Bonjour à tous !

J'espère que vous allez depuis la dernière fois :D Le dernier chapitre vous a surpris ? Un peu, beaucoup, pas du tout ? Aujourd'hui, je compte encore vous surprendre avec la suite du récit d'Ingvar. Si vous voulez me donner votre ressenti, n'hésitez pas à me laisser un commentaire !

Bonne lecture à tous :)


Chapitre 47 - Machinations

– Non. Je parle d'un homme barbu au nez chaussé d'un monocle, dont la tunique portait l'emblème d'une chauve-souris. Il s'appelait Fei Wang Reed.

Bouche bée, Fye ne pouvait détacher son regard d'Ingvar. Non, ce n'était possible. Ingvar avait connu Fei Wang Reed, leur pire ennemi. Le magicien ne pensait plus jamais entendre parler de lui, mais même après l'avoir vaincu, son nom revenait le hanter. Pourquoi Fei Wang s'était-il manifesté à Ingvar ? Quel lien avait uni les deux hommes ? Fei Wang avait-il encore plus manipulé son existence qu'il ne le croyait ? Dans un flash, les mots de Watanuki lui revinrent en mémoire : « Il est possible qu'Ingvar ait connu Clow. »

Non, Ingvar n'avait pas connu Clow. Il avait rencontré Fei Wang, qui possédait la même empreinte magique que lui. Était-ce pour cela qu'Ingvar s'intéressait à Shaolan ? Avait-il reconnu le cercle de Clow, et par extension celui de Fei Wang, dans les pouvoirs de leur ami ? Trop d'informations se bousculaient dans l'esprit de Fye, sans qu'il ne parvienne à trouver de réponses.

Ingvar plissa les yeux, absorbé par des souvenirs d'une extrême acuité. Fei Wang Reed lui était apparu par une nuit d'hiver, à l'ombre d'une ruelle obscure. Son visage mangé de favoris, son œil grossi par un monocle s'étaient détachés sur un cercle magique flottant, presque transparent, qui se reflétait dans une flaque troublée par la pluie.

Qui … qui êtes-vous ?

Je m'appelle Fei Wang Reed. Et toi, tu Ingvar, descendant d'Ogmios, n'est-ce pas ?

Comment savez-vous qui je suis ? Est-ce le roi de Valeria qui vous envoie ? A-t-il donné l'ordre de me tuer ?

Fei Wang le considéra pendant une seconde, puis partit d'un éclat de rire sardonique.

Te tuer ? Le roi de Valeria se moque de ton existence, et c'est bien pour cela que tu le hais, lui et sa famille.

Ingvar tressaillit. Il avait l'impression qu'il venait d'avaler un acide infâme, qui le brûlait de l'intérieur.

Le roi te méprise et te rejette comme son père l'a fait avant lui, alors que tu étais prêt à tourner la page sur les crimes de Lug. Il est bien normal que tu lui en veuilles.

Comment en savez-vous autant …?

Je suis magicien. Je peux voyager à travers les dimensions et observer la vie de n'importe qui.

Voyager à travers les dimensions …?

Tu as bien compris. Outre la tienne, il existe de nombreuses dimensions, des mondes où vivent des êtres humains, et d'autres non, des endroits où la magie est monnaie courante, comme chez toi, et d'autres où elle est totalement absente.

Et vous, vous pouvez … passer d'un monde à l'autre ?

Oui.

Vous … vous devez être un mage très puissant. Le dieu primordial vous a-t-il fait don d'une partie de sa magie ?

Les yeux de Fei Wang Reed se plissèrent.

Non, le dieu primordial ne m'a donné aucun pouvoir. En revanche, il en a donné à quelqu'un que je souhaite surpasser. Un magicien auquel je suis apparenté et qui s'appelle Clow Reed.

Clow Reed …?

Je connais tes motivations et ta soif de justice : tu veux détrôner la dynastie régnante de Valeria, rétablir la vérité historique sur ton ancêtre et fonder une nouvelle lignée royale. Si je te suis apparu, c'est pour te proposer que nous scellions une alliance.

Une alliance, une alliance qui te serait profitable.

Vous m'aideriez à atteindre mes objectifs ?

