Ses deux semaines de punition arrivaient enfin à leur terme et Peter en était profondément soulagé.

Cela faisait très longtemps qu'il n'avait pas été privé de quelque chose par une figure d'autorité. Dans sa première famille, il aurait fallu que ses parents adoptifs daignent lui parler pour lui interdire quoi que ce soit ; chez les Stacy, seule Gwen faisait l'objet d'une certaine surveillance de la part de M. Stacy. Celui-ci n'avait jamais jugé utile de lui restreindre quoi que ce soit, lui accordant une confiance indéniablement teintée d'indifférence.

M. Stark, lui, s'était montré inflexible, refusant de lever sa punition malgré ses multiples excuses. Néanmoins, fidèle à sa parole, il s'était montré davantage présent pour lui, s'intéressant à ses cours, ses professeurs et ses devoirs et allant jusqu'à le bombarder de questions sur son équipe de Décathlon. Lorsque Peter lui avait expliqué en quoi elle consistait, il avait cru voir de la fierté s'allumer dans les prunelles de l'homme, et un bref instant les mots s'étaient dérobé sur sa langue.

Mon Dieu, M. Stark trouve vraiment que le Décathlon est cool ? M. Stark, IRON MAN, ton PÈRE, s'intéresse au DÉCATHLON ?

— Pete ? Tout va bien ? s'était inquiété M. Stark. Tu as le regard anormalement vitreux.

L'adolescent n'avait pu s'empêcher de sourire, ce qui avait renforcé l'air suspicieux de M. Stark :

— Okay, cet air béat ne me rassure pas.

— J-je vais bien, M. Stark. Je vais même très bien !

— Hum. Ta cheville ne te fait plus mal ?

— Elle est comme neuve, je pourrais courir un marathon sans problème !

— … Mouuuais, évitons. Ce n'est pas parce que tu as une jambe de rechange qu'il faut user celle-là.

L'hématome qui noircissait sa cheville s'était rapidement résorbé, ce qui n'avait pas manqué d'attirer les soupçons de M. Stark. Peter lui avait assuré qu'il avait une excellente capacité de régénération, mais il avait surpris plusieurs fois les yeux de l'homme s'attacher à sa jambe avec une curiosité et une perplexité évidentes. Afin d'effacer ses doutes, Peter avait fait mine de boiter longtemps après que sa jambe se soit totalement rétablie, mais il n'était pas certain que M. Stark ait été totalement dupe de sa supercherie.

Maintenant que sa punition s'achevait, Peter pouvait de nouveau patrouiller, mais il n'osait pas réitérer l'exploit d'enfiler son costume au fond d'une ruelle malfamée de la ville. Il craignait d'attiser les suspicions de M. Stark, et il décida qu'il était temps d'élaborer une stratégie qui lui permettrait d'échapper à toute question gênante de la part de l'homme.

Il se pressa longuement le cerveau, imagina plusieurs scénarios mais, après maintes réflexions, sa stratégie se réduisit finalement à un seul nom qui matérialisait à peu près tous ses espoirs de discrétion : Gwen Stacy.

— Est-ce que je peux prétendre que je vais chez toi pour pouvoir me changer discrètement et aller patrouiller ? Promis, je ne te dérangerai pas, je serai aussi vif et rapide que l'éclair !

— Oh, mais tu peux passer quand tu veux, Pete, ça fait si longtemps qu'on ne s'est pas vus, répondit-elle d'un ton joyeux. Tu pourras en profiter pour me parler de ta nouvelle vie ! Tu sais que M. Stark est passé, l'autre jour ? Il était très intéressé par tous les appareils électroniques que tu as rafistolé, je crois que tu l'as impressionné !

Et c'est ainsi que Peter se retrouva dans l'appartement des Stacy, dans la chambre de celle qui avait partagé trois années de sa vie et qu'il considérait comme sa sœur, se débattant avec la cagoule de son costume afin d'y faire rentrer l'intégralité de sa tignasse châtain ébouriffée, heureux de pouvoir être à nouveau le super-héros qui donnait un sens à ses après-midi.

— Tu as mis ton t-shirt à l'envers, fit remarquer Gwen lorsqu'il eut terminé. On voit l'étiquette.

