6 septembre 2017
A six ans révolus, bientôt sept, Tadashi Hamada était presque une grande personne. La preuve, c'était qu'il faisait sa première rentrée à l'école, celle où travaillait Maman, d'ailleurs. Mais pas dans sa classe, parce que Maman disait que ce serait pas juste car elle s'occupait déjà de Tadashi tous les jours à la maison, alors à l'école il fallait qu'elle s'occupe des autres enfants, tu n'es pas d'accord, chaton ?
Tadashi avait accepté, mais seulement parce que Maman continuerait à être rien qu'à lui à la maison, et elle ne montrerait pas ses tours de magie à un autre petit garçon.
Parce que Maman, elle était encore plus spéciale que toutes les mamans du monde entier : Maman était magique. Vraiment vraiment magique, car elle rangeait le salon rien qu'en tapant dans ses mains et pouvait jouer avec des petites boules de feu multicolores, et personne ne pouvait faire ça à moins d'être magique, comme une fée ou une sorcière.
Maman n'était pas une fée ou une sorcière, elle n'avait pas de baguette magique ou de grosse verrue sur le nez ou de crapaud, elle était un kitsune. Papa lui avait expliqué qu'un kitsune, c'était une dame renard qui voulait un mari et des bébés alors elle se déguisait en dame normale, mais personne ne pouvait le savoir. Jamais. Pour Papa et Tadashi, ça allait, parce qu'ils étaient le mari et le petit garçon de Maman, mais si quelqu'un d'autre savait, alors Maman devrait s'en aller. Pour toujours.
Tadashi savait que toujours, c'était encore plus long qu'une semaine, et il ne voulait pas ça – Maman devait rester avec lui et Papa. Alors Tadashi ne disait rien du tout. Pour garder un secret, il était trop fort, encore plus que Superman quand il se déguisait en Clark Kent.
Mais là, il y avait un secret qui l'embêtait beaucoup, et c'était la personne à l'intérieur de Maman. Tadashi pouvait toujours sentir les gens quand ils étaient près de lui, c'était drôle – Papa était la terre après la pluie et le soleil le matin, et Maman était un feu tout tiède tout doux et de la fumée parfumée. Mais maintenant, l'impression de fumée et de feu de Maman était bizarre, elle en avait dans le ventre qui n'était pas comme elle était d'habitude, et ça faisait un peu peur à Tadashi.
Est-ce que la personne dans le ventre de Maman allait faire du mal à Maman ?
Sophie Jenkins n'irait pas jusqu'à se prétendre une amie intime de Kikyô Hamada – peut-être une très bonne connaissance qui aimait partager le café après les cours – mais elle appréciait assez l'institutrice rousse pour se promettre de garder un œil sur son fils. Cela ne semblait pas si compliqué, Kikyô l'avait toujours décrit comme un amour parfaitement sage.
Sauf que dès que Sophie avait posé les yeux sur l'enfant en question – qui était à croquer avec ses traits métissés et ses beaux yeux brun – elle avait flairé un problème. Oh, elle aurait pu attribuer la nervosité et la réserve du petit à l'habituel stress de se retrouver à l'école, mais une décennie d'expérience enseignante lui soufflait que la racine du souci était bien moins superficielle que cela.
Alors, dès que la cloche de la première récréation avait retenti, elle s'était dirigé vers le garçon encore assis à son pupitre, arborant son sourire le plus bénin pour ne pas l'alarmer inutilement.
« Tadashi ? Est-ce que tout va bien ? »
Il la regarda par en-dessous des cils d'une longueur proprement indécente – en voilà un qui ferait la jalousie de nombre de filles une fois plus vieux.
« Ah… Je crois, madame maîtresse » finit-il par répondre.
« Juste maîtresse » le corrigea-t-elle gentiment. « Pourquoi tu crois ? »
L'enfant se trémoussa sur sa chaise, cherchant visiblement les bons mots.
« Parce que Maman a mangé quelqu'un et je sais pas si ça la rend malade ou pas » lâcha-t-il tout à trac, poussant Sophie à cligner des yeux.
« Ta maman a mangé quelqu'un ? »
Bon, il y avait bien des moments où une Kikyô énervée se déclarait prête à dévorer le responsable de son irritation pour lui administrer une leçon, mais ce n'était qu'une façon de parler. Quoique, les enfants pouvaient être épouvantablement littéral. Le petit aurait-il mal interprété la métaphore ?
« Oui » insista le garçon en faisant un geste vers son ventre, « et maintenant, il est là, et il part pas ! »
Oh. Oh. C'était donc ça. Sophie se sentit prête à fondre devant l'innocence du petit. Voyons, comment formuler au mieux les événements ?
« Je crois qu'il y a eu un petit malentendu. Ta maman n'a mangé personne. »
Le garçon lui renvoya un regard un tantinet hautain, comme si elle venait de prétendre que le ciel était violet à pois roses.