En effet. Comme je te l'ai dit, j'ai le pouvoir de voyager dans entre les dimensions, cela fait de moi un sorcier particulièrement puissant.

Ingvar fixa son interlocuteur, encore stupéfait et pourtant intrigué. Un mage capable de voyager entre les mondes surgissait brusquement dans sa vie pour lui proposer son aide. C'était louche, plus que louche. En même temps, si cet homme disait vrai, il était peut-être plus puissant que le roi de Valeria. Son appui pouvait-il remplacer la magie d'Elda qu'il pensait utiliser à son profit ? Cependant, l'offre était bien trop soudaine et trop alléchante pour ne pas éveiller la méfiance dans l'esprit d'Ingvar.

Permettez-moi de douter de votre honnêteté. Vous apparaissez dans ma dimension, juste au moment où je suis désespéré, pour me proposer ce que je ne parviens pas à réaliser seul. C'est un peu trop beau pour que j'y croie, non ?

Je t'observe depuis plusieurs années déjà. J'ai choisi le moment opportun pour venir à toi.

Il l'observait depuis plusieurs années ? Ingvar ne sut s'il devait cette assertion devait l'effrayer ou le mettre en confiance.

Pourquoi vous intéressez-vous à moi ?

Parce que je souhaite venir en aide à ceux qui défendent la justice.

Ingvar dévisagea longuement Fei Wang, en cherchant à décelant le mensonge derrière son monocle miroitant. Son interlocuteur paraissait sérieux. S'il était aussi puissant qu'il le disait, peut-être pouvait-il vraiment devenir un allié ? Une telle occasion ne se représenterait pas deux fois … Oui, mais si tout cela n'était qu'un piège ?

Admettons que vous souhaitez vraiment m'aider. Qu'auriez-vous à y gagner ?

Je te l'ai dit, je souhaite surpasser un magicien nommé Clow Reed. Ce dernier a reçu une part de la magie du dieu primordial, mais je lui montrerai que je peux influer le cours des évènements et dépasser sa puissance. Tout comme toi, j'ai un vœu, et tout comme toi, je désire m'adjoindre les services d'une personne capable de rivaliser avec mon ennemi.

Vous êtes convoitez les pouvoirs de cette femme, Elda ?

Non, pas elle. Bientôt, elle mettra au monde deux enfants encore plus puissants.

Deux enfants ?

Oui, des jumeaux. Ils hériteront de la magie de leur mère, mais aussi de celle de leur tante, puisque Freya a offert sa magie à Elda. De plus, il n'est pas à exclure qu'une partie de la magie de Lug leur soit légué par leur père, même si ce dernier ne possède aucun pouvoir. La magie peut sauter une génération, cela est très courant. Ces enfants seront donc extrêmement forts, ils pourront devenir nos alliés.

Nos alliés …?

En échange de mon aide, je souhaite emmener l'un de ces garçons avec moi. Je te laisserai la mère et le second enfant. Tu devras attendre que ce dernier grandisse, bien entendu, mais en tant que magicien, ton espérance de vie est bien plus longue que tes semblables. Une fois adulte, ce garçon sera un appui redoutable.

Le regard d'Ingvar se perdit dans le vague à mesure que Fei Wang Reed lui révélait le potentiel des enfants à naître. Elda allait mettre au monde des jumeaux dotés de pouvoirs encore plus puissants que les siens, rendant ces enfants plus puissants que n'importe qui dans le royaume : avec eux, il aurait enfin la force de se mesurer aux souverains de Valeria, il pourrait enfin rétablir la justice à laquelle il aspirait. Il n'y avait pas à hésiter.

– Un enfant chacun, n'est-ce pas ? Votre marché me paraît honnête. Comment pensez-vous procéder ?

D'abord, nous allons attendre la naissance des jumeaux. Ils verront le jour au prochain solstice d'été.

Le solstice d'été … la date opposée au solstice d'hiver, le jour où Lug avait tué Ogmios. Ingvar fronça les sourcils : était-ce un signe ?

Agir lorsqu'ils seront encore bébés serait imprudents, nous allons donc attendre qu'ils grandissent. Lorsqu'ils commenceront à développer leurs pouvoirs, je te recontacterai. Sauras-tu attendre ?

