Bonsoir à tous !

Je suis de retour ! Enfin ! J'ai tardé à actualiser, je m'en excuse, mon travail m'a pris beaucoup de temps ces dernières semaines. Mais je ne vous oublie pas, voici donc la suite ! Au programme, un personnage que nous n'avions pas vu depuis plusieurs chapitres et d'autres surprises ! J'espère que cela vous plaira.

Je tiens à remercier tous ceux qui suivent cette histoire depuis le début sa publication et ceux qui l'ont découverte plus récemment, je suis heureuse de voir qu'elle trouve toujours son public :)

Bonne lecture à toutes et à tous !


Chapitre 39 - Rêves, espoirs et réalité

Watanuki ouvrit brusquement les yeux, le souffle court et le cœur étreint par une sourde angoisse. Il se redressa et remonta l'un des pans de son kimono contre sa poitrine. Malgré la tiédeur étouffante de la nuit d'été, il frissonnait. Un paravent peuplé d'oiseaux déployait ses ailes près du canapé, offrant au regard une fenêtre d'évasion dans cette pièce dépourvue d'ouverture. Un grand tapis de velours molletonnait le tatami en natte de jonc qui recouvrait le sol, absorbant les chocs et les sons. Derrière le sofa, d'épais rideaux rouges humaient le parfum de temple que dégageaient les bâtons d'encens. Watanuki passa une main sur son front en sueur et posa deux pieds au sol. Tout autour de lui, le salon respirait la paix et le silence, pourtant son esprit était en proie à la panique.

À cet instant, les panneaux décorés de demi-lunes coulissèrent et Dômeki entra dans la pièce. Il remarqua tout de suite le teint blême de Watanuki, ses yeux dépareillés perdus dans le néant.

– Un rêve ?

Watanuki acquiesça.

– Qu'est-ce que tu as vu ?

Le jeune homme releva la tête.

– Shaolan. Il a été fait prisonnier par Ingvar, le sorcier qu'il poursuit avec ses amis. Ses sbires l'ont passé à tabac et il … il est dans un sale état.

– Où sont les autres ?

– Ils ont été séparés. Kurogane et Fye ont été pris dans une avalanche, Shaolan ignore s'ils sont vivants, et Sakura se trouve dans les montagnes, toute seule …

– Pourquoi Shaolan n'utilise-t-il pas sa magie pour s'échapper ?

– Ingvar enveloppe son repaire d'un kekkai qui inhibe ses pouvoirs. C'est pour cela qu'il a choisi la voie des rêves pour me contacter. Il a de la chance que cela ait marché.

– Qu'est-ce que tu vas faire ?

– Shaolan m'a demandé de transmettre un message. Jusqu'à présent, il croyait qu'Ingvar ne s'intéressait qu'à Fye, mais lorsqu'il a tenté d'utiliser sa magie et qu'Ingvar a vu le cercle de Clow, ce dernier a réagi étrangement. Il est possible qu'Ingvar … ait connu Clow.

Watanuki fronça les sourcils : il ne s'attendait pas du tout à voir ressurgir ce nom dans le pays de Valeria, et sans qu'il ne se l'explique, une appréhension insaisissable lui serrait la poitrine.

– Où est Mokona ?

– Il dort, il est deux heures du matin.

– Il va falloir le réveiller.

– Je vais le chercher.

– Avant de parler à Fye et aux autres, vais d'abord essayer de contacter Sakura-chan. Étant donné qu'elle a été séparée du reste du groupe, la voie des rêves est la seule solution qu'il me reste.

Watanuki se rallongea et ferma les yeux.

– Je ne devrais pas en avoir pour plus de dix minutes.

– D'accord. Quand tu te réveilleras, bois quelque chose, tu as une tête à faire peur.

– Oui …

Et le jeune homme glissa une nouvelle fois dans le sommeil.