— Oh, oui… ben, tant que ce n'est pas le pantalon…

— Tu n'as jamais pensé à parler de Spider-Man à M. Stark ? s'enquit-elle d'un air très sérieux en l'aidant à remettre son t-shirt à l'endroit. Tu pourrais peut-être lui toucher quelques mots sur ta situation. Sur cette morsure d'araignée, tes pouvoirs, tes patrouilles... Je suis sûre qu'il pourrait te bricoler un costume incroyable, un truc avec des réacteurs et plein de lasers mortels. Il t'aiderait à devenir aussi célèbre qu'Iron Man !

L'idée était indéniablement tentante, mais Peter la réfuta d'un hochement négatif de la tête :

— J'y ai pensé mais… la force de Spider-Man, c'est son anonymat. Il pourrait être n'importe qui, c'est le principe de l'araignée sympa du quartier. Imagine, si tout le monde découvrait son identité… bon, évidemment, si on lui proposait de rejoindre les Avengers, il ne dirait pas non, mais bon, en attendant…

— M. Stark pourrait garder le secret, observa Gwen.

Peter se mordilla nerveusement la lèvre, incertain. Son amie n'avait pas tort, mais il y avait autre chose… quelque chose qu'il murmura en détournant le regard :

— Il pourrait aussi décider qu'il n'a pas signé pour avoir une sorte de monstre de foire en guise d'enfant et décider de me renvoyer ici, ou… ou à l'orphelinat, ou je ne sais où. Même si c'est super cool, de pouvoir marcher sur le plafond, ça peut rendre les gens normaux un peu nerveux, tu vois ?

— Ne dis pas ça, tu n'es pas un monstre de foire ! protesta son amie. Tu es aussi normal que moi, tu as juste un peu de, euh, de tuning ? Comme une voiture ! Il n'y a rien de mal à avoir du tuning.

La comparaison le fit sourire, mais il haussa les épaules :

— C'est mieux de ne prendre aucun risque.

Elle n'insista pas, mais s'obstina à afficher une moue sceptique.

Une fois sûr et certain qu'aucune étiquette ne dépassait plus de son costume, il fit un signe de la main à Gwen et s'échappa de l'appartement en passant par l'escalier de secours, priant silencieusement pour que personne ne prête à attention à cet étrange énergumène en bleu et rouge qui sortait de la chambre d'une lycéenne.

Des mères éplorées, Peter en avait déjà vu.

Des mères éplorées qui pointaient le canon d'un pistolet sur leur ex-mari, les joues baignées de larmes et de khôl, c'était plus rare.

Des mères éplorées qui pointaient le canon d'un pistolet sur leur ex-mari au beau milieu de New-York, c'était la première fois que Peter s'y confrontait.

Il se laissa silencieusement tomber à côté de la mère en question, analysant la situation d'un regard aiguisé. La femme tremblait, mais sa main serrait fermement la crosse de son arme. L'homme qu'elle avait pris pour cible avait levé les bras ; il était pâle, l'effroi crispait chacun de ses traits. Derrière lui, un bébé hurlait dans sa poussette rose.

Le premier réflexe de Peter fut de protéger la poussette d'une toile qu'il convoqua d'une pression rapide du poignet. Son geste fit sursauter l'homme et la femme ; l'un comme l'autre se tournèrent vers lui, mais le canon du pistolet ne dévia pas d'un millimètre dans la main de la femme, restant résolument pointé sur la poitrine de l'homme.

— Reste en dehors de ça, Spider-Guy, ou quel que soit ton nom, ordonna-t-elle d'une voix forte.

— Spider-Man, en fait. Et désolé, mais tant que vous pointerez cette arme sur cet homme, je vais devoir rester là. Si vous acceptez de la baisser, en revanche, on pourrait sûrement trouver un arrangement.

La femme retroussa les lèvres avec dégoût, comme si Peter avait agité une chaussette particulièrement répugnante sous son nez.

