Sans savoir pourquoi, Tadashi n'avait jamais imaginé que son compagnon d'escapades surnaturelles soit pourvu de parents. C'était comme si Fred Lee était tout bonnement tombé du ciel un beau matin afin de promener sur le monde son regard pour le moins inhabituel. Sauf qu'apparemment, cette hypothèse était erronée – mais arrête donc de me charrier, ma famille n'est pas normale du tout, alors pourquoi pas mes amis aussi, hein ?
Dans tous les cas, Fred avait un père. Lequel semblait versé en ce qui concernait l'autre côté, à en juger par son total manque de choc d'avoir été attaqué par un nekomata le prenant pour un bon casse-croûte. Et aussi par le fait qu'il avait attrapé les deux adolescents par le bras – Tadashi toujours encombré du chat – pour se téléporter, juste devant une maison qui était forcément localisée dans le quartier cossu de la ville.
Oh, et c'était la résidence de Fred.
« Je croyais que tu vivais sous un pont » ne put s'empêcher de siffler le métis japonais dans l'oreille de son camarade alors qu'ils gravissaient les marches du perron.
« Oh, c'est vrai que c'était sympa comme ambiance » soupira le blond. « Je pