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CHAPITRE 5

Le garçon du loup est prudent pendant les jours suivants. Il évite tout contact avec les gens, même les ivrognes auxquels il demande d'habitude de la monnaie, de peur que l'un d'eux ne le dénonce aux autorités.
Il garde aussi ses distances avec les Adjoints qui fréquentent le restaurant. Il ne passe plus à côté de leurs voitures, avec la lame de son couteau qui s'enfonce dans la peinture.

Le loup est content.

L'imprudence du garçon l'a fait reculer pour une fois, et elle n'alimente plus sa colère dans les mêmes bouffées de chaleur. La colère, quand elle est sauvage et mal dirigée, est dangereuse.

Le loup n'est pas aussi heureux lorsque la nouvelle prudence du garçon se manifeste par une sorte de morosité tranquille, qui les fait marcher dans la Réserve pour regarder longuement, debout, les ruines de la maison Hale.
La Mort les accompagne, son visage pâle et solennel. Le loup peut sentir son souffle battre ses moustaches et les touffes sensibles autour de ses oreilles. Il peut entendre sa voix dans le vent glacial.

Le loup ne s'approche pas de la maison, même quand son garçon le fait.

Stiles est une silhouette mince et étroite, son souffle s'élevant comme de la brume autour de lui, alors qu'il va et vient prudemment sur le porche noirci. Les planches grincent et gémissent sous son faible poids.

S'il ne faisait pas de bruit, il aurait l'air aussi insignifiant qu'un spectre. La maison est un endroit approprié pour en trouver un. Le loup s'étonne qu'il n'y ait pas de fantômes ici, la bouche ouverte en cris silencieux, les yeux roulants tournés vers lui.

Pourquoi, Derek ? Pourquoi ? Comment as-tu pu ?

Le loup ne s'approche pas de la maison.

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Ils retournent en ville, en suivant la route qui serpente à travers la Réserve. Il fait presque nuit, et de plus en plus froid. Stiles frissonne dans son sweat à capuche. Il ne se souvient pas que les hivers à Beacon Hills aient été aussi froids, mais il suppose qu'un lit et une maison font toute la différence. Et des douches chaudes, des chaussettes fraîchement sorties du sèche-linge, et des repas chauds.

Stiles fourre ses mains dans ses poches et accélère le pas, le chien à ses côtés.

Il y a soudain le claquement sec d'une branche à proximité.

Stiles se retourne, son cœur s'emballe. De l'autre côté de la route, un homme sort de la rangée d'arbres. Il est... Stiles ne sait pas ce qu'il est. Il est tout en noir, et il porte une sorte de fusil d'assaut, et Stiles sent une peur aigre se tordre au creux de son estomac.

L'homme le regarde, regarde le chien, et puis recule dans les arbres.

Le chien est figé là où il se tient, la fourrure hérissée, les babines recourbées, le corps tendu et tremblant.

Stiles enroule ses doigts dans la collerette du chien, et le tire vers l'avant.

Juste un chasseur.

Pas un massacre qui attend d'arriver.

Juste un chasseur.

C'est le pays. Les gens chassent ici.

D'accord, c'est vrai, le gars était habillé plus comme une sorte de commando des Opérations Spéciales ou quoi que ce soit, plutôt que comme un gars nommé Ricky avec une bière et une chemise en flanelle, et alors ?
Stiles est presque sûr que vous pouvez acheter toutes ces conneries ammosexuelles(*) sur Amazon. Des lunettes de vision nocturne, des étuis de cuisse et des pièces de quincaillerie, qui vous feront penser que votre bite est deux fois plus grosse qu'elle ne l'est réellement.

[(*) NDT : L'ammosexuel est une personne obsédée par la possession d'armes à feu,un fervent défenseur du droit de porter les armes. (Wiktionary, traduit de l'anglais)]

Juste un putain d'amateur qui a regardé trop de films de Jack Reacher(*).

[(*) NDT : Héros justicier et ex-policier militaire d'une série de romans. Tom Cruise a repris son rôle dans deux films.]

Son mépris ne suffit pas à tuer sa peur.

Stiles se met à courir quand ils atteignent le prochain virage sur la route, et le chien suit son rythme.