J'ai attendu seize ans que leur mère grandisse, je suis habitué à la patience.

Ingvar hocha la tête et le visage de Fei Wang Reed s'évanouit dans l'obscurité. Le sorcier demeura un long moment immobile, encore stupéfait de la rencontre qu'il venait de faire. Il croyait l'avenir bouché et sans espoir, et brusquement, la lumière se rallumait dans son cœur. Cela signifiait-il que le dieu primordial ne l'avait pas abandonné ? Qu'il souhaitait que la justice bafouée par Lug soit rétablie ? Oui, c'était forcément sa volonté. Une profonde chaleur inonda la poitrine d'Ingvar et il se redressa : il continuerait de se battre. L'énergie pulsait dans ses veines, il accéléra le pas. Il courait presque lorsqu'il atteignit le seuil de sa maison, un sourire battant le pavillon sur ses lèvres. Elda lui avait échappé, mais il la retrouverait, et ferait sien l'un de ses fils, cet enfant à la magie si puissante. Il était prêt à attendre que ce gamin ait cinq, dix, vingt ans s'il le fallait. Il referma la porte de sa maison et s'y adossa, sentant grandir en lui son désir de vengeance. Des quelques années, il avancerait enfin en plein lumière et libérerait le peuple de Valeria des rois cruels qui les avaient gouvernés.

Il attendit impatiemment la naissance des princes jumeaux. Il se demanda même si le roi et la reine cadette espéraient la venue de leurs enfants avec tant de fébrilité. Comme l'avait prédit Fei Wang, ils vinrent au monde le jour du solstice d'été. Ils possédaient de grands yeux bleus, comme leur mère. Ingvar se tenait au pied du château lorsque les souverains les présentèrent au peuple : l'or de leur chevelure paraissait produire sa propre lumière et irradier sur l'ensemble de la place où les habitants les acclamaient. Oui, bien utilisés, ces enfants sauveraient Valeria.

Deux années s'écoulèrent. Ingvar attendait avec le retour de Fei Wang pour recevoir ses instructions ; bientôt, il pourrait agir. Un jour qu'il attisait le feu de son foyer, l'hologramme magique apparut en grésillant.

Bonjour, Ingvar. Je vois que tu t'es montré patient.

Bonjour, Fei Wang. Comme nous l'avions convenu, j'ai laissé les jumeaux grandir.

C'est parfait, nous allons pouvoir commencer à mettre mon plan en œuvre.

Que dois-je faire ?

Je veux que tu obtiennes un plan du palais royal qui nous permette de localiser la chambre des princes.

Vous voulez les enlever ?

Non. Si nous les enlevons, nous ne pourrons pas agir à notre guise. Tu veux montrer au peuple de Valeria que tu es un homme juste, digne descendant d'Ogmios, et révéler toute l'iniquité de la dynastie de Lug au grand jour, n'est-ce pas ?

O … oui, évidemment.

Alors, tu ne dois pas être le ravisseur des princes. Sinon, tu seras toujours considéré comme un criminel, et les habitants de ton pays continueront de révérer les descendants de Lug. Tu dois être perçu comme le sauveur du royaume. Pour cela, le peuple doit connaître une épreuve, une épreuve qui lui fera prendre conscience du danger que représentent la famille royale et ces jumeaux.

Du danger qu'ils représentent … ? Une épreuve …?

Ces enfants sont dotés d'une magie extrêmement puissante. Un tel pouvoir est à double tranchant, il peut générer le bonheur comme le malheur, selon la façon dont on l'utilise. Si le peuple et la noblesse craignent ces enfants, ils s'en remettront facilement à toi. Tu pourras alors leur montrer ta capacité à gouverner de façon juste, en gardant sous contrôle les pouvoirs des jumeaux.

Comment cela ? Suis-je vraiment en mesure de contrôler leur magie ?

Les yeux de Fei Wang Reed se plissèrent.

Sais-tu où est enterré ton ancêtre, Ogmios ?

Ingvar cilla.

Non. Après son exécution, ses fidèles ont récupéré son corps et l'ont l'enterré dans un lieu tenu secret, qu'ils ne révélèrent à personne. Depuis, ma famille a perdu sa localisation.

Je vais te dire où il se trouve.