— Et pourquoi est-ce que je baisserai mon arme ? Il m'a volé mon enfant, dit-elle en posant ses yeux brillants sur l'homme, qui continuait de lever les mains d'un air effrayé. Il m'a pris mon bébé, mon tout petit bébé qui aurait dû rester avec moi. Je suis sa mère ! Lui… lui, qu'a-t-il fait ? Ce n'est pas lui qui se réveillait toutes les nuits pour le nourrir, le consoler, l'embrasser. Ce n'est pas lui qui lui a sacrifié son corps, ce n'est pas lui qui lui tout donné ! Lui, il restait bien au chaud dans son bureau, à attendre que l'heure tourne derrière son putain d'ordinateur, à prétexter des réunions et des séminaires pour fuir ses responsabilités, pendant que je faisais tout ! Et maintenant que nous nous sommes séparés, il voudrait le récupérer ? Il en est hors de question !

Peter s'approcha lentement, jusqu'à se camper devant l'homme afin de former un écran protecteur entre l'arme et sa poitrine. Il leva les mains à son tour, dans l'espoir d'apaiser la femme. Autour d'eux, les passants murmuraient ou les filmaient avec les téléphones, mais il décida de les ignorer et de se concentrer sur son interlocutrice.

Il fallait qu'il désamorce la situation avant l'arrivée de la police.

— Okay, dit-il lentement. Okay, je comprends, vous en avez gros sur le cœur. Vous êtes en souffrance, et je suppose que beaucoup de femmes vous comprendraient totalement. Mais je vous en prie, baissez votre arme. Il y a d'autres moyens de vous faire entendre, des moyens qui ne vous mèneront pas directement en prison sans passer par la case départ.

L'espace d'un battement de cils, le doute parut s'instiller dans le regard de la femme et elle sembla perdue, comme si elle se demandait ce qu'elle faisait là.

L'instant d'après, elle redressa son arme, la braquant droit sur le visage de Peter.

— Je t'ai dit de ne pas t'en mêler, Spider-Man. Pars d'ici, si tu ne veux pas que ta cervelle se retrouve dans le caniveau, au milieu des mégots et des déjections de rat. Je n'hésiterai pas à tirer.

— Ew, est-ce qu'on pourrait éviter ? Je tiens beaucoup à mon cerveau.

Elle plissa les yeux et resta silencieuse quelques secondes. Lorsqu'elle reprit la parole, elle avait visiblement décidé d'opter pour une autre technique :

— Dis-moi… as-tu un père, Spider-Man ? S'est-il occupé de toi comme il le fallait, ou t'a-t-il refilé à ta mère ou à quelqu'un d'autre, à ta naissance, comme un lâche doublé d'un froussard, avant de ressortir de sa tanière comme une fleur quand tu étais assez grand pour être intéressant pour lui ?

Il ne put s'empêcher de grimacer à cette question et pria pour que sa cagoule dissimule son trouble.

— J'ai raison, n'est-ce pas ? susurra son interlocutrice. Ton père n'est pas meilleur que cet homme qui était mon mari et que tu essaies de protéger. Ce sont tous les mêmes, forgés sur le même modèle.

S'efforçant d'ignorer le sens de ces mots — ils raisonnaient avec un peu trop de clarté en lui —, il se concentra la voix de la femme qui se faisait de plus en plus étrange. Glaciale, mais également… lointaine. Dénuée d'émotion. A croire qu'elle était en transe.

Il fut brusquement saisi d'un doute :

— Vous avez pris quelque chose, Madame ? Une… une drogue, ou quoi que ce soit ?

La femme renifla avec mépris.

— Je n'ai eu besoin de rien pour m'éveiller. Certes, mon esprit était embrumé, mais maintenant, je vois les choses telles qu'elles sont, Spider-Man. Je les vois plus nettement que jamais… et je ne les laisserai pas impunies. C'est mon dernier avertissement : bouge d'ici, ou je n'hésiterai pas à faire une victime de plus. Si tu n'es pas avec moi, tu es contre moi. Et je n'ai aucun scrupule à me débarrasser de ceux qui se mettent sur mon chemin.

Elle plongea ses yeux dans les siens. Il y avait un éclat étrange, presque dément, qui remuait au fond de ses prunelles dans lesquels il croyait voir s'agiter d'étranges reflets rougeâtres.

