23 juillet 2020
« Et c'est parti pour une semaine de purge » ne put s'empêcher de marmonner Kikyô alors qu'elle rajustait sa prise sur Hiro, blotti tout contre elle dans son écharpe mauve.
Daiki devait vraiment avoir des oreilles de chauve-souris, vu le regard désapprobateur qu'il lui adressa dès que les syllabes eurent franchi la muraille de ses lèvres. Le kitsune refusa de se laisser fléchir.
« Quoi ? Tu va prétendre que ta mère ne va pas être aussi polie qu'un iceberg et ton père horriblement grossier ? »
« Non » reconnut son mari, un chouïa de déprime dans la voix – rien de tel que la famille pour vous plomber le moral, c'était indiscutable. Même si c'était juste à cause de leur mort, comme Alice Long l'avait fait huit mois auparavant.
Il fallait bien s'y attendre, la brave femme avait eu soixante-dix-huit ans, après tout. Mais c'était tout de même brutal, en particulier pour la pauvre Cassie qui n'avait jamais connu de vrai grand chagrin dans sa courte vie de vingt-quatre ans. En apparence, Steven avait mieux encaissé la perte de son épouse, mais Kikyô n'était pas dupe : l'homme déclinait irrémédiablement. En fait, elle serait surprise qu'il tienne jusqu'au Nouvel An.
Il allait lui manquer. Au moins autant qu'Alice – maman, la femme qui avait mérité ce titre à force de soins et de tendresse – lui manquait. Peut-être autant que Daiki et Tadashi lui manqueraient un jour, car telle était la malédiction de l'immortalité quand votre amour et vos enfants ne la partageaient pas. Hiro vivrait sans peine plus de deux siècles, avantage de tenir davantage d'elle, ça adoucissait un peu la chose, mais… les faits restaient les faits.
« Mamiiieee ! »
Le cri de Tadashi arracha aussitôt Kikyô à ses lugubres méditations, et elle revint sur Terre juste à temps pour voir son premier-né se jeter dans les bras indulgents de Maemi Hamada, tout sourire.
« Tu m'as beaucoup manqué aussi, Tadashi-kun » déclara la vieille dame – comment faisait-elle pour être aussi dynamique ? Aux dernières nouvelles, elle ne comptait pas de créatures à la longévité drastique dans son ascendance et pourtant pas un cheveu blanc ne daignait orner sa tête sexagénaire. « Vous avez fait bon voyage ? »
« A peu près » grimaça Kikyô. « Hiro-chan n'aime pas tellement les avions, semble-t-il. »
Dans ses bras, le bambin somnolent remua sans se réveiller. Le kitsune lui trouvait encore le teint un peu verdâtre mais elle ne pensait pas qu'il se remettrait à vomir. Sinon, et bien, elle pouvait toujours le refourguer à sa belle-mère, celle-ci voyait si rarement les garçons, elle méritait de profiter de chaque minute, n'est-ce pas ?
Non, elle n'était pas mesquine. Du tout. Elle remplissait simplement ses obligations de belle-fille, de même que Maemi se pliait à la tradition immémoriale qui imposait d'abhorrer sa bru, bien qu'elle se montre étonnamment polie là-dessus.
Pour lui rendre justice, Kikyô ne pensait pas qu'elle se conduirait tellement mieux le jour où un de ses bébés chéris jetterait son dévolu sur une poule quelconque et se mettrait en tête qu'il s'agissait de la femme de sa vie.
Rien qu'à y penser, elle sentait déjà monter l'envie de carboniser quelque chose.
25 juillet 2020
« C'est du beau travail, Tadashi-kun » décréta Maemi. « Encore un peu et tu pourras participer à un concours de calligraphie comme ceux de la télévision. »
Le garçon fronça le nez, un tic courant chez Tomeo lorsqu'il n'était pas d'accord avec une opinion quelconque et dont Daiki avait hérité.
« Je préfère les concours de science » rétorqua-il non sans hauteur. « Une fois, il y avait un épluche-cacahuète automatique ! »
« Très impressionnant » concéda la grand-mère, ce qui lui valut un sourire resplendissant de dents blanches.
Vraiment, c'était honteux que Daiki-kun vive en Amérique : non seulement il fuyait ses responsabilités en tant que futur responsable du sanctuaire Hamada, il privait Maemi de ses adorables petit-fils. Quel fils aimant agissait de la sorte ?
Enfin, ça donnait tout loisir à sa pauvre vieille mère de couver Tadashi-kun quand Daiki-kun se rappelait ses devoirs filiaux, elle voyait si peu le cher petit alors ce n'était que justice qu'elle le gâte outrageusement. Même sa belle-fille approuvait l'argument !
« Ah – gare à l'encrier, Tadashi-kun » fit-elle en saisissant délicatement le poignet du garçon pour l'empêcher de causer une belle tache sur la nappe…
… Seulement pour que l'irruption d'un Daiki au visage orageux précédée d'un claquement de porte la fasse sursauter, renversant le pot et répandant son contenu sur le tissu clair.