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« Entropie. » annonce Stiles au milieu de la soirée, alors qu'ils sont blottis l'un contre l'autre dans l'abri en carton de la ruelle. « Ce que nous avons ici est un cas d'entropie. »

Le loup agite l'oreille d'un air interrogateur.

« C'est la Seconde Loi de la Thermodynamique. » continue son garçon. « Tout est dans un état de délabrement. Cette ruelle. Ces boîtes. La nourriture que nous tirons des ordures, évidemment. Toi. Moi. » Son expression se durcit. « Cette vie. »

Le loup lève son regard, et cherche la Lune. Elle lui est cachée, ce soir.

« Vivre dans la rue comme ça, » répète Stiles après un moment, « ce n'est pas durable, tu sais ? Je me salis, tu as des puces, et nous allons tous les deux avoir froid, être malades et faibles. Mes vêtements s'usent. Nous avons de moins en moins d'argent. Nous sommes en train de nous effondrer. Entropie. »

Le loup regarde le visage du garçon. Les yeux de Stiles sont éclairés par la même détermination colérique qui semble le conduire, dans ces occasions où il ne laisse pas sa misère l'envahir. Ils brillent presque en or Bêta.

« Nous nous asseyons. » continue Stiles. « Nous déclinons. Nous devons agir. »

Le loup tourne la tête pour chercher la Mort. Il n'est pas surpris de découvrir qu'Elle s'est rapprochée d'eux. Sa bouche est grande ouverte de faim.

Le loup n'a aucun doute que son garçon leur apportera la ruine à tous les deux.

Ce n'est pas grave.

Le loup le soutiendra jusqu'à la fin.

C'est ça, être "Meute".

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Stiles se souvient de l'appel téléphonique, celui qui a précipité sa vie dans la merde. Depuis quatre ans, il en garde le souvenir dans son cœur.

Il y avait un téléphone dans le bureau de son père, et une extension dans la cuisine. Et parfois, Stiles aimait se faufiler dans la cuisine et ramasser soigneusement l'extension pour écouter, lorsque la Station appelait son père. Il avait toujours espéré que ce serait quelque chose d'excitant, mais ça n'était jamais le cas.

Sauf ce soir-là.

Il se souvient encore de la voix de la femme. Sucrée et écœurante comme de la mélasse, son ton ne correspondait pas du tout au message qu'elle transmettait.

« Qui est-ce ? » avait demandé son père d'un ton bourru.

« Abandonnez l'enquête sur l'Incendie Hale, Shérif. » avait dit la femme. « Ou vous le regretterez. »

« Qui est-ce ? » avait demandé à nouveau son père, de l'indignation dans sa voix.

La femme avait mis fin à l'appel.

Stiles aussi, prudemment, son cœur battant fort dans sa poitrine.

C'était comme sorti d'un film, et Stiles avait été presque étourdi d'excitation.
Son père était comme un vrai héros dans la vie ! Il allait s'opposer à la conspiration diabolique sans visage, et la démêler, et ce serait génial ! Tout le monde serait jaloux de Stiles, parce que son père était le meilleur.

Ce fut difficile de s'en souvenir, au cours des mois suivants, lorsque les rides sur le visage de son père se creusèrent, et que les poches sous ses yeux devinrent plus noires.

Ce fut difficile de s'en souvenir quand ils emmenèrent son père menotté hors de la maison, en emportant des sacs de preuves avec eux.

C'était difficile de se souvenir que Stiles était la seule personne au monde à croire son père lorsqu'il dit au tribunal qu'il avait été piégé, quand les enregistrements téléphoniques ne montraient que le numéro d'un télévendeur.

C'était difficile de se souvenir que son père était un héros, alors que tout le monde pensait qu'il était un sale flic.

Mais Stiles n'a jamais oublié le son de la voix de la femme.

Abandonnez l'enquête sur l'Incendie Hale, Shérif. Ou vous le regretterez.

Son père devait être proche de la vérité. Cela devait être quelque part dans ses rapports.

Stiles doit les regarder. Il ne peut pas juste rester assis dans cette ruelle, et attendre de se décomposer. Il doit agir.

Il doit s'introduire dans le Département du Shérif.

