C'était peut-être la mauvaise période de l'année.
Pourtant, le printemps annonçait des temps meilleurs, avec une profusion de parfums et de lumière qui donnait envie de croire que la vie n'était pas si sombre.
Ou bien c'était là l'astuce, justement. On n'avait pas besoin de gens heureux dans des métiers comme les leurs, seulement des agents efficaces. On était plus enclin à la miséricorde et à la distraction si on se sentait plein d'espoir.
Napoléon ne savait pas mais il n'aimait pas qu'Illya soit aussi stressé par l'odeur de simples pruniers en fleurs. Il ne lui avait pas demandé pourquoi, et l'espion russe ne le lui dirait jamais de toute façon, mais il ne pouvait pas s'empêcher d'imaginer des choses épouvantables.
Il lui jeta un regard de côté tandis qu'ils changeaient de lieu d'affectation. Le ciel était pur et Illya n'arrêtait pas de cligner des yeux comme s'il avait reçu, à l'intérieur, quelque chose qui le gênait. Il avait des soubresauts de doigts, aussi, et il était perturbé de toute façon et ça tendait l'agent américain par ricochet. Pas seulement parce qu'il était entraîné à rester extrêmement attentif à son environnement, par pure empathie personnelle aussi. Illya était son partenaire, il se sentait affecté par ce qui pouvait le faire souffrir.
« Il n'y a pas de prunes en Russie ? lança-t-il dans une tentative sincère, mais pas très bien maîtrisée, d'obtenir confirmation de son soupçon.
-Il n'y a pas les arbres qui vont avec, rétorqua Illya, sauf conditions très particulières. »
Cette assertion était tout simplement déprimante. Ça donnait envie à Napoléon de manger des biscuits, une chose qu'il ne faisait plus depuis qu'il avait quitté l'adolescence et qu'il s'était efforcé, si dur, de perfectionner ce côté déjà flegmatique de sa personnalité. Il cuisinait avec méthode des plats raffinés et il les dégustait avec classe, il ne se permettait plus d'avaler des boîtes de cookies entières pour faire passer le chagrin ou l'anxiété.
L'idée lui sortit donc de la tête jusqu'à un moment particulièrement pénible que l'agent russe et lui eurent à vivre à l'intérieur même des bureaux qui leur servaient, la plupart du temps, à taper leurs rapports pour Waverly.
Quelqu'un avait laissé les fenêtres grandes ouvertes pour faire entrer le printemps et l'odeur des fleurs de prunier était partout à l'intérieur.
Illya fit comme si de rien n'était, au début. Il s'assit sur sa chaise, aussi raide que la justice, et fit craquer ses poignets plusieurs fois avant de se mettre à écrire. Mais il semblait avoir du mal à inspirer, Napoléon, assis à quelques mètres de distance, finit par se rendre compte que c'était parce qu'il prenait de très courtes respirations. En fait, il retenait même son souffle aussi longtemps que possible et l'agent américain attendait avec inquiétude le moment où il allait s'effondrer, à court d'oxygène.
« Péril, on croirait que tu as coulé au fond d'un aquarium, finit-il par intervenir. Est-ce que ça ne serait pas plus simple que tu te colles un mouchoir sur le nez ? »
Ce faisant, il s'était levé de son siège et faisait un tour de l'espace pour fermer les fenêtres. Mais le parfum avait déjà imprégné l'atmosphère. Et quelqu'un commit l'erreur de s'installer dans la pièce voisine avec un appareil d'écoute qui avait tendance à produire des bruits assourdissants si on ne la réglait pas assez vite à chaque variation. Napoléon venait juste de placer son mouchoir de force sous le nez de son équipier quand la catastrophe se produisit.
Le récepteur se mit à bourdonner comme une ruche d'abeilles, lointaine, le genre de son auquel on ne prête pas attention à moins de n'avoir rien d'autre – ou presque – à quoi penser. Napoléon ne s'en soucia pas plus que du ronronnement des climatisations dans les hôtels de luxe, qu'il se faisait payer par son employeur à la moindre occasion. Il état en train de se quereller avec Illya qui s'obstinait à le repousser quand le bruit de la machine changea brutalement. Il se mit à irradier en petits signaux aigus, brefs et linéaires et, comme si on venait de lui jeter dessus des dizaines d'aiguilles chauffées à blanc, l'agent russe se leva subitement de sa chaise.
Il repoussa Solo tellement violemment que l'Américain percuta les étagères qui se trouvaient à l'autre bout de la pièce et, s'il n'avait eu des réflexes quasi-surhumains, il aurait pu se cogner dangereusement la naissance de la nuque contre les angles du meuble. Sonné, il redressa la tête et eut le temps de s'étonner qu'une pluie de papiers lui gêne soudain la vue. En fait, c'était Illya qui était en train de détruire littéralement son poste de travail. Les documents, en premier, avaient été réduits en lambeaux, puis ç'avait été au tour de tout ce qui n'était pas solidement attaché au meuble : le presse-papier, les pots à fournitures de rédaction, même la lampe dont il rompit littéralement le fil entre ses doigts.