« Pardon, mère, notre séjour est écourté » lâcha le jeune homme alors qu'il enlevait Tadashi-kun dans ses bras pour repartir dans le couloir.
Restant interdite l'espace de plusieurs secondes, Maemi s'élança à la poursuite de son fils.
« Daiki-kun ! Qu'est-ce qui te prends ? »
« Il me prend que ton mari a essayé de tuer Hiro ! » cracha le jeune homme en rejoignant le vestibule, où l'attendait cette créature rousse d'Américaine, leur cadet dans les bras, entourée de…
Entourée de flammèches verdâtres palpitant suspendues en l'air, ses lèvres retroussées sur des canines très proéminentes qu'elle montrait à Tomeo la foudroyant du regard, un de ses talismans de papier à la main.
« Chérie, on est prêts » annonça Daiki en la saisissant par le coude pour l'entraîner en douceur vers la porte, et elle se laissa faire docilement tout en gardant son attention fixée sur le prêtre.
Ce ne fut que lorsque la porte se referma derrière eux que Maemi retrouva l'usage de sa voix.
« Tomeo, Daiki-kun est-il tombé sous la coupe d'un yôkai ? »
Son mari faisait tout à coup son âge de presque soixante-dix ans alors qu'il s'avachissait de manière presque imperceptible, le talisman glissant de sa main pour tomber sur le parquet.
« C'est un kitsune » laissa-t-il tomber. « Cette fille est un kitsune, et ce n'est pas récent. Assez longtemps pour que Hiro-kun soit un hanyô, et pour que Tadashi présente de petites traces d'énergie surnaturelle. Probablement bien avant qu'elle rencontre Daiki. »
La nausée remonta dans la gorge de Maemi. Avant d'épouser l'héritier du sanctuaire Hamada, elle était née dans une lignée de prêtresses Shinto. La famille Takachiho avait beau ne plus pouvoir pratiquer les arts mystiques, ils n'en savaient pas moins que le monde recelait plus de créatures sapientes que les humains.
Elle s'obligea à garder son calme.
« Si c'est un kitsune, elle n'essaiera pas de dévorer Daiki-kun, c'est déjà ça. »
Tomeo lui adressa un regard désolé.
« Les humains et les yôkai ne peuvent pas se mélanger. Tu sais pourquoi. »
Oui, elle savait. Depuis la petite enfance, elle savait que le monde matériel et le surnaturel n'arrivaient jamais à faire bon ménage. Tôt ou tard, quand on tentait de les réunir, cela finissait toujours dans les larmes.
Et cette fois, ce serait celles de son fils, son pauvre fils…
Les yeux de Maemi se recouvrirent d'une pellicule liquide.
26 juillet 2020
« De tous les fiasco de famille, ça dépasse certainement la réaction de l'oncle Hervé quand il a appris nos fiançailles » commenta Maman alors qu'elle berçait Hiro saisi de hoquets après sa crise de larmes.
Pour sa part, Tadashi se cramponnait désespérément à elle, se répétant encore et encore qu'elle n'allait pas s'enfuir, même si elle était un kitsune, même si Papy et Mamie avaient appris sa vraie nature. Elle tenait trop à ses hommes, comme elle disait.
« C'est vrai que ce n'était pas beau à voir » commenta Papa d'un ton un peu trop désinvolte. « Mais j'aurais cru que Cassie faisant tomber Tadashi dans le punch à son baptême aurait occupé la première place ? »
« Ah non » rectifia Maman, « le pire fiasco, ça restera toujours comment tu m'as rencontrée. »
« Je ne pense pas, ça s'est bien fini, non ? » protesta Papa dont la badinerie se faisait plus sincère.
« Un… face-co ? » répéta Hiro, sa petite bouille chiffonnée par l'incompréhension.
« Mais oui. Votre papa m'avait volé mon sac dans le bus, vous rendez compte, les garçons ? » souffla Maman sur le ton de la confidence, et les yeux de Tadashi s'écarquillèrent.
« Je croyais que c'était le mien » se défendit Papa, « jamais je ne l'aurais fait exprès ! Même par hasard, j'avais honte. Mais honte ! J'ai cru que j'allais mourir quand je t'ai donné rendez-vous au resto pour te le rendre. Quoique, tu semblais vouloir me tuer. »
« Au début, oui » reconnut Maman, le sourire malicieux. « Mais tu étais si paniqué, à t'excuser tellement et à te conduire en gentleman, que j'ai décidé d'être généreuse. D'autant que tu m'avais complimentée d'entrée de jeu... »
« Kikyô » gémit Papa, tout rouge.
« Pour une fois que j'invite une belle fille au resto, elle me déteste, c'est bien ce que tu avais dit, non ? » insista Maman.
« Papa, tu as été trop bête » décréta Tadashi – piquer les affaires de quelqu'un, une fille, en plus ? Tadashi avait à peine neuf ans, et il avait parfaitement intégré la règle.
« Je sais » admit Papa. « Mais c'est comme ça que j'ai rencontré votre mère, les garçons, alors ça me va. »
Tadashi ne pouvait pas vraiment discuter ça.