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Bras repliés sur elle-même, Sakura sortit lentement de sa léthargie. Elle cilla, le regard trouble et le corps engourdi par le froid. Autour d'elle, les parois bleutées de l'igloo se gonflaient de la lumière du matin.

Elle avait survécu. Protégée par son abri de fortune, elle était toujours en vie. Elle remercia les dieux du pays de Clow et se redressa lentement. À cet instant, elle grimaça. Si l'igloo l'avait préservée de la mort, les températures glaciales avaient tout de même ankylosé ses membres. Presque paralysée, le moindre mouvement lui donnait l'impression de faire jouer des engrenages rouillés. Une douleur vive remonta dans ses articulations et lorsqu'elle se mit à genoux, elle eut l'impression de s'asseoir sur deux pierres. Elle remua les doigts dans ses gants et constata avec soulagement qu'ils n'avaient pas gelé. Toutefois, une traînée de poudre enflamma ses veines lorsque son sang se remit à circuler. Elle étouffa un gémissement, puis sortit de l'igloo. Peu à peu, la vie raviva ses muscles, dégela ses os, assécha les larmes de douleur qui perlaient au coin de ses yeux. Elle s'accroupit près du foyer qu'elle avait aménagé la veille et réussit, malgré ses mains tremblantes et le charbon glacé, à rallumer un feu. Elle s'y réchauffa les mains, puis sortit de son manteau la viande de lapin qu'elle avait fait cuire et la plaça au-dessus de flammes. Elle en mangea un morceau tout en prenant garde à conserver quelques restes ; elle avait besoin de forces avant de reprendre la route, mais elle devait économiser ses vivres. Tandis qu'elle observait l'âtre, le dernier rêve qu'elle avait fait juste avant de s'éveiller lui revint en mémoire. Elle aurait juré que Watanuki lui était apparu en songe. Il paraissait préoccupé, elle revoyait son visage crispé …

Sakura s'immobilisa. Watanuki ! Shaolan ! Comment avait-elle pu oublier ? Le froid avait non seulement figé son corps, mais aussi son esprit ! La jeune fille se rappelait clairement des paroles de Watanuki, à présent. Shaolan avait été capturé par Ingvar et se trouvait actuellement dans une forteresse située sur une île près des côtes de Valeria. Cela confirmait ce qu'elle avait vu à travers ses yeux grâce à son dé magique ; elle avançait donc droit vers le repaire d'Ingvar. Watanuki avait ajouté que sur cette île un kekkai bloquait toute forme de magie, à l'exception de celle d'Ingvar. Shaolan ne pouvait échapper à ses ravisseurs. C'était probablement pour cela qu'elle n'arrivait plus à accéder à sa vision. Elle avait plusieurs fois tenté de voir à travers ses yeux, la veille, et craint que sa magie ne soit plus efficiente, mais l'interférence venait d'Ingvar. Sakura observa la vallée : au bout du loch, elle atteindrait la mer et l'île mentionnée par Watanuki. Réussirait-elle à rejoindre Shaolan ? Était-elle de taille à affronter Ingvar et ses sbires ? Elle n'en n'avait aucune idée, mais elle ne pouvait plus reculer. Juste avant qu'elle ne se réveille, Watanuki lui avait livré une dernière information : il était possible qu'Ingvar ait connu Clow. Cette nouvelle inquiétait la jeune fille : même si Clow était aujourd'hui décédé et qu'il n'avait jamais voulu leur nuire, il s'agissait d'un magicien extrêmement puissant, dont la seule volonté avait entraîné la tragique création de leurs clones, à elle et Shaolan, et provoqué leur lutte contre Fei Wang Reed. Dans quelles circonstances Ingvar avait-il bien pu le rencontrer, et quel était leur lien ? Elle avait peur de le découvrir. Watanuki allait essayer de contacter Fye et Kurogane afin de leur transmettre les mêmes éléments. La jeune fille serra une main contre son cœur : pourvu qu'ils aillent bien, tous les deux. Elle tira de sa poche son dé magique et le lança dans les airs.