« Elle a quelqu'un dans le ventre » répéta-il.
« Mais oui, ça arrive parfois, quand un papa et une maman se font un câlin très spécial. Après ce câlin, la maman se retrouve avec un bébé dans le ventre, et le bébé y reste jusqu'à ce qu'il soit assez grand pour sortir tout seul. C'est plus clair ? »
A voir l'expression de Tadashi, on aurait cru qu'une baleine bleue affligée de surcharge pondérale venait de lui tomber sur la tête.
« Maman va avoir un bébé ? »
« C'est ça. Et toi, tu va devenir un grand frère. C'est pas bien ? »
Le petit ne répondit pas, visiblement encore sous le choc d'avoir à intégrer l'information.
« C'est moi ! » annonça Daiki d'une voix forte alors qu'il se débarrassait de ses chaussures et de son manteau.
« Juste à temps pour le dîner, grand retardataire ! » lui répondit affectueusement le timbre rauque de Kikyô depuis la cuisine.
« C'est ce que je vois » reconnut le mari alors qu'il pénétrait dans la petite pièce tiède où le couvert avait été mis. « Tiens donc – des frites ? Et c'est un gâteau, ça ? »
« Ton fils vient de faire son premier jour d'école » lui rappela le kitsune alors qu'il l'embrassait sur la joue, tout en glissant un coup d'œil dans le four pour vérifier que le plat n'allait pas se transformer en charbon. « Ce n'est pas digne d'être fêté, peut-être ? »
« Je n'ai jamais dit ça » se défendit vertueusement Daiki. « N'est-ce pas, Tadashi ? »
Le garçon contemplait les profondeurs de son verre d'eau comme si la réponse à la grande question de la Vie, l'Univers et tout le reste y avait été caché, les sourcils froncés.
« Tadashi ? » répéta Daiki plus doucement.
Cette fois, l'enfant leva le nez. Et il lâcha quelque chose qui n'avait aucun sens.
« Je veux pas que le canapé soit plein de vomi ! »
Un ange passa.
« … Tata-chan, tu pourrais t'expliquer ? » implora Kikyô qui ouvrait de grandes prunelles vertes.
« C'est le petit frère de Louis » commença à dévider le garçon, « il arrêtait pas de mettre du vomi dessus, et puis la petite sœur de Kévin pleure tout le temps, et celle de Rick casse tout ce qu'elle voit et Maman va avoir un bébé et si on le laisse sortir, il fera tout ça ! Maman, tu peux pas avoir un bébé ! »
C'était encore moins compréhensible.
« Voyons, Tadashi, ta maman n'attend pas de bébé » déclara Daiki qui ne comprenait pas cette brusque angoisse.
À ces mots, l'enfant se leva de sa chaise pour tendre le bras vers Kikyô, l'index pointé furieusement sur son abdomen.
« Si, il est là ! Il ressemble à maman mais c'est pas maman, et d'abord je croyais qu'elle avait mangé quelqu'un parce que je sentais que c'était une personne, mais la maîtresse a dit que les bébés poussent dans les mamans, et quand on les laisse sortir, ils sont horribles ! Ne le laisse pas sortir, maman ! »
Visiblement assommée par ce flot de paroles, le kitsune ouvrit la bouche pour une rebuffade… puis la referma, une expression vaguement horrifiée se peignant sur ses traits. Daiki sentit l'inquiétude poindre en lui.
« Ki ? »
« Mes règles » fit-elle dans un souffle. « J'ai trois semaines de retard. »
Oh.
En fin de compte, la soirée avait été plutôt tendue. C'était encore plus perceptible maintenant que Tadashi avait été couché, toujours aux affres du désarroi à la perspective de devenir un frère aîné, et que Kikyô et Daiki se retrouvaient en tête à tête.
« Alors » se décida à articuler Daiki, « tu pourrais être de nouveau enceinte. »
Le kitsune se mordilla la lèvre inférieure.
« … Je ne crois pas que c'est juste une possibilité. J'ai interrogé Tata-chan, et il est apparemment sensible aux auras. Il repère les gens comme tu respires rien qu'à leurs âmes, et – il a perçu… quelqu'un d'autre en moi. »
Elle commençait à s'agiter, se tordait les mains, s'empoignait les cheveux.
« Je peux toujours prendre un test si tu veux – oh, Inari, qu'est-ce qu'on va faire ? On se débrouille avec un enfant, mais deux c'est juste... »
Daiki l'embrassa. En plein sur les lèvres. Kikyô eut un petit hoquet surprit, et le regarda comme s'il venait de lui pousser une deuxième tête alors qu'il se reculait.
« Ki. Tu sais que quoi qu'il nous arrive, on l'affrontera ensemble. On le résoudra ensemble. Que ce soit la fin du monde ou l'ascension directe au Paradis. »
Le kitsune eut un petit rire mouillé.
« C'est pas un peu les deux, cette histoire ? »
Il l'embrassa de nouveau en guise de réponse.
