ACTE III : À toute âme son prix
Les premiers mois furent une souffrance sans nom, chaque heure du jour et de la nuit. Je passais un temps infini à observer la porte, m'attendant à tout moment à voir Elladora en passer le seuil. Vain espoir. Puisqu'elle n'était plus. Les obsèques furent célébrées deux jours après sa mort. Suicide. La fragilité de son esprit fut avancée comme déclencheur de cet acte final par lequel elle s'était ôté la vie. Après tout, n'avait-elle pas été jusqu'à cette extrémité déjà par le passé ? Au vu des regards lancés en ma direction, je me doutais que tout le clan Parkinson savait ce qu'Orpheus avait fait, et ne pouvait que se montrer soulagé d'être débarrassé d'une enfant aussi « gênante ». Il savait l'accord que mon père et mon époux avaient passé.
Fort heureusement pour eux, je me trouvais démunie de ma baguette, sans quoi je les aurais tous envoyés rejoindre Elladora, inondant son cercueil de leur sang. Aucun de ces misérables chiens n'aurait survécu à sa mise en terre. Derrière mon voile noir, mes larmes coulaient, brûlantes de rage. Je serrais les dents, luttant intérieurement pour retenir ce cri, lancinant de douleur. Non, je ne leur ferais pas ce plaisir de constater de leurs yeux que le sortilège de mort avait mis fin à mon existence comme à celle d'Elladora. J'errais entre deux mondes et deux réalités. Non, je serrais les poings et laissais mes larmes se perdre dans ce corset que j'avais serré à outrance afin de ressentir pleinement la douleur que j'éprouvais à avoir survécu.
La sensation d'étouffement, d'oppression sur mes côtes me prouvait que je respirais encore. Mais à quel prix ? Elladora, ma baguette, tous mes trésors, ma vie tout entière. J'écoutais d'une oreille plus que distraite les platitudes de ses proches, toutes ces banalités hypocrites de ceux qui avaient œuvré pour la cacher aux yeux de tous et qui comme Orpheus étaient responsables de sa mort. Je regardais avec dédain sa mère, puis ses frères, puis les oncles et tantes, puis tous ceux qui étaient venus, plus par convention que par peine, jeter des roses blanches dans la tombe. Je retenais un rire sardonique. Comme si Elladora était le genre de femme à aimer les fleurs immaculées. À mon tour je m'avançais, chancelant légèrement, brûlant de l'envie soudaine de hurler, frapper, racler de mes ongles le bois d'ébène et me laisser ensevelir pour la rejoindre. Mais au lieu de cela, je me redressais de toute ma hauteur en bombant le torse et jetant après l'avoir embrassée, une rose rouge sang au milieu de toutes ses sœurs, comme une goutte de sang dans la neige. Rouge comme cette robe qui me faisait tant chavirer. Rouge comme ses lèvres. Rouge comme la pointe de son sein après que je l'ai mordu.
Sans un mot ni même un regard à mon père ou mon époux, je regardais le cercueil d'Elladora descendre dans la terre, alors que toutes les robes blanches coulaient sur les côtés comme une cascade. Seule ma rose demeura, pressée contre son cœur, pour l'éternité. Je tenais, serrée dans ma paume, l'unique bien que j'étais parvenu à subtiliser avant qu'on emporte son corps. Un collier que je lui avais offert aux motifs serpentins. Je le serrais tellement fort que bientôt je sentis mon propre sang couler de ma paume. Toujours muette, je suivais le cortège funèbre jusqu'à la sortie du cimetière lorsqu'une voix féminine me tira de mes songes.
« Une déclaration à faire, Miss Selwyn. »
Une décharge me parcourut l'échine, mes cheveux se dressèrent sur ma nuque et je fus soudain prise d'un grand spasme qui me faillit faire lâcher le médaillon d'Elladora. À cet instant, je me bénis d'avoir mis un voile suffisamment épais pour dissimuler mes traits et ma franche surprise, non stupéfaction, lorsque je me retournais et la reconnaissais. Elle aurait alors vu mes larmes, mais surtout ce curieux rictus sur mes lèvres. Était-ce là un sourire ? Pour une raison que j'ignore, cette voix résonnait dans mon oreille comme un espoir, le doux murmure de la vengeance. Pourquoi cela ? Pourquoi elle ? Je ne le saurais sans doute jamais. Mais pour moi, il était impossible de penser ne serait-ce qu'un instant qu'il s'agissait là d'un simple hasard. Pour quelle autre raison aurait-elle survécu si ce n'était pour servir mes plans ?
Avec une lenteur calculée, je me retournais pour faire face à Orabella Wilkinson. Elle était bien loin de ressembler à la créature que j'avais vue lors de notre dernière rencontre. Ses cernes avaient disparu, ses joues étaient bien moins creusées et son visage tout entier avait repris couleurs humaines. Son corps ne tremblait plus et, chose plus inquiétante : son regard transpirait d'assurance. Voilà qui était parfait, plus savoureuse sera sa chute.
« Ou peut-être vaudrait-il mieux que je vous nomme Mrs Parkinson ? ».
Quel plaisir d'entendre autre chose qu'une cruelle hypocrisie ! Cette pique chargée de mépris était parfaitement exquise et ravivait mes sens.
« Restons à Miss Selwyn, cracmol. Vous ne pouvez imaginer ma joie de vous voir rétablie. J'aurais été désolée de ne point vous retrouver à ma sortie d'Azkaban ».
Orabella leva un sourcil, surprise mais non effrayée. Son regard me sonda, tentant de passer à travers le voile, mais aussi parcourait mon corps, s'attardant sur mes mains. Je devinais qu'elle cherchait à savoir où j'avais pu dissimuler ma baguette. Comment aurait — elle pu deviner ? Je la laissais cependant se poser des questions et, tandis qu'elle m'observait, je sentais sur mes épaules les lourds regards chargés de mépris, choqués, de ma belle famille à me voir ainsi, le jour de l'enterrement de leur fille, converser avec une Cracmol. Et cette constatation ne fit que conforter ma décision. Je pris un malin plaisir à faire durer cet instant autant que possible.
« Que peux-je pour vous, Miss Wilkinson ? »
Je la vis lever un sourcil. C'était la première fois que je la nommais par son nom. Elle faillit presque en perdre son carnet et son assurance chancela. Avec elle, tout était… si délectable. Si son port plus fier ne courbait pas l'échine devant moi, la veine de son cou témoignait des palpitations de son cœur. La peur ? L'excitation de tenir enfin là son moment de nuire à celle qui avait tant souhaité sa disparition ? Mais ce qui me frappa davantage, ce fut son regard, cet abysse sombre dans lequel on voyait poindre, très faiblement, mais indubitablement la flamme du défi. Délicieux. Au fond de ma poitrine, pour la première fois depuis la mort d'Elladora, je sentis mon cœur battre. J'étais de retour parmi les vivants.
« Je regarde autour de moi, et je ne vois aucun visage attristé ou affligé. Une jeune femme, qui avait toute la vie devant elle, est morte. Et d'une manière plus que tragique, soudaine, brutale même. Pourtant, tous semblent agir comme si rien ne s'était passé, comme si elle n'avait jamais existé. J'ai peine à croire que la mort de Miss Parkinson se soit déroulée de la manière décrite dans la presse. »
Pendant un bref instant, je perdais tout contrôle. À mesure qu'elle parlait, je serrais de plus en plus fort le médaillon d'Elladora et ma main recommençait à saigner. Une bourrasque de vent vint soulever mon voile, dévoilant à ses yeux ébahis les larmes brûlantes coulant sur mes joues. Se ressaisissant, la journaliste s'engouffra dans la brèche :
« Oh… je me trompais donc. Il y a bien une personne qui pleure Miss Parkinson. Et je n'aurais jamais parié sur vous. » Soudain, sa voix se fit plus compatissante : « Si vous savez quoi que ce soit, vous devez me le dire.