– Cinq, vision ! Fye !

Elle ferma les yeux, et lorsqu'elle les rouvrit, une forêt de conifères silencieux s'étendait devant elle. Les sapins enneigés se succédaient au rythme d'un pas rapide, celui d'un homme … Sakura soupira de soulagement. Fye était en vie, et s'il marchait, c'est que ses blessures étaient moins graves qu'elle ne le redoutait. Elle lança une seconde fois son dé afin d'accéder à la vision de Kurogane. Ce dernier était en train de démonter leur yourte et de charger leurs chevaux. Leurs montures avaient donc survécu à l'avalanche ! Elle remarqua deux autres silhouettes qui prêtaient main-forte à Kurogane dans sa tâche. Chii-sama ! Hideki-sama ! Par quel miracle avaient-ils pu rejoindre ses amis ? Sakura l'ignorait, mais savoir qu'ils étaient tous ensemble la rassura infiniment. Elle rompit le sort et glissa le dé dans sa poche. Elle devait se hâter, et quoiqu'il arrive ne compter que sur elle-même. Ses compagnons se trouvaient encore loin, elle seule pouvait rejoindre Shaolan dans la journée. Elle s'apprêtait à se mettre en route quand ses yeux la piquèrent. Elle frotta ses paupières afin de dissiper l'inconfort, mais lorsqu'elle les rouvrit, les légions de conifères proliféraient une nouvelle fois devant elle. Elle cilla : voyait-elle de nouveau … à travers les yeux de Fye ? Pourquoi, alors qu'elle avait annulé les effets de son sortilège ? Elle demeura quelques secondes perplexe, presque inquiète. Puis, son cœur s'accéléra.

Fye avait compris. Lorsqu'elle empruntait la vision d'autrui par le biais de son dé magique, elle échangeait sa perception avec sa cible. Pendant quelques instants, l'autre personne voyait donc à travers ses yeux. Fye s'était sans doute rendu compte de ces étranges changements de perspectives et il avait compris que c'était la princesse qui agissait. Cependant, elle ne s'attendait pas à ce que le magicien soit capable d'inverser le sortilège pour lui offrir sa propre vision. Par cette transmission, c'était presque comme s'il la contactait par télépathie, lui indiquait qu'il savait où elle se trouvait. La princesse sourit. En échangeant régulièrement sa vision avec le mage, elle l'informerait lui et ses amis de sa progression. Peut-être même pourrait-elle les guider jusqu'à l'île où Shaolan était retenu prisonnier ? Oui, elle devait les devancer pour mieux les aiguiller. Ainsi, elle recueillerait le maximum d'informations sur le repaire de leur ennemi, puis elle attendrait leur arrivée, et ensemble, ils porteraient secours à Shaolan.

Poings serrés, elle se mit en marche dans la vallée.

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Escorté par la lueur des torches qui dansait le long des murs, Gowan gravit l'escalier en colimaçon du donjon. Moira avait tenu à se charger seule de Shaolan ; la générale avait besoin de se défouler sur quelqu'un, et même si elle aurait préféré qu'il s'agisse de la princesse, Gowan savait que Shaolan ferait l'affaire. Ingvar désirait utiliser le jeune homme comme appât, et bientôt, le prince maudit viendrait à eux. La maître obtiendrait ce qu'il désirait, le rétribuerait pour ses services et enfin, Gowan pourrait retourner à son ancien corps. Même si cela lui coûtait de l'admettre, ce dernier lui manquait. Certes, grâce aux sortilèges d'Ingvar, il avait retrouvé des muscles vigoureux, il s'était de nouveau senti jeune et puissant, et il avait pu prendre part à des combats qui lui avaient rappelé son passé de soldat. Mais il savait qu'intérieurement, il n'était plus le même qu'à vingt ans, que son esprit s'accordait mieux avec ce corps plus âgé et moins fort qu'il avait laissé derrière lui. C'était ce corps que son épouse défunte avait aimé, c'était ce corps qui avait permis la naissance de leur petite fille, elle aussi décédée, c'était cet homme-là, actuellement dans le coma, qui reflétait sa véritable identité.

