Hello tout le monde !
J'espère que vous allez bien depuis la dernière fois ! Je m'excuse sincèrement d'avoir tardé à updater, j'ai eu un souci d'ordinateur et ça m'a pris plus de temps que prévu ... Mais pour compenser, le chapitre d'aujourd'hui est assez long :) Nos héros ont été séparés, chacun d'eux va devoir s'accrocher pour tenir !
Bonne lecture à toutes et à tous !
Chapitre 38 - L'île et la forteresse
Shaolan fronça les sourcils : non, il ne rêvait pas. Sous ses pieds, la terre se muait en un plateau rocheux dont l'extrémité s'achevait en falaises abruptes. Le loch s'y jetait en cascade dans pour rejoindre les flots d'une mer cendrée. La chute d'eau, impressionnante, tissait un rideau de brume le long de la paroi. Des dentelles d'écume festonnaient le pied des falaises en psalmodiant une litanie de ressacs. Non loin du rivage, Shaolan repéra une petite île ballotée par les courants : d'un battement d'ailes, l'insecte qui le retenait prisonnier se dirigea vers elle. Cette croûte de terre isolée, détachée du continent, ressemblait à une blessure coagulée sur le sang de la mer. Au centre se dressait une forteresse dont les remparts essuyaient sans faillir les vents du nord, tandis que ses lignes crénelées souriaient méchamment. L'enceinte s'organisait autour d'un donjon percé de meurtrières : dans une première cour, située en contrebas, Shaolan vit des hommes et des femmes s'entraîner au combat. Les recrues d'Ingvar. Étaient-ils tous composés d'âmes dérobées à des vivants et de cadavres puisés dans la fosse aux condamnés ? L'insecte piqua vers une seconde cour, plus haute, où Shaolan distingua deux silhouettes. À mesure que l'insecte perdait de l'altitude, il reconnut Gowan et Moira. Cette fois, il n'eut plus aucun doute : il avait bien atterri dans le repaire de leur ennemi. L'insecte délia ses tentacules et le jeune homme tomba devant les généraux. Il bondit aussitôt sur ses pieds, prêt à lancer un sortilège : si ses ennemis pensaient qu'il se rendrait aussi facilement, ils se trompaient. Il leva deux doigts, prononça l'incantation … mais rien ne se passa.
Il se figea, pétrifié, et le ricanement de Gowan lui glaça les sangs.
– Pas de chance pour toi, mon garçon, le maître empêche toute magie d'opérer dans cette enceinte.
Shaolan déglutit, puis jeta un coup d'œil en direction des murs : le chemin de ronde était surveillé par de nombreux soldats. Quant à l'unique issue qui perçait la cour, elle donnait sur l'espace d'entraînement qu'il avait aperçu quelques instants plus tôt. Jamais il ne pourrait défaire autant d'hommes à lui tout seul, encore moins sans son épée. Le temps qu'il réfléchisse, Moira s'était avancée et lui décocha un coup de poing qu'il n'eut pas le temps d'esquiver. Il chancela, sentit le goût du sang empoisser sa bouche.
– Comme on se retrouve, gamin. Je suis déçue, je pensais que l'insecte nous ramènerait la fille. C'est elle qui a brisé ma barrière de vide avec son dé magique, j'avais envie de lui rendre la monnaie de sa pièce.
Shaolan recula, tout en cherchant un moyen de se défendre. Le moindre outil qui puisse se transformer en arme aurait fait l'affaire, un bâton, un marteau, une pelle, mais rien n'accrocha son regard. Il remarqua alors une échauguette qui coiffait l'un des angles de la cour. La guérite de pierre se penchait au-dessus de la mer et promenait ses yeux en meurtrières sur les flots. Une trappe recouverte d'un clapet de bois, sans doute passer des pierres et des projectiles, devait toutefois être assez large pour lui permettre de s'échapper. Sauter du haut de la muraille supposait de plonger dans la mer et de gagner le rivage à la nage. En temps normal, Shaolan n'aurait pas hésité, mais il se trouvait à Valeria, et les températures polaires qui y régnaient laissaient présager une eau glaciale, que seule l'intensité des courants empêchait de geler. Survivrait-il à une eau aussi froide, et assez longtemps pour rejoindre la plage ? Il n'en était pas certain, mais s'il ne tentait rien, il demeurerait prisonnier d'Ingvar.
D'un mouvement souple, il bondit vers l'échauguette.
– Reviens ici ! s'écria Moira.
Elle et Gowan le poursuivirent, tentèrent de lui barrer la route. Shaolan envoya un coup de pied dans la mâchoire de Moira, un autre dans le thorax de Gowan et courut jusqu'à l'échauguette. Presque, il y était presque ! Il souleva la trappe de bois, se prépara à enjamber le rebord, passa le pied droit … quand une douleur fulgurante le paralysa. Il vacilla, grimaça : une flèche avait effleuré sa cuisse gauche avant de se briser contre le mur. Qui avait tiré ? Il jeta un œil par-dessus son épaule et découvrit Moira, le bras encore tendu sur son arc. Près d'elle, une jeune recrue portait un carquois rempli de flèches. Visiblement, la générale ne maniait pas que l'épée. Shaolan sentit le sang couler le long de sa jambe. S'il se jetait à la mer dans cet état, il y passerait à coup sûr. Gowan l'avait déjà rejoint et lui tordit le bras dans le dos.