Ses doigts se resserrèrent autour de la crosse de l'arme, et Peter sentit des fourmillements familiers se répandre sur sa nuque. Maintenant. Il tendit le bras et pressa son lance-toile au moment même où elle tira. Perturbé par le filament blanchâtre qui s'enroula autour de son poignet, le pistolet dévia de sa trajectoire et la balle rata sa cible, sifflant à quelques centimètres du masque de Peter et se fichant au creux d'un lampadaire dans un tourbillon de fumée.

La deuxième toile se répandit sur le canon du pistolet, le rendant inopérant. La troisième s'enroula autour de la femme et lui fit perdre l'équilibre. En heurtant le sol, elle poussa un cri de rage, un cri inarticulé de bête sauvage qui fit naître un frisson le long de l'échine de Peter.

— Tu ne m'arrêteras pas, Spider-Man ! hurla-t-elle en se débattant pour se libérer de ses liens. Tu ne m'empêcheras pas d'accomplir ma vengeance ! Quand j'aurais réglé le compte de mon ancien mari, je te retrouverai, je t'ouvrirai les yeux, et tu comprendras que depuis le début, c'est moi qui avais raison ! Moi !

— Je ne la reconnais pas, murmura une voix masculine derrière lui.

Surpris, Peter exécuta un volte-face et se retrouva nez à nez avec l'homme qu'il venait de sauver. Celui-ci fixait son ex-épouse, le visage creusé par la perplexité et la tristesse.

— Je savais qu'elle m'en voulait pour notre enfant, qu'elle me reprochait de n'avoir pas été assez présent pour elle et lui, mais de là à prendre un pistolet et à me menacer… on dirait qu'elle a subi un lavage de cerveau pendant la nuit.

Il soupira :

— Je ne sais pas ce qu'il s'est passé, ni ce qui a pu la mettre dans un tel état, mais merci d'être intervenu. Je prends le relai avec la police.

Peter acquiesça. Il entendait des sirènes au loin, et savait que le NYPD ne le portait pas spécialement dans son cœur ; aussi, après un coup d'œil à la femme qui le fusillait du regard, toujours entravée par ses toiles et la joue écrasée contre le bitume, il s'enfuit d'un bond pour retourner chez Gwen.

Tout en voltigeant d'immeubles en immeubles, il repensa à la colère de la femme, à l'éclat rougeâtre qu'il avait cru voir danser à la surface de ses iris, aux paroles qu'elle lui avait craché au visage. Je t'ouvrirai les yeux, et tu comprendras que depuis le début, c'est moi qui avais raison… Qu'avait-elle voulu dire par là ? N'était-ce que des menaces en l'air, ou comptait-elle vraiment le retrouver et, d'une façon ou d'une autre, le forcer à accepter son point de vue ?

Il revint chez Gwen en passant par la fenêtre de sa chambre. Lorsqu'elle le vit, son teint devint anormalement rose vif.

— Oh, Pete, je ne pensais pas que…

— Gwen, je suis tombé sur une femme vraiment trop bizarre, l'interrompit Peter en retirant précipitamment son masque, essuyant la sueur qui collait des mèches châtain à son front. On avait l'impression qu'elle était possédée, comme dans ce film qu'on avait regardé dans le dos de ton père à Halloween, tu te souviens, il était devenu complètement vert quand il est tombé sur notre historique Netflix. Tu crois que les exorcismes, c'est un truc qui existe vraiment ? Elle disait des choses vraiment étranges…

— Je ne sais pas, répondit Gwen en jetant furtivement un regard vers la porte de sa chambre. Pete, tu devrais te dépêcher, je…

— On devrait peut-être contacter un prêtre. Tu ne connaîtrais pas un prêtre, par hasard ?

— Non, je ne connais pas de prêtres, mais…

— M. Stark en connaît sûrement. Il connaît plein de gens bizarres. Bien sûr, il ne me les a pas présentés, mais je l'entends en parler des fois. Il ne réalise pas qu'il parle très fort quand il est au téléphone. Et que sa chambre n'est pas si loin que ça de la mienne, ni les murs si épais. D'ailleurs, je devrais lui en parler avant qu'on ne se retrouve dans une situation super gênante, s'il invitait une femme par exemple. Erk, en fait, je ne préfère pas imaginer des trucs comme ça…

Tout en parlant, il avait retiré le sweat-shirt et le pantalon de son costume et les avait soigneusement roulés en boule au fond de son sac. Gwen posa la main sur son avant-bras pour l'interrompre :

— Pete, écoute-moi, ce n'est vraiment pas le moment de discuter, il faut que tu t'en ailles…

— Ne t'inquiète pas, M. Stark sait que je suis ici et il n'y voit aucun inconvénient, lui assura Peter en posant par réflexe la main sur la sienne.

