21 juin 2025
Si Cassandra Long s'était vue demander comment elle parvenait à élever ses deux neveux orphelins tout en tenant un café ouvert pratiquement toute la semaine, elle aurait carrément avoué n'avoir aucune idée de comment elle s'y était prise. Oh, il y avait bien un ou deux trucs ayant facilité la situation, mais elle-même ne pensait pas avoir joué un rôle si important que ça là-dedans.
Je n'en sais pas assez, et je n'en comprends pas assez. Ki, comment t'y prenais-tu ?
Et ces derniers temps, tout semblait se bousculer encore pire qu'avant.
Depuis pratiquement deux ans, Tadashi s'était fait plus distant, passant des heures à traîner dehors. Elle avait mis ça sur le compte de l'adolescence – quatorze ans, c'était bien la bonne période, non – et comme il ne revenait pas spécialement agressif ou apeuré, elle n'avait pas creusé la question.
Et puis, les incidents avaient démarré – toujours trois fois rien, le placard à gâteaux ouvert alors qu'elle était sûre de l'avoir verrouillé, les clefs qui étaient sur la commode plutôt que dans la petite niche du vestibule, un vase miraculeusement intact après sa dégringolade de l'étagère… et elle ne savait pas pourquoi, chaque incident paraissait stresser l'aîné de ses neveux au point de le pousser à tourmenter son cadet, l'entraînant à part pour le disputer à voix basse.
Quand elle avait voulu intervenir, Tadashi avait opté pour jouer les têtes de cochon, s'enfermant dans un silence buté tout en refusant de changer de conduite. Quant à Hiro, le pauvre chou se faisait de plus en plus malheureux et agité, et refusait de s'expliquer sous prétexte d'un secret.
Avec une pareille situation familiale, le boulot constituait pratiquement une bénédiction, même si Cass ne pouvait se défaire de l'impression persistante qu'elle échouait sur tous les plans pour ce qui était d'être une tante. Pourquoi fallait-il que les enfants soient si compliqués ?
La clochette de porte l'arracha à ses réflexions.
« Pardon » s'excusa aussitôt la tenancière avec un coup d'œil au minuscule réveil posé sur son comptoir, « mais nous allons fermer dans… quatre minutes environ. »
« Je sais » répondit un alto à l'intonation cristalline, « c'est pour cela que j'ai choisi ce créneau. »
La femme qui venait de pénétrer dans le Lucky Cat Café ne portait pas l'habituelle tenue décontractée des clients, jean et t-shirt. Non, le tailleur avec sa jupe droite et ses escarpins talons plats – le tout d'une blancheur intimidante – hurlait l'envoyée en mission. Impression que ne démentaient guère la sacoche de cuir noire, les cheveux noirs impeccablement tirés en chignon, le maquillage soigneusement appliqué…
… Sauf que ce n'était pas du maquillage, cette peau si blême qu'elle accusait une faible nuance grisâtre, ces lèvres bleuâtres, ce regard d'un or plus félin qu'humain. Instinctivement, Cass recula jusqu'à ce que son dos heurte le mur.
La bouche de la femme s'étira dans un sourire qui se voulait rassurant.
« Long-san » fit-elle poliment, « je vous assure que je ne vous veux aucun mal, de même pour mes employeurs. Nous ne désirons que vous offrir diverses options pour l'avenir. »
La main de Cass s'égara sous le comptoir, cherchant la bombe lacrymo et la batte de baseball qu'elle y avait rangées.
« Sans blague » lâcha-t-elle d'une voix lointaine.
Le sourire de la femme s'élargit.
« Les garçons ? Les garçons, descendez, s'il vous plaît. C'est… urgent. »
Oh, non. Pour que la voix de tante Cass vacille de la sorte, il s'était forcément produit un pépin d'envergure. Qu'est-ce que ça pouvait bien être, ne put s'empêcher de se demander Tadashi alors qu'il se levait de son lit pour emprunter l'escalier, non sans oublier d'arracher Hiro à ses Kaplas au passage.
Et si Hiro avait accidentellement subi une fuite et que tante Cass avait vu ? Le pire, c'était la plausibilité de l'hypothèse : Hiro avait beau jurer qu'il se contrôlerait et essayer de le faire, il en semblait incapable. Et plus ça continuait, plus grimpait la probabilité que tante Cass finirait par remarquer un truc trop bizarre pour être ignoré, et alors là…
Ses pieds s'arrêtèrent tous seuls sur la dernière marche.