C'était dangereux ! Il pouvait recevoir un cours-jus à tout moment s'il continuait à s'en prendre à tout le matériel électrique du périmètre et Napoléon fonça vers l'appareil responsable de cette crise. Il n'émettait plus aucun bruit, son propriétaire ayant fui la salle avec le reste de ses collègues. L'agent américain se contenta de clore toutes les portes qui communiquaient avec leur pièce pour que le calme revienne enfin.
En attendant qu'il en soit de même pour son équipier, il s'assit sur un coussin, à bonne distance, et entreprit de récupérer les feuilles volantes pour en faire des paquets classés et ordonnés. Heureusement, les crises d'Illya ne duraient pas bien longtemps et il s'affaissa bientôt sur lui-même, complètement anéanti. Napoléon le regarda de cet air détaché qu'il avait en permanence, mais ses yeux bleus exprimaient bien de la détresse et de la compassion. Il fallait qu'il fasse quelque chose. Il était bien le seul ici, à l'exception de Gaby, à avoir formé un lien d'empathie fort avec l'agent russe et il ne pouvait pas le laisser livrer à lui-même, aussi bouleversé et déboussolé.
« Je vais te ramener chez moi, Péril Rouge, lança-t-il en le prenant sous le coude pour le faire se lever, anticipant le moindre coup de poing qui pourrait encore survenir. Je crois que les conditions ici ne sont pas exactement favorables à la rédaction de rapports. Jordan ! Vous serez très agréable de nous appeler un taxi, s'il vous plaît, et de dire à M. Waverly que nous sommes partis faire un tour. »
Il avait un contact tellement facile avec les gens que l'agent lui obéit tout de suite quand il dégaina son sourire charmeur. Le seul effort qu'il eut à fournir pour arriver chez lui cet après-midi-là, ce fut de traîner un Russe qui pesait un certain poids, ne cessait de résister en prétendant qu'il n'avait pas besoin de son aide mais qui, à cause de son choc précédent, était incapable de marcher tout seul.
oowwoowwoowwoo
Napoléon observa d'un œil sceptique le troisième oreiller qu'il glissait sous la tête d'Illya. En vérité, il essayait surtout de cacher l'inquiétude que lui causait le visage de son équipier. Il était tellement livide que la lumière lui passait sûrement à travers et, après avoir refusé tant de fois que l'agent américain l'aide à garder sa respiration, il ne quittait maintenant plus le mouchoir sur son nez.
« Bien… Ça devrait faire l'affaire, décréta Napoléon en constatant qu'il n'obtenait plus de réactions. Tu vas rester là bien sagement et moi, je vais te préparer quelque chose qui nous aidera à nous sentir mieux.
-Tu es vraiment un partisan des luttes inutiles, Cowboy, rétorqua Illya en le foudroyant du regard. »
L'agent américain lui répondit par un mouvement de tête désolé et alla ouvrir en grand les rideaux du séjour. Un flot de lumière se déversa dans la pièce et se propagea jusqu'au sofa où se trouvait allongé le convalescent. En plein sur lui, les rayons l'enveloppèrent de leur clarté chaude et il cessa – presque – de trembler. Pour faire bonne mesure, Napoléon lui rajouta un plaid rouge à carreaux noirs dessus et quand il lui demanda pourquoi il le dévisageait de cette façon, le jeune homme répondit :
« J'ai eu la curiosité de vérifier si les stries de lumière te passaient à travers la peau, vu comme tu es pâle.
-Arrête ! grogna Illya en l'éloignant d'une tape de la main. »
S'il était vraiment énervé, il aurait pu frapper beaucoup plus fort. Napoléon en déduisit qu'il se sentait coupable de quelque chose… certainement de l'avoir envoyé cogner contre les étagères pendant sa crise de psychose.
L'envie de le réconforter monta alors d'un cran. Il retroussa ses manches et se mit enfin à préparer ce qu'il avait eu en tête depuis que le vent apportait le parfum des fleurs de prunier sur la ville, transformant quelque chose de beau en de terribles souvenirs. Il n'y avait qu'une chose qui éloignait les terribles souvenirs, pour lui, et c'était les cookies.
Il ne savait même pas si Illya en avait déjà mangés et il n'aurait même pas le loisir de lui poser la question, parce qu'il s'était endormi d'un sommeil lourd sur son sofa, terrassé par le stress qu'il accumulait depuis des semaines. Napoléon lui jeta un coup d'œil touché, car après tout ça signifiait qu'il ne se sentait pas en danger chez lui, et commença à sortir les ingrédients pour ses cookies.
Les recettes pouvaient varier autant que les goûts des gens, mais il opta pour la formule classique à base de pâte à biscuit nature et de pépites de chocolat noir. Il ajouta quand même une touche de vanille à la préparation, juste pour en souligner la saveur. Il en prépara tellement qu'il finit par ne plus prêter attention à la farine et qu'elle se déposa jusque dans ses cheveux. Ce fut elle qui finit par réveiller Illya, en voletant près de son nez et en le faisant éternuer.
