Si on avait annoncé à Dean que la casse-auto Singer allait finir par servir de quartier général à une troupe d'anges rebelles, il ne l'aurait probablement pas cru. Même maintenant, alors que les emplumés ne cessaient d'arriver pour taper un brin de causette à Gabriel, il avait une furieuse envie de s'enfiler une bouteille de whisky cul-sec pour fuir cette nouvelle réalité.

Bon, ça et les récriminations de Bobby – qui n'appréciait mais alors pas du tout de se voir envahi de la sorte, et menaçait carrément d'utiliser un sceau en Enochien pour virer tout le monde de la propriété s'il surprenait un ange à fouiller dans son placard à liqueurs.

Les emplumés s'étaient pliés à la consigne sans moufter. En fait, ils avaient l'air de trouver ça positivement charmant que l'humain établisse des limites à ne pas franchir, un peu comme un chien grognant après le facteur. Ce qui n'avait pas du tout aidé l'humeur de Bobby.

Castiel aussi faisait grise mine, surtout car la majorité des nouveaux venus le traitait avec des pincettes. Ce qui se comprenait, vu que Castiel s'était rebellé contre les Archanges, jusqu'à ce que l'Embrouilleur décide de sortir du placard et de le revendiquer comme membre de sa faction.

En parlant de l'Embrouilleur, on aurait cru Gabriel sortie tout droit d'un tableau historique sur les reines, les princesses et autres premières dames d'État. Grandes manières aristocrates, expression seigneuriale, ne manquait plus qu'un palais et des robes en soie couvertes d'hermine et de perles quand elle s'adressait au reste de ses congénères. Dean sentait ses origines américaines révolutionnaires se hérisser devant le spectacle.

Enfin, un ange de plus ici, c'était un ange de moins pour leur tomber sur le râble. Il essayait de se consoler avec ça.


Elle aurait dû s'y attendre et pourtant, bêtement, elle se sentait surprise. Une gamine qui a oublié le contenu de ses leçons. Tout au plus parvint-elle à lâcher piteusement :

« Oh. »

Un petit sourire étira les lèvres de Cassiel.

« Salut, toi. C'est moi. »

« Qui ça, moi ? Tu veux dire, le gars qui s'en est pris à ma fille Hel qui ne lui avait rien fait ? »

Les mots étaient violents, mais c'était mieux que de craquer et de fondre en larmes. La colère, ça pousse à aller de l'avant.

« J'avais détecté des traces de grâce sur notre protégé. Que voulais-tu que je pense ? » riposta très raisonnablement son interlocuteur.

« Je sais pas ! » s'énerva Gabriel, le duvet de ses ailes se hérissant furieusement. « Peut-être éviter de sauter sur quelqu'un qui mène tranquillement sa petite vie ? Passe encore si tu avais tué ce bon à rien de Grec, mais n'essaie même pas de t'excuser pour Hel ! »

Le Cassiel de quand ils tentaient d'élever Castiel ensemble aurait pris la mouche. Se serait énervé à son tour. Aurait élevé la voix.

Le Cassiel devant elle ne dit rien. Pas un frémissement dans sa grâce. Il se contenta de la dévisager.

« Et alors ? Tu ne dis rien ? »

« J'ai passé deux mille ans à te maudire d'être morte et à te pleurer » laissa tomber l'autre ange. « Maintenant que tu es vivante, pourquoi je perdrais mon temps à me disputer avec toi ? »

Et… que pouvait-elle répondre à ça ?

Un hoquet échappa à Gabriel.

« Espèce de saligaud. Tu tapes sous la ceinture. »

« Il faut bien ça si je veux rivaliser avec un Archange » décréta Cassiel sans honte aucune.

C'était puéril et ridicule de lui tirer la langue, mais Gabriel le fit, en partie pour oublier que ses yeux mouillaient. Il lui renvoya un immense sourire.


Il ne voulait vraiment, vraiment pas aborder ce sujet, mais il ne pouvait pas non plus interagir avec l'ange qui l'avait élevé comme si de rien n'était.

« Cassiel, il faut qu'on parle. »

Cassiel avait suivi sans piper mot, dans un coin reculé de la casse, entre deux piles de voitures défoncées.

« J'ai… je sais la vérité. J'ai eu l'occasion de voir les souvenirs de Gabriel. »

Très rarement, Castiel avait vu son tuteur perdre son sang-froid. Mais là, le craquement d'horreur qui retentit dans l'essence de l'autre ange ne lui était pas familier.

« Ah bon ? » fit Cassiel d'un ton trop désinvolte pour sonner sincèrement. « Et tu as vu quoi ? »

Pas moyen de se dégonfler. Pas moyen de contourner. Castiel se sentait déjà au bord de l'implosion.

« Tout. Ce qui s'est passé avec Lucifer. Et les conséquences. Et comment tu as réagi. »

Cette fois, le craquement horrifié fut assourdissant et prolongé. L'angelot se remit à parler, les mots se bousculant sur sa langue :

« Je sais – je sais pourquoi tu n'as rien dit… C'est pas facile à entendre, c'est hideux et c'est dégoûtant, et je – je regrette de savoir maintenant, un peu, mais je sais et je dois avancer quand même, je peux avancer quand même, et je voulais – je voulais juste... »

Il avala sa salive, elle le brûla en dévalant la gorge de Jimmy.

« Pendant tout ce temps, merci d'avoir prétendu que j'étais ton fils » parvint-il à balbutier.

Il ne savait pas trop à quelle réaction il s'attendait. Peut-être de l'indifférence, peut-être du dégoût. Peut-être de l'hostilité, maintenant que la comédie était finie.

Ce qu'il vit sur le visage de Cassiel, c'était de la confusion.

« … Comment ça, prétendre ? Tu es mon fils. »

Les larmes étaient si chaudes et si inattendues que Castiel fut incapable de les retenir.

Les bras de son gardien étaient aussi ouverts, aussi prêts à le rattraper que lorsqu'il était tout petit. Comme si rien n'avait changé entre eux deux.

Ce qui était complètement faux, et entièrement vrai en même temps.