Le soleil qui joue sur la neige et les flocons dansant dans l'air et les plaques de glace charriées par la rivière sous une bise aussi mordante que mille couteaux –
« Dashi ? »
L'inquiétude perçait dans le timbre aigu de Hiro. La gorge sèche, le frère aîné prit soin de positionner le garçon plus petit derrière lui avant de s'avancer dans la cuisine.
Tante Cass s'appuyait des deux mains contre la table, visiblement sonnée mais l'air indemne. Tranquillement assise en face d'elle, une femme à l'allure épouvantablement officielle sirotait posément le contenu d'une tasse vernissée tout en faisant tournoyer des paillettes de givre au-dessus de sa paume ouverte.
« Vous avez pas le droit de faire ça ! »
Le regard jaune doré – pas humain, aucun humain n'aurait une couleur d'yeux aussi vive – de la femme en blanc se darda aussitôt sur Hiro, lequel s'était soustrait à la protection de son paravent d'aîné et arborait sa moue la plus boudeuse.
« Faire quoi ? » interrogea-t-elle d'une voix fraîche, laquelle provoqua la chair de poule sur l'échine de Tadashi à la manière d'une coulée de neige.
« Votre magie » riposta le garçonnet. « C'est pas permis d'en faire quand quelqu'un peut voir. »
Le rire de la créature en blanc évoquait une averse de grêlons.
« Ah, mais moi, je dispose d'une autorisation spéciale, mon petit… renardeau ? Tu m'as l'air d'être l'enfant d'un renard. Ou est-ce que je me trompe ? »
« J'ai pas le droit d'en parler. Faut demander à Dashi » lâcha ingénument le gosse.
Alors que l'attention générale se focalisait sur lui, l'adolescent musa brièvement sur ses chances d'être acquitté pour infanticide avec préméditation. Les grands frères bénéficiaient forcément d'une dispense, non ?
« Hamada Tadashi-kun » ronronna la créature, « il me semble que tu as beaucoup de choses à nous raconter. »
« Oh que oui » gronda tante Cass qui avait repris ses esprits et arborait dorénavant une expression orageuse.
Oh, non.
« Récapitulons : ma sœur n'était pas humaine du tout, mais un… renard ? Le genre magique ? Qui parle et joue des farces aux gens ? »
Tadashi hocha timidement la tête, ce qui ne fit rien pour diminuer l'envie qu'éprouvait Cass de le saisir par les épaules pour le secouer comme un prunier.
« Et elle n'a pas pensé que peut-être, c'était important de me le dire ? »
« Long-san » intervint posément la femme en blanc, « comment pensez-vous que réagit la famille d'un kitsune lorsque le statut de celui-ci est percé à jour ? »
La tenancière cligna des yeux.
« Heum… ben, je suppose qu'ils sont étonnés ? »
« Grand-père a failli tuer Hiro quand il l'a vu avoir un accident la dernière fois qu'on s'est rendus au Japon » laissa tomber platement Tadashi. « Et il a pratiquement attaqué maman quand il a réalisé que les pouvoirs de Hiro venaient d'elle. »
Le monde vira au rouge.
« Cette vieille croûte a fait QUOI ?! »
« Je me rappelle pas » commenta le garçonnet d'un ton vaguement intéressé, comme s'il venait d'apprendre qu'il aurait pu passer à la télé étant jeune.
« Tu avais deux ans » soupira Tadashi, « et il a juré qu'il ne recommencerait pas. C'est de l'eau sous les ponts, alors on peut oublier. »
« Oublier ? Mais attends un peu ! » explosa Cass. « Ton frère aurait pu devenir la seconde édition du petit Gregory et toi tu continues à écrire toutes les semaines à cette vieille ordure ? C'est quoi ton problème ? »
« Le problème de la discrimination contre youkai n'est pas récent, Long-san, et il devrait malheureusement rester une question d'actualité dans les siècles à venir. Tout ce que nous pouvons faire, c'est tenir bon, n'êtes-vous pas de cet avis, Hamada-kun ? »
L'adolescent fixa le regard sur la femme en blanc qui lui adressa un regard benoît.
« Vous y avez été souvent confrontée, vous ? » interrogea-t-il, quasi accusateur.
« Mais vous avez de l'œil, dites-moi. Oh, veuillez pardonner mon impolitesse, je ne me suis pas identifiée. »
Debout, la femme n'était pas tellement grande, et pourtant elle remplissait l'espace de sa présence alors qu'elle s'inclinait très légèrement.
« Je suis Tsurara, fille aînée du clan yuki-onna Oikawa, actuelle chargée des admissions à l'académie impériale de sorcellerie du Japon, Mahoutokoro. Hamada Hiro-kun, j'ai l'honneur et l'immense privilège de vous inviter à étudier les arts arcanes auprès de nous. »
