1 février 2011

« Je vois que vous n'avez prévu ni bleu ni rose » commenta Maemi en examinant la barboteuse jaune poussin. « Vous ne croyez pas à la différentiation entre les sexes ? »

« C'est surtout parce qu'on n'a pas demandé ce que serait le chaton » confessa la rouquine en passant machinalement la main sur son ventre énorme, « mais c'est aussi un peu ça. Après tout, jusqu'à la Première Guerre Mondiale, c'étaient les garçons qu'on habillait en rose, figurez-vous. »

« Vraiment » commenta la bientôt grand-mère d'un ton poli, plus intéressée par la chambre d'enfant que par le babillage de sa belle-fille.

Elle n'appréciait peut-être pas le fait que Daiki-kun se soit décidé à épouser une Américaine malpropre – ces cheveux, elle ne se peignait donc jamais ? – mais ce qui était fait était fait, et cette créature rousse s'apprêtait à mettre au monde son premier petit-enfant.

Quand Daiki-kun leur avait fait parvenir la nouvelle, Maemi avait aussitôt tout arrangé afin de pouvoir être là pour la naissance – avec la bénédiction expresse de Tomeo, même si celui-ci refusait de reconnaître que la perspective de devenir grand-père lui procurait la moindre joie. Ce que son homme pouvait être ridicule, à l'occasion.

Daiki-kun et sa femme avaient bien protesté qu'il n'était pas nécessaire qu'elle se dérange de la sorte, mais Maemi n'avait rien voulu entendre. Elle avait été là pour la naissance de son fils – bon, ça aurait assez difficile d'être absente – et elle entendait bien être là aussi pour la naissance de son petit-enfant. Puis, les premières semaines étaient toujours les plus difficiles, si bien que les jeunes parents ne manqueraient pas de bénir son aide quand ils se retrouveraient au bout du rouleau.

Mais les choses n'en étaient pas encore là. Pour l'instant, il fallait s'assurer que le sac d'urgence – avec les papiers et tout – était prêt pour le départ en catastrophe à l'hôpital, que le téléphone portable était bien chargé – pour rameuter toute la famille – et que le berceau n'allait pas se démonter sitôt qu'on y déposerait le nourrisson.

Jusque là, rien à redire – il fallait bien le reconnaître à Kikyô Long, elle était loin d'être sotte en ce qui concernait la gestion de sa maisonnée et de son temps. Tout ce qu'il manquait, c'était l'arrivée du bébé, et celle-ci ne devrait plus tarder.

Maemi ne pouvait pas attendre.

2 février 2011

Elle s'était sentie bien patraque pendant tout l'après-midi, mais avait rapidement rejeté la responsabilité du problème sur la présence pour le moins stressante de sa belle-mère. Oh, Maemi Hamada se montrait d'une irréprochable courtoisie, mais après avoir fréquenté son fils pendant plusieurs années, Kikyô voyait parfaitement qu'il s'agissait du type de politesse à laquelle on recourt parce qu'on ne peut pas sommairement se débarrasser de la personne à qui on s'adresse. Et quand elle disait débarrasser, c'était le genre qui nécessite des puits de mine et des fermes à cochons.

Enfin, Kikyô avait gardé bouche close : au moins sa belle-mère ne se montrait pas ouvertement hostile, et elle essayait de se montrer secourable. Sans compter que Daiki voyait très rarement ses parents, à peine une fois l'an – ils vivaient tout de même dans un autre pays – alors ça lui faisait du bien de recevoir sa mère, et elle n'allait certainement pas l'en gruger.

Mais pour en revenir à son état de santé, elle n'y avait pas fait attention, allant se coucher en priant pour que les crampes d'estomac que lui filait sa belle-mère n'allaient pas lui coller un ulcère, parce qu'elle n'avait vraiment pas besoin de ça.

Et puis, elle s'était réveillée en sursaut, le ventre contracté de douleur, le matelas trempé en dessous d'elle, et avait réalisé que peut-être, juste peut-être, ce n'était pas une crampe d'estomac après tout.

« Daiki » fit-elle après avoir secoué son mari jusqu'à ce qu'elle puisse voir le brun chocolat de ses yeux, « je crois que tu ferais mieux d'appeler une ambulance. Maintenant. »

A son crédit, il avait aussitôt bondi du lit pour se ruer sur le téléphone. Oui, elle avait décroché une perle rare en termes de mari.

Maintenant, si seulement cette ambulance se dépêchait…


Contrairement à l'auteur de ses jours, Daiki Hamada n'était pas le genre à crier et tempêter lorsque quelque chose ou quelqu'un le contrariait. Tout comme sa génitrice, le jeune homme était du genre à devenir extrêmement poli plus il enrageait.

A cet instant, cependant, la méthode de son père ne lui apparaissait pas sans mérite.