Vous ne savez pas à quoi vous vous exposez en demandant cela.
Modestia… »
Nous nous regardons intensément. Toutes les deux aussi choquées l'une que l'autre de cette soudaine familiarité. Mon prénom ! J'étais tout à fois agacée et profondément fasciné. Elle ne manquait pas d'audace, et cela me plaisait. Elle avait profité de cet instant de faiblesse et j'en aurais fait de même. À peine avais-je le temps de formuler ma réponse que je sentais une main flasque sur mon épaule. Même avec tout l'ascendant que ma baguette lui procurait, Orpheus était toujours incapable de s'affirmer et son toucher m'était toujours aussi désagréable, repoussant, viscéralement haïssable. À son contact, je sentis tout mon corps se raidir et priais pour que ma grimace de dégoût passe inaperçue aux yeux d'Orabella, tout en cherchant presque désespérément à capturer son regard pour y puiser la force de ne pas dégager son bras de mes épaules. Ou écraser son visage de mes talons.
« Cracmol. Que nous vaut le déplaisir de votre présence ici ?
Mon travail, Mr. Parkinson. Peut-être le commun des mortels se satisfait-il d'une banale histoire de suicide… mais pour ma part, je nourris de sérieux doutes sur la mort de votre sœur…
Prenez garde, cracmol. Vous avez déjà tenté une fois de vous en prendre aux illustres familles de vrais sorciers. Êtes-vous prête à frôler la mort une seconde fois ?
Des menaces ? Imprudent que vous êtes de vous en prendre à moi ! Regardez où cela a mené votre épouse.
Mon épouse est seule responsable de ses actes. Elle aussi a appris où était sa juste place. »
Ô sublime tentation de saisir l'âpreté et la violence de ces mots pour les lui enfoncer au fond de la gorge ! Une flamme passa dans mon regard alors qu'il raffermissait sa prise sur mon épaule au point de faire glisser ses doigts à la naissance de ma nuque. Cette fois-ci, je fis l'erreur de me dégager vivement de son emprise en lui intimant de me laisser tranquille.
« Je n'ai pas besoin de toi pour me rappeler où est ma place. »
Avec une vigueur insoupçonnée, il me saisit à la nuque et m'attira à lui, arrachant à mes lèvres qu'il mordit sans ménagement un baiser brûlant de haine. J'avais envie une fois encore de crier, enfoncer le joyau que je tenais en main au fond de sa gorge. Mais je ne fis rien, si ce n'est écouter sa diatribe pitoyable de mâle réaffirmant sa supériorité. :
« Oh que si Modestia. Je suis ton maître désormais, et tu ferais bien de t'en rappeler. Je serais toujours là pour te rappeler où tu dois te tenir. D'un mot, d'un geste, je peux tout t'ôter, jusqu'à la moindre étincelle de vie.
Tu m'as déjà tout pris. Je suis déjà morte. »
Je crus à cet instant qu'il allait me frapper, mais il se contenta de me lâcher en me projetant au sol, et partir d'un pas pressé. Mon corps tout entier tremblait tandis que des larmes de rage me brûlaient le visage. Je vis Orabella tenter un pas vers moi, mais un simple regard la découragea. De la pitié. C'était bien de la pitié dans ses yeux. Je ne pouvais le supporter. Elle me laissa là, non sans avoir rappelé, une fois de plus, que je devais parler de ce qu'il s'était passé.
« Vous ignorez à vous mettez les pieds. Êtes-vous préparée à cela ?
Je ne suis pas de celles qui renoncent »
Elle tourna les talons et me laissa seule avec mes pensées.
