Carthage était une ville morte. Littéralement. Pareil rassemblement de faucheuses, ça ne se voyait pas en dehors des très grosses catastrophes. Toutes entités surnaturelles qu'elles étaient, elles n'en avaient pas moins leurs limites. Et puis, c'est bien connu, on s'emmerde rudement moins quand on bosse ensemble sur un même projet.
« Elles sont combien ? » souffla Sam, visiblement nerveux une fois cette joyeuse révélation lâchée.
« Héé… A vue de nez, je dirais au moins deux centaines ? » estima Gabriel d'un ton désinvolte. « Peut-être plus, j'ai jamais été très précision délicatesse, et quand il y en a autant qui s'agglutinent au même endroit, c'est un peu dur de les différencier. »
Dean lui adressa un regard réprobateur que l'Archange ignora. Oui, il savait très bien que l'aîné des rejetons Winchester n'aimait pas l'avoir ici. Qu'il aurait préféré emmener Castiel. Et très sincèrement, Gabriel lui renvoyait le sentiment – il avait connu moyen de passer le temps plus agréable que de s'infliger la présence d'un pharisien en chemise à carreaux.
Sauf que Lucifer se trouvait à Carthage, et Gabriel laisserait l'Apocalypse procéder sans bavures plutôt que de permettre à Castiel d'approcher si près du Diable. Le Déchu ne poserait jamais les yeux sur l'angelot, ne lui parlerait jamais, tant que Gabriel aurait son mot à dire là-dessus. Jamais.
Preuve qu'il leur arrivait d'utiliser leurs neurones à l'occasion, les chasseurs avaient accepté de laisser Castiel chez Bobby en dépit des récriminations de ce dernier. Ha, comme si avoir perdu son duvet signifiait qu'il n'était plus un gamin.
Franchement, c'était la meilleure décision à prendre. Même nonobstant la présence de l'Adversaire en ville, toutes ces faucheuses collaient une titanesque chair de poule à Gabriel. Et si tout se passait selon le plan de l'ennemi, alors là, ils seraient pire que dans la mélasse.
« Parce que tu croyais que ça allait se passer comment ? » ne put s'empêcher de broncher Sam quand l'Archange vocalisa le contenu de ses pensées.
« Le drame d'être optimiste » grinça Gabriel. « C'est juste… mauvais. Vu tous les subordonnés sur place, le seul Cavalier plausible d'arriver, c'est la Mort. Les autres autres sont déjà pas des enfants de chœur, mais invoquer la Mort nécessite vraiment de sortir le grand jeu. »
La bouche d'Ellen Harvelle s'était amincie et blanchie au point de n'être plus qu'une ligne claire sur son visage.
« Comme sacrifier une ville entière ? »
L'Archange opina lugubrement.
« Je parie tout ce que vous voulez que c'est trop tard pour sauver les résidents. »
Le regard de Dean prit la douceur du vitriol.
« Et ben, trouvons l'autre furoncle et on sera au moins à temps pour les venger. »
La progression au travers de la ville fut aussi déprimante et silencieuse que stressante, au point de donner envie de hurler à Gabriel. Putain, il détestait Silent Hill pour une raison, lui infliger la version grandeur nature était du pur sadisme et il rêvait déjà du moment où il pourrait se planquer sous un monceau de couettes en compagnie de plusieurs boîtes de Kinder…
Une ombre apparut furtivement et brièvement plus loin, poussant Dean à faire halte et arrêtant sur place leur petite procession.
« C'était quoi ? » souffla Jo, la main sur son fusil.
« On aurait dit un gamin » spécula Dean, les yeux plissés. « Peut-être un survivant. »
« On a un plan et un horaire à respecter » lui rappela Gabriel, ce qui lui valut un regard noir.
« C'est un gamin, l'emplumé. Je vais pas laisser un môme derrière. »
Vu les regards entendus que s'échangeaient les trois autres humains, ils partageaient cette opinion. Ah, décidément, la bonté de Gabriel finirait par le perdre.
« D'accord. Je vais aller voir. Poursuivez avec le plan, Lucifer devrait se trouver en périphérie de la ville, juste à la ferme. On se rejoint là-bas. »
Et sur ces mots, il s'avança dans la ruelle, puis dans une autre et encore une autre, apercevant par intermittence un éclair de cheveux blonds qui finit par disparaître dans une boutique sombre. Déplorant intérieurement ses tendances de bon samaritain, l'Archange rentra à l'intérieur.
Il faisait sombre, le contenu des étagères décorait le sol, et la porte de derrière – marquée EMPLOYÉS SEULEMENT – béait vaguement, laissant entrevoir un escalier. Il avait beau se concentrer, il n'arrivait pas à percevoir de danger, si bien qu'il se décida à monter.
La première marche craqua sous son poids, et un faible tapotement de pieds sur un plancher résonna à l'étage supérieur. Celui-ci constituait en un appartement avec un long couloir sur lequel débouchait l'escalier, et qui menait à une autre porte aussi ouverte. Derrière, on n'y voyait rien.
« Hé ho ? » appela Gabriel, faisant un pas dans la pièce, tendant l'oreille. « Quelqu'un est là ? »
Une faible inspiration dans les ténèbres. Encore un pas, il leva le bras pour claquer des doigts et invoquer une lumière –
La chaleur se répandit brutalement sur sa peau, le rugissement des flammes inonda ses oreilles et sa grâce se tordit en un triple nœud.
« Sérieusement ?! » s'écria-t-il devant le cercle de feu sacré qui l'emprisonnait. « On m'a déjà joué ce coup-là ! »
Un gloussement s'éleva dans l'air, faisant se dresser les plumes sur ses ailes. Et c'était là, il était là, en apparence un type blond d'âge mûr en jean et t-shirt, en réalité le pire cauchemar de Gabriel qui sentait son déjeuner lui remonter dans la gorge.
« Bonjour, mon trésor » sourit Lucifer, un gouffre béant d'avidité transparaissant derrière sa grâce. « Si tu savais combien tu m'as manqué. »
