Au cours de sa longue carrière – un demi-siècle, c'était plus que respectable pour un gobelin dont ça représentait un tiers de longévité – Gornuk avait eu l'occasion de croiser nombre de représentants d'espèces diverses et variées. Cependant, c'était bien la première fois qu'il rencontrait un kitsune – ceux-ci se cantonnant à la côte Ouest des Amériques et à l'archipel nippon.
Qui plus est, ce kitsune se trouvait occuper le corps de Viola Potter, la Survivante, enfant-miracle du monde sorcier britannique, étendard de la Lumière par excellence. Mine de rien, Gornuk regrettait de ne pas avoir sa flasque de whisky pur-feu à portée de main.
Assise en face de lui, la fillette – la créature – Inari no Kikyô lui souriait candidement, son sac à dos sur les genoux, tandis qu'un assistant venait apporter une feuille de parchemin et un poinçon d'acier brillant, mesures nécessaires à l'identification.
« Si vous n'êtes pas celle que vous prétendez être, vous le regretterez amèrement » rappela Gornuk, dévoilant ses crocs jaunâtres. « Nous n'aimons guère les imposteurs, à Gringotts. »
« Alors, c'est heureux que je sois exactement celle que je prétends être » rétorqua la donzelle d'un ton égal en s'emparant du poinçon pour s'entailler l'index qu'elle appliqua ensuite fermement sur le parchemin spécialement préparé.
Une seconde puis deux passèrent avant que des lignes noires ne surgissent sur le matériau blanc, formant des arabesques reconnaissables comme une élégante calligraphie.
Viola Grace Potter
Née de : James Fleamont Potter et Lily Evelyn Evans
Statut fraternel : Sœur aînée de Daniel James Potter et Daisy Margaret Potter (22 mois d'écart)
Statut de l'héritage : Héritière Potter (déchue depuis le 8 mai 1982), Héritière Peverell (par lignée paternelle), Héritière Serpentard (par droit de conquête depuis le 31 octobre 1981)
Statut de santé : Malnutrition, présence de fragment d'âme imbibé de magie noire (risque de parasitage et possession – à exorciser au plus tôt), fusion avec un kitsune (Créature magique, catégorie Être)
Les sourcils roux de la fille étaient remontés sur son front au cours de sa lecture. Pour sa part, Gornuk avait failli avaler sa langue.
« Hum, voilà qui est intéressant. Dites-moi, comment peut-on être déchu de son rang d'héritier ? »
Le gobelin se ressaisit, son professionnalisme lui enjoignant de répondre à sa cliente.
« Cela dépend des circonstances. Un héritier peut être déchu en cas de mauvaise conduite, ou si un candidat plus digne de l'héritage a été trouvé. Dans le cas présent, vous avez détenu le statut d'Héritière Potter jusqu'à la naissance de votre frère cadet – comme c'est souvent le cas dans les familles d'un certain rang. La primogéniture mâle est profondément enracinée dans les mentalités et dans la magie, voyez-vous. »
« Tout à fait » répondit la fille. « Et cette histoire de droit de conquête… ? »
« Une vieille tradition. Si vous affrontez un adversaire titré et que celui-ci perd, toutes ses possessions vous sont aussitôt transférées – son or, ses titres, ses résidences, tout – comme vous avez donné la preuve de votre valeur. Vu la date, le précédent Héritier de Serpentard devait être le Seigneur des Ténèbres, puisqu'il est le seul sorcier à avoir péri ce jour-là et surtout, qu'il est l'unique sorcier dont vous ayez triomphé. »
Le regard vert intense de la fille se troubla brièvement, comme si elle ne savait pas de quoi il parlait. Était-ce possible ? La Survivante ignorait-elle sa propre légende ?
« Ce n'est pas le plus important » finit-elle par trancher, accroissant la certitude du gobelin. « Existe-il des comptes au nom de Peverell et Serpentard ? »
« Il nous faudrait éplucher les archives pour en être sûr » déclara Gornuk en prenant son air finaud. « Un tel service a son prix, bien entendu... »
« Vous n'aurez qu'à prélever le nécessaire dans les coffres Potter » rétorqua la fille avec un agacement impérial. « Et faites-le discrètement, ça vous gagnera un petit pourcentage. Je ne veux pas qu'on s'intéresse à mes activités. »
Cinquante ans à travailler au comptoir aidèrent grandement le gobelin à réprimer son plaisir. Autorisation de dérober son or à un sorcier avec l'autorisation expresse de l'un de ses rejetons ? Oh oui, cette fillette commençait à lui plaire. Mieux encore, le sorcier Potter ne pourrait pas crier au vol, puisqu'un membre de sa lignée leur avait donné accès au coffre.
« Comme vous voudrez » s'inclina-t-il. « Désirez-vous aussi un inventaire détaillé du contenu des comptes si comptes il y a ? »
« Bonne idée, apportez-le-moi dès que possible. Vous pourrez aussi payer ce service avec le contenu du compte Potter. Et j'aimerais aussi un sac d'or, j'ai quelques emplettes à faire. Cent gallions, ça devrait convenir. »
« Tout de suite, Miss Potter. Ce sera tout ? » s'enquit le gobelin, en priant muettement pour une autre demande – de préférence, une qui nécessiterait un service très coûteux.
« J'aimerais savoir à quoi s'occupent les Potter, en ce moment. »
Gornuk cligna de ses épaisses paupières.
« Et bien, votre père travaille toujours au Bureau des Aurors, tandis que votre mère est absorbée par l'éducation de vos jeunes frère et sœur. Ils ont ré-emménagé à Godric's Hollow une fois réparés les dégâts de la nuit d'Halloween et n'en ont pas bougé depuis. Ne le saviez-vous pas déjà ? »
La fille lui adressa un sourire poli qui n'atteignit pas du tout ses yeux.