Cette nuit-là, il me fut impossible de trouver le sommeil. Après qu'Orpheus m'ait fait le déplaisir d'honorer son devoir conjugal, je me glissais hors du lit et arpentais les couloirs de notre vaste demeure, un verre de vin à la main. J'espérais vainement que l'alcool réussisse à m'abrutir suffisamment pour chasser cette image obsédante me guettant à chaque fois que je fermais les yeux : le visage déterminé d'Orabella, plein de défi. Pourquoi ? Pourquoi elle entre toutes ? Qu'est ce que cela signifiait ? À cet instant, j'aurais tout donné pour être soumis à un sortilège d'oubli. Oublier cette Cracmol. Oublier cette journée. Oublier Elladora… Non. Cela, je ne pouvais m'y résoudre. Cela signifierait me condamner à un mariage pitoyable sans une once de consolation ou de souvenir heureux. Non, Orabella signifiait autre chose. Ma chance. Ma vengeance. Mon regard se posa alors sur le manteau de la cheminée au-dessus de laquelle trônait une épée tout ce qu'il y a de plus banale. Dépourvue de magie. Pourtant, lorsqu'on y songeait, cette lame était parfaitement mortelle pour tout sorcier qu'elle pourfendrait. Pourvu que la main qui la tient soit armée de courage et de volonté. J'échappais mon verre alors que la réponse à mes questions m'apparaissait avec une clarté déconcertante. Un rire s'échappa de mes lèvres.
L'allégresse ne me quittait pas alors que mon plan prenait peu à peu vie dans mon esprit. Première étape : préparer la venue de mon « invitée ». Pour cela, rien de plus simple. Au cours de mes insomnies, j'avais trouvé un accès à une partie secrète des caves du manoir. Mentionné dans le journal de ma mère sans jamais parvenir à le trouver, il fallut que je me blesse accidentellement contre ce mur pour qu'un passage s'y ouvre grâce à mon sang. Je savais que cet endroit était inconnu de mon père qui avait toujours pris cette rumeur pour légende ; et encore plus de mon époux qui était un étranger dans ces lieux. Ce serait là le refuge parfait. Seconde étape : accueillir mon « invitée ». Comment mener Orabella jusqu'à moi ? Je pouvais le faire de bien des manières. Il m'aurait suffi de lui déclarer que j'étais prête à passer aux aveux. Mais non. J'éprouvais une soudaine envie de sentir sa peur. J'avais eu la faiblesse de lui laisser entrevoir mes failles. J'avais besoin en cet instant de lui rappeler qui j'étais. Et peut-être aussi de me le rappeler à moi-même. Je décidais donc de partir à sa recherche, mais ne pouvais y aller les mains nues. J'étais devenue très prudente avec la magie. La majorité des objets qu'Elladora m'avait permis de récupérer m'avaient été de nouveau confisqués afin de me laisser sans défense. Mais il est un objet que nul ne pourrait me reprendre. Ma dague. La dague. Avant de partir en quête d'Orabella, j'allais déterrer au fond du jardin mon plus précieux trésor. En sentant la terre sous mes doigts, j'eus un instant la vision fugace du corps d'Elladora enseveli, mais la chassait. « Pas maintenant. Bientôt mon amour, tu seras vengée ». Une fois à son contact, je sentis un nouveau souffle me venir. Enfin j'étais complète. « J'arrive, Orabella ».
L'instant d'après, j'étais à l'allée des Embrumes. C'est là que tout avait commencé par Orabella. J'espérais vainement que la petite Cracmol n'avait pas appris de ses erreurs et chercherait encore à devenir une sorcière à part entière. Et je ne me trompais pas. Sevrée de toutes les décoctions qu'elle avait ingurgitées durant toutes ces années, son désir que dis-je son obsession était restée inchangée. Pour une obscure raison, je me pris à l'observer. Longtemps. Trop longtemps peut-être. La suivre, de ruelle en ruelle. Me fondant dans les ombres dès qu'elle tournait la tête dans ma direction. Mon cœur battait la chamade. L'appréhension peut-être. L'excitation à coup sûr. De ce que j'allais lui faire. De temps en temps, un courant d'air s'engouffrant dans une des ruelles sombres de l'Allée des Embrumes apportait jusqu'à moi son parfum, m'imprégnant de ma proie. Lorsqu'enfin mon moment fut venu, ma main ne tremblait pas. Après m'être assurée que personne ne pourrait nous voir, je prenais une ruelle de sorte de pouvoir la saisir à son passage. Elle n'entendit rien, ne vit rien. Elle sentit juste, trop tard, ma lame s'arrêter à quelques centimètres de sa gorge alors que mon autre main maintenant son bras derrière son dos. Avec délectation, je sentais sa peur alors que de ma voix la plus caressante je glissais à son oreille :
« Je t'avais promis de te faire goûter à mes jeux, Orabella. Il est temps de tenir ma promesse ».
