3 juin 2023
La médiathèque Benjamin Franklin n'était probablement pas à la pointe des dernières technologies, mais elle n'en possédait pas moins l'incontournable collection historique de documents jaunâtres remontant à la reconstruction de la ville de San Francisco par les immigrés japonais suite au tremblement de terre de 1906. Enfin, les papiers, c'était pour être admirés en vitrine : les documents ouverts à la consultation se trouvaient sur CD-Rom, obtenus sans mal de l'assistante bibliothécaire grâce au sourire éblouissant de Tadashi.
Intérieurement, Fred croyait que le garçon asiatique aurait pu s'habiller d'un sac poubelle et les gens n'auraient vu que ce sourire. À peine l'avait-il aperçu en arrivant tout juste à l'heure précisée que le garçon blond avait senti son estomac se mettre au yo-yo.
Bon, c'était aussi partiellement dû au fait que Tadashi était vraiment venu au rendez-vous. Mine de rien, Fred avait eu plus qu'assez de temps au cours de la semaine précédente pour s'angoisser à la perspective que l'autre garçon aille le laisser choir. Style chaussette trouée.
Mais il était venu, alors Fred s'était empressé de cacher cette trouille tout au fond d'un coffre en plomb ensuite balancé dans la baie, là où on avait le moins pied. Il n'avait pas le temps pour ses terreurs intimes, il lui fallait se concentrer sur l'enquête en cours sinon comment oserait-il se prétendre un Ghostbuster ?
Apparemment, la chute de Freddy Fazbear's Pizzeria s'était amorcée lorsqu'un enfant avait été grièvement blessé par l'un des animatroniques. Si quelques uns des articles parlaient d'un accident, au moins un autre prétendait que le frère aîné de l'enfant aurait été responsable du drame en cherchant à jouer une mauvaise blague.
Quand Tadashi avait lu cet article-là, Fred avait cru qu'il lui faudrait l'emmener aux toilettes pour qu'il puisse vomir tripes et boyaux, mais l'apprenti médium avait persisté dans sa lecture malgré une pâleur inquiétante.
Suite à cet incident – référé comme à la Morsure de 87, charmant – le manager avait voulu mettre à jour les animatroniques afin de les rendre plus autonomes et capables de réagir pour empêcher une réédition de la tragédie. Bien sûr, il s'agissait aussi de se faire mousser en perfectionnant l'attraction principale du restaurant, regardez nos robots capables de changer de chanson sur commande vocale, ce genre de choses.
Et puis étaient venues les disparitions.
Enfin, pas vraiment des disparitions. On avait trouvé des fragments de corps – les articles n'élaboraient guère mais ce simple mot avait donné à Fred des visions de nez et de main séparés de l'ensemble – même le cadavre entier à une occasion, abandonné dans le local poubelle comme un vulgaire déchet.
La fille du local avait des cheveux bruns coupés au carré, un gentil sourire et avait été photographiée tenant un pantin noir dans les bras. Sous le portrait se trouvait la légende Charlotte Mills, 10 ans. Fred aussi bien que Tadashi avaient contemplé la photo un long moment sans rien dire.
Il avait fallu un total faramineux de onze jeunes victimes pour que la police procède à une arrestation, celle d'un vigile plus tard relâché faute de preuves. Après quoi la pizzeria avait lentement décliné jusqu'à mettre définitivement la clef sous la porte en 1992.
« Y avait pas tout ça dans le dossier de Maman » se décida à commenter Fred, parce qu'il fallait bien dire quelque chose après toutes ces révélations.
« C'est affreux » renifla Tadashi, bouleversé. « Tous ces enfants... »
Fred tapota maladroitement l'épaule recouverte d'un cardigan vert clair de son vis-à-vis.
« Je sais. Ils ont rien fait pour mériter de se faire tuer et puis de passer leur mort-vie coincés dans le lieu où ça s'est passé. Euh… c'étaient eux tous ou juste Charlotte Mills ? »
« C'était elle la plus déterminée » indiqua l'apprenti médium. « Les autres… j'ai cru comprendre qu'ils restaient dans leur coin. Surtout à cause de… lui. »
Le garçon blond repensa à la silhouette aux yeux luisants et sentit une grimace lui retrousser les lèvres. N'importe qui se planquerait sous ses couettes pour éviter ça.
« C'était lui le responsable ? » voulut-il confirmer. « Est-ce que c'était bien le vigile ? »
Tadashi gardait les yeux obstinément fixés sur l'écran de l'ordinateur – une antiquité qui avait dû sortir en vitrine à peine célébré le bug de l'an 2000.
« C'était l'ingénieur en robotique » lâcha-t-il. « Le gars venu moderniser les animatroniques. Charlotte… c'était la fille du manager de chez Freddy, alors elle a eu l'occasion de le voir quand il est venu pour signer le contrat. »
« … Ah le dégoûtant » laissa tomber Fred avant de se mettre à pianoter sur le clavier pour ouvrir une fenêtre Internet. « Euh, voyons, Afton Robotics… Oh ! »
Tadashi se tordit le cou pour voir ce qui avait provoqué l'exclamation de son comparse.