Il se redressa brusquement, une main posée sur le dossier du canapé, et regarda autour de lui, tout enroulé dans le plaid doux et épais. Quand il repéra les plâtrées entières de biscuits ronds aux pépites de chocolat posées sur la table, il fronça les sourcils et ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais son regard se figea soudain.
« Qu'y-a-t-il ? s'inquiéta Napoléon, redoutant d'avoir commis un impair.
-Ça sent très bon, admit l'agent russe après quelques secondes de silence, en tortillant la couverture entre ses doigts. Qu'est-ce que c'est ?
-Tu n'as jamais entendu parler des cookies, Péril Rouge ? C'est un biscuit avec des pépites absolument délicieux ! J'en ai confectionné des tas pour toi !
-Pourquoi est-ce que tu as voulu me faire à manger, Cowboy ? Ce n'est pas l'heure du repas et je ne t'ai rendu aucun service qui exige quelque chose en retour.
-Illya… Je crois que nous remettre de ce qui s'est passé au bureau tout à l'heure suffit largement comme explication.
-Qu'est-ce que tu essayes de me faire comprendre ? se tendit l'agent russe. Je refuse que tu considères ça comme de la faiblesse de ma part !
-Ce n'est pas une question de faiblesse, c'est une question de réconfort ! répliqua Napoléon.
-Je ne suis pas un enfant qu'il faut guérir de son cauchemar !
-Non, mais en revanche, tu es un homme qui a souffert et je veux. Faire. Quelque chose. Pour toi ! martela l'agent américain. Je n'ai pas assez d'allumettes pour incendier tous les pruniers de New-York alors je les remplace par quelque chose de plus agréable. »
Il s'était rapproché de son canapé en disant tout cela et il termina en enfonçant son doigt dans le torse d'Illya. Dans son autre main, il tenait une assiette de cookies qu'il lui tendit.
« Et maintenant, si tu as apprécié l'odeur de ma cuisine, ce qui est déjà la moitié de la mission que je m'étais donnée, est-ce que tu vas au moins en goûter un ? »
Son équipier le regardait toujours en fronçant les sourcils. Mais, même sans le connaître intimement comme Napoléon le faisait, il était surprenamment facile de lire dans ses yeux. Illya Kuryakin était un agent sans cœur et sans remords du K.G.B., mais il était un homme rempli à ras-bord de traumatismes, d'insécurités et d'angoisses. Il ne connaissait pas bien les sentiments de douceur et d'empathie et il s'en sentait d'autant plus perdu quand il se confrontait à ceux des autres. Et encore davantage quand il s'agissait des siens. Il ne pouvait pas cacher le bouleversement qui inondait ses yeux bleus.
« Je t'assure qu'ils sont très bons, sourit Napoléon en mordant dans l'un d'entre eux. Allez ! Tu ne risques rien, sauf si tu es allergique aux biscuits. »
Illya, pendant encore de très longues secondes, ne bougea pas, puis il finit par prendre un cookie dans le plat. Il le regarda avant de mordre dedans, les yeux obstinément fixés sur le plaid qui l'enveloppait toujours.
« C'est… étrangement réconfortant, fut-il obligé d'admettre en contemplant son biscuit.
-Tant mieux ! se réjouit l'agent américain en lui tapant dans l'épaule. Parce qu'il y en a des fournées entières à manger. Vas-y, prends-en un autre. »
Illya s'exécuta et remonta même ses jambes sur le canapé, en ne se défaisant toujours pas de ce plaid, preuve qu'il était troublé par tout ce qui se passait ce jour-là. Napoléon alla se secouer au-dessus de l'évier pour enlever la farine de ses cheveux puis revint s'asseoir à côté de lui. Il lui sourit une nouvelle fois, trinqua de son cookie dans le sien et se remit à manger en commentant le paysage qu'ils voyaient à travers sa fenêtre.
Pour lui aussi, c'était réconfortant de paresser avec quelqu'un. Tant pis pour les miettes qu'ils allaient déposer partout sur son sol impeccable ! Illya avait l'air de se détendre de plus en plus au fur et à mesure qu'il grignotait ses cookies. Et il ne demandait rien de plus que de lui faire oublier ce fâcheux début de printemps. Les autres seraient terribles aussi, bien sûr. L'odeur des fleurs de prunier, et la trace qu'elle avait déposée sur son âme, ne disparaîtraient pas aussi facilement. Mais si elle était accompagnée du parfum réconfortant de ses cookies pour l'apaiser, peut-être que ça finirait par anéantir ce traumatisme…
« J'espère que tu apprécies de cuisiner ces biscuits, Cowboy, lui lança brusquement Illya, à sa grande surprise. Parce que ça me fait très plaisir de les manger. Il faudra que tu en fasses d'autres… aussi souvent que ce sera nécessaire...
-Dès que tu en auras besoin, Péril Rouge, répondit Napoléon en lui tapant dans l'épaule, tu n'auras qu'à demander. »
Est-ce que je vais enfin pouvoir me consacrer à mon Sibling May maintenant ?