Une fois transplanées chez moi, je l'amenais jusqu'à ses nouveaux quartiers et l'enchainais. Elle tenta de se débattre, mais une simple apposition de la lame de ma dague suffit à lui faire comprendre son erreur. Satisfaite, je me reculais pour admirer le spectacle qui m'était offert. Orabella se débattait, de toutes ses forces. Je n'en attendais pas moins d'elle. Elle criait, hurlait, m'injuriait. Plus sa fougue s'exprimait, plus je sentais cette vague de désir me gagner. Celui d'entailler sa chair, de voir les chaînes enchantées s'enrouler autour de son corps frêle, voir ses veines devenir noires au contact de la lame, voir le fouet la lacérer, me rendre maîtresse de son esprit, l'entendre me supplier d'arrêter, briser sa résistance et enfin la voir céder, implorer mon secours. Je sentis un sourire irrépressible se dessiner sur mes lèvres alors que toutes ces images assaillaient mon esprit. Après un instant passé à l'observer, je m'avançais vers Orabella à pas lent et mesuré. Lorsque j'arrivais à sa hauteur, la cracmol tenta de se projeter en avant bien qu'elle en soit empêchée par les chaînes la maintenant en croix sur deux planches croisées. J'attrapais ses cheveux et lui tirais la tête en arrière tout en approchant mon visage du sien.
« Tu peux te débattre et crier autant que tu le peux. Personne ne t'entendra. Personne ne viendra. Il n'y a que toi et moi. N'aie crainte. Je ne vais pas te tuer. Te torturer oui. Annihiler ton esprit peut-être. Mais je vais faire de toi une personne plus forte encore que tu ne l'es. Tu es ma chance, Orabella. Et nous voulons la même chose. Mais avant cela… tu dois apprendre, et me comprendre.
Jamais. Jamais je ne m'associerais à un monstre comme toi. Jamais je ne comprendrais. Jamais je…
Toi et moi sommes faites pour éclore ensemble, Orabella. Je l'ai su. Lorsque j'étais à Azkaban. Je l'ai su à la mort d'Elladora. Je l'ai su en te voyant au cimetière. Et j'en suis intimement convaincue maintenant que tu es là. Tu me cèderas, Orabella. »
Elle me dévisagea quelques instants, la rage avait laissé place à l'incompréhension et la peur. Délicatement, je lâchais ses cheveux, et laissa mon autre main caresser son visage, glisser le long de sa nuque, et ouvrir son gilet, sa chemise, avant de prendre la pointe de ses seins entre mes doigts. Son corps tout entier tremblait tandis que je l'entendais supplier « Pitié, non ». Mais que pouvait-elle faire ? Lorsque mes dents se refermèrent sur son téton, je t'entendis crier et la sentit tenter de se débattre. Mais mes mains étaient trop agrippées à sa chair, au point d'y laisser des marques sanglantes, pour qu'elle puisse ne serait-ce que se dégager de ma prise.
Troisième étape : tuer son esprit, éveiller en elle la haine qui la pousserait à vouloir me tuer, mais empêcherait sa main de frapper. Sans doute la plus longue et la plus complexe. Mais j'étais assez certaine de moi et de mes capacités pour savoir que j'y parviendrais. Mes mains ne tremblaient plus. Le fantôme qu'avait laissé Elladora n'était plus. Il m'arrivait parfois, avant d'entrer dans la pièce, d'être soudainement traversée d'un doute. Mais il me suffisait de me trouver devant elle pour me sentir de nouveau en pleine possession de mes moyens. Les longues heures de tortures me rapprochaient chaque jour un peu plus de la Modestia que j'étais quelques mois auparavant. Au temps où rien ne m'était inaccessible. Cette époque béni où mon nom et ma position seule parvenait à inspirer la peur et le respect. Pourtant, je ne peux nier que j'y retirais quelque chose en plus. J'avais torturé et tué bien des cracmols, avais senti leur vie s'échapper entre mes doigts. Ce plaisir-là était intense et éphémère. Celui que je retirais d'Orabella était… différent. Premièrement, je faisais en sorte qu'elle reste en vie. Je ne poussais jamais la torture au-delà de ce qu'elle pouvait supporter. Je prenais soin de toujours panser ses blessures avec les meilleurs onguents, de ne jamais la soumettre à la magie noire de ma dague plus que de raison. Mais chaque jour, alors qu'elle devait logiquement s'affaiblir, elle semblait plus déterminée à me résister et à m'opposer une résistance digne de ce nom. Et cela m'excitait bien davantage… C'est donc sans ménagement qu'après l'avoir soumise aux pires traitements, j'usais de son corps pour assouvir mes propres pulsions, mordant sa chair, couvrant sa peau de mes lèvres, pénétrant son intimité en restant sourde à ses cris qui ne faisaient qu'encourager mon désir, sentir son sang couler sur mes mains. Il y avait pourtant des fois où j'aurais juré que ces gémissements avaient des intonations plus lascives, comme si, à mesure que le temps passait, ces actes répétés relevaient moins de la torture que d'une forme de plaisir partagé. Bien vite je repoussais cette éventualité, n'étant pas apte à la supporter. Puis je la laissais, nue, affamée, meurtrie, le cœur plein de pensées vengeresses.
Pourtant… pourtant il se passa quelque chose que je n'avais pas prévu. Que mon esprit craque avant le sien. J'étais habituée à parfois rester plusieurs heures juste à la regarder, mon verre de vin à la main. Me représentant chaque parcelle de ses courbes que je connaissais désormais par cœur. Laissant mon corps s'imaginer contre le sien. Non de manière brutale. Juste… partager ma chaleur avec la sienne. La laisser passer ses mains sur ma gorge et serrer. Comme Elladora le faisait. Puis je chassais cette idée. Je ne pouvais décemment pas penser à cela.
« Alors, ma chère Orabella, où en étions-nous ? »
Soudain je levais les yeux vers elle et voyais Orabella me fixer puis demander.
« Qu'est-il arrivé à Elladora ? »
Pourquoi ai-je cédé ? Peut-être le besoin de justifier mes actes, ou juste d'entendre l'histoire racontée pour la première fois. Alors je lui disais tout. Notre rencontre, notre premier baiser, nos jeux, notre amour. Et sa mort. Je n'aurais pas dû regarder la photographie d'Elladora avant de venir la voir. La vision de nos deux visages souriants était encore trop présente dans mon esprit. Quand j'eus fini, et malgré toute mon envie de refouler mes larmes, je ne pus les retenir. Orabella ne me quittait toujours pas des yeux.
« Qu'attends-tu de moi, Modestia ? Que je remplace Elladora ? Que je paie pour ce que tu n'as pas le courage de faire subir toi-même à ton époux ? Pourtant tu as une arme, tu pourrais t'en servir. À quoi rime tout ceci ? Que cherches-tu ? »
Je savais ce que je voulais, depuis le début. Mais à cet instant, je voulais autre chose. Je m'avançais vers Orabella et la contemplais, laissant mes yeux se perdre dans l'abysse des siens. C'était trop tôt, je le savais. Son esprit était encore trop fort pour céder. Le temps de la récompense après les sévices n'était pas encore venu. Pourtant, j'avais besoin de croire, en ôtant ses chaînes, qu'elle ne les retournerait pas contre moi. Elle resta un instant interdite. Elle s'effondra, ses jambes trop longtemps immobilisées se dérobant sous son poids. Je levais son visage en m'accroupissant devant elle.