Les yeux d'Ingvar s'agrandirent.

Vous le savez ?

Oui. Sa tombe est cachée sur une île au nord du pays, à quelques encablures de la côte. C'est une région de montagnes et de landes, dans lesquelles ne s'aventurent que les pasteurs à la belle saison. Les fidèles d'Ogmios ont bien choisi leur cachette. Lorsque tu auras retrouvé le tombeau, touche-le, et prononce la formule que je vais t'enseigner.

Lentement, Ingvar répéta les paroles de Fei Wang pour les graver dans sa mémoire.

Quel sera l'effet de ce sort ?

La tombe d'Ogmios est comme celle de Lug : la magie de son propriétaire l'habite encore. Grâce à cette formule, tu récupéreras une grande partie des pouvoirs de ton ancêtre.

Ses pouvoirs … ?

Tu seras alors plus puissant que le roi, et presque aussi puissant que les princes jumeaux.

Ingvar écarquilla les yeux : pourquoi aucun de ses ancêtres n'avait-il pensé à cette solution plus tôt ? La réponse lui vint presque aussitôt : aucun de ses ancêtres ne connaissait la formule que lui venait de lui apprendre Fei Wang. Cet homme venu d'une autre dimension lui offrait décidément bien des ressources … mais s'il était si simple d'égaler le roi en magie …

Dans ce cas, pourquoi aurais-je encore besoin des jumeaux, si je peux détrôner le roi par ma seule force ?

Je te l'ai dit il y a quelques instants. Tu as besoin d'eux pour te légitimer, pour montrer au peuple que tu vaux mieux que la dynastie en place. Pour cela, nous allons créer dans Valeria un petit cataclysme qui facilitera ton arrivée au pouvoir.

Un petit cataclysme … ?

La nature des pouvoirs de ces enfants est ambivalente. En la troublant un peu, nous pouvons créer des phénomènes puissants, effrayants, qui ressembleront à une malédiction pour les gens de ton pays.

Pensez-vous réellement que je pourrai contrôler des phénomènes d'une telle ampleur … ?

C'est pour cela que tu as besoin des pouvoirs d'Ogmios. Tant que tu suis mes instructions, tu garderas la main sur les évènements. Cependant, le peuple ignore encore qui tu es. Pour qu'il te reconnaissance comme leur sauveur et qu'il te légitime au pouvoir, tu dois être connu publiquement. C'est pourquoi, après avoir retrouvé la tombe d'Ogmios et absorbé ses pouvoirs, après t'être procuré le plan du palais, tu vas demander une audience au roi de Valeria.

À ces mots, Ingvar sursauta.

Une audience au roi ? Mais il m'a déjà rejeté, et Elda a peut-être retrouvé la mémoire depuis son mariage, si je me représente à la cour, je vais être arrêté !

C'est exactement ce qu'il doit se passer.

Pardon ?

Tu dois être arrêté et emprisonné par le roi en place.

Pourquoi ?

Pour que le peuple te fasse confiance.

Euh … je ne vous suis pas.

Lors de cette audience, tu vas avertir le roi du danger que représentent les princes jumeaux : tu vas lui annoncer les cataclysmes à venir, les plaies qui vont frapper son royaume. Tu t'assureras que toute la salle t'entend bien, afin que les témoins puissent propager la nouvelle. Le roi, sans doute, et plus encore si Elda et Hideki sont présents, refusera de te croire. Dans la mesure où la dynastie régnante t'a déjà chassé deux fois du château, ils procéderont cette fois à ton arrestation. Tu n'auras plus qu'à attendre, et dans quelques mois, je peux te garantir que l'on viendra te chercher dans ta cellule. Le roi lui-même te suppliera de le pardonner de ne pas t'avoir cru, et t'inviteras à gouverner avec lui pour redresser le pays. Tu accepteras, à la condition que l'on te confie la garde des princes jumeaux. Comme par magie, les maux qui toucheront Valeria disparaîtront, tu gagneras en légitimité. Tu n'auras plus qu'à écarter le roi et Hideki, et avec le soutien du peuple, à monter sur le trône en gardant sous ta coupe la reine cadette et l'un de ses fils. Qu'en penses-tu ?