– Tu croyais nous fausser compagnie si facilement ?
– Emmenons-le aux cachots, ça lui coupera l'envie de faire le mariole, déclara Moira.
– Le maître va venir te voir, ajouta Gowan d'une voix doucereuse. Alors, tâche de faire preuve de respect quand tu le rencontreras.
Shaolan, le souffle court, n'eut d'autre choix que de les suivre.
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Sakura dévala le versant de la montagne en courant, aussi vite que sa cheville foulée et le terrain incliné le lui permettait. Son cœur battait à un rythme effréné, ses joues émettaient une chaleur intense, la corde des muscles de ses jambes paraissait prête à se rompre. Après trois heures de grimpe, elle avait atteint le col de la montagne. Là, elle avait reconnu le paysage que Shaolan avait survolé quelques heures plus tôt : une vallée sillonnée d'un loch. Au bout de cette terre, de hautes falaises plongeaient vers la mer. Elle était trop loin pour distinguer l'île où le jeune homme avait été conduit, mais elle savait qu'elle avançait dans la bonne direction. Elle ne devait pas s'arrêter, ne pas penser. Si elle hésitait ne serait-ce qu'un instant, la douleur de sa cheville se rappellerait à elle. L'ascension lui avait donné tant de fil à retordre que le brusque changement d'inclinaison du terrain faisait trembler ses genoux. Mais ses muscles tenaient bon, elle devait s'accrocher. Il ne lui restait que peu de temps avant que le jour ne s'achève et une fois la nuit tombée, elle devrait s'arrêter. Valeria avait beau avoir été déserté de toute vie humaine, des fauves y rôdaient toujours, sans compter les insectes d'Ingvar. Elle priait les dieux de toutes ses forces pour ne pas faire de mauvaises rencontres.
Lorsqu'elle arriva au pied de la montagne, la luminosité avait déjà commencé à décliner. Dans une heure, heure trente tout au plus, la nuit aurait envahi la vallée. Elle marcha jusqu'au loch en boitillant. La douleur dont elle avait réussi à faire abstraction se réveillait et faisait courir des langues de feu sur sa cheville. Elle grimaça, puis parcourut le paysage du regard : elle avait besoin d'un abri. Elle avait espéré trouver une grotte qui remplirait cet office, mais aucun renfoncement n'avait attiré son regard dans la montagne. À présent qu'elle avait atteint la vallée exposée aux vents, elle commençait vraiment à s'inquiéter. Si elle passait la nuit à la belle étoile, son corps ne résisterait pas aux températures extrêmes de Valeria. Elle regagna la forêt pour s'isoler du vent, puis réfléchit. Bâtir une cabane ? L'épée de Shaolan pourrait lui être utile, mais couper tous les branchages nécessaires lui prendrait des heures. Son regard s'attarda sur la neige. Elle se souvint d'un livre que Shaolan lui avait fait parvenir par l'intermédiaire de Mokona et de Yuki, lorsqu'elle vivait encore au pays de Clow. Il s'agissait d'un ouvrage qui décrivait les différents modes d'habitation de la dimension dans laquelle ses amis avaient atterri. Elle se souvenait d'une page qui traitait d'une maison de neige, appelée « igloo ». Les peuples qui construisaient ce type de maison habitaient des régions polaires, où le bois manquait pour bâtir des chalets. L'igloo isolait du vent et la chaleur corporelle de ses occupants maintenait l'habitacle à une température supérieure à 0°C. Si elle bâtissait une maison de ce type, elle pourrait passer la nuit.
Elle s'accroupit, traça un cercle de deux mètres de diamètre autour d'elle, puis elle rassembla de la neige. Elle l'aggloméra en blocs, et les tassa, forma des pavés grossiers et les disposa sur le pourtour du cercle. Puis, elle empila une seconde ligne de blocs sur les premiers. Elle répéta cette opération, en s'aidant parfois de l'épée de Shaolan pour donner la forme la plus régulière possibles à ses blocs. Ses jambes, déjà fatiguée, protestaient à chaque fois qu'elle s'accroupissait et se relevait. Pour limiter la douleur qui enflammait sa cheville droite, elle reportait son poids sur sa jambe gauche et elle ne tarda pas à avoir des crampes. Ses bras, qui avaient été épargnés jusqu'alors, se mirent à regimber à mesure qu'elle taillait et soulevait de nouvelles briques blanches. Elle se répétait qu'au moins, elle n'avait pas froid, mais elle savait qu'elle ne pouvait pas tromper sa fatigue éternellement : tôt au tard, elle s'écroulerait. Elle devait avoir achevé son abri avant. Plus elle montait les murs de son igloo, plus la construction devint délicate. Elle retaillait les blocs pour former des pavés plus petits, les alignait et les posait délicatement sur la ligne de construction. Son souffle haché tremblait, la sueur perlait à son front, ses yeux se plissaient pour continuer de discerner les contours de l'igloo malgré la pénombre. Elle ne possédait aucune expérience dans l'édification d'un tel abri ; les peuples dont parlait le livre qu'elle avait lu s'y seraient sans doute pris différemment, de manière plus méthodique, plus efficace, mais elle ne se souvenait plus des détails, et elle n'avait pas le temps de tergiverser. Quand elle arriva à la fin de sa construction, une partie du dôme s'écroula à demi et elle dut recommencer l'opération.
Elle posa un nouveau tas de neige et le tapota délicatement pour le jointer au reste du mur. Le geste fut cependant encore trop sec, car la neige s'effrita et le morceau de dôme tomba à nouveau. Les jambes coupées, Sakura fixa l'igloo et sentit sa gorge se nouer. Allait-elle y arriver ? N'avait-elle pas été imprudente de se lancer seule à la recherche de Shaolan ? Peut-être aurait-elle dû rejoindre Fye et Kurogane ? Ensemble, ils auraient pu se partager les efforts et être plus efficaces. Son regard se perdit dans le bleu de la neige crépusculaire et le visage de Shaolan s'imposa à elle. Le souvenir de leur premier baiser, des paroles pleines de chaleur et de courage qu'ils s'étaient adressé résonnèrent en elle. Elle voulait encore partager ce type de moments avec lui. Elle avait consenti à beaucoup de sacrifices pour le retrouver. Au pays de Clow, elle avait passé de nombreuses nuits seule, dans le souterrain sacré, à s'exercer à la magie. Elle s'était entraînée jusqu'à la limite de ses forces, mangeant et dormant peu, mais elle elle avait atteint son objectif. Oui, elle avait de la ressource, elle pouvait s'en sortir. Elle devait s'en sortir. Elle frissonna, puis se remit à la tâche avant que ses muscles ne se refroidissent.
Elle ne parvint pas à monter le dôme de son igloo jusqu'au bout, mais le trou était suffisamment étroit pour l'air ne s'infiltre pas trop à l'intérieur. La nuit avait charbonné la vallée de son fusain noir. À tâtons, elle ramassa du petit bois, une branche plus épaisse et les ramena devant son igloo. Là, elle disposa quelques pierres pour isoler l'âtre du sol humide, y entassa sa récolte, et à l'aide d'un amadou, le champignon allume-feu, elle tenta d'embraser le combustible. Mais le bois fuma plus qu'il ne brûla. La jeune fille attendit encore un peu, espéra de toutes ses forces que le feu prendrait bientôt. Hélas, le bois ne faisait que crachoter de la vapeur sans émettre la moindre chaleur. Sakura ravala sa déception se retrancha dans l'igloo, en tâchant d'ignorer la faim qui torturait son estomac. Elle retira sa botte gauche, baissa sa chaussette et plaça sa cheville douloureuse quelques instants dans la neige pour atténuer l'inflammation. Puis, elle se rechaussa, rabattit sa capuche sur sa tête et croisa les bras contre sa poitrine pour éviter au maximum de perdre de la chaleur. Il lui fallut plusieurs minutes avant de cesser de claquer des dents. Puis, lentement, elle ferma les yeux et la somnolence la gagna.
Combien de temps passa ? Dix minutes ? Une demi-heure ? Elle n'aura su le dire. Un grattement contre l'un des murs de l'igloo la tira brusquement de sa léthargie. Elle rouvrit les yeux, tous les sens en alerte, et s'approcha prudemment de l'entrée à quatre pattes. Un insecte d'Ingvar ? Un fauve ? Elle devina un mouvement, tout près de son abri. Ce n'était pas un insecte : la bête bondissait à quatre pattes. Mue par un instinct qu'elle ne se connaissait pas, Sakura réagit au quart de tour. Elle sortit hors de l'igloo, se saisit de son boomerang et le lança dans la direction du bruit. Elle entendit son arme percuter quelque chose avec un bruit mat, puis plus rien.
À cet instant, le bois abandonné devant l'igloo craqua et une flamme, minuscule mais vivante, illumina les brindilles. Sakura observa cette maigre lueur et sentit presque les larmes lui monter aux yeux.
– Dieux du pays de Clow, soyez remerciés …
Elle avança dans le noir et ne tarda pas à retrouver son boomerang. Un lapin groggy gisait près de lui. L'estomac de Sakura gargouilla plus fort. Elle n'avait rien mangé depuis six heures au moins et ses forces s'amenuisaient. Pourtant, à la vue de la bête encore vivante, un malaise la saisit.