« Mon arme, c'est toi. Tout ce que je cherche… c'est toi ».
En attirant ses lèvres aux miennes, j'étais certaine de la voir se reculer, me repousser. Pourtant, elle me laissa faire. Je fus moi-même étonné de la douceur dont j'étais capable dans ce baiser échangé. Le tout premier. Après les outrages que je lui avais fait subir, toute la haine que j'avais déployée, je découvrais la raison de toute l'ire que j'avais déversée, la vérité seule d'une affection que je considérais comme contre nature, mais qui a cet instant précis me paraissait si naturelle, si vraie, si juste. Soudain, je sentis un coup violent sur ma tempe gauche, et le temps de comprendre ce qu'il se passait, Orabella était sur moi, les chaînes l'ayant maintenu captive désormais appliquée sur mon cou. Elle usait de toutes les forces qui lui restaient pour tenter de m'étrangler. Je ne pus m'empêcher de sourire face à cette ultime bravade et, reprenant le dessus, je lui arrachais les chaînes des mains. Elle se jeta une nouvelle fois sur moi, mais cette fois-ci, porta ses doigts vers la bague qui pendait à ma ceinture. La dégainant, elle m'apposa sur la nuque, et dans un cri de surprise la lâcha immédiatement. Je vis dans ses yeux qu'elle venait de comprendre. Elle venait d'avoir son premier contact avec la Magie Noire. Tandis qu'elle observait, ébahie, alternativement les zébrures noires de ma nuque et la marque dans sa main là où la dague l'avait brûlée, je ramassais l'objet et le lui montrait :
« Tu vois Orabella ? Tu as senti ce pouvoir ? C'est là où je voulais te mener. Tu es peut-être dépourvue de magie, mais je peux t'apprendre à l'utiliser. Ton esprit s'est frayé un chemin vers les arts obscurs. Ils sont à ta portée, et je peux t'aider à ne faire qu'un avec eux sans qu'ils ne te blessent. C'est pour cela que je t'ai amenée ici. Tu seras mon arme, et je veux que ce soit toi qui portes le coup fatal à ceux qui m'ont arraché tout ce en quoi je croyais, tous ceux à qui je tenais.
Pourquoi… pourquoi tout ça… je… j'aurais accepté. Pour avoir accès à la magie je… je suis déjà allé trop loin.
Oui, mais tu devais ouvrir ton cœur à la Magie Noire, ouvrir ton cœur à la haine.
Je te hais depuis toujours…
Vraiment ? »
Orabella se tut. Nous restons un long moment à nous regarder tandis que je lui explique la nécessité de se protéger des artefacts magiques pour pouvoir les manipuler, comment canaliser son essence magique pour la déployer par le biais de ces objets. Elle m'écoute calmement, et me demande ce que je vais faire d'elle. Après m'être assurée qu'Orpheus était bien absent, je la mène jusqu'à la salle de bain pour qu'elle puisse se laver et passer de nouveaux vêtements que j'ai mis à sa disposition. En la voyant sortir, coiffée, parfumée, dans une robe de satin carmin, je ne peux m'empêcher de sourire.
« Qu'est-ce qui te fait sourire ? J'ai l'air ridicule, c'est cela ?
Bien loin de cela. J'ignorais ce qui se cachait sous ces frusques moldues, et suis satisfaite de ce que je vois.
Pourtant, tu as eu tout le loisir de t'en rendre compte de tes propres yeux...
Je regardais, mais ne voyais pas
Ne fais pas passer ce que tu as fait pour un acte désinvolte, Modestia.
Il n'était pas désinvolte. Ni même désintéressé... »
Elle me dévisagea un instant, l'air grave, semblant en proie à une lutte interne dantesque. En m'approchant d'elle, je savais que se jouait là l'instant décisif. Soit elle me repoussait et je devais en finir avec ce jeu. Soit elle cédait, et nous avions encore une partition à jouer. La dominant de toute ma hauteur, je l'acculais contre le mur.
