Ça faisait plusieurs millénaires depuis que Raphaël s'était laissé aller à éprouver des émotions viscérales. Depuis la perte de Gabriel, en fait – quelque chose chez la plus jeune des Archanges avait toujours eu le don de lui faire perdre toutes ses réserves.

Regardez donc dans quel état il se trouvait, rien qu'avec la confirmation qu'elle était vivante. Rien que la voir là, devant lui, il étouffait presque, les mots se bousculant dans sa gorge d'emprunt au point de constituer un barrage.

Elle était là. Elle était vivante. C'était tout ce qui comptait.

Et puis il y avait eu un craquement dans sa grâce, et elle avait vacillé dans les bras de la demi-déesse.

Raphaël n'avait pas réfléchi, il avait bondi illico – quand on pratique la médecine, on apprend très vite à développer un sixième sens concernant les urgences de tout poil. En une fraction de seconde, il était penché au-dessus de Gabriel qui avait complètement défailli, ses mains sur la poitrine du véhicule mâle pour sonder plus efficacement la grâce et –

Et –

Oh non. Non non non pas ça pas encore qu'est-ce qu'elle a fait pour revivre ça pourquoi la forcer à souffrir de cette manière et pour la seconde fois…

« Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce qu'il a ?! »

La voix de la demi-déesse qui paniquait. C'était vrai, il ne pouvait pas s'offrir le luxe d'un pétage de plombs carabiné, pas encore. Du calme, se concentrer sur la priorité.

« Détresse psychique intense » s'entendit-il répondre. « Ce n'est pas recommandé chez les anges en situation de grossesse, ça risque de provoquer une naissance prématurée. »

« Une grosse… ? Bon sang, Papa, t'en rates pas une » gémit la demi-déesse en rajustant sa prise sur Gabriel.

« Il faut de l'eau chaude ? » demanda l'autre graine de païen, le garçon brun. « Des serviettes ? »

Raphaël sortit sa dague alors qu'il changeait de position pour s'asseoir sur les jambes du véhicule de sa sœur.

« Si on pouvait tenir mon patient ? Ce sera improvisé et très douloureux, mais on ne peut pas perdre de temps. »

Par bonheur, personne ne discuta ses ordres, et le garçon brun vint prêter main forte à la demi-déesse afin d'immobiliser le thorax de Gabriel.

Le guérisseur lui ouvrit le ventre et y plongea la main.

Le hululement strident se déchaîna aussi bien dans le plan physique qu'immatériel – tous les Sept Cieux devaient entendre cette cacophonie, ça ne pouvait pas rater – en dépit de sa constitution céleste améliorée, Raphaël avait l'impression de s'être mangé un coup de poing – ne pas traîner, c'était crucial autant pour lui et les assistants que pour Gabriel –

Il tâtonnait dans une grâce moitié liquide moitié gazeuse mais entièrement incandescente – ah il le tenait – la tenait – non ne glisse pas – reviens là – oui c'est ça – reculer, reculer, séparer les deux organismes, ou ils allaient se détruire mutuellement –

Un nouveau cri, un qui mêlait deux voix, une agonie et une venue au monde. Les oreilles empruntées de Raphaël faillirent saigner. Ses deux assistants ne paraissaient pas vraiment en meilleur état.

Il profita de ce que la demi-déesse avait lâché Gabriel pour lui fourrer le nouveau-né dans les bras, il avait besoin de libérer ses mains, Gabriel n'était pas encore sortie d'affaire –

Oh non –

« Elle se délite » lâcha-t-il dans un état second. « Sa grâce se délite. Elle va se vider comme une truite. »

Vaguement, il enregistra l'expression perplexe du garçon brun. Bien sûr, origine païenne, manque de contexte, ne comprend pas la terminologie.

« Qu'est-ce que tu peux faire ? » interrogea la demi-déesse du ton calme rappelant un volcan au bord de l'éruption.

Il rajusta sa prise sur le véhicule en sale état.

« Il me faut plus de place – je dois y aller... »

Une exclamation étouffée dans son dos, mais il n'y prêtait aucune attention, trop focalisé sur la demi-déesse.

Des yeux d'un bleu pareil, il n'en avait jamais vu que chez Michel.

« Vas-y » lui dit-elle simplement.

Il déploya ses ailes et décolla, emportant Gabriel avec lui.