En vérité, Thor ne savait que très peu sur la Convergence. Principalement, qu'il s'agissait d'un évènement mystique et cosmique naturel, se produisait à des intervalles réguliers de cinq millénaires, et avait cette fâcheuse tendance à semer ruine et chaos dans son sillage en introduisant des royaumes on ne peut plus divergents les uns aux autres sans aucune précaution.
En tant que prince et guerrier d'Asgard, son devoir était d'empêcher le chaos et la ruine de croître à un point irrémédiable, pas de comprendre les mécanismes du phénomène. Cela était bon pour les érudits et les enchanteurs – comme Mère ou…
Tu peux penser son nom, ce n'est pas comme s'il est interdit de se rappeler son existence. Même si tout le monde agit comme si c'est le cas.
Depuis l'invasion de Midgard par les Chitauri, Loki n'avait donné aucun signe de vie au Royaume d'Or. Thor n'aurait rien su de ce qui arrivait à son frère s'il n'avait pas été discrètement implorer Heimdall de lui donner des nouvelles, à plusieurs reprises davantage espacées qu'il ne l'aurait voulu.
Les réponses du gardien du Bifrost n'avaient point trop variées – à une exception notable, lorsque la demeure de Stark avait été attaquée mais l'aventure n'avait pas causé de dégâts irrémédiables, une maison pouvait se rebâtir mais les vies ne se remplaçaient guère – Loki passait son temps en compagnie de Stark et du fils du prince marchand, en compagnie de Hela, menant la vie simple d'une matrone retirée des affaires publiques afin de pouvoir gâter et doucement régenter les siens en toute quiétude.
Cela faisait mal, cette idée que son frère pouvait si facilement tourner la page, se construire une existence dans laquelle Thor ne trouverait aucune place, mais… c'était la décision de Loki. Le choix de son frère, et même si le dieu du Tonnerre n'approuvait pas ce choix, Loki était vivant, en bonne santé, alors quelle bonne raison avait-il d'intervenir ?
C'était le raisonnement présenté par Mère, alors qu'elle arborait un sourire chargé de tendre amertume, après avoir écouté Thor lui raconter son périple sur Midgard avec les Chitauri et la déesse des morts sans gloire. Quand quelqu'un choisit, qui donc es-tu pour l'empêcher de suivre ce chemin jusqu'au bout, surtout quand cette personne est déterminée à assumer le poids des conséquences ?
(Mère avait aussi demandé si le petit-fils de Loki, l'enfant de Stark, était beau, s'il était intelligent, s'il aimait lire ou vadrouiller dans les forêts avec ses amis, et Thor avait dû confesser son ignorance en la matière, son estomac se tordant de manière désagréable)
(Mère a un arrière-petit-fils sur Midgard, et tout s'oppose à ce qu'elle le rencontre un jour et puisse l'aimer directement plutôt qu'à distance, comme on aime un portrait aux couleurs ternies, aux lignes brouillées par le passage des ans)
Mais personne ne vivait entièrement isolé, un homme ne saurait être une île au milieu de l'immense océan. Les conséquences du choix de Loki resteraient avec Thor, c'était inévitable, et le tempétueux aimerait maudire son frère pour cela, mais il en avait assez de la colère. Et puis il se souvient du Bifrost qui se brise, de Loki se laissant tomber dans l'abîme, et il ne voulait pas gaspiller son énergie à déplorer la survie de son frère, pas alors qu'il s'était rendu compte à quelle rapidité il était facile de perdre ce titre, de se retrouver amputé de la personne ayant partagé son enfance.
À la place, il déchargeait sa rage contre les maraudeurs utilisant l'impossibilité d'Asgard de se porter à l'aide de leurs royaumes clients pour étendre leurs opérations de pillages, ravages et carnage – une cible parfaite pour ses frustrations, qui donc s'en irait pleurer un brigand si ce n'était ses compagnons de méfaits ?