Elle avait dit à Shaolan qu'elle n'hésiterait plus à tuer en cas de nécessité. Lorsqu'elle avait prononcé ces mots, elle pensait à une situation où l'un de ses compagnons seraient en danger de mort, où elle devrait surmonter sa peur pour leur porter secours, cependant elle n'avait pas envisagé que le premier être qu'elle tuerait lui servirait à se nourrir. Au fond, cela rendrait peut-être les choses plus faciles. Elle sortit son couteau, se pencha vers la bête. Le coup de boomerang l'avait assommé, il ne ressentirait rien. Sa main tremblait. Elle resserra sa prise sur sa lame, si fort que ses doigts se crispèrent, son regard devint fixe. Son poignet se verrouilla et d'un geste sec, elle trancha la gorge de la bête. Le sang s'écoula, masqué par la nuit. Sakura avala sa salive, se redressa et rapporta sa proie près de l'igloo. Le feu crépitait de flammes chaleureuses, qui repoussaient la limite des ténèbres. Ce ne fut qu'à la lumière de l'âtre qu'elle découvrit le rouge qui tâchait ses mains. Elle les contempla avec perplexité. C'était donc elle qui avait fait couler ce sang ? Elle qui venait de tuer un animal ? Elle avait presque l'impression d'observer des mains étrangères. Ressentait-on la même chose après avoir tué un être humain ? Non, non, c'était forcément différent. Elle s'assit devant l'âtre, surmonta sa répugnance lorsqu'il lui fallut retirer la fourrure du lapin. Elle coupa une patte et la mit à griller au-dessus de la flambée. L'odeur qui s'en dégagea réveilla son appétit et chassa peu à peu ses scrupules. Elle se rendit compte à quel point elle avait faim lorsqu'elle avala la première bouchée. Elle cuit le reste de la viande et l'enveloppa dans un mouchoir : elle devait économiser ses vivres.
Tandis qu'elle grignotait la chair autour de l'os, son esprit se perdit dans le néant. Non, tuer un animal pour s'alimenter n'avait rien à voir avec le meurtre d'un être humain. Le dégoût qui l'avait saisie au moment d'achever le lapin et de le déshabiller n'avait rien à voir avec la terreur qu'elle avait éprouvé sur le champ de bataille, quand cette combattante d'Ingvar avait abaissé le poignard pour l'enfoncer dans sa poitrine. La lame qui entamait sa chair, la vie qui s'évanouissait de son regard … Sakura avait eu la sensation de commettre un acte irréparable, de violer les lois naturelles, même si cela n'était pas directement de son fait. Shaolan lui avait dit que tuer n'est jamais facile, même en cas de légitime défense. Qu'avait ressenti Kurogane la première fois qu'il avait tué un homme ? Et Fye ? Ils paraissaient si sûrs d'eux, mais qu'éprouvaient-ils au moment d'ôter la vie ? Et elle, serait-elle capable de venir à bout de l'un de ses ennemis si c'était pour se protéger ou protéger ses compagnons ? Serait-elle la même personne après avoir commis ce geste ? Non, bien-sûr que non. Elle lava ses mains dans la neige, puis les tendit au-dessus des flammes. Des mains blanches, délicates, des mains de princesse. Elle croyait se connaître, mais à chaque combat qu'elle menait avec ses amis, elle découvrait de nouvelles facettes d'elle-même, de nouvelles manières de réagir, de nouvelles émotions. Cela l'intriguait et l'effrayait, car elle avait découvert que des élans de violence pouvait la saisir. De quoi serait-elle capable, si elle se retrouvait dans une situation inextricable ? Elle soupira, se frotta les mains au-dessus du feu. Quand il ne resta que des braises, elle regagna l'igloo et se recroquevilla sur elle-même. Cette fois-ci, elle s'endormit rapidement.
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L'oreille aiguisée de Kurogane se tendit : dehors, des pas faisaient crisser la neige. Il ouvrit les yeux : étendu sur une fourrure, il ne s'était même pas aperçu qu'il s'était assoupi. Les combats de la journée et le sang qu'il avait donné à Fye l'avaient plus fatigué qu'il ne l'avait cru. La nuit était tombée, teintant de brun les parois de la yourte. Il se redressa ; non loin de lui, Fye dormait toujours. Il enfila rapidement une chemise, saisit son sabre sans un bruit et avança de la porte en peau. Qui approchait ? Des soldats d'Ingvar ? Il était certain qu'il s'agissait d'êtres humains. S'ils étaient attaqués, il allait devoir combattre seul leurs assaillants et il n'était pas vraiment au meilleur de sa forme. Il devait miser sur l'effet de surprise et frapper fort d'entrée de jeu. Il souleva le battant de la yourte et se jeta dans la nuit.
Les inconnus bondirent en arrière avec un mouvement d'effroi. La silhouette la plus grande retint un cheval qui se cabra avec un hennissement strident.
– Kurogane, c'est nous !
Lorsqu'il entendit cette voix fluette, le ninja baissa immédiatement son sabre. Une flamme s'alluma dans l'obscurité, révélant le visage de Chii et de Mokona. Derrière elle, Hideki ramenait par la bride le cheval qui s'était affolé. Kurogane les dévisagea tous les trois, stupéfaits.
– Que faîtes-vous ici ?
– Nous avons vu un insecte d'Ingvar traverser le ciel, expliqua Chii. Il tenait Shaolan prisonnier entre ses tentacules. Nous nous sommes doutés que vous avez dû subir une attaque, mais comme seul Shaolan avait été fait prisonnier, nous avons pensé que vous auriez besoin d'aide. Mokona a tenté de nous transporter jusqu'à vous, mais cela n'a pas fonctionné.
– Tu as perdu ton pouvoir ? lui demanda Kurogane.
– C'est ce que Mokona croyait, au début.
