devait-elle rejoindre Shaolan ? Comment savoir où cet insecte l'avait emmené ? Elle leva la tête vers le ciel : la créature s'était dirigée vers le nord. C'était la piste qu'Hideki et Chii avaient prise afin de suivre la trace d'Ingvar. Oui, il était fort possible que l'insecte conduise Shaolan au repaire de leur ennemi. Elle serra le dé dans le creux de sa paume et le lança une troisième fois :

Cinq, vision ! Shaolan !

Le cœur battant, elle se retrouva transportée dans les airs. La terre qui s'étendait sous ses pieds ne différait que peu de celle qu'elle-même contemplait quelques secondes auparavant, toutefois, la princesse nota que le paysage était moins accidenté. La vallée que survolait Shaolan s'adoucissait, s'aplanissait, et en point de fuite de cet horizon neigeux, Sakura devina une étendue grise et mouvante.

La mer.

Au début de leur voyage, Kurogane avait dit que le loch rejoignait sans doute une côte, mais Sakura ne pensait pas qu'ils s'en étaient rapprochés à ce point. À quelques encablures du rivage, elle discerna une île cernée par des flots acariâtres, au centre de laquelle se dressait l'austère silhouette d'une forteresse. Pouvait-il s'agir du repaire d'Ingvar ? L'insecte qui tenait Shaolan paraissait prendre cette direction. Sakura se força à ne pas ciller pour graver l'image du château, de la côte et de la vallée dans sa mémoire. Si Shaolan voyait ce paysage en ce moment-même, alors la mer devait être toute proche. Sakura ferma les yeux, puis les rouvrit, et retrouva la vallée dans laquelle elle était tombée. Elle releva la tête vers la montagne sur sa gauche : en repassant de l'autre côté, elle retrouverait le loch et le chemin qui conduisait au littoral. Alors, elle atteindrait la forteresse d'Ingvar. Si elle se mettait en route maintenant, elle y serait peut-être le lendemain. Elle jeta un regard par-dessus son épaule, en direction de la vallée où se trouvaient toujours Fye et Kurogane. Elle serra les poings, chassa ses derniers doutes d'un mouvement de tête et se leva. Lorsqu'elle appuya sur sa cheville droite, elle grimaça : la douleur remontait de l'os jusqu'à son genou comme une ronce grimpante. Elle s'était visiblement foulé la cheville en tombant, mais elle n'avait pas le temps de se reposer. Elle ramassa l'épée que Shaolan avait perdue, l'attacha à sa ceinture. Puis, surmontant sa douleur, elle se mit en marche, accompagnée du ballet muet des flocons.