« Quelque chose en toi, malgré toute la haine que j'ai nourrie, m'appelle irrésistiblement. J'ai essayé par la violence de le faire passer pour une simple expression de vice et de luxure. Mais il y a autre chose, d'indéfectible. Et... je pense n'être pas la seule en ce cas. Malgré tout ce que je t'ai fait subir, ton esprit est resté de fer. Pourquoi, si ce n'est que quelque chose en toi... voulait que cela soit... »
Orabella ne prononça pas un mot, se contenta de soutenir mon regard avec intensité avant de prendre ma main et de déposer un baiser à l'intérieur de ma paume. Puis elle la porta à ses lèvres et y mordit jusqu'au sang. Ses yeux s'illuminèrent alors qu'elle m'attirait vers elle pour m'embrasser, partageant de sa langue le goût ferreux qui s'y était déposé. Son geste était dépourvu de tendresse. On y lisait plutôt une soif désespérée que je connaissais et avait éprouvée à chaque fois que j'étais allé la rejoindre dans cette cave. Mais cette fois-ci, c'était à moi de me laisser faire, et de jouer en lui apposant ma résistance, comme elle l'avait fait. J'aurais pu me croire folle à n'éprouver aucune crainte en sentant les mains d'Orabella se refermer sur ma gorge et serrer alors que je plantais mes ongles dans son dos, mais il me suffisait à cet instant de voir la flamme dans les yeux de la cracmol pour savoir que je ne craignais rien. Qu'à partir de cet instant, nous étions devenus ce que nous étions destinés à devenir ! Une seule et même main. Une seule âme. Elle venait de m'offrir la sienne pour goûter une nouvelle fois à la Magie Noire. Je venais de lui offrir la mienne pour obtenir ma vengeance. Cette nuit que nous partagions, ces baisers brûlants arrachés, ces chairs que nous mordions à pleines dents, ce sang que nous faisions couler étaient nos serments. Que si nous devions mourir, désormais nos destins étaient mêlés, si tant est qu'ils ne l'étaient déjà auparavant. Le temps était venu.
« Oui, mon époux. Désormais, je vais vivre. Ma baguette est de nouveau entre mes mains. Je n'ai pas eu besoin de te la demander. Je ne me suis pas abaissée à cela. J'ai élevé une nouvelle arme pour t'abattre. Afin que tous puissent rire de toi. Que la honte rejaillisse sur ton cadavre. Ci-gît Orphée Parkinson. Tué par une cracmol, l'amante de son épouse. »
Je regardais la dernière étincelle de vie quitter les yeux d'Orpheus alors que la magie se répandait dans ses veines, marbrant son corps tout entier de zébrures noires. La cage thoracique d'Orabella se soulevait un peu plus à chaque inspiration alors que ses deux mains s'appliquaient à maintenir la dague dans le buste du sorcier. Lorsqu'il rendit son dernier soupir, j'aidais la jeune femme à se relever et à lâcher la dague. J'observais ses paumes un instant. Juste de légères marques. Rien de bien sérieux. Je pris son visage et observais ses yeux d'un noir d'encre, caressant ses lèvres du bout de mes doigts.
« Alors, comment te sens-tu ? »
Elle m'attira contre elle et mordit avec avidité mes lèvres avant de me faire basculer sur le lit encore chaud don't nous avions tiré Orpheus. Là, elle me chevaucha et appliqua sa main d'une poigne ferme sur ma gorge, serrant avec force jusqu'à me couper le souffle. Dans un sourire, elle glissa à mon oreille : « J'en veux plus ». Mon Orabella était née. Dans la douleur, le sang, et le meurtre. Mais enfin elle s'était révélée à elle-même. Elle avait gagné ses pouvoirs. Qui aurait pu prévoir que l'un des plus grands Mages Noirs de son temps serait une cracmol ?
THE END