Quand tout serait fini, Moira retrouverait son ancienne apparence elle-aussi. Gowan essaya de se la représenter à partir des quelques éléments qu'elle lui avait révélés. « Je suis petite, et bien plus âgée que je n'en ai l'air sous cette apparence. J'ai plus de quarante ans, tu sais ? Mes cheveux roux sont parcourus de fils blancs et mon corps est fragile. Dans cette vie-là, personne ne m'obéit comme le font nos soldats. » Plus de quarante ans … presque le même âge que lui. Moira avait dit que seule la couleur de ses yeux était demeurée identique lorsqu'elle avait changé de corps. Il imagina un instant cette femme qu'il connaissait sans vraiment la connaître et un visage s'imposa à lui, un peu étrange, mais non dépourvu d'attrait.

« Tu crois qu'on pourrait se rencontrer sous notre véritable apparence, quand tout sera fini ? »

Gowan cilla. Se rencontrer sous leur véritable apparence … pourquoi cette phrase avait-elle éveillé un étrange sentiment en lui ? Peut-être parce que, pour la première fois depuis longtemps, il avait eu la sensation que quelqu'un s'intéressait à lui pour ce qu'il était, sans s'arrêter à son apparence ? Moira avait-elle éprouvé la même chose lorsqu'elle avait changé de corps, elle qui avait souffert du rejet des autres ? En leur offrant une nouvelle enveloppe charnelle, Ingvar avait effacé la barrière de l'apparence pour ne conserver que leurs âmes, leur véritable essence. Parce qu'ils ne se connaissaient qu'en esprit, Gowan et Moira avaient pris conscience de leurs points communs. Même s'ils reprenaient leurs anciens corps, Gowan était persuadé de reconnaître le caractère de sa coéquipière, son regard, son maintien, sa façon de s'exprimer. Elle, le reconnaîtrait-elle ? Il allait devoir s'arranger un peu avant d'aller la voir. En premier lieu, il devrait se raser, s'habiller de propre et oublier quelques temps l'alcool. Il n'était plus dans sa prime jeunesse, mais il s'était négligé ces dernières années. Être mercenaire pour Ingvar lui avait prouvé qu'il lui restait assez de volonté pour se ressaisir. En faisant des efforts, il trouverait un travail, et s'il gagnait bien sa vie, peut-être pourrait-il aider Moira et son fils …

Gowan s'arrêta au milieu de l'escalier, les yeux écarquillés. Que racontait-il ? Arrêter de boire ? Se raser ? Trouver un emploi ? Devenir généreux ? D'où lui venaient de telles pensées ? Depuis quand se projetait-il si loin ? Il se croyait indifférent à sa propre existence, il pensait n'attendre que la mort qui le ramènerait vers ceux qu'il avait perdus. Toutes les activités auxquelles il s'était livré pendant vingt ans – l'alcool, la paresse, les bagarres, les vols, les missions pour Ingvar – ne servaient qu'à combler le vide de son cœur, à accélérer le passage des jours, à tuer le temps jusqu'à le temps le tue. Et pourtant, sans crier gare, il se prenait à rêver d'un avenir qui ne se résumerait plus seulement à une attente sans espoir …

« Tu n'es pas aussi égoïste que tu le prétends, Gowan. Et tu es plus attaché à la vie que tu ne le crois. »

Gowan cilla. Moira avait fait preuve de davantage de perspicacité que lui. Elle avait lu dans son cœur, deviné des sentiments que lui-même ignorait. Pendant si longtemps, il s'était interdit d'être heureux, il s'était interdit de s'attacher à quiconque, et surtout, il s'était interdit de souhaiter autre chose que la mort. Sa femme et sa fille avaient été exécutées alors qu'elles étaient innocentes, mais lui, on l'avait oublié. Il n'avait pas le droit de vivre. Cela aurait été une injure à leur mémoire, un crime impardonnable. En se noyant dans l'alcool, en prenant des risques inconsidéré en tant que mercenaire, il voulait précipiter son destin pour expier ses fautes.