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Les oreilles du loup pointent, pendant que le SUV roule lentement autour du pâté de maisons. Il y a un léger gémissement dans la transmission. C'est le même SUV qui est déjà passé deux fois ce soir.

Il y a peut-être une centaine de raisons pour lesquelles le SUV roule lentement dans le centre-ville ce soir, mais l'instinct du loup n'en connaît qu'une : les Chasseurs.

La Mort fait un pas de plus, ses yeux sombres se plissent.

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Stiles s'appuie sur le comptoir du restaurant, son billet de dix dollars à la main pour qu'ils le voient, et qu'ils ne le jettent pas directement dehors.

Il est inquiet, stressé, nerveux à l'idée de laisser le chien tout seul dans la ruelle, pendant qu'il fait cela. Il s'installe sur un tabouret, et fait un signe de tête à l'Adjoint assis à côté de lui.

« Juste un café noir, merci. » demande-t-il à la serveuse.

L'Adjoint se retourne vers ce qu'il lit sur son téléphone.

Il est jeune. Il semble à peine assez vieux pour être sorti du lycée, mais il doit au moins avoir une vingtaine d'années.

Stiles ne le connaît pas, ce qui est bien. Avec un peu de chance, cela signifie qu'il ne reconnaîtra pas Stiles.
Le dernier placement de Stiles était à San Diego, donc même s'il est sûr d'être répertorié comme une personne disparue, il n'y a aucune raison pour que quiconque distribue sa photo si loin au nord. Il n'est guère un sujet significatif pour une Alerte Amber(*), pas avec son histoire.

[(*) NDT : L'alerte AMBER (ou alerte Amber) est un système d'alerte d'enlèvement à grande échelle, mis en place aux États-Unis et au Canada lorsqu'un enlèvement d'enfant est signalé.
AMBER est l'acronyme de l'anglais "
America's Missing: Broadcast Emergency Response" (Disparition en Amérique : Réponse de diffusion d'urgence), et l'abréviation du français "Alerte médiatique, but : enfant recherché" au Québec (province francophone du Canada).
Cette alerte a aussi été nommée ainsi en l'honneur d'une enfant de neuf ans, Amber Hagerman, qui fut enlevée et tuée au Texas, en 1996. (Wikipedia)]

Stiles pense que c'est le flic dont il a vandalisé la voiture il y a quelques soirs. Le gars a peut-être un visage honnête, mais merde : Stiles ne va pas se sentir coupable. Il brûlerait toute la putain de Station s'il le devait.

La serveuse pose le café de Stiles, et lui lance un regard amer.

Stiles prend une gorgée, et se demande comment diable il va faire ça.

Il y a un trousseau de clés à la ceinture de l'Adjoint, suspendu là comme un bouquet de fruits mûrs qui n'attendent que d'être cueillis. Sauf qu'ils sont juste à côté de son arme, et Stiles a quand même le bon sens de ne pas chercher l'arme d'un flic.

Il jette un autre coup d'œil à l'Adjoint, et se demande s'il est le genre de gars qui se laisserait inciter à laisser Stiles près de sa ceinture pour d'autres raisons...
Sauf que... Quelles sont les chances que le flic soit non seulement gay, mais aussi amateur de "p'tits jeunots", et assez stupide pour laisser un gamin bizarre près de ses armes ?

Certainement assez minces.

L'estomac de Stiles se serre...

Il est idiot. Il est si foutrement idiot.
Quoi ? Il pensait vraiment qu'il pouvait entrer dans le restaurant, et ressortir d'une manière ou d'une autre avec les clés de l'Adjoint ?

Vraiment, comment cela pourrait-il même se terminer avec rien de moins que son arrestation ?
Stiles n'a aucun putain de pouvoir. Rien du tout. Il est juste un gamin de seize ans avec un couteau-papillon, un chien génial, et aucun putain de plan.

Il est en vrac.

Il veut juste... Il veut son père.

Il veut son père.

Ses yeux piquent.

« Tu vas bien ? » demande l'Adjoint, les yeux plissés d'inquiétude.

« Oui. » Stiles réussit à sourire. « Le café est plus chaud que je ne le pensais. »

L'Adjoint lui rend son sourire, puis il hésite, son expression s'affute.
Et, oh super, Stiles était censé voler sous le radar, et maintenant il s'est découvert et a attiré l'attention du gars. Il n'aurait pas pu mieux foutre ça en l'air...