— Ce n'est pas ça, mais…

— Gwen, trésor, à qui parles-tu ? J'ai cru entendre une voix de garçon…

Peter se figea. Gwen se figea. Même l'air sembla se figer dans la pièce.

Encore vêtu de son uniforme de policier, M. Stacy venait d'ouvrir la porte de la chambre de Gwen. Il semblait las ; des puits violacés sillonnaient son regard. Toutefois, son expression se métamorphosa drastiquement lorsque ses yeux se posèrent sur Peter, passant à une vitesse impressionnante de l'incrédulité à la stupéfaction, puis à l'horreur, la déception, l'indignation et la colère. C'était un miracle qu'il ne s'étouffe pas avec sa moustache.

Il fallut quelques secondes à Peter pour réaliser qu'il était quasiment nu, que les mains de Gwen étaient posés sur son bras et que dans l'espoir de capter son attention, elle avait rapproché son visage du sien. Lorsque tous les rouages se mirent en place dans son esprit, la peau de son amie parut devenir brûlante contre la sienne et ils s'écartèrent précipitamment l'un de l'autre — ce qui ne parvint qu'à rendre la scène plus embarrassante.

— Alors c'est comme ça, énonça lentement M. Stacy, les pupilles réduites à deux têtes d'épingle. Tu changes à peine de famille, et voilà que je te retrouve dans la chambre de ma fille, prêt à… à…

Une grimace déforma ses traits :

— Non, je ne veux même pas le savoir. Nom de Dieu, après toutes ces années à m'occuper de toi, toutes ces belles paroles sur ta soi-disant intégrité et sur ce que tu ferais pour protéger ma fille…

Peter aurait voulu disparaître entre les lattes du parquet.

— M-Monsieur Stacy, ce n'est pas ce que vous croyez, je vous assure qu'on ne faisait rien de mal, c-c'est une erreur…

— Rhabille-toi, ordonna-t-il sèchement. J'appelle immédiatement ton père. Quant à toi…

Ses yeux se posèrent sur Gwen, dont le visage était si rouge qu'on aurait pu faire cuire des œufs au plat sur ses joues.

— P'pa, je te promets que Peter moi, on ne faisait que… euh… discuter, balbutia-t-elle d'une petite voix. Il… il n'a pas… nous n'avons pas…

M. Stacy leva la main, l'interrompant net dans sa tentative d'explication.

— Quant à toi, je pensais t'avoir élevé mieux que ça, jeune fille.

— Gwen n'a rien fait ! protesta aussitôt Peter, luttant contre une furieuse envie de disparaître de nouveau par l'escalier de secours. C'est moi qui… qui… euh…

— N'ose même pas essayer de finir cette phrase. Et nom d'un chien, rhabille-toi, Stark, répéta M. Stacy, et le ton comme l'utilisation de ce nom de famille lui donnèrent l'impression de recevoir un coup de poing en plein estomac.

C'était la première fois qu'on s'adressait à lui sous ce nom. Peter Stark. Si, quelques semaines plus tôt, cette perspective l'aurait enchanté, il devait admettre qu'il n'en concevait actuellement aucune fierté. Au contraire : en utilisant ce patronyme, M. Stacy lui renvoyait en pleine figure qu'il ne l'avait jamais réellement considéré comme un membre de sa famille, seulement une sorte de garde du corps perfectionné pour sa fille — mais d'une certaine façon, c'était de sa faute, c'était lui qui lui avait promis qu'il veillerait sur elle, c'était la raison pour laquelle il avait accepté de l'adopter…

Il obéit donc et enfila maladroitement son jean et son t-shirt, sous les yeux impuissants de Gwen qui se rongeait fébrilement l'ongle du pouce et le regard féroce de M. Stacy qui, non content de ne pas les lâcher d'une semelle, les fit également profiter de son appel téléphonique à M. Stark. Ce fut un appel bref, sec, qui se résuma à :

— J'ai retrouvé votre fils dans la chambre de ma fille. Sans ses vêtements. Il n'est même pas chez vous depuis un mois, et voilà ce qu'il se permet ? Qu'est-ce que vous lui avez mis dans le crâne, bon sang ? J'espère que vous lui resserrerez la vis ou, du moins, que vous essayerez de lui inculquer quelques valeurs… à moins que vous ne teniez vraiment à ce qu'il suive votre traces ?