Ingvar fixait Fei Wang Reed, les yeux écarquillés et les mains moites. Les images se bousculaient dans sa tête, faisaient vrombir ses oreilles et grandir son excitation. Ce plan était parfait. En poussant la famille royale à l'emprisonner, Ingvar préparait son retour, non seulement auprès du peuple, mais aussi auprès du roi. Ce dernier devrait reconnaître son erreur, et à partir de là, il serait facile de le soumettre. Les habitants le considéreraient comme l'homme providentiel. Les jumeaux et leur mère seraient déclarés dangereux, le peuple ne s'opposerait pas à ce que lui, Ingvar, contrôle leur magie. Il imagina le roi s'inclinant devant lui et implorant son pardon. À cette seule pensée, il jubilait, des frissons de satisfaction parcouraient son échine, son cœur s'accélérait. Le roi avait refusé son pardon, piétiné son désir de paix, à présent, c'était lui qui allait le supplier de le pardonner. Oui, ce plan était parfait. Un peu trop, d'ailleurs … Il releva la tête vers Fei Wang.

Vous m'avez dit, lorsque nous nous sommes rencontrés, que vous ne vouliez qu'une chose en échange de votre aide : que je vous cède l'un des princes jumeaux. Est-ce toujours votre seule condition ?

Oui.

Vous m'offrez un trône en échange d'un enfant ? N'est-ce pas un peu trop déséquilibré pour que je vous croie honnête ?

Une vie contre un trône, cela ne te semble pas équitable ? C'est que tu n'accordes que peu de prix à la vie humaine, alors. Par ailleurs, je ne te demande pas n'importe quelle vie : celle des jumeaux est très précieuse.

Il n'existe pas d'enfants semblables, dans les autres dimensions ?

Il y en a d'autres, mais ils sont rares. Considère que mon intérêt à te prêter main-forte est loin d'être purement altruiste, mais que j'y trouve aussi mon compte.

Ingvar fronça les sourcils : vu sous cet angle, les choses paraissaient assez justes. Si le plan de Fei Wang fonctionnait, ils obtiendraient chacun ce qu'ils désiraient. Une chose, cependant, devait encore être clarifiée.

Votre plan est de perturber la magie des jumeaux pour déclencher des phénomènes anormaux dans le pays et effrayer la population, c'est bien cela ?

Oui.

Si je me fais arrêter, qui perturbera cette magie ? Vous ?

À nouveau, les yeux de Fei Wang se plissèrent.

Non. Entrer dans votre monde serait risqué, j'enverrai donc l'un de mes collaborateurs pour réaliser ce travail. C'est à lui que tu remettras le plan du palais avec la localisation de la chambre des jumeaux.

Qui est cet homme ?

Le front d'Ingvar s'était ridé de méfiance et ses yeux s'étaient assombri : confier à un inconnu l'une des parties les plus cruciales du plan de Fei Wang, duquel dépendait son accession au trône, ne le rassurait guère.

Ne t'en fais pas, il s'agit d'un homme de confiance. Il a des intérêts à ce que notre plan se déroule sans encombre.

Vous lui avez promis quelque chose, à lui aussi ?

Oui, mais rien qui ne te concerne. Tu le rencontreras dans une semaine. Il arrivera dans ton monde par ses propres moyens, car il a, tout comme moi, le pouvoir de traverser les dimensions.

Par ses propres moyens ? Ingvar ne s'attendait pas à cela. Pour posséder de telles facultés, l'homme devait être un grand magicien. Devait-il vraiment accepter ce marché ? Et si cet inconnu et Fei Wang s'étaient alliés pour le manipuler ? Il dévisagea son interlocuteur, tâchant de déceler la duperie dans son regard, mais ses pupilles d'acier ne laissaient transparaître aucune émotion.

D'ici là, ajouta Fei Wang, tâche de faire ce que je t'ai dit : trouver la tombe d'Ogmios pour récupérer une partie de ses pouvoirs endormis, et te procurer un plan du palais.

Ingvar hésita encore une fraction de secondes, pesa le pour et le contre. Quoi qu'il arrive, sa situation ne pourrait jamais être pire que celle qu'il avait connue. Il jouait peut-être quitte ou double, mais mieux valait prendre un risque que de demeurer éternellement dans l'amertume/.