Les clochettes irritantes de la porte sonnent, lorsque quelqu'un d'autre entre dans le restaurant.

« Le voilà ! » s'exclame la femme.

Stiles jette un coup d'œil autour de lui. Une autre Adjointe. Fan-putain-tastique.

Au moins, celle-ci ne semble pas se soucier de lui. Elle s'approche du gars, avec un sourire éclatant sur le visage.

« Parrish, tu me dois un milk-shake, tu te souviens ? »

L'homme-Adjoint rit. « Exact. Je me souviens. »

Il y a une étrange démangeaison à la base du crâne de Stiles, et sa peau picote. Le café bon marché fait des remous dans ses entrailles, et la bile lui brûle le fond de la gorge.

« Très bien, Monsieur l'Adjoint. » dit la femme. « Si vous voulez parier, je m'assurerai que vous le regretterez ! »

Vous le regretterez.

Vous le regretterez.

Abandonnez l'enquête sur l'Incendie Hale, Shérif. Ou vous le regretterez.

Stiles glisse de son tabouret, et claque le billet de dix dollars sur le comptoir. Il n'attend pas qu'on lui rende la monnaie. Il ne... Il ne sait même pas comment il arrive à bouger.

Il jette un coup d'œil à la femme-Adjointe. Et lit le nom sur son badge.

Kate Argent.

Cela ne signifie rien, et tout à la fois.

Kate Argent est la femme qui a téléphoné à sa maison, et menacé son père. Kate Argent est celle qui l'a piégé. Et Stiles n'avait jamais entendu parler d'elle de sa vie.

Stiles quitte le restaurant sur des jambes tremblantes, et parvient à peine dans la ruelle avant de trébucher. Le chien est immédiatement à ses côtés, pressant sa truffe contre son visage.

« Oh, mon Dieu. » marmonne Stiles, en jetant ses bras autour du chien, et en enfouissant son visage dans sa collerette. « C'est elle. Je l'ai trouvée. Putain, je l'ai trouvée. »

Il a le vertige, le tournis, et pour une fois ce n'est pas par manque de nourriture ou de sommeil.

« Je dois en être sûr. » dit-il au chien, car regardez-le. Regardez sa vie en ce moment.
Il a un chien dont la compréhension et la coopération frisent la magie - qui a également été renversé par une voiture, mais qui s'en est sorti, d'une manière ou d'une autre, sans une seule écorchure - et aujourd'hui, il a vu dans les bois une sorte de commando effrayant des Opérations Spéciales avec une arme à feu - et à l'instant, il vient d'entendre une femme prononcer les mêmes mots qu'il avait entendus, lors d'une conversation téléphonique d'il y a quatre ans.

Il est tout à fait possible que Stiles ne fonctionne pas exactement à plein régime ici, n'est-ce pas ?
Il est fatigué et affamé, et il n'a pas eu d'Adderall(*) depuis des semaines, depuis qu'il s'est enfui. Et sa maman...

[(*) NDT : Médicament utilisé dans le traitement du trouble du déficit de l'attention avec hyperactivité (TDAH).]

Sa maman voyait et entendait des choses qui n'étaient pas réelles...

Stiles doit être sûr. Il ne peut pas être juste certain que c'est la même femme.
La mémoire n'est pas aussi précise qu'on le croit. Stiles sait ça. Et ça, c'est avant même que l'un de ces autres facteurs n'entrent en jeu.

Il se lève et rampe jusqu'à l'entrée de la ruelle. D'ici, il peut voir jusqu'au bord du parking, où les deux voitures de police sont garées.

Le chien lui pousse la main avec sa truffe froide, et Stiles retourne dans la ruelle.

Il a un nom désormais.

C'est un début.

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Le loup ne dort pas cette nuit-là.

Il observe plutôt l'entrée de la ruelle, tandis que Stiles se recroqueville à côté de lui et ronfle.

Le loup s'imagine qu'il peut sentir l'aconit tue-loup, dans l'air froid de la nuit.

Il entend la transmission gémissante du même SUV, à quatre reprises dans la nuit.

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