« Je voulais juste une petite piqûre de rappel. Alors, cet or ? »
Très franchement, Kikyô regrettait d'avoir gaspillé son or pour avoir acheté ces prétendus « manuels d'histoire » qui tenaient davantage du roman historique très mal écrit. Sérieusement, elle voulait des faits, pas un compte-rendu minaudier et enjolivé dans le style guimauve parfum rose et violette.
Enfin, elle avait à peu près décrypté la situation : grand terroriste cinglé psychopathe – que personne n'appelle par son nom, disant juste Vous-savez-qui, mais elle ne savait justement pas qui, bande de patates – qui massacre tout le monde sans que personne ne se remue les miches pour essayer de le mettre en prison. Le cinglé décide de tuer une gamine de quinze mois en guise de mauvaise action de la semaine et se plante on ne sait pourquoi, se tuant de manière plutôt ironique. Liesse de la société sorcière, qui s'empresse de remercier la gosse en se débarrassant d'elle chez un oncle et une tante qui pourraient donner des cours de maltraitance à la belle-mère de Cendrillon.
Non mais qu'est-ce que c'était que cet asile de fous ? Pour un peu, Kikyô se serait rebaptisée Alice, vu qu'elle semblait être la seule personne dotée de pensée rationnelle confrontée à ce pays sans queue ni tête. Et elle était supposée s'y intégrer dès qu'elle aurait onze ans ? Non merci, elle préférait encore retourner à San Fransokyo. Au moins là-bas trouverait-elle des gens vraiment intelligents – et mieux habillés, ces sorciers devaient tous souffrir de daltonisme, autrement c'était impossible de se saper aussi mal.
Sans compter que ça leur apprendrait à la traiter comme leur chien. Maltraitez un chien et vous n'avez pas le droit de vous étonner quand il vous mord. Si vous voulez qu'il vous obéisse fidèlement, mieux vaut le garder auprès de vous et l'assommer de caresses et d'attention positive.
Oh, la tête qu'ils feraient tous en découvrant que leur précieuse Survivante avait disparu. Une farce à telle échelle, quel kitsune aurait pu résister ? Certainement pas elle, elle le reconnaissait sans honte.
Enfin, ce n'était pas le tout, il fallait qu'elle couvre soigneusement ses traces si elle voulait disparaître définitivement du radar de l'Angleterre. Heureusement que les gobelins étaient prêts à se plier en quatre pour la satisfaire du moment qu'elle leur permettait de puiser dans les fonds Potter – ben oui, pourquoi se gênerait-elle ? Après une enfance passée dans l'indigence, elle comptait bien profiter à fond des ressources de ses géniteurs.
Alors, elle avait acheté une bonne grosse malle dotée d'un charme Extensible pour y ranger toutes ses emplettes et fait des recherches sur les rituels auxquels il lui faudrait se livrer avant de sauter dans le premier avion en partance pour la Californie.
Un rituel pour se rendre impossible à tracer était à l'ordre du jour, bien entendu. Mais il y avait un autre rituel tout aussi crucial qu'elle tenait absolument à effectuer.
Kikyô avait tout de suite détecté la présence du fragment mutilé d'âme présent dans la cicatrice de son nouveau corps – elle était un kitsune, une créature magique par essence. Ce lambeau puait tellement la magie noire que c'était impossible de ne pas le repérer.
La magie noire avait toujours un effet corrosif sur son environnement et ses utilisateurs, si bien qu'il était hors de question qu'elle garde cette immondice en elle. Puis, ce serait parfait pour une petite idée qu'elle avait.
Afin de lancer une malédiction, un objet appartenant à la future victime ou un fragment de son être était souvent nécessaire. Un lambeau d'âme faisait tout à fait l'affaire.
Transférer le lambeau dans une poupée grossièrement confectionnée à l'aide de chiffons lui avait infligé une sérieuse migraine, mais elle n'allait pas s'arrêter en si bon chemin. Elle avait un compte à régler avec l'abruti qui trouvait drôle d'assassiner une bambine de quinze mois dans son lit.
Kikyô éleva la poupée, se concentrant fermement sur la balle d'étoile chaude au creux de son autre main.
« Lord Voldemort » proféra-t-elle d'une voix implacable. « Je te déclare anathème. Je te déclare banni de la terre de Grande Bretagne. Je te condamne à errer hors des confins du pays tant que le dernier souffle n'aura pas quitté mon corps. Tel je le dis, tel cela se fait, tel cela s'accomplira. »
Sur ces mots, une impulsion mentale embrasa les chiffons de la poupée, bientôt réduite en cendres dans un piaulement suraigu, le lambeau d'âme crépitant vainement avant de se désintégrer.
Et bien, ça, c'était fait. Maintenant, le Sombre Idiot n'avait plus aucune chance de revenir semer la pagaille en Angleterre du vivant de Kikyô – ce qui faisait bien trois siècles minimum, les sorciers vivaient longtemps et un kitsune accroissait la longévité de son hôte.
Oh, ce n'était guère par bonté de cœur qu'elle faisait ça. Elle voulait juste éviter que le retour du Seigneur des Nigauds rende les sorciers encore plus désespérés de la retrouver et de la traîner dans leur cirque. Comme ça, la question était tranchée.
A présent, elle n'avait besoin que de passer à Gringotts finaliser les derniers détails de son départ, et après cela, rebonjour San Fransokyo. Mine de rien, la chaleur de la côte Ouest lui manquait – le climat anglais, très peu pour elle.