– Nous avons donc rebroussé chemin à pied, poursuivit Hideki. Tandis que nous gravissions la montagne qui sépare les deux vallées, j'ai brusquement compris que ce paysage ne m'était pas inconnu. J'ai réalisé que nous étions tout proches de la vallée où mon frère envoyait jadis les condamnés à mort, et où Fye et Yuui avaient été enfermés lorsqu'ils étaient enfants …
– Quand Mokona a entendu ça, continua le manjuu, il s'est rappelé de cette fosse qu'il avait vue dans les souvenirs de Fye …
Kurogane cilla : il avait presque oublié qu'Ashura avait aussi contraint Mokona à assister à l'abominable enfance de Fye. Leur petit compagnon dégageait un tel un optimisme qu'il était facile de croire qu'il ne souffrait pas, mais il avait partagé toutes leurs douleurs et sa mémoire, comme la leur, était marquée au fer rouge.
– Mokona se rappelait très bien de la fosse et de la vallée. Quand ses souvenirs lui sont revenus, il a senti qu'il pouvait y transporter Chii et Hideki. Alors, Mokona a déployé ses ailes et les a avalés.
– Et ça a marché ? dit Kurogane.
– Oui, Mokona les a déposés pile au bord de la fosse. Ensuite, nous avons vu la yourte et nous nous sommes approchés.
– Cela voudrait dire qu'à l'intérieur d'un même monde tu ne peux transporter des gens que…
– … vers un endroit que Mokona connaît déjà, oui, acquiesça la boule de poils. C'est pour cela que lorsque Mokona vous a transportés depuis l'ancien palais de Valeria, nous avons atterri à Tirmeíth : c'est parce que Mokona connaissait déjà ce village.
– Je vois … Tu t'es bien débrouillé, manjuu. Tu peux être fier de toi.
Le petit être rosit devant le compliment, si rare de la part du ninja.
– Kuro-pon …
– Ne m'appelle pas comme ça ! Hé, qu'est-ce que tu fous sur mon épaule ?
– Mokona te donne un bisou !
– Pas question, j'ai horreur de ça !
Tous rirent, mais ce rire ne parvint pas à masquer l'inquiétude qui tendait les traits de Chii.
– Kurogane, où est Fye ?
– À l'intérieur, il dort. Il a été blessé pendant le combat, il a besoin de récupérer.
Les yeux des anciens souverains s'agrandirent, mais Kurogane s'empressa de les rassurer :
– Ne vous inquiétez pas, il est hors de danger. Fye est solide, il ira mieux demain. Venez vous mettre au chaud.
Les anciens souverains rentrèrent dans la yourte et découvrirent leur fils étendu sous les couvertures. Ils repérèrent également ses vêtements tâchés de sang, qui séchaient près du feu, et tâchèrent de contenir leur inquiétude. Mokona, lui, balaya la yourte du regard.
– Où est Sakura ?
– Elle a été attrapée par l'une de ces bestioles volantes en même temps que Shaolan.
– Quoi ? Mais l'insecte que Mokona, Chii et Hideki ont vu ne tenait que Shaolan !
– Tu n'as pas vu la princesse ?
– Non.
– Alors, peut-être a-t-elle réussi à se libérer …
– Mais dans ce cas, intervint Chii, où est-elle ? Pourquoi n'a-t-elle pas tenté de vous rejoindre ?
Kurogane fronça les sourcils : si Sakura avait vu où se dirigeait l'insecte qui emprisonnait Shaolan, elle s'était sûrement lancée sur ses traces. Elle était débrouillarde, et en temps normal, il ne se serait pas inquiété pour elle, mais Valeria n'était pas un pays comme les autres. Pourvu que la princesse ait trouvé à s'abriter pour la nuit … pourvu qu'elle survive au froid de cette contrée … pourvu qu'elle ne fasse pas de mauvaises rencontres … il chassa d'un mouvement de la tête les craintes qu'il sentait grandir en lui. Il ne pouvait rien faire pour l'aider pour le moment : la nuit l'empêchait de prendre la route et Fye n'était pas en état de voyager. Quand le jour se lèverait, ils aviseraient. Mokona pencha vers lui un visage préoccupé.
– Kurogane ?
– Ne t'inquiète pas. Je suis sûr qu'elle va bien.
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La lourde porte se referma en grinçant sur ses gonds, plongeant Shaolan dans une obscurité presque totale. Seule une petite ouverture striée d'épais barreaux perçait la porte de sa geôle. Il se retourna et à mesure que ses yeux s'accoutumaient au manque de luminosité, il distingua vaguement les contours de la cellule. Un soupirail famélique avalait une maigre lumière qui ne suffisait pas à éclairer la pièce. Shaolan appuya une main sur sa cuisse gauche : la blessure que lui avait infligé Moira n'était que superficielle, mais il saignait tout de même beaucoup. Il ouvrit son manteau, déchira un morceau de sa chemise et s'en servit pour bander la plaie. Faute de mieux, il devrait se contenter de ces soins de fortune. Puis, il s'approcha de l'un des murs et posa sa main dessus : il ne sentit d'abord que le salpêtre granuleux qui gangrenait la pierre, puis, en arrière-plan, une force qu'il reconnut aussitôt.