Pourtant, aujourd'hui, il entrevoyait une lueur d'espoir. Quand avait-il changé ? Que s'était-il passé ? Le souvenir de sa conversation avec Moira lui revint en mémoire. Elle lui avait raconté son histoire, il lui avait raconté la sienne, et par-delà leurs différences, ils s'étaient compris. Malgré leurs sourires tristes, leurs souvenirs douloureux, leurs cœurs s'étaient réchauffés. Sans Moira, il aurait continué sa lente descente vers les abîmes, mais les mots de sa coéquipière avaient rallumé quelque chose en lui. Cette lumière, il la lui devait. Oui, quand tout serait fini, il la rencontrerait sous sa véritable apparence. Il voulait l'aider, la remercier de ce qu'elle avait fait pour lui sans s'en rendre compte.

Il se remit en marche, décidé. Plus vite Ingvar parviendrait à ses fins, plus vite Moira et lui seraient libérés de leurs obligations. Le général parvint à la salle la plus haute du donjon et leva la main pour frapper, quand il s'aperçut que la porte était légèrement entrebâillée. A l'intérieur, il aperçut des milliers de globes de verre dans lesquels flottaient des filaments transparents.

Des âmes.

C'était dans cette salle qu'Ingvar conservait les essences vitales dérobées à des vivants en attendant de les implanter dans un corps apte au combat. Il choisissait pour cela des cadavres d'anciens soldats, de paysans forts ou de marins, de femmes espionnes, ou rompues aux travaux des champs, assurant ainsi robustesse à ses combattants. La personnalité de celui ou celle dont il avait volé l'âme faisait le reste. Gowan allait s'annoncer quand la silhouette d'Ingvar passa devant son champ de vision. Un poing serré le long du corps, l'autre sur son menton, le maître faisait les cents pas en éructant des phrases incompréhensibles. Son agitation était manifeste, ses propos chargés d'acrimonie. Gowan fronça les sourcils : il n'avait jamais vu le maître dans un tel état. Que lui arrivait-il pour qu'il perde ainsi son sang-froid ? Ses allées et venues empêchaient le général d'entendre distinctement tous les mots qu'il prononçait, mais il parvint à en capter quelques bribes.

– Comment peut-il utiliser cette magie … ? Serait-il à son service ? Va-t-il revenir … ? Je ne le laisserai pas me damer le pion une deuxième fois …

Gowan observa son maître, perplexe. De qui parlait-il ? Qui, sur cette terre, pouvait à ce point l'inquiéter ? Ingvar s'immobilisa soudain, inspira profondément par le nez.

– Allons, cela ne sert à rien de se préoccuper pour cela. Quand bien même il serait au courant, il est loin, dans une autre dimension. Je mettrai la main sur le prince et sa mère avant qu'il ne puisse agir.

Le sorcier s'approcha des globes où les âmes tournoyaient sur elle-même, volutes de vapeur prisonnières d'un savant fou. Il posa une main sur l'un des globes et murmura :

– Où que tu sois, je ne te laisserai pas faire. Je prépare cette revanche depuis vingt ans, personne ne m'arrêtera. Bientôt, je donnerai vie à toute une armée. Je reprendrai ce qu'on m'a volé, ce tu m'as volé, toi et tous les autres. Quand à mes soldats, une fois qu'ils m'auront bien servi, je devrai m'en séparer.

Gowan fronça les sourcils et tendit l'oreille. Se séparer de ses soldats … ?

