Bonjour bonjour !

Je vous présente mes plus sincères excuses pour ce silence de trois mois, je n'avais jamais fait un tel trou dans mes publications et je m'en suis beaucoup voulu de vous avoir laissé en plan de cette façon. J'ai été absorbée par le travail, ce qui ne m'a laissé que peu de temps pour écrire, mais mon gros projet est passé et je vais pouvoir retrouver un rythme normal.

Pour ceux qui auraient encore envie de reprendre de cette fic après une grosse interruption, voici donc un nouveau chapitre ! Après avoir laissé Shaolan dans les cachots d'Ingvar, Moira plus déterminée que jamais à obéir à son maître, et Gowan qui comprend qu'Ingvar leur menti et qu'il ne retrouvera jamais son ancien corps, je vous propose de rejoindre Fye et Kurogane pour relancer l'action.

Je remercie tous les lecteurs et lectrices qui n'auront pas lâché le fil de cette histoire et qui s'y replongeront, et tous les nouveaux venus qui la découvriront !

Bonne lecture à tous et à toutes !


Chapitre 40 - Ultimatum

Fye volait. Il déchirait le voile de condensation des nuages, surplombait des ravins au fond desquels un mince ruisseau cousait le pied des montagnes. Il rasait des champs fertiles et des cimes cotonneuses. Ses ailes, d'un vert tendre, se repliaient lorsqu'il piquait vers la terre, puis se redéployaient pour capter les courants en altitude. Il était devenu un oiseau, sans que cela n'éveille en lui de surprise. À l'intérieur de ce corps majestueux, derrière ces yeux perçants et ce front orné d'une gemme bleue, son esprit demeurait le même. Où se dirigeait-il ? Il l'ignorait. Il cherchait quelque chose, sans bien savoir quoi. Lorsqu'il replongea vers la terre, les milles plumes de sa queue accompagnèrent son mouvement comme une traînée de fumée. Il fila au-dessus d'une mer froissée par les rides du soleil. Les flots se succédèrent, l'océan devint immense. Soudain, la terre s'étira de nouveau sous lui, émiettée en dizaines d'îles endormies. Il atteignit un grand pays bousculé de montagnes, baigné de vallées humides. Parfois, une pagode émergeait de la forêt et invoquait le ciel du bout de son toit recourbé. Fye cilla : ce monde ressemblait au Japon de Kurogane. Le relief devint plus houleux, les collines ondulèrent sous son regard, des rizières apparurent. Elles s'échelonnaient en terrasse argentées, tendaient un immense miroir au soleil qui y trempait ses rayons. Sous la lumière mouvante, ces lamelles brillantes s'articulaient comme les écailles d'un reptile, en suivant l'épine dorsale que formait la crête des monts.

Aussi Fye ne s'étonna-t-il qu'à moitié quand les montagnes prirent vie, que leurs écailles se parèrent d'un bleu irisé et qu'un gigantesque dragon se dressa sur son corps solennel. Au milieu de sa figure allongée, encadrée d'une crinière fluide, le magicien devina deux yeux d'un rouge intense. C'était lui qu'il cherchait. Il s'approcha de la créature mythique, qui inclina sa tête vers lui : dans sa gueule, elle tenait une perle nacrée qui semblait palpiter de vie. Fye sentit quelque chose s'agiter en lui, et aux battements de son cœur se superposa une seconde cadence. Il releva la tête vers le dragon et sut, sans même que ce dernier ne prononce un mot, que c'était le sien qu'il entendait. Il observa de nouveau la perle entre ses dents, immaculée, pure, l'incarnation de la perfection.

Soudain, une goutte rouge s'écrasa sur sa surface polie. Elle laissa une traînée écarlate sur la nacre céleste, comme un coup de burin sauvage vient défigurer une sculpture. Fye tressaillit, troublé par cette brusque rupture de l'harmonie. Au même moment, une douleur vive le traversa. Il baissa la tête et constata avec stupéfaction qu'il saignait. Quand s'était-il blessé ? Comment ? Effrayé, il remarqua que son bec rutilait de rouge. S'était-il infligé cette blessure lui-même ? Pourquoi ? Le sang continuait de couler sur la perle, dans une goutte à goutte macabre qui souillait sa pureté. Pourtant, la sphère blanche se mit à briller, comme si elle gagnait en énergie vitale. La douleur s'intensifia, irradia la poitrine de Fye, l'obligeant à se plier en deux. Bon sang, que se passait-il ? Il avait l'impression que la perle était dotée d'une conscience propre, qu'elle l'attirait et aggravait sa blessure. Allait-il mourir ? Il releva la tête vers le dragon, qui le dévisageait imperturbablement. Fye sentait son sang s'écouler, ses forces lui échapper, son cœur ralentir, mais en toile de fond de toutes ces sensations, le cœur du dragon continuait de battre. Un vertige le saisit, ses ailes cessèrent de battre. L'air siffla à ses oreilles, la terre se rapprocha dangereusement …

Fye se réveilla en sursaut, le front en sueur et les yeux grands ouverts. Il fixa pendant quelques secondes le toit de la yourte et les poutres qui formaient sa structure.

Un rêve. Ce n'était qu'un rêve. Il passa une main sur son visage trempé : sa fièvre était tombée. Il tourna la tête vers le foyer central et cligna des yeux. Les braises avaient refroidi, et dehors, la lumière du petit matin faisait pâlir les parois de leur tente. Le magicien repéra la silhouette endormie de Kurogane, ainsi que deux autres corps étendus dans un coin opposé. Comment ses parents les avaient-ils rejoints ? Le mage l'ignorait, mais il était heureux qu'ils soient sains et saufs. Il voulut se redresser, mais la douleur se rappela à lui et l'obligea à se rallonger. Peu à peu, les évènements de la veille lui revinrent : la fosse aux condamnés, le mangeur de cadavres, l'enlèvement de Shaolan et Sakura, l'avalanche, la voix de Kurogane, son sang se mêlant au sien ... Il tâta sa poitrine, sensible sous le bandage. Était-ce à cause de cette blessure qu'il avait fait cet étrange de rêve ? Non, il était persuadé que cette vision cachait autre chose, une énigme que son cerveau ne parvenait pas encore à déchiffrer.

Il leva un bras, celui que Kurogane avait entaillé pour lui donner son sang. Encore une fois, le ninja lui avait sauvé la vie. Malgré son évidente fatigue, malgré les protestations que Fye avait émises, il l'avait fait passer en priorité. Le magicien aurait préféré que Kurogane pense d'abord à lui, mais la détermination farouche de son compagnon ne souffrait aucune contradiction. Son regard, dans ces moments-là, ressemblait au dragon qu'il avait vu dans son rêve.

Il tourna la tête vers le ninja : il avait lancé une attaque inédite pendant leur combat contre le mangeur de cadavres. Comment avait-il eu l'intuition de ce nouveau pouvoir ? D'où lui venait-il ? Fye se redressa une nouvelle fois en faisant fi de la douleur, puis se traîna jusqu'au foyer central près duquel sa tunique séchait. Il l'attrapa, l'enfila, puis se rapprocha de Kurogane qui dormait toujours, d'un sommeil lourd, tout du moins en apparence. Le magicien eut un petit sourire, où se mêlaient l'amusement et la tendresse, puis se pencha pour déposer un baiser sur ses lèvres. Au moment où il s'inclinait, la main de Kurogane se referma sur son poignet.

– Tu croyais que je ne t'avais pas entendu ?

– En fait, je me demandais combien de temps tu ferais semblant de dormir.

– Tu ne devrais pas te lever. Tu as besoin de repos.

Le ton était bourru, mais le regard soulagé de voir que le magicien avait repris connaissance.

– Je suis sûr que je récupèrerai beaucoup plus vite si je me rendors juste là, à côté de toi.

– Ben voyons.

Kurogane observa le torse de Fye, là où la tunique masquait ses bandages.

– Comment tu te sens ?

– Beaucoup mieux. Grâce à toi, Kuro-chan, merci.

– C'était le moins que je puisse faire.

– Mais tu étais déjà épuisé après le combat, tu n'aurais pas dû puiser autant dans tes ressources.

– La nuit m'a permis de récupérer. Une fois que j'aurai mangé, je serai de nouveau d'attaque.

– Ta force m'épatera toujours.

Ils se sourirent, puis Fye se pencha à nouveau vers Kurogane et ils s'embrassèrent. Le magicien s'allongea près de son compagnon et demeura quelques instants silencieux, le regard rivé au plafond. D'un ton redevenu sérieux, il souffla :

– Kuro-chan … tu as utilisé une nouvelle attaque pour nous faire sortir de la fosse, n'est-ce pas ?

– Tu l'as senti ?

– Oui. C'était étrange.

– D'un seul coup, j'ai détecté ton qi et celui des gamins. Pas comme j'ai l'habitude de le faire, mais de manière plus précise, comme si ces flux résonnaient en moi … et que je pouvais les utiliser.

– Ce que tu as fait.

– Je n'aurais pas dû ?

– Je n'ai jamais dit cela. Sans ton attaque, nous serions peut-être morts.

– Mais quand même … j'ai capté une part de votre flux vital pour renforcer mon sabre. Je n'avais jamais fait ça, j'ignorais même que j'étais capable d'employer une telle technique. Mon père ne la connaissait pas, il ne me l'a jamais enseignée. Et surtout, l'énergie libérée lorsque je l'ai utilisée était beaucoup plus puissante que mes attaques habituelles. C'est comme si …

– Comme si ?

– Cette force me galvanisait et m'anéantissait à la fois.

Fye réfléchit un instant.

– Il est probable que tu aies développé une nouvelle capacité, qui sommeillait en toi mais que tu n'avais jamais réussi à mettre en pratique.

– Tu penses que c'est possible ?

– Oui, mais tu maîtrises sans doute encore mal cette puissance, c'est pour cela qu'il t'a semblé qu'elle t'écrasait.

– Dans ce cas, j'espère que je saurai rapidement la contrôler. Si je réussis à utiliser cette attaque quand je le veux, ça augmentera considérablement ma force de frappe.

Fye, pensif, gardait les yeux dans le vague.

– Kuro-chan, est-ce que tu as vu quelque chose, au moment de lancer l'attaque ?

Le ninja réfléchit un bref instant.

– Il me semble avoir aperçu un dragon qui tenait une perle dans sa gueule.

Les yeux de Fye s'écarquillèrent, il se redressa sur un coude.

– Qu'est-ce qu'il y a ? fit Kurogane.

– J'ai fait un rêve, cette nuit, dans lequel j'ai vu la même chose.

Les sourcils de Kurogane se haussèrent, le cerveau des deux hommes réfléchissant à toute vitesse. Au même instant, une stridulation aigüe traversa les parois de la yourte. Fye et Kurogane se redressèrent d'un bond, tandis que de l'autre côté de l'habitacle, Chii et Hideki se réveillaient en sursaut.

– Qu'est-ce que c'était ? s'exclama Kurogane.

– On aurait le cri dit un insecte voleur d'âme, avança Fye.

Le cri retentit une nouvelle fois, plus près d'eux. Le ninja se saisit de son sabre et s'avança vers l'entrée de la yourte, suivi par le magicien. Ils rabattirent la porte, prêts à se battre.

Un insecte mangeur d'âme tournoyait à quelques mètres au-dessus d'eux, tel un charognard près à fondre sur sa proie. Kurogane leva son sabre, mais Fye le retint.

– Attends.

L'insecte demeurait à quelques mètres du sol, sans les attaquer. Entre ses tentacules, il serrait quelque chose. Il décrivit un cercle, puis délia ses membres pour laisser tomber dans la neige l'objet qu'il tenait fermement. Il s'éloigna en criant et disparut au-dessus de nuages. Fye s'approcha de l'endroit où reposait l'objet et le ramassa : c'était un miroir. De manière surprenante, la chute n'avait pas brisé le tain. Fye épousseta la neige qui s'était déposée sur sa surface tandis que Kurogane s'approchait. Derrière lui, Chii et Hideki étaient sortis de la tente, Mokona avec eux.

– Que voulait cet insecte ? souffla Hideki.

– Sans doute nous transmettre un message, déclara Fye.

Il passa sa main sur le miroir et le tain se troubla, comme l'eau d'une fontaine qu'on aurait soudain remuée. Une image s'y matérialisa, révélant un endroit sombre, aux contours difficiles à discerner. Les quatre compagnons devinèrent un soupirail étriqué, un mur obscur, et au pied de celui-ci, une forme recroquevillée. Fye et Kurogane sentirent leur cœur s'accélérer en même temps : ce corps ensanglanté, ce visage marqué de coups …

– Shaolan-kun !

À peine Fye avait-il prononcé ces mots que le tain se voila de nouveau, cédant place à une nouvelle image. Un visage encadré de mèches sombres apparut, illuminé par deux yeux d'un vert trouble.

– Ingvar !

Chii avait plaqué une main sur sa bouche, le regard rempli d'effroi. Fye et Kurogane reportèrent leur attention sur l'image et détaillèrent pour la première fois le visage de leur ennemi. Les lèvres du sorcier s'agitèrent et une voix leur parvint.

– Bonjour, Fye … ou plutôt devrais-je dire, Yuui.

Le regard du magicien se durcit, mais il ne répondit pas.

– Chii est sans doute avec toi. Enfin, Elda. C'est une la manie de changer de nom dans votre famille, on dirait.

Un frisson courut sur l'échine de l'ancienne reine.

– Je gage que la précédente image ne nous aura pas laissés de marbre. Votre ami Shaolan est entre nos mains, et mes subordonnés se sont fait un plaisir de lui rappeler qu'il ne vaut mieux pas me défier. Il ne suffirait que de quelques coups pour briser le fil qui le retient encore à la vie. Aussi, je ne tergiverserai pas : si vous souhaitez que nous le libérions, je veux que Fye et Chii se présentent à ma forteresse avant demain soir. Suivez la vallée du loch jusqu'à la mer, mon repaire se trouve sur une île à quelques encablures du rivage. Venez seuls. Qu'aucun de vos compagnons ne tente d'approcher, nous le repérerons immédiatement. N'essayez d'élaborer aucun plan, aucun subterfuge, car à la moindre hésitation, au moindre faux-pas, nous tuerons le prisonnier.

Ingvar parut réfléchir un instant, puis ajouta :

– Si malgré ces avertissements, il vous prenait l'envie d'abandonner votre ami à son sort, regardez ceci.

Le sorcier s'écarta et derrière lui, ils devinèrent une fosse sombre, close par une barrière translucide générée par magie. D'abord, ils ne distinguèrent qu'une masse informe, puis, leur vue se précisa et ils découvrirent des milliers de têtes rondes et bleuâtres, légèrement luminescentes, qui respiraient comme les membres d'un seul corps visqueux.

– Des insectes, souffla Hideki, tétanisé.

– J'ai créé de nouveaux dévoreurs d'âme, bien plus nombreux que ceux que vous avez eu l'occasion affrontés. J'envisage de les lâcher sur le royaume de Dal Gleánn afin de grossir les rangs de mon armée. Je n'ai pas encore mis ce plan à exécution, toutefois, si jamais Fye et Chii ne se présentaient pas à moi demain soir, je n'hésiterais pas.

– Attendez, Ingvar ! s'écria Chii.

Le sorcier ne réagit pas, ne la regarda pas ils comprirent alors qu'il s'agissait d'un message enregistré. Le tain du miroir se brouilla et le visage d'Ingvar s'évanouit. Les quatre voyageurs fixèrent la surface lisse, sous le choc.

– Shaolan … et tous insectes, murmura Chii, encore hantée par les images qu'ils venaient de voir.

Kurogane serra les poings tandis que la colère bouillait dans ses veines. Espèce d'ordure. En cet instant, il haïssait Ingvar de toute son âme, et pourtant, il devait reconnaître qu'il s'agissait d'un homme intelligent. Si leur ennemi n'avait mis que Shaolan dans la balance de son ultimatum, le ninja savait qu'ils auraient tenté de trouver une solution, de passer en force. Fye faisait confiance à la résistance de l'adolescent autant que lui, mais ce salaud avait prévu son coup. Il avait créé des milliers d'insectes et d'un claquement de doigts, il pouvait les envoyer semer la terreur dans le royaume voisin. Il dépouillerait des centaines d'innocents de leur âme, et comme il était peu probable que les esprits des victimes puissent regagner leur corps d'origine, ils seraient à jamais prisonniers de son pouvoir. Fye ne pourrait se résoudre à condamner autant de personnes, jamais, dans aucun monde, et encore moins dans cette dimension où la malédiction qu'il avait déclenchée avec son jumeau avaient déjà causé tant de malheurs.

Sa seule consolation, si tant était qu'il puisse la considérer comme telle, était de ne pas avoir vu la princesse dans cette geôle. Le ninja était persuadé que les insectes avaient conduit les deux gamins chez Ingvar, mais visiblement, Sakura avait réussi à leur échapper. Où se trouvait-elle à présent ? Comment avait-elle passé la nuit ? Allait-elle bien ? Il l'espérait de toute son âme.

Il releva la tête vers Fye, qui fixait le sol avec gravité. À quoi pensait-il en cet instant ? Se sentait-il coupable des mauvais traitements qu'avait subis Shaolan ? Les menaces d'Ingvar résonnaient-elles dans sa tête, se sentait-il acculé ?

– S'il croit que vous allez lui obéir, toi et ta mère …

– Mais, Kurogane, si nous ne faisons rien, Shaolan mourra ! s'exclama Mokona, paniqué.

– Shaolan de la ressource, il ne mourra pas si facilement !

– Kurogane a raison, renchérit Hideki. Je ne laisserai pas Fye et Chii se rendre à ce meurtrier.

– Et que faîtes-vous des centaines d'innocents qui pourraient perdre leur âme à cause de ces insectes ? rétorqua froidement Chii.

Hideki se figea, Kurogane fronça les sourcils : ils n'avaient rien à répondre, ils devaient bien l'admettre. Fye plissa les yeux, et au fond de ses prunelles Kurogane crut discerner cette inquiétante lueur qu'il avait vue à Tokyo et à Célès.

– Ne me dis pas que tu ne vas pas céder à ce type ?

Le magicien ne répondit pas.

– On n'est même pas sûr qu'il tienne parole ! Imagine qu'il tue quand même Shaolan, qu'il envoie quand même ses bestioles sur le pays voisin ?

– C'est une possibilité. Toutefois, si nous ne faisons rien, ce sera une certitude.

Kurogane fit un pas vers lui, mais Fye recula.

– Laissez-moi. J'ai besoin d'être seul.

– Où tu vas ?

– Pas loin. Je reviens, ne t'inquiète pas.

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D'un pas vif, Fye s'éloigna vers la forêt qui couvrait le pied de la montagne. Kurogane l'observa disparaître sous les arbres, hésita à le suivre, puis se rappela qu'il était difficile de s'ouvrir une brèche dans l'esprit du mage quand il se sentait coupable. Il décida donc de lui faire confiance et de le laisser réfléchir. Ensuite, il irait le voir.

Fye marchait d'un pas vif, glissant entre les sapins dont les ongles épineux griffaient ses vêtements. Leurs éraflures n'étaient cependant rien comparées aux émotions qui le brûlaient.

La culpabilité traversait son cœur d'un fil barbelé. C'était parce qu'Ingvar désirait s'approprier ses pouvoirs et ceux de sa mère que Shaolan avait été torturé, c'était de sa faute si son ami était dans cet état. Il avait d'abord espéré que le jeune homme échappe à ses ravisseurs, mais ce dernier avait sans doute ployé sous le nombre. Fye pariait que la forteresse d'Ingvar bloquait toute magie à l'exception de celle du sorcier, rendant Shaolan vulnérable aux sbires de leurs ennemis. L'image du corps meurtri de leur ami le poursuivait comme un cauchemar pourvu qu'il tienne le coup …

Aux pointes hérissées de la culpabilité s'ajoutait la chaux glacée de la peur. Ingvar avait généré de nouveaux insectes plus vite qu'il ne l'aurait cru s'il libérait ces créatures sur le peuple de Dal Gleánn, de nombreuses personnes perdraient leur âme sans espoir de la retrouver. Il ne pouvait laisser leur ennemi commettre un tel crime, mais comment l'en empêcher ? Comment ? Il ne supporterait pas d'être responsable de la mort de Shaolan et de de centaines d'inconnus, c'était au-dessus de ses forces. Face à cette déchirure, il ne voyait aucune porte de sortie, aucun moyen de sauver tout le monde. Si seulement il avait possédé le don d'ubiquité ! Hélas, sa magie ne lui permettait pas de se dédoubler. Devait-il se soumettre à Ingvar ? Il ne voulait pas mourir, et encore moins devenir le pantin de l'homme qui avait dévasté sa famille. Comment libérer Shaolan et détruire ces insectes néfastes ? La décision la plus sage, la plus juste, n'aurait-elle pas été de se rendre ? S'il accédait à la demande d'Ingvar, pourrait-il au moins négocier pour qu'il épargne sa mère ?

Une forte douleur irradia de nouveau sa poitrine et le força à s'arrêter. Il entrouvrit son manteau et constata que l'une de ses blessures s'était remise à saigner. Il passa une main sur le bandage imbibé de sang pour compresser la plaie. Il devait refaire le bandage … Sa paume se tâcha de rouge et une goutte s'écrasa sur la neige. Elle se ramifia aussitôt en veines écarlates qui se dissolurent dans la glace. Rouge sur blanc, sang sur neige, sacrilège rougeoyant sur une sphère nacrée, perle immaculée dans la gueule d'un dragon ...

Fye s'arrêta net, les yeux écarquillés et l'esprit soudain lucide.

Et si … ? Les idées fusèrent, s'assemblèrent, dessinèrent une réponse. Il secoua la tête, choqué par ses propres déductions. Son imagination n'était-elle pas en train de s'emballer ? Pourtant, toutes les pièces du puzzle s'imbriquaient. Son cœur se mit à battre sourdement il ne se trompait pas.

C'était sans doute la seule solution.

Fye serra les poings et reprit la direction du campement où Kurogane, Mokona et ses parents l'attendaient. Il n'abandonnerait pas Shaolan à son sort, il ne laisserait pas Ingvar transformer des milliers d'innocents en marionnettes. Quant à Sakura, un grand soulagement l'avait envahi lorsqu'il avait constaté qu'elle n'avait pas été capturée par Ingvar, même s'il se demandait où elle pouvait bien se trouver.

À cet instant, un vertige le saisit et l'obligea à fermer les yeux. Il se retint contre un tronc, déstabilisé. Lorsqu'il rouvrit les yeux, les arbres avaient disparus, la forêt s'était volatilisée. Il se trouvait au pied d'un loch à demi-gelé et marchait d'un pas ferme. Ses enjambées lui parurent courtes et sa ligne d'horizon basse. Fye cilla, et la seconde d'après, les sapins l'entouraient de nouveau. La forêt, dense et touffue, avait repris sa place, et sa ligne d'horizon s'était relevée. Que venait-il de se passer ? Que lui était-il arrivé ? L'espace d'un instant, il avait cru voir à travers les yeux d'un autre, un être beaucoup plus jeune que lui. Sa bouche s'entrouvrit de stupeur.

– Sakura-chan …

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Kurogane jeta un regard vers la forêt : cela devait bien faire vingt minutes que Fye avait disparu dans les bois. Connaissant son compagnon et son sens du sacrifice, le ninja craignait qu'il ne commette une folie. Devait-il aller le chercher ? Vérifier qu'il n'était pas parti seul en direction de la forteresse d'Ingvar ? Il en serait bien capable. Kurogane aurait préféré qu'ils cherchent une solution ensemble, mais il savait que dans ces moments-là, mieux valait accorder un peu d'espace à Fye. Quand il reviendrait, ils parleraient. Kurogane refusait que le mage aille se jeter dans la gueule du loup, qu'il obéisse à ce traître d'Ingvar, mais de quelle alternative disposaient-ils ? La vie de Shaolan et de centaines d'innocents étaient en jeu. Ils pouvaient tenter d'entrer en force dans le repaire d'Ingvar et de libérer Shaolan, mais cela n'empêcherait pas leur ennemi d'expédier les insectes sur le royaume de Dal Gleánn.

Aussi sombre que le ninja, Hideki était rentré à l'intérieur de la yourte pour ranger leur matériel de campement. Tandis qu'il roulait les couvertures et les sanglait, l'ultimatum d'Ingvar résonnait en boucle dans son esprit. Que Fye et Chii se présentent à ma forteresse avant demain soir. Venez seuls. N'essayez d'élaborer aucun plan, aucun subterfuge, car à la moindre hésitation, nous tuerons le prisonnier. J'ai déjà généré de nouveaux dévoreurs d'âme, plus nombreux encore que ceux que vous avez affrontés. J'envisage de les lâcher sur le royaume de Dal Gleánn afin de grossir les rangs de mon armée. Hideki serra les poings. Non ! Il ne laisserait pas sa femme et son fils se soumettre à cet homme. Il avait déjà perdu un enfant, il ne pourrait supporter de voir le second se sacrifier ! Il devait forcément y avoir une autre solution, une autre façon de sauver Shaolan et les habitants de Dal Gleánn …

Il ressortit de la tente et avisa Chii, qui nourrissait leurs montures. Elle n'avait pas prononcé un mot depuis que Fye s'était éclipsé, mais au fond de ses pupilles roulaient de noires pensées. Son expression ressemblait à celle qu'elle avait arboré vingt-cinq ans plus tôt, après avoir tué Tugdual de Laíth. Un regard dur, effrayant, qui la rendait inaccessible.

Mokona observait ses amis aller et venir, le cœur étreint par une sourde angoisse. Si seulement il avait eu la capacité de se téléporter à l'intérieur de la forteresse d'Ingvar, il aurait avalé Shaolan et l'aurait sorti de ce pétrin … mais n'ayant jamais vu cette forteresse de ses propres yeux, il était incapable de s'y transporter. Et qui sait, avec ce kekkai, peut-être n'arriverait-il même pas à pénétrer dans le fort ? À cet instant, la perle sur son front s'illumina et projeta devant lui un hologramme magique. S'y dessina la silhouette d'un jeune homme, que Mokona reconnut aussitôt.

– Watanuki !

Kurogane, Hideki et Chii sursautèrent à ce cri aigu et se tournèrent vers le manjuu. Watanuki parcourut leur groupe du regard, soulagé.

– Bon sang, vous êtes en vie … que les dieux soient remerciés ! Où est Fye ?

– Pas loin, répondit Kurogane.

– Shaolan m'a contacté par la voie des rêves pour me charger de vous transmettre un message. Il est …

– … prisonnier d'Ingvar, acquiesça le ninja. On est au courant.

– Comment le savez-vous ?

– Nous venons de recevoir un ultimatum, déclara Chii sombrement.

À ces mots, Watanuki blêmit. Son visage perdit ses couleurs à mesure que les quatre compagnons lui résumèrent la situation.

– Quelle horreur … qu'allez-vous faire ?

– Nous sommes en train d'y réfléchir, dit Kurogane.

– Cet homme est dangereux ! Il ne s'intéresse pas seulement aux pouvoirs de Fye et de Chii-sama, faîtes attention !

– Comment cela ? intervint Chii.

– Shaolan a essayé d'utiliser ses pouvoirs pour s'échapper, mais un kekkai bloque les sortilèges dans la forteresse. Toutefois, son cercle magique est apparu, et quand Ingvar l'a découvert, il s'est troublé. Il serait possible qu'il ait connu Clow.

Kurogane fronça les sourcils : Clow, ce sorcier dont le simple vœu avait déclenché la folie de Fei Wang Reed, bouleversé sa vie et celles de ses amis ? Si Ingvar avait connu ce type, pouvait-il encore plus puissant qu'ils ne le soupçonnaient ? Avaient-ils une chance de le vaincre ? Que souhaitait-il faire grâce aux pouvoirs de Fye et de sa mère ? Le ninja redoutait presque de le découvrir. À cet instant, une voix résonna derrière eux.

– Nous allons y aller.

Fye se dirigeait vers eux d'un pas ferme, le regard rivé au sol. Lorsqu'il releva la tête, Kurogane sentit son sang se glacer : le visage du magicien exprimait une dureté implacable, la froide résolution de ceux qui acceptent la mort de leur plein gré.

– Où est-ce que tu veux qu'on aille ? gronda le ninja.

– À la forteresse.

– Tu as l'intention de te rendre ?

Fye le regarda droit dans les yeux.

– Non. J'ai un plan.

Kurogane fronça les sourcils. Au fond des pupilles d'ardoise de son compagnon, il devina un éclat qu'il n'avait pas remarqué au premier abord.

Un désir de vengeance. Kurogane n'avait que rarement vu cette violence enflammer le regard de son compagnon par nature, Fye était enclin à pardonner et il ne recourrait à la force que lorsqu'il s'y voyait contraint. Cette fois pourtant, le magicien avait atteint ses limites. En tuant son grand-père et sa tante, en menaçant Chii et Hideki, Ingvar avait détruit sa famille de sang. En séquestrant Shaolan, il menaçait aujourd'hui sa famille d'adoption. Son compagnon n'avait pas l'intention de se rendre ; s'il voulait rejoindre Ingvar, c'était pour le tuer. Dans ce cas, pourquoi Kurogane avait-il perçu cette résignation dans son regard, une seconde plus tôt ?

– Quel est ton plan ? demanda Hideki, prudent.

Fye pinça les lèvres.

– J'aimerais en parler seul avec Kurogane.

– Pourquoi seulement à Kurogane ? protesta son père. Nous voulons vous aider, ta mère et moi !

– Faîtes-moi confiance.

Hideki croisa les bras, perplexe et contrarié. Chii, elle, transperça son fils d'un regard soupçonneux, mais il ne céda pas. La voix de Watanuki, que presque tous avaient oublié, s'éleva derrière eux.

– Et moi, puis-je connaître ce plan ?

– Je ne préfère pas. Tu communiques avec Shaolan, le risque est trop grand qu'Ingvar ne découvre ce que j'ai imaginé. Il ne doit avoir aucune emprise sur nous.

Watanuki fronça les sourcils, mais n'émit pas d'objection.

– D'accord.

– Si tu recontactes Shaolan par la voie des rêves, dis-lui que nous ne l'abandonnons pas.

– Très bien. Faîtes attention à vous.

Sur les genoux de Watanuki, le faisceau projeté par le Mokona noir s'éteignit. Dans la boutique de la Sorcière des Dimensions, le silence envahit chaque recoin, si irréel que Watanuki se demanda un instant s'il n'était pas en train de rêver. La voix inquiète de Mokona lui rappela qu'il était bien éveillé.

– Tu as peur pour eux, pas vrai ?

Watanuki ne répondit pas, le front plissé. La porte du salon coulissa et Dômeki réapparut, une bouteille de saké à la main.

– Pourquoi n'as-tu pas insisté pour connaître leur plan ?

Le jeune homme lui adressa un sourire résigné.

– Parce qu'il est impossible de tout contrôler. Parmi la multitude de mondes qu'il existe, chaque être vivant prend ses décisions et influe sur le cours des évènements. De toute façon, même si Fye m'avait révélé ses intentions, qu'aurais-je pu faire pour l'aider ? Je ne peux pas sortir d'ici. Alors, je lui fais confiance.

– Lui et Kurogane ont tendance à être kamikazes.

– C'est vrai, mais jusqu'à présent, ils s'en sont toujours sortis.

Domêki l'observa, dubitatif, mais Watanuki soutint son regard sans ciller. Finalement, l'étudiant soupira et alla chercher deux verres dans un buffet.

– Je te sers à boire ?

– Oui, merci … Garde un peu de saké, tu iras en déposer en offrande au temple demain. Nous devons prier pour la réussite de Fye, Kurogane, Sakura et Shaolan.

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– Non, mais ça va pas ? Jamais je ne ferai une chose pareille !

Kurogane dévisagea Fye, sidéré. Il savait que le mage pouvait avoir des idées bizarres, risquées, en général plus pour lui-même que pour les autres, mais là, ils avaient atteint le summum. Son compagnon le fixait calmement ; visiblement, il s'était préparé à ce qu'il réagisse de la sorte.

– C'est ça, ton plan ? Je refuse de faire ça, tu entends !

– C'est la seule solution, Kuro-chan.

– J'ai dit non !

– Tu préfères que je me rende à Ingvar ?

Le ninja maugréa à voix basse, puis secoua la tête.

– Imagine que tu te trompes ? Que ton interprétation soit fausse, que l'on n'obtienne pas le résultat escompté ? Il n'y aura pas de retour en arrière !

– Je sais. Mais c'est la seule manière de protéger tout le monde.

– Putain … je comprends mieux pourquoi tu ne veux pas mettre au courant tes parents. Ils ne te laisseraient jamais faire une chose pareille.

– Je sais que toi, tu me comprends. N'as-tu pas envie de tester les potentialités de ce nouveau pouvoir ?

– Pas à ce prix-là.

– Je sais que tu peux le faire.

Kurogane fronça les sourcils, puis releva la tête et observa longuement Fye. Il avait tant de fois failli le perdre, tant de fois pensé que rien ne pourrait le sauver, que la mort allait le lui arracher. Pourtant, ils s'en étaient toujours sortis, malgré les épreuves, malgré les incompréhensions. Ils s'étaient rapprochés comme jamais ils ne l'avaient fait jusqu'alors, s'étaient avoués ce qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre. S'il acceptait de suivre le plan élaboré par son compagnon, tous ces sacrifices, tous ces précieux instants pouvaient être balayés en quelques secondes. Fye lui adressa un sourire un peu triste, un peu tendre.

– Je sais, Kuro-chan, moi non plus, je n'ai pas envie que tout se termine de cette façon. Mais c'est la seule solution que j'aie trouvée. Je sais que tu peux le faire.

Kurogane le fixa pendant une interminable minute, pesa le pour et le contre, hésita, batailla. Le regard clair de Fye pesait sur lui comme l'immensité du ciel, comme une volonté invisible contre laquelle on ne peut pas lutter.

– Très bien, céda Kurogane.

Le soulagement envahit les traits de Fye.

– Merci. Je savais qu'à toi, je pouvais le demander.

– On devrait se mettre en route sans tarder.

– Oui.

– On n'a pas vu la petite dans la prison d'Ingvar, cela veut dire qu'elle a réussi à échapper à l'insecte qui l'avait attrapée. J'espère qu'elle n'est pas blessée.

– Elle va bien.

– Comment peux-tu le savoir ?

Rapidement, Fye lui raconta comment il avait compris que la princesse utilisait un sortilège pour voir à travers leurs yeux.

– Tu veux dire que pendant un court instant, tu as échangé ta vision avec elle ?

– Oui.

– Maintenant que tu le dis … je pense qu'elle a dû essayer de voir à travers mes yeux, juste après l'avalanche. J'ai eu la sensation de me trouver face à un autre paysage, mais comme on avait été bien secoués, j'ai cru que je délirais … la petite serait donc capable de lancer un tel sort ?

– En effet. Je ne pense pas qu'elle entende nos voix, mais grâce à sa magie, elle sait que nous sommes en vie, et où nous allons. Elle se dirige vers la forteresse d'Ingvar, elle-aussi, mais elle va nous attendre. Du moins, je l'espère. Avec un peu de chance, nous la récupèrerons en route. Je lui ai renvoyé son sortilège et lui ai transmis ma vision pour qu'elle comprenne que nous avons saisi les effets de son pouvoir. De cette manière, elle peut nous informer de sa progression par simple échange de vision.

– Tu es capable de copier son sort, toi ?

– Évidemment.

– C'est pas la modestie qui t'étouffe.

– Avoue que je t'épate.

– Jamais de la vie.

– Kuro-chan, méchant ! Tu pourrais au moins faire semblant !

– Pour que tu te vantes toute la journée ?

– Allons, ce n'est pas mon genre ...

Les deux hommes s'adressèrent un regard complice : après le plan qu'ils venaient d'arrêter, ils avaient besoin de plaisanter, même si c'était factice. Kurogane finit par se rembrunir et reprit d'une voix plus sérieuse :

– Si la petite est sauve, c'est le principal. De notre côté, ne perdons pas de temps : nous avons une montagne à franchir avant la tombée de la nuit.