D'accord. Dans ce cas, je vous à bientôt. Nous nous reverrons lorsque le trône de Valeria m'appartiendra.

Fei Wang hocha la tête, puis son hologramme s'évanouit. Ingvar serra les poings : tout son être se tordait d'impatience à l'idée d'exécuter le plan de Fei Wang. Si tout fonctionnait comme prévu, il prendrait bientôt sa revanche sur la dynastie royale et sur les descendants de Lug.

Il se rendit au palais déguisé en lettré ; avec un peu d'habileté et de discrétion, il parvint à s'introduire jusqu'à la bibliothèque royale, où, en discutant avec l'un des érudits, il réussit à savoir où étaient conservé les rouleaux de parchemins qui représentaient les plans du palais. Il vola le document et quitta les lieux aussi furtivement qu'il y était entré. Il ne lui restait plus qu'à retrouver la tombe d'Ogmios.

Il partit à cheval vers le nord du pays. L'île flottait à quelques kilomètres du rivage, ainsi que l'avait dit Fei Wang. Un sortilège lui permit de traverser les eaux et il découvrit un édifice qui n'était pas sans rappeler une architecture sacrée. À l'intérieur, un autel dédié à son ancêtre se détachait du mur gauche, tandis qu'un escalier s'enfonçait dans les profondeurs de la terre. Les fidèles d'Ogmios avaient enterré leur maître au fond d'une grotte sous-marine. La tombe trônait au milieu de la caverne, comme si elle avait éclos de la pierre-même. Dans ce sépulcre reposait un vaincu, pourtant, il s'en dégageait une majesté digne d'un roi. Ingvar passa la main sur le tombeau, prononça la formule que lui avait révélée Fei Wang. Il se sentit aussitôt envahi par une magie étrangère et familière, qui lui donna l'impression que tous les pores de sa peau se dilataient et pour être galvanisés par le pouvoir d'Ogmios. Enfin, il possédait un fragment de la magie du dieu primordial, cette magie qu'il avait tant convoitée depuis qu'il avait assisté à l'échange entre Chitose et la divinité. Enfin, il allait pouvoir s'opposer au roi et à toute sa famille !

Il regagna la capitale une semaine plus tard. S'il se fiait aux informations de Fei Wang, l'inconnu qui déstabiliserait la magie des jumeaux arriverait le soir même. Il l'attendit avec fébrilité, dans la lueur avide du foyer domestique. Dehors, la pluie mouchetait la nuit de ses gouttes chantantes. À l'aide de tisonnier, il brisa les braises et attisa les flammes. À cet instant, un étrange courant d'air lui fit tourner la tête.

Dans un halo de lumière, un homme venait de se matérialiser dans la pièce. De longs cheveux noirs encadraient son visage anguleux, dont les saillies contrastaient avec de larges épaules drapées d'un manteau qui tombait jusqu'à ses pieds. Ses yeux, aussi sombres que sa chevelure, luisaient à peine dans la semi-obscurité du salon. Des spirales obscures troublaient la blancheur de ses vêtements et renforçaient l'inquiétante expression son visage. Cependant, lorsqu'il prit la parole, sa voix ne trahissait aucune hostilité.

Vous êtes Ingvar, n'est-ce pas ?

Oui. C'est Fei Wang Reed qui vous envoie ?

En effet. Je m'appelle Ashura.

C'est vous qui allez déstabiliser la magie des princes jumeaux ?

C'est exact.

Ingvar ouvrit un tiroir et en extirpa le rouleau volé.

Voici un plan du palais royal. Je vous ai indiqué l'emplacement de la chambre des princes d'une croix. À vous de vous introduire au moment opportun.

Et vous, qu'allez-vous faire ?

Dès demain, je demanderai une audience au roi. Je serai probablement arrêté dans la foulée. Dès que vous aurez appris mon emprisonnement, vous pourrez agir. En attendant, vous pouvez rester ici. Je vis seul et je ne reçois jamais de visite, personne ne viendra vous surprendre.

Je vous remercie.