– C'est dommage de devoir se débarrasser de bons combattants, mais c'était le seul moyen de me constituer une armée. Si j'avais enlevé des hommes et des femmes en masse, les habitants de Dál Gleann l'auraient tout de suite remarqué. Tandis qu'en volant seulement des âmes, j'ai plongé les villes et les campagnes dans la peur et j'ai détourné leur attention de moi. J'ai créé des soldats fidèles, d'autant plus fidèles qu'ils sont persuadés qu'ils vont pouvoir retrouver leur ancienne vie … mais je n'ai pas ce pouvoir.

Un frisson courut sur l'échine de Gowan et il eut soudain l'impression que le temps venait de s'arrêter.

– Ils ne rejoindront jamais leur ancien corps … ils mourront, au combat ou avec le temps. L'enveloppe charnelle que je leur ai donnée n'est qu'un cadavre, il n'est pas éternel. Une fois libérée leur âme ne pourra pas retrouver leur corps originel. Après tout, tu faisais la même chose, pourquoi m'en priverais-je ?

La nuque trempée, les mains gelées, Gowan ne respirait plus.

– Au fond, ce n'est pas grave … les royaumes voisins regorgent d'habitants, pourquoi me préoccuperais-je de la disparition de quelques milliers d'entre eux ?

Gowan entendait son cœur battre à tout rompre, roulant jusqu'à ses tempes un début de migraine. Il recula d'un pas, sa chaussure racla le sol comme le couvercle d'un tombeau que l'on referme. Ingvar releva immédiatement la tête.

– Qui est là ?

Gowan tressaillit. Le maître allait-il comprendre qu'il l'avait entendu ? Allait-il le tuer ?

– Qui est là ?

Ingvar s'avança jusqu'à la porte et poussa le battant. En le reconnaissant, il se détendit aussitôt.

– Ah, c'est toi Gowan. Qu'y-a-t-il ?

Le général fixa son maître, paralysé. Un brouillard diffus engourdissait son cerveau, son cœur bourdonnait dans ses oreilles, ses mains transpiraient. Ingvar lui avait posé une question. La gorge sèche, il avala sa salive et s'inclina.

– Moira a suivi vos ordres. Vous pouvez envoyer le message, maître.

– Très bien, j'arrive. Moira et toi pouvez prendre du repos, jen'ai plus rien à vous demander pour le moment.

Gowan hocha la tête, puis se retira lentement, en prenant soin de ne pas croiser le regard du maître. Il avait la sensation de n'être plus qu'une ombre en sursis, un fantôme prêt à basculer dans l'abîme. Il descendit l'escalier dans un état second, comme s'il n'avait plus de contact avec la réalité.

Ingvar leur avait menti.

Il leur avait promis de replacer leur âme dans leur ancien corps une fois leur mission achevée, mais il ne possédait pas ce pouvoir. Dès le début, il les avait trompés, lui, Moira, et tous qui avaient accepté de le rejoindre de leur plein gré. Pas seulement eux, mais l'ensemble des combattants qui le servaient et qui n'attendaient qu'une chose, retrouver leur ancienne vie. Ce jour n'arriverait jamais. Comment avait-il pu se laisser berner, pourquoi avait-il cru à ses promesses? Sans doute parce qu'Ingvar lui avait semblé puissant, différent des chefs de guerre habituels. Mais ne soupçonnait-il pas, au plus profond de lui-même, qu'ôter l'âme d'un corps, puis l'y replacer, relevait d'un miracle que même un incroyable sorcier ne pouvait réaliser ? En vérité, la pensée lui avait déjà effleuré l'esprit. Il savait, il devinait qu'il courait à sa perte, pourtant, il avait continué. Pourquoi ? Parce que lorsqu'il avait rencontré Ingvar, sa vie n'avait pas de sens. Il n'attendait que la mort, alors, servir ce maître ou un autre, faire partie d'une armée ou cuver son whisky, cela revenait du pareil au même. Mais quelque chose avait changé.