Peter donné n'importe quoi pour devenir l'un des moutons de poussière accroché aux flancs grisâtres du canapé.

L'attente fut insoutenable. M. Stacy ne lui accordait ni un mot ni un regard, Gwen se rongeait les ongles en fixant la pointe de ses orteils. Le silence s'était épaissi jusqu'à en devenir étouffant, et lorsqu'on frappa bruyamment à la porte d'entrée, Peter n'aurait su dire s'il en était soulagé… ou totalement mortifié.

Gwen se dépêcha d'ouvrir. De l'autre côté du panneau de bois était campé un M. Stark au visage impassible.

Après quelques secondes de silence, il releva ses lunettes aux verres rose fumé sur son front et chercha le regard de Peter, ignorant ostensiblement celui de M. Stacy qui lançait des éclairs à quelques dizaines de centimètre de lui.

— Okay. Qu'est-ce que c'est que ce bordel, Peter ?

M. Stacy fut plus rapide que lui et répondit sèchement :

— Ce bordel, c'est que votre enfant a essayé de pervertir la mienne ! Elle n'a que quatorze ans, nom de Dieu !

— Peter aussi, p'pa, protesta Gwen.

— J-je peux tout vous expliquer, bredouilla Peter en attachant son regard à celui de M. Stark. Je sais que les apparences sont contre moi, mais j-je vous jure que je n'ai rien fait de mal ! Ce… ce n'est qu'un petit — non — un gros malentendu ! Je n'aurais jamais… je vous l'ai dit, Gwen est mon amie, c'est tout, je vous promets, je n'ai pas, je ne voulais, j-j-je —

— Okay, l'interrompit M. Stark en posant la main sur son épaule. Okay, petit, respire, ce n'est pas le moment de nous faire un malaise, je ne suis pas garé à côté et je n'ai plus la force de te porter comme j'aurais pu le faire il y a vingt ans.

— O… okay, répondit finalement Peter, se forçant à avaler une grande goulée d'air.

— Okay, répéta M. Stark.

— Okay, murmura Peter.

M. Stacy interrompit cet échange d'un raclement de gorge bruyant. M. Stark releva brièvement le visage et lui adressa un regard indéchiffrable, qui eut le mérite de faire taire les protestation qui lui brûlaient visiblement la moustache. Il reporta ensuite son attention sur Peter.

— Tu as tous tes habits ? Ton sac, ton téléphone ? Parfait. On retourne à la voiture, on, euh, on discutera de tout ça à la maison. Merci de m'avoir appelé, M. Stacy, je m'occupe du reste, désolé du dérangement, il sera puni, etc etc.

Tout en conduisant Peter vers la sortie, il adressa un hochement du menton en direction de Gwen et de son père. Si la première répondit d'un signe timide de la tête, le visage du second arbora une éclatante teinte rouge vif. Il évoquait à Peter une cocotte-minute sur le point d'exploser.

— Je ne veux plus que votre gamin s'approche de la mienne, Stark ! Cette maison n'est plus la sienne, il n'a plus aucune raison de s'y rendre ! lança-t-il juste avant que M. Stark ne referme la porte derrière lui.

Peter se mordit l'intérieur des joues, essayant désespérément de lutter contre une soudaine envie de pleurer (de honte ? de déception ? il n'aurait su le dire, ses sentiments étaient trop emmêlés, comme une pelote de laine dans laquelle se serait ébroué un chaton).

M. Stark attendit qu'ils soient dans la voiture pour rouvrir la bouche, les yeux obstinément fixés sur la route :

— Okay. Maintenant que nous n'avons plus le Colonel Moutarde sur le dos, est-ce que je peux savoir ce qu'il s'est vraiment passé, Peter ?