« C'est leur site ? Ils sont toujours actifs ? »
« Heuuu… Attends, il y a une page sur la direction de l'entreprise… Attends, je crois que le directeur de maintenant, c'est le fils de notre Afton, je suis pas une bête en calcul mais regarde la date de naissance, il aurait été trop jeune... »
« A moins d'être un prodige, c'est impossible d'être un ingénieur agréé à la tête de sa propre boîte à quatorze ans » reconnut le jeune asiatique, s'attirant une œillade admirative de son complice.
« T'as la bosse des maths, toi, pour calculer ça illico ? Ah, voilà : fondateur de l'entreprise, William Afton, responsable de la boîte de 1976 à 1997… c'est marrant, ils ont pas marqué mort, juste disparition. Ça, c'est suspect. Dans les livres, c'est toujours suspect les histoires de vocabulaire... »
« Tu… pourrais avoir raison. »
L'oreille dressée par la voix tendue de Tadashi, Fred le scruta attentivement.
« C'est Charlotte qui t'a dit ça ? »
L'apprenti médium rentra la tête dans les épaules.
« Pas vraiment dit. C'est juste… une impression. Quelque chose à voir avec… avec son père ? Celui de Charlotte. »
« Le manager de chez Freddy ? Enfin, ex-manager, je dirais plutôt. Vu que le restaurant ne fonctionne plus depuis trente ans... »
Les prunelles brunes s'étaient perdues dans le vague.
« On devrait aller le voir. »
Dans tous les romans et films figurant dans la collection de Fred, un médium qui donnait un conseil devait être écouté, c'était la règle. Qui donc était-il pour s'opposer à la convention narrative ?
M. Henry Mills ne logeait pas dans le quartier vraiment pauvre de la ville, mais en tout cas ce n'était pas très reluisant. Probable qu'il n'avait pas réussi à trouver de travail super respectable après tout ce qui s'était passé à Fazbear's Pizza. Et puis le deuil, ça tend à vous rendre un peu crade.
Le monsieur qui leur ouvrit la porte de son appartement n'était pas particulièrement couvert de saleté, mais il avait une mine d'antiquité qui a largement passé la date de péremption, avec ses rares cheveux blancs et les rides profondes qui lui barraient le front et lui encadraient la bouche.
Fred fit de son mieux pour lui sourire poliment, vu que Tadashi semblait un rien dans les clous depuis qu'ils s'étaient présentés devant la porte.
« Bonjour M. Mills ! Heu… Vous êtes bien M. Mills, dites ? »
Une brève étincelle amusée passa dans le regard marron du vieux monsieur.
« Ça dépend si vous avez à me proposer un billet de tombola gagnant ou pas. »
« Ha, heu non. C'est plutôt rapport à la pizza. Je veux dire, Freddy Fazbear comme la pizzeria. C'était pas vous l'ancien manager ? »
Le visage de leur interlocuteur perdit sa chaleur si vite que l'absence d'explosion provoquée par le choc thermique fut un miracle en soi.
« Je crois que vous vous êtes trompés d'adresse » fit-il platement avant d'essayer de refermer sa porte.
Seulement pour que la main aux longs doigts de Tadashi se referme sur la poignée avec une force surprenante.
« Jeune homme » fit le vieux monsieur d'un ton plus indulgent que contrarié, « lâchez-moi ça, s'il vous... »
« Marion, marionnette » laissa tomber le garçon asiatique tout à trac. « Comme le deuxième prénom de votre fille, parce qu'elle adorait les pantins, alors ce robot-là était juste pour elle et il aimait distribuer les cadeaux tout comme elle. »
Le vieux monsieur s'était pétrifié, mais Tadashi n'avait pas terminé :
« Elle n'aimait pas tant la pizzeria, mais elle aimait que vous l'emmeniez avec vous, surtout pour les anniversaires. Parce qu'elle adorait voir les gens heureux, et c'est sensé être le jour le plus heureux de l'année quand tu fêtes ton anniversaire, surtout avec plein de monde pour être heureux avec toi. Alors tu m'as dit que si je voulais, je pourrais inviter toute ma classe pour mon onzième anniversaire, et je pourrais aussi faire comme Bilbon Sacquet et leur offrir quelque chose à eux comme souvenir, genre des bonbons ou des petites peluches... »
La voix de Tadashi avait changé alors qu'il parlait, et si Fred fermait les yeux maintenant, il penserait sans doute que c'était une petite fille qui se tenait à côté de lui.
« Tu me l'avais promis, dadou, tu te rappelles ? »
M. Mills avait blêmi et ses mains tremblaient alors qu'il fixait le garçon dont la voix ne correspondait pas avec son apparence.
« … Charlie ? »
« S'il vous plaît, on peut entrer ? » se hasarda à supplier Fred. « Parce que ça risque de prendre du temps. »