Gowan et Moira ne lui avaient pas menti : un sortilège enveloppait toute la forteresse, empêchant quiconque de pratiquer la magie hormis celui qui était à l'origine du sort. Pourtant, ce kekkai ne se diffusait pas de manière uniforme. Il pulsait plus faiblement à certains endroits, peut-être là où se trouvaient les combattants d'Ingvar. Ces derniers ne disposant d'aucuns pouvoirs magiques, il n'était sans doute pas utile de les entourer d'une barrière puissante. En revanche, il s'intensifiait au-dessus de sa tête, dans ce que le jeune homme supposait être le donjon qu'il avait vu en arrivant. Était-ce là qu'Ingvar se cachait ? Gowan avait dit qu'il rencontrerait bientôt leur maître. Que lui voulait-il ? Comment l'affronter, sans arme et sans magie ? Il laissa glisser sa main le long de la paroi suintante. Gowan et Moira l'avaient conduit dans un dédalle de couloirs qui serpentait sous le château d'Ingvar, et dont les sous-sols les plus profonds aboutissaient à la prison.
Ses doigts courraient sur les dalles de pierre, quand soudain il s'arrêta. Il s'accroupit et fronça les sourcils : là, dans un coin de la prison, la barrière s'affaiblissait. Elle ne disparaissait pas complètement, mais son aura déclinait suffisamment pour qu'il puisse tenter d'utiliser cette faille à son avantage. La magie qui entourait la geôle était puissante, mais celle de Clow ne l'était pas moins. En se concentrant, il pourrait peut-être pratiquer une brèche dans le kekkai et ainsi recourir à ses pouvoirs. C'était l'unique option dont il disposait. Il se redressa, leva deux doigts et rassembla toute son énergie.
À peine avait-il prononcé le début de l'incantation que des pas résonnèrent dans le couloir. Il tressaillit, mais se força à demeurer concentré. S'il sapait les effets du kekkai maintenant, et si la porte de sa cellule s'ouvrait, il pouvait profiter de l'occasion pour s'échapper. Derrière ses paupières closes, il commença à distinguer une fissure dans l'aura de la barrière. Oui, continuer comme cela … il intensifia ses incantations, sentit ses pouvoirs grandir, tandis que derrière lui, la porte de la cellule grinçait.
La douleur lui traversa le dos avec la fulgurance d'un courant électrique. Il rouvrit brutalement les yeux, le souffle coupé et les membres paralysés. Ses jambes se dérobèrent et il tomba à genoux, tremblant.
De la magie. Quelqu'un venait de lui faire subir les effets d'un sortilège redoutable, qui endolorissait tous ses membres. Personne dans ce souterrain ne pouvait avoir recours à ses pouvoirs, personne sauf … le jeune homme releva la tête. Dans l'encadrement de la porte de sa geôle, auréolé de la lueur des torches qui se consumaient dans le couloir, il discerna une silhouette à contre-jour. Remplie de néant, elle attendait, aussi irréelle et effrayante qu'une ombre jaillie de l'enfer.
Les yeux qui se posèrent sur lui avaient la couleur des marais. Dans ces pupilles qui suscitaient le même effroi que des sables mouvants s'embourbaient des émotions troubles et malsaines. Les pommettes saillantes de l'homme formaient une ligne perpendiculaire avec sa mâchoire et la peau de son visage se tendait sur ses os comme un vélin sur la reliure d'un vieux grimoire. De rides sillonnaient ce visage parcheminé, aussi fines que les cheveux blancs qui striaient sa longue chevelure. Son manteau accentuait la robustesse de ses épaules et son aura suivait rigoureusement les contours de son corps, le caparaçonnant d'une armure sans faille. Shaolan avala sa salive : maintenir en permanence son aura aussi resserrée autour de soi exigeait concentration considérable. Cet homme possédait une parfaite maîtrise de sa magie.
– Vous êtes Ingvar, je présume ?
Un sourire étira les lèvres fines de l'homme, sans toutefois monter jusqu'à ses yeux.
– Je vois que tu connais mon nom. Et moi, je connais le tien : tu t'appelles Shaolan.
– Que me voulez-vous ?
– À toi, rien. En revanche, j'attends beaucoup de l'un de tes amis.
– Vous parlez de Fye, n'est-ce pas ?
Ingvar sourit encore.
– Vous n'obtiendrez rien de lui. Vous avez tué son grand-père et sa tante, vous avez détruit la vie de sa mère, et aujourd'hui encore, vous dépouillez des innocents de leur âme pour les forcer à vous obéir. Quand Fye vous retrouvera, il vous tuera.
– Le crois-tu vraiment ? Avec les arguments adéquats, je suis sûr de pouvoir le contraindre à faire ce que je souhaite.
L'éclair pervers qui traversa son regard donna des frissons à Shaolan.
– Faîtes-moi ce que vous voulez, Fye ne cédera pas.
– Es-tu prêt à en prendre le pari ?