Ingvar dévisagea son interlocuteur : ils étaient tout de suite entrés dans le vif du sujet, sans se donner davantage d'informations que leurs noms respectifs et les détails relatifs à leur plan. Mais s'ils devaient patienter jusqu'au lendemain dans la même maison, c'était l'occasion de mieux connaître cet inconnu surgi d'une autre dimension. Il devait savoir s'il pouvait lui faire confiance ; après tout, le succès de sa revanche sur la dynastie royale dépendait en partie de cet homme.

Vous voulez boire quelque chose ?

C'est très aimable à vous. Auriez-vous de la kodavol ?

De la … kodavol ?

C'est de l'alcool.

Ah, désolé, je crains que cela n'existe pas ici. Mais j'ai de l'excellent whisky, je vais vous en chercher.

Quelques minutes plus tard, les deux hommes s'assirent face à la cheminée, un verre entre les mains. Ingvar jeta un coup d'œil à l'inconnu, perplexe. Lorsque Fei Wang lui avait parlé d'un collaborateur qui excellait en magie, il s'était figuré un homme au regard incisif, un chef de guerre, prêt à exécuter les ordres de Fei Wang avec promptitude. Mais l'homme qu'il observait à la dérobée n'avait rien d'un soldat d'action. Ses gestes remplis de grâce et son front large traduisaient sa haute naissance. Peut-être était-ce même un roi ? S'il s'agissait d'un homme puissant, grand magicien de surcroît, pourquoi avait-il besoin de l'aide de Fei Wang ? Et pourquoi son regard altier était-il empreint d'une sourde douleur ?

Ainsi, vous venez d'une autre dimension … ce doit être fascinant de voyager de monde en monde.

Cela peut paraître exaltant, en effet. Pourtant, même si je traverse des dizaines de dimensions, cela ne changera pas la personne que je suis.

La lumière mouvante des flammes donnaient à ses yeux des reflets encore plus tristes.

Vous avez des regrets … pour quelque chose que vous avez fait ?

Non, pas pour une chose que j'ai faite. Mais pour des choses que je ferai un jour.

Ashura leva son verre, observa la lumière du foyer traverser l'or de sa boisson. Il en but une gorgée, puis reposa le verre sur ses genoux.

Je suis maudit.

Ingvar tressaillit.

Maudit … ?

Dans le monde d'où je viens, je suis le roi de mon pays.

Ingvar cilla : ainsi, il avait vu juste.

Je veux veiller sur mes sujets. Mais je sais qu'un jour, à cause de cette malédiction, des élans meurtriers me pousseront à tuer hommes et femmes sans raison, sans que je ne puisse m'arrêter … jusqu'à ce que l'on me mette hors d'état de nuire.

Un long silence s'installa dans la pièce.

Comment … comment pouvez-vous être le coup d'une malédiction aussi affreuse ?

Ashura eut un sourire désabusé.

Fei Wang Reed vous a expliqué qu'il existe de nombreuses dimensions, mais qu'en est-il des gens qui les peuplent ?

Comment cela ?

Pensez-vous n'exister que dans ce monde ?

Que voulez-vous dire ? Bien-sûr, que je n'existe qu'ici.

Vous vous trompez. Parmi la multitude de mondes, un même être peut exister simultanément dans plusieurs dimensions. Ces différentes exemplaires mènent une vie différente, certains meurent plus tôt que d'autres, mais ils partagent tous la même âme.

Bouche bée, Ingvar mit quelques instants à intégrer l'information. D'autres lui-même, dans d'autres dimensions ? Qui vivaient en même temps que lui, possédaient leurs propres histoires personnelles, leurs propres souvenirs, leurs propres désirs ? C'était difficile à concevoir, et quelque part, un peu effrayant.

Si ça se trouve, dans un autre monde, tu ne possèdes pas de magie.

Mais … si nous partageons tous la même âme, comment certains peuvent mourir quand d'autres vivent encore ?

Je me suis mal exprimé. Plutôt que de partager intégralement une même âme, je dirais plutôt que vous partagez un fragment d'une même grande âme. Quand le dernier fragment meurt, l'être s'éteint pour de bon.