L'image que Gowan s'était faite de Moira, la vraie Moira, lui revint à l'esprit. Jamais il ne la rencontrerait. Jamais il ne mènerait cette existence pleine de promesses qu'il avait un instant caressée, jamais il n'aurait l'occasion de reprendre goût à la vie. À tout moment, son corps de cadavre pouvait tomber en poussière, Ingvar le tuer dans un geste d'humeur, et après cela, tout serait terminé. Il n'y aurait pas de deuxième chance, pas de deuxième vie. Que pouvait-il faire pour échapper à cette condamnation ? Trahir Ingvar ? S'échapper, fuir ? Il ne faisait pas le poids contre le maître, il le savait. Il aurait beau lui désobéir, il mourrait avant d'avoir mis un pied hors de la forteresse. Une lourde amertume versa son acide sur son âme. Pourquoi son cœur lui faisait si mal ? Pourquoi souffrait-il autant ? Quelques mois auparavant, il se serait réjoui de voir son existence se terminer, il aurait accueilli la mort comme une délivrance. Pourquoi fallait-il que cela arrive lorsqu'il avait enfin retrouvé la lumière ? Un sourire désabusé étira ses lèvres.

– Chienne de vie … tu ne nous donnes jamais ce que nous désirons, pas vrai ?

Il riait, mais il avait envie de hurler. Il se redressa, et d'un pas hagard, il rejoignit les cachots. Moira sortait de la cellule de Shaolan, les mains tâchées de sang. Elle lui adressa un regard mécanique, dépourvu de compassion.

– Tu as prévenu le maître ?

– Oui.

Gowan glissa un regard vers la cellule et repéra le corps recroquevillé de Shaolan. Il ne distinguait pas son visage, mais les tâches qui rougissaient le sol parlaient d'elles-mêmes. Moira trempa ses mains dans une bassine, puis se les essuya sur un torchon sale.

– Tu n'y es pas allée de mainmorte, commenta Gowan.

– Le maître a dit que son état devait être convaincant, mais qu'il devait toujours être mesure de parler.

– Tu es sûr qu'il le peut encore ?

– En se montrant persuasif, oui. J'ai soif, remontons à la grande salle.

Gowan fronça les sourcils, sans détacher son regard du corps martyrisé de Shaolan. Avant d'entendre les paroles d'Ingvar, cette vision n'aurait éveillé aucun trouble en lui. Cependant, à présent qu'il savait qu'il ne retrouverait jamais son corps originel, à présent qu'il pressentait sa propre mort, ses crimes lui apparaissaient dans toute leur cruauté. Quand bien même il n'avait pas frappé Shaolan, il était complice des mauvais traitements que Moira lui avait subir. Parce qu'ils avaient souffert, les généraux s'autorisaient à faire souffrir, mais cette logique était dépourvue de sens. Ce n'était qu'un cercle vicieux qui enfermait leur âme dans la dureté minérale des ténèbres.

Il suivit Moira dans l'escalier, le visage sombre. Il fixa le dos de sa coéquipière, observa sa démarche énergique. Si elle avait mis tant de zèle à brutaliser leur prisonnier, c'est parce qu'elle croyait encore qu'Ingvar lui apporterait la récompense qui lui permettrait d'aider son fils. Elle ignorait que le maître leur avait menti, elle nourrissait encore des espoirs. Devait-il lui dire la vérité ?

– Quand même, je trouve que tu y es allée un peu fort avec ce gosse.

Moira s'arrêta, se retourna et le fixa.

– Ne me dis pas que tu as pitié de ce gamin, après tous les bâtons dans les roues qu'il nous a mis ?

Le général ne répondit pas. Moira pencha la tête sur le côté.

– Qu'est-ce que tu as Gowan ? Tu es bizarre tout à coup.

– Il ne t'est jamais arrivé de douter ? De te demander si ce que nous faisions était juste ?

– Tu as des états d'âme, maintenant ? Non, je ne doute jamais. La vie m'a appris que si tu doutes, les autres en profitent pour t'écraser. Je préfère être insensible que faible.

– Tu ne penses pas ce que tu dis.

– Bien-sûr que si. Qu'est-ce qu'il t'arrive, à la fin ?

– Imagine que notre vie se termine, là, maintenant. Tu n'aurais pas de regrets ?

Moira haussa les sourcils.

– Je ne mourrai pas maintenant. Ingvar me doit beaucoup d'argent, et mon fils m'attend.

– Et pour lui, tu es prête à torturer n'importe qui, même des adolescents ?

– Pourquoi tu t'énerves ?

– Et toi, comment peux-tu rester toujours aussi calme ?!

– Je te préviens, arrête immédiatement de me crier dessus !

– Tu ne sais pas ce que tu fais, tu ne rends pas compte …

– Je sais très bien ce que je fais, cesse de prendre ce ton moralisateur avec moi !

– Pour obtenir ce que le maître nous a promis, jusqu'où serais-tu capable d'aller ?

– Jusqu'où il faudra. Je tuerai des vieillards, des enfants s'il le faut. Je tuerai Shaolan si le maître me le demande.

– Comment peux-tu dire une telle chose ? Ce gamin, il pourrait être ton fils !

Les yeux de Moira se plissèrent dangereusement. Avant que Gowan n'ait pu faire un geste, elle l'attrapa par le col et le plaqua contre le mur de l'escalier. Sa tête heurta la pierre, propageant une douleur tout le long de sa nuque. Lorsqu'il rouvrit les yeux, Moira le foudroyait du regard. Pourtant, sa voix glacée glissa sur son cou comme le tranchant d'une épée.

– Qu'est-ce qu'il t'arrive, Gowan ?

Le général dévisagea sa coéquipière. En lui mille émotions s'insurgeaient, se révoltaient, refusaient la réalité. La colère qu'il éprouvait n'était pas dirigée contre la générale, mais il ne pouvait pas le lui dire.

– Si tu es pris de lâcheté, c'est ton problème, asséna Moira. Moi, je ne reculerai devant rien. Et sache une chose : mon fils n'a rien de commun avec Shaolan. C'est un garçon fragile, qui a toujours été exclu de la société et qui serait incapable de porter une épée. Le monde n'a jamais été juste avec lui, ni avec moi, pourquoi serais-je juste avec le monde ?

Gowan la fixa intensément. Dans ses pupilles d'un vert d'eau se tordaient les flammes d'un être qui lutte, qui refuse d'abandonner. Devait-il lui dire ? Lui avouer qu'elle ne retrouverait jamais son ancien corps, qu'elle ne reverrait jamais son fils ?

– Pour lui, tu iras jusqu'au bout ?

Le regard de Moira brillait d'éclats sombres, effrayants, qui valaient acquiescement. Pourtant, derrière ce rideau d'encre, Gowan devina tous les espoirs d'une mère pour son enfant. Non, il ne dirait rien. Il ne pouvait se résoudre à éteindre le courage qui habitait le regard de Moira, à la briser encore une fois, même si elle commettait des actes criminels. Il saisit ses poignets et la força à lâcher sa veste.

– Je vois. Je n'aurais pas dû m'emporter, pardonne-moi.

Elle le dévisagea longuement et il soutint son regard en silence. Avait-elle compris quelque chose ? Peut-être. Il passa devant elle et remonta les marches vers la grande salle. Il sentit son regard sur son dos, mais Moira ne posa aucune question. Sans doute devinait-elle que quoi qu'elle dise, il garderait le silence. Il serra les poings.

Non, il ne dirait rien. Il porterait seul le secret qu'il avait découvert. Pendant vingt ans, il avait vécu dans la solitude, avait cru devenir fou en pensant à sa femme et sa fille disparues, avait haï cette vie dénuée de sens où il errait sans but. Cette solitude l'avait torturé à chaque instant, mais cette fois, ce serait différent. Pour préserver l'espoir de Moira, il se tairait. Lui seul, au moment venu, verrait la mort se glisser dans leur ombre.