Shaolan serra les dents. Il devait trouver une réplique, quelque chose pour faire durer la conversation, car tandis qu'il parlementait, il rassemblait ses forces. Il percevait toujours la faille dans le kekkai qui l'entourait, et il comptait bien s'en servir. S'il réussissait à se ménager une ouverture, il pourrait recourir à ses pouvoirs. Toutefois, faire appel à sa magie tout en masquant la force de son aura lui demandait une énergie importante et ralentissait son action. Encore un peu, juste encore un peu …
– Vous voulez vous approprier les pouvoirs de Fye, n'est-ce pas ? C'est sa magie qui vous intéresse ?
– Non, pas exactement. Ce que je souhaite est bien plus précieux.
Shaolan fronça les sourcils.
– Qu'est-ce que c'est ?
– Tu penses donc que je vais te le dire aussi facilement ?
Tout en gardant les bras le long du corps, Shaolan joignit deux doigts de la main droite. Sa magie rongeait le kekkai de l'intérieur, dans quelques secondes il pourrait lancer un sortilège.
– Ni Elda et Freya, ni Fye et Yuui n'auraient dû venir au monde, déclara Ingvar avec une sombre amertume.
Shaolan fronça les sourcils.
– Ce que vous dîtes n'a pas de sens. Si vous convoitez leurs pouvoirs, pourquoi auriez-vous préférez qu'ils ne viennent pas au monde ?
– Tu ne comprends pas.
– Mais vous ne comptez pas m'expliquer, n'est-ce pas ?
– En effet. Ce serait une perte de temps.
– C'est vous qui avez maudit Fye et son frère ?
Ingvar le dévisagea en silence, d'abord sans réagir. Puis, ses épaules commencèrent à tressauter, tout son corps à s'agiter. Il partit d'un grand éclat de rire, sardonique, grinçant et froid, qui donna des frissons à Shaolan. Curieusement, le jeune homme eut l'impression qu'Ingvar se riait non seulement de sa question, mais aussi de lui-même. Quand enfin il reprit son souffle, ses yeux se réduisirent à deux fentes.
– Moi, leur lancer une malédiction ? Mais ils n'ont pas eu besoin de moi pour dévaster leur pays !
Shaolan tressaillit. Ingvar mentait-il ? Les fléaux qui s'étaient abattus sur Valeria étaient-ils vraiment du seul fait des pouvoirs de Fye et Yuui ? Le jeune homme se refusait toujours à le croire.
– Vous avez averti l'ancien roi de Valeria que Fye et son jumeau seraient porteurs d'une malédiction qui affecterait tout le royaume. Comment saviez-vous qu'elle allait se déclencher ?
Ingvar ne répondit pas. Shaolan plia le pouce sous son majeur et son index joints : enfin, il avait créé une brèche dans la barrière. C'était maintenant ou jamais.
– Ratei shourai!
Le cercle de Clow apparut sous ses pieds et de la foudre crépita dans l'atmosphère. Les yeux d'Ingvar s'agrandirent, et avec une rapidité dont Shaolan ne l'aurait pas cru capable, il traça des runes et dressa un bouclier pour se protéger. La rafale électrique fut déviée et alla se fracasser contre un mur qu'elle perça de part en part. Sans laisser à son adversaire le temps de reprendre ses esprits, Shaolan lança une nouvelle attaque et se précipita vers l'ouverture pratiquée dans sa cellule. Vite, il devait profiter de l'effet de surprise avant que les sbires d'Ingvar ne débarquent !
Il s'élança dans l'escalier, monta les marches quatre à quatre, déboucha dans un couloir, le parcourut en sens inverse, se jeta dans une seconde volée de marches. Déjà, il entendait des pas se précipiter dans sa direction. Un premier garde surgit, sans doute alerté par le bruit du combat. Shaolan l'envoya à terre d'un coup de pied, s'empara de son sabre et continua. Deux autres soldats se dressèrent sur sa route. Il croisa le fer avec l'un d'entre eux, le repoussa violemment contre un mur où il se cogna la tête, faucha les jambes du deuxième et continua vers l'étage supérieur. Il arriva dans la salle d'armes qu'il avait traversée en descendant vers les cachots : la pièce était pleine à craquer de combattants. Il savait que ce serait la partie la plus délicate de la remontée, car il devait déstabiliser ces soudards avant qu'il ne s'aperçoive de sa présence. Il leva deux doigts et prononça l'incantation :
– Suiryuu Shourai !
De l'eau jaillit dans les airs comme le flux d'une fontaine de titans. Les filets se transformèrent en vagues et s'abattirent sur les soldats d'Ingvar avec la violence d'un raz-de-marée. Pris de court par ce phénomène incroyable, ces derniers se retrouvèrent submergés et leurs armes coulèrent. Shaolan attacha le sabre à sa ceinture et se jeta à l'eau. Profitant de la confusion générale, il traversa la pièce à grandes brassées, reprit pied sur l'escalier d'en face et le remonta à toute vitesse. Enfin, il se retrouva à l'air libre, dans la cour supérieure où il avait atterri à son arrivée dans la forteresse. Il repéra immédiatement la guérite par laquelle il avait voulu s'échapper et courut vers elle.