« Oui, madame, je sais que la circulation est encombrée » reconnut-il d'un ton à enrhumer un manchot tant il était glacial. « Je sais aussi que ma femme est en train d'accoucher, et à en juger par la fréquence de ses contractions, elle en aura fini dans moins d'une heure. Si vos urgentistes peuvent arriver avant, ce serait parfait. Dans le cas contraire, je vous souhaite une excellente journée. »

Sur ces mots, il raccrocha le combiné de manière nettement brusque, faisant trembler la table à café.

« Daiki-kun ? » appela sa mère depuis la chambre. « Oublie l'hôpital et amène une serviette, je t'en prie. »

Oh non. D'accord, il était docteur, mais il s'occupait de toxicologie, pas d'obstétrique ! Et il s'agissait de sa femme, aux dernières nouvelles, les médecins ne soignaient pas leur propre famille !

Enfin, pas moyen de se démonter. Puisque le gouvernement ne se montrait visiblement pas à la hauteur, à lui de pallier la déficience honteuse.

Lorsqu'il entra de nouveau dans la chambre, Kikyô s'était couchée sur le côté, les yeux clos, respirant bruyamment, tandis que Maemi lui tamponnait le front à l'aide d'un mouchoir en papier.

« Tu as la serviette ? » voulut savoir la vieille dame. « Bon, va la glisser sous ta femme, il y a déjà bien assez de saleté sur ce lit. »

Pour effectuer la manœuvre, Daiki se vit contraint de soulever les cuisses de sa femme – le plus gentiment possible, mais elle n'en grogna pas moins – pour déposer le tissu éponge approximativement sous son bassin puis de les repositionner par dessus. Ceci fait, son regard glissa vers une certaine zone et il se pétrifia.

« Ah, Ki ? Je crois que c'est le moment » lâcha-t-il d'un ton détaché qui ne trahissait nullement la terreur abjecte en train de l'envahir.

« Q-quoi ? » s'étrangla la pauvre femme, sa charpente secouée d'une nouvelle contraction.

« Le bébé est en train de sortir parce que je vois sa tête et je dirais qu'il faut que tu pousses » précisa Daiki, un soupçon d'hystérie dans la voix. « Oh mon Dieu, que fout cette ambulance ? »

« Ne me demande pas, je ne suis pas au volant » glissa Maemi, sa façade impassible quelque peu ruinée par la sueur froide qui venait de perler sur son front.

Kikyô aurait probablement ajouté son grain de sel mais une nouvelle contraction lui arracha un hoquet, tandis qu'en bas la petite tête s'exposait davantage à l'air libre. Daiki se sentait prêt à tomber en syncope.

« Bon ben, respire » conseilla-t-il tout en observant la progression de la chose – non, c'était pas possible que ce bébé soit si petit, et était-ce normal d'être aussi rougeaud ? « Et quand tu sens venir la contraction, tu pousses – tu te débrouilles bien, je dirais, enfin il n'y a pas l'air d'y avoir de problème, en tout cas j'en vois pas – oooh, non... »

« Des soucis ? » s'inquiéta Maemi, se raidissant alors qu'il mettait les mains en coupe sur la serviette pour recevoir le petit corps gluant.

« Non mais c'est presque bon – encore un peu et... »

Ce fut à cet instant que Kikyô poussa pour la dernière fois, et le bébé visqueux et rougeâtre tomba tout droit dans les mains de Daiki.

« Oh » souffla le tout nouveau père, sonné. « D'accord, d'accord, on va s'occuper de toi, n'aie pas peur... »

En guise de réponse, le nouveau-né émit un piaulement mécontent alors qu'il était enroulé dans la serviette de rechange avant d'être déposé sur la poitrine de Kikyô, laquelle le regardait comme s'il s'agissait d'un extraterrestre dégringolé du ciel.

« Ouh… Bonjour » murmura-t-elle en refermant doucement ses bras sur le bambin, « bonjour, toi. Bonjour, mon chat. »

Les deux parents tout frais étaient si plongés dans leur contemplation qu'ils n'entendirent pour ainsi dire pas la sonnette de l'entrée, et Maemi résolut d'aller ouvrir.

« Sans doute l'ambulance » commenta-elle en quittant la pièce, « je m'occupe de les informer de la situation. »

Elle aurait tout aussi bien pu s'adresser au mur, le couple étant désormais passé à un sujet nettement plus absorbant.

« Alors… Tu voulais lui donner un prénom japonais ? » se remémora Kikyô, détaillant la petite main potelée émergeant du carcan de tissu.

« Si mon père était là, il ne manquerait pas de recommander quelque chose dans le type Miroku ou Ryuji » musa distraitement Daiki. « Un truc bien religieux. »

Sa femme lui coula un regard vert intense.

« Mais tu n'es pas ton père » rappela-t-elle. « A quoi tu penses ? »

« ...Tadashi. Tu peux l'écrire avec les kanjis pour loyal, vertueux ou juste. Qu'est-ce que tu en dis ? »

« Ta-da-shi » répéta Kikyô. « Tadashi Hamada. Tu aimes, mon chat ? »

Le bébé ne répondit pas – quand on dort, on garde généralement le silence, contrairement à ce que prétendent les médias.