Ingvar fronça les sourcils, tout essayant de comprendre tout ce que supposait une telle révélation. Dans un autre monde, était-il déjà mort ? Dans un autre monde, Lug avait-il épargné Ogmios, son ancêtre ? L'idée qu'il n'ait pas eu à subir de fin tragique réchauffa un peu son cœur, en même temps qu'elle augmenta la peine. Ses autres lui-même menaient peut-être une vie plus facile que la sienne, tandis qu'il devait lutter pour obtenir ce qu'il souhaitait. Il serra les poings : il ne devait pas faiblir. Si les descendants d'Ogmios régnaient dans une autre dimension, il pouvait faire en sorte que cela se réalise dans ce monde-ci également.

Moi aussi, dit Ashura, j'ai d'autres avatars dans des mondes parallèles. Et si je suis maudit dans ma dimension, c'est peut-être qu'ailleurs, l'un de mes autres moi a commis des actes terribles … crime, trahison, que sais-je ? En tout cas, j'en paye le prix. Je sais qu'un jour, je deviendrai un monstre. C'est pour cela que quelqu'un devra m'arrêter.

Ingvar dévisagea longuement cet homme qu'il ne connaissait pas une heure plus tôt, et qu'il commençait à comprendre. Au fond, lui et Ashura se ressemblait. Roi ou destiné à l'être, ils désiraient tous deux protéger les habitants de leur pays, mais des évènements les en empêchaient. Quelque part, la situation d'Ashura lui parut encore plus désespérée que la sienne, car s'il pouvait agir sur son destin et renverser la dynastie de Lug, Ashura ne pouvaient pas échapper à sa malédiction. Ce dernier fit osciller le whisky au fond de son verre.

Malheureusement, dans ma dimension, il n'existe personne qui me surpasse en magie. Pour trouver un être capable de freiner ma folie, je devais changer de monde.

Est-ce cela que Fei Wang vous a promis … ? Quelqu'un … quelqu'un qui pourra vous arrêter, le moment venu ?

Oui.

Est-ce que ce sera Fei Wang en personne qui … ?

Je ne sais pas. Mais il m'a dit qu'il pourrait exaucer mon vœu. En échange, ou plutôt en paiement, il m'a demandé de vous aider dans votre quête. Dès que le roi de ce pays vous fera emprisonner, je m'introduirai dans le palais et je déstabiliserai la magie des princes, grâce à la formule que Fei Wang m'a enseignée.

Ingvar garda le silence pendant de longues secondes. Dehors, le clapotis des flaques faisait un écho au feu qui crépitait dans la cheminée, comme un triangle ferait écho au violoncelle dont on pince les cordes. À son tour, il raconta son histoire à Ashura. Il évita soigneusement son regard pendant toute la conversation, mais à la fin, il releva la tête. Dans les yeux de ce roi voué à devenir un monstre, il lut de la compassion. Une fois sa mission accomplie, il regagnerait son monde. Ils ne se reverraient jamais, chacun poursuiverait son vœu dans une dimension distincte, pourtant, ils se comprenaient. Ils vidèrent leur verre de whisky et allèrent se coucher.

Le lendemain, ils mirent leur plan à exécution. Ingvar se laissa arrêter sans résistance, et quelques jours plus tard, Ashura entrait par effraction dans la chambre des princes. D'une formule, il réveilla les pouvoirs des garçons et dérégla leurs effets, sans que personne ne soupçonne ce qui allait se produire. La magie des princes leur échappa, car il n'était que des enfants, incapables de contrôler un tel flux. Leur magie envenimée se répandit dans le royaume et des fléaux commencèrent à s'abattre sur Valeria. Depuis sa geôle, Ingvar attendait son heure. Lorsque la situation deviendrait critique, le roi de Valeria le libérerait et se prosternerait devant lui.

Cependant, les malheurs s'aggravèrent, et le roi ne venait pas. Ingvar entendit un jour parler des princes jumeaux, qui avaient été enfermés dans la vallée des condamnés à mort, et de leurs parents, qui avaient été emprisonnés. Dès qu'il sortirait de sa prison, il devrait aller récupérer ces enfants avant qu'il ne soit trop tard. Il n'avait pas suivi le plan de Fei Wang, il n'avait pas sacrifié des années de liberté pour que ses garçons décèdent inutilement. Ce n'était plus qu'une question de jours avant que le roi ne vienne solliciter son aide.

Mais le roi ne vint jamais.