« Si cela ne t'incommode pas trop, j'aimerais apprendre ton opinion sur le clivage existant entre la plèbe et les classes plus favorisées sur le plan monnaie et ancienneté du nom. »

Perry contemple d'un œil vide digne d'une carpe vautrée sur l'étal du poissonnier le môme venant de lui laisser tomber cette question dans l'oreille. Ledit môme ne bronche pas, les mains derrière le dos, attendant patiemment une quelconque réaction, fusse-t-elle négative ou positive.

Enfin, l'adulte – qui se doit d'agir en adulte, bon sang, le petit a des excuses pour son comportement mais lui ne jouit plus de ce privilège depuis qu'il a fêté sa majorité – pousse un long soupir et se promène une main sur la figure. D'ailleurs, il faudra qu'il se rase, ça le démange sur les joues et il a horreur de ça, que les poils soient longs ou à peine émergeant de leurs pores.

« Et bien pour commencer, plèbe sonne pas mal insultant » déclare l'Auror. « Un peu comme un terme que tu appliquerais à un ramassis d'illettrés qui ne peuvent même pas prendre de douche une fois chaque jour et s'entassent à quinze dans des masures en bois. »

« Oh ! » fait Roshan, sincèrement surpris et gêné par sa gaffe. « C'est le mot employé par tante Narcissa et Grand-père... »

Ce n'est pas dit sur le ton de l'excuse. L'Auror renifle, injectant tout le dédain imaginable dans le son.

« S'ils vont me traiter de plébéien, je ne me priverais pas de les appeler des aristos » commente-il, articulant ce dernier mot avec une intonation réservée à une crotte de chien traînant au beau milieu de la route plutôt que d'avoir été poussée dans le caniveau. « Histoire de signifier qu'ils se conduisent en reliques obsolètes d'un passé beaucoup moins glorieux qu'ils n'aiment le représenter, avec toutes les tares que ça implique. »

« Assez tendu, comme relation entre les classes » intervient presque timidement le gamin qui s'en ira bientôt à Poudlard et se demande visiblement à quelle sauce il se fera dévorer par ses camarades d'études, juste pour appartenir à la catégorie sociale qui convient ou pas.

« C'est toujours comme ça » répond Perry presque avec lassitude. « Au moins jusqu'à ce que les gens ordinaires décident que ceux avec les sous et les noms qui remontent à l'Antiquité étrusque méritent de se faire couper la tête, vu que c'est un brin suspect pour eux d'avoir autant alors que tant de monde n'a rien. »

« Ma tutrice a fait allusion à la Révolution française » admet Roshan. « Elle… ne semble pas exactement approuver. Toutes les têtes coupées, je veux dire. »

« C'est une histoire un peu plus compliquée que des têtes coupées… à la base, il s'agissait pour toute la population de pouvoir s'exprimer. C'est juste, généralement les voix qui portent le plus loin sont celles qui réclament des solutions extrêmes. »

Perry en a trop vu dans le métier qu'il a choisi pour se faire encore des illusions sur la nature humaine. Il n'en est pas arrivé au point de flanquer sa démission sur le bureau d'Amélia Bones, mais des fois c'est compliqué de se lever du lit quand il ne peut s'empêcher de craindre la pile de crimes attendant de l'exposer à des horreurs inédites dans leur raffinement de cruauté.

« Je te dis ça, mais je suis loin d'être un expert en histoire française. Découvrir les causes d'un problème, c'est excellent quand tu as la patience pour, et de bonnes idées pour réparer les soucis qui peuvent aboutir à des émeutes dans les rues, mais j'ai davantage le tempérament dans le moment, s'occuper de ce qui est en face de moi. Et pour ce qui est de préparer l'avenir, alors là ne me demande pas, ça finira en désastre. »

Perry ne s'est engagé que dans un seul projet à long terme au cours de sa vie pas si longue que cela, et c'est son suivi têtu du quotidien de l'Héritier Lestrange afin d'empêcher celui-ci de suivre dans les traces terroristes de ses parents et de son oncle. C'était une improvisation née du désespoir, et très souvent il se dit qu'il est en train de foirer magistralement, qu'il ne pourra jamais en faire assez, le mioche sera bousillé de toute manière et Perry devra se coltiner le poids de cet échec alors qu'il aurait pu s'écarter depuis des années et garder la conscience vaguement pure en rejetant la faute sur la famille encore en liberté du gamin.

Et puis il se retrouve face à un regard orangé brillant qui lui pose des questions, qui cherche réellement à savoir et pense que son opinion a autant de valeur que celle d'un vieux raciste en pleine décrépitude, que celle d'une épouse de politicien capable de faire manger n'importe qui dans sa main fine, et il songe que tant pis si c'est voué à finir dans un échec spectaculaire, au moins il aura essayé et ce n'est pas rien, loin de là.

« … Tu parles de tes parents et de tes sœurs, parfois » Roshan finit par commenter, la voix un peu lointaine, un peu distraite, ayant visiblement du mal à se représenter l'expérience de grandir avec une famille non limitée par la prison. « C'était comment, de grandir avec eux ? »

Perry garde le silence pendant un long moment, cherchant ses mots. Quelle est la meilleure manière d'expliquer la respiration quand c'est une action si simple, si élémentaire, que vous faites constamment depuis votre naissance, quand quelqu'un attire votre attention dessus et vous interroge sur le mécanisme sous-jacent ? Impossible de bien voir les engrenages quand votre nez est pratiquement collé dessus.

« On n'avait pas de manoir » articula-t-il lentement, partant d'un point de comparaison que le garçon n'aurait pas de mal à intégrer. « Alors en grandissant, on pouvait se sentir un peu à l'étroit. Surtout le matin quand il fallait s'habiller pour l'école, qu'il n'y avait qu'une salle de bains et que mes sœurs ne voulaient pas que je les aperçoive nues, forcément, et j'en avais pas franchement envie non plus. »

« Vous alliez à l'école ? Une école de commerce ? Ou vous avez été placés en apprentissage ? »

L'Auror grimace un petit peu.

« Une école primaire, un peu initiative charitable, un peu financée par la communauté, vu que c'est utile de savoir au moins lire, écrire et compter pour ne pas se faire arnaquer lors des emplettes. Plus des extras potentiellement utiles, la géographie, la cuisine et la couture, qui pouvaient servir dans la vie quotidienne ou déboucher sur un métier… Moi, j'ai fait une fixation sur les Aurors très tôt, alors les instituteurs m'ont obligé à étudier à fond histoire de me décourager, pour que je comprenne que ce n'était pas de la tarte. »

« Sauf que tu as réussi » pointe le gamin.

« Ah, j'en ai bavé, mais j'ai réussi. Maman n'en revenait pas quand j'ai décroché la bourse pour aller à Poudlard – encore une initiative charitable, ça, Dumbledore a fait des pieds et des mains pour que le conseil administratif de l'école se dise que ça pourrait être une bonne idée, donner une chance aux mômes pauvres qui avaient du potentiel au lieu de réserver les places à leurs propres rejetons. D'un autre côté, il y avait eu le conflit Grindelwald pas si longtemps que ça, un tas d'Aurors et autres gens qualifiés avaient été tués, il fallait bien renflouer le bateau avant que ça ne prenne trop la flotte, alors ils ont révisé leurs critères. »

« Je suis content que tu aies pu suivre ton rêve » déclare Roshan, provoquant un léger sourire sur les lèvres de l'Auror.

« Je dirais que c'était une combinaison de chance et de travail acharné, mais c'est gentil à entendre. »