À cet instant, deux flèches se plantèrent devant lui, le faisant piler net. Il leva la tête vers les remparts : Moira se tenait sur le chemin de ronde, prête à décocher une autre flèche. Shaolan serra les dents, entendit des pas retentir derrière lui : Gowan et des soldats rappliquaient dans la cour. Il sentit la hallebarde du général s'abattre dans sa direction, se retourna et para. Il repoussa Gowan une fois, deux fois, trois fois. Le général alternait les coups et les coups bas, et après avoir visé ses genoux, il projeta sa hache vers sa tête. Shaolan leva son sabre juste à temps pour contrer. Bras en l'air, il ne protégeait plus son torse. Gowan profita de sa faiblesse pour lui asséner un coup de pied dans le ventre. Shaolan expira brutalement, ferma les yeux sous la douleur, sentit que Gowan lui fauchait les jambes. Il s'écroula et le général lui arracha son sabre d'un coup de pied. Haletant, Shaolan vit des étoiles danser devant ses yeux. Vite, il devait agir, sinon il perdrait son unique chance de s'échapper. Il avait déjà utilisé beaucoup de magie, mais il pouvait encore lancer un sortilège …
– Kashin shourai !
Le cercle de Clow apparut et des flammèches s'élevèrent de ses doigts. Au même moment, une douleur fulgurante remonta le long de son dos et le paralysa. Non, ce n'était pas possible ! Encore cette sensation … dans le même temps, il sentit que le kekkai reprenait l'avantage sur la magie de Clow. Courbé, Shaolan ne pouvait plus bouger. Ingvar émergea du donjon, la main encore tendue du sortilège qu'il venait de lancer. À mesure qu'il approchait, Shaolan se rendit compte que ce n'était pas lui qu'il fixait, mais le cercle de Clow qui brillait sous son corps. Les pupilles d'Ingvar s'étaient rétrécies et dans son regard si froid, si imperturbable, Shaolan vit s'agiter un sentiment d'incrédulité.
Qu'est-ce que cela voulait dire ? Il essaya de bouger, se redresser, mais une flèche se planta tout près de ses jambes. Ingvar s'accroupit pour mettre son visage à hauteur du sien : Shaolan se retrouva face à ses yeux d'un vert trouble, hypnotiques, terrifiants, dans lesquels il avait l'impression que son âme allait se noyer. Il baissa la tête pour se soustraire à cette vision, mais Ingvar le saisit par la mâchoire. Sa voix, proche d'un murmure, n'en était pas moins menaçante.
– Qui es-tu ?
Les yeux de Shaolan s'écarquillèrent.
– Que … que voulez-vous dire ? Vous connaissez mon nom !
– Ne fais pas l'idiot. Qui es-tu vraiment ?
– Je … je ne comprends pas ce que vous dîtes.
C'était la vérité. Pourtant, le regard insistant d'Ingvar et la pression qu'il exerçait sur sa mâchoire faisaient comprendre à Shaolan qu'il ne se satisfaisait pas de sa réponse. Que lui prenait-il ? Si dans sa geôle, le jeune homme avait eu la sensation qu'Ingvar ne le considérait que comme un pion pour atteindre Fye, il était à présent persuadé qu'il s'intéressait à lui pour une autre raison.
– Qui es-tu vraiment ?
La question, répétée dans un souffle menaçant, donnait des sueurs froides à Shaolan. Depuis la disparition de son clone, il était redevenu un être unique et ne se posait plus de question sur son identité, mais ma question d'Ingvar réveillait en lui de sourdes angoisses. Ignorait-il quelque chose sur lui-même, qu'Ingvar aurait deviné ? Il sentit la main du sorcier se resserrer sur sa mâchoire.
– Comment peux-tu utiliser ce cercle magique ?
Son cercle magique … ? Pourquoi cela l'intéressait-il ?
– C'est lui qui t'a appris la magie ?
Le cœur de Shaolan s'accéléra à mesure que les associations d'idées, toutes plus improbables les unes que les autres, défilaient dans sa tête.
– Vous … avez connu Clow ?
À ces mots, les lèvres d'Ingvar perdirent toutes leurs couleurs et son regard se durcit. Il relâcha la mâchoire de Shaolan, puis se redressa lentement.
– Gowan, Moira, appela-t-il sans détacher son regard du jeune homme.
– Oui, maître ?
– Faîtes ce que je vous ai ordonné. Nous enverrons le message ce soir. Précisez-bien que s'ils n'obtempèrent pas, nous tuerons le prisonnier.
Ils acquiescèrent et se saisirent de Shaolan, qu'ils reconduisirent vers les cachots. Ingvar observa la silhouette du jeune homme disparaître dans les escaliers, les yeux mi-clos, les mains et les lèvres encore frémissantes. Il y avait bien longtemps qu'il n'avait pas éprouvé une telle rage. Lui qui craignait que le passage des ans n'atténue sa soif de vengeance, il constatait à présent qu'il n'en était rien. Il ne changerait pas le plan qu'il avait prévu : ce gamin allait lui permettre d'atteindre Fye et Chii, qui demeuraient sa cible première.
Toutefois, contrairement à ce qu'il avait indiqué à Gowan et Moira, il ne jetterait pas ce prisonnier au rebut une fois son office rempli. Il avait encore beaucoup trop de questions à lui poser.
En particulier, découvrir pour quelle raison ce gamin utilisait la même magie que Fei Wang Reed.