Et puis la Convergence était advenue, et tout d'un coup il fallait aider partout – ce qui était déjà le cas, mais les forces de l'ordre locales arrivaient encore à se débrouiller plus ou moins maladroitement, mais quand les portails avaient commencé à s'ouvrir et cracher monstres et merveilles guère contents de se retrouver à mille lieues de ce qu'ils connaissaient, la situation un peu partout avait prestement sombré dans la panique, et un guerrier qui panique constitue une menace plus pour son propre camp que pour le parti adverse.
Les appels à l'aide avaient foisonné, une inondation si virulente que le nageur le plus habile n'en buvait pas moins la tasse. Thor s'était efforcé de répondre à tous ceux qu'il pouvait, allant jusqu'à s'abstenir de dormir près de dix jours, le déluge de plaintes et de supplications tombait toujours aussi dru, à croire que le véritable objectif n'était pas de sauver les trop nombreux tributaires du Royaume d'Or mais bel et bien de noyer le tempétueux en lui faisant perdre totalement pied.
C'était vraisemblablement s'attribuer trop d'importance – quand un prince prenait l'habitude de se considérer comme l'axe central d'Yggdrasil, c'était difficile de s'en défaire, Thor l'admettrait avec une candeur abjectement désarmante devant laquelle Fandral et Sif étaient demeurés cois – mais presque dix jours sans dormir, la tournure de vos pensées gauchissait forcément un petit peu. Et ce n'était pas comme s'il était le seul à se lamenter sur cette possibilité de malveillance de la part des Nornes, une dizaine bien sonnée de guerriers aux armures éraflées, aux jambes les soutenant à peine et aux blessures moult et variées s'était permis d'exprimer de bruyantes complaintes sur leur sort alors qu'ils ne réalisaient pas que le dieu du Tonnerre avait des oreilles fonctionnant parfaitement.
Thor ne les blâmait point. En vérité, c'était nouveau et même amusant de devenir invisible en dépit de son armure resplendissante, de sa cape écarlate et de Mjolnir pendant à sa ceinture.
Maintenant, si seulement la Convergence pouvait s'achever et les dégâts causés par le phénomène devenir également invisibles, transmutés en fumée afin de se dissiper dans la faible lueur du petit matin, cela aurait été la perfection, mais les Nornes n'avaient que faire de la perfection quand elles tissaient le sort des êtres, non, elles cherchaient à retranscrire une histoire intéressante.
Apparemment, elles avaient élu Jane Foster l'un des acteurs jouant un rôle dans cette histoire. Ce n'était pas dans des circonstances pareilles que Thor aurait souhaité revoir l'érudite Midgardienne – pas alors qu'elle était en danger de périr, ou de devenir elle-même un péril.
Car la menace pesait sur les frêles épaules mortelles de la jeune femme à la manière d'une brume caniculaire, une impression carmin à la saveur métallique sanguinolente qui poussait la pilosité sur les avant-bras et la nuque du dieu du Tonnerre à se hérisser si roidement qu'il lui semblait se faire écorcher vif.
C'était une sensation qu'il n'avait éprouvé qu'une seule fois lors d'une aventure sur Muspellheim qu'il n'aurait jamais dû tenter, mais dans l'orgueil insouciant procuré par une jeunesse se croyant immortelle et invincible le prince d'Asgard s'en était allé taquiner un dragon ayant choisi un volcan actif pour antre, histoire de confirmer si la bête était stupide ou avait suffisamment vieilli pour gagner la parole ainsi que le proclamait la rumeur.
Hogun avait failli y perdre la jambe, et Sif avait pratiquement failli en mourir. Loki n'avait pas manqué de réprimander sévèrement son frère pour le désastre, et refusé de partir voyager avec lui pendant une quinzaine d'années sous prétexte qu'il tenait à sa tête, et que sa tête était en échange très attachée à ses épaules, et qu'il n'était pas certain que le Tempétueux ne trouverait pas moyen de les séparer dans son enthousiasme imbécile !
Loki avait toujours eu des opinions bien arrêtées sur l'incapacité de Thor à ne pas se précipiter aveuglément à la rescousse quand il tenait une raison de croire en l'existence d'une menace. Que penserait-il de Jane Foster, s'il pouvait la voir ?
Rien de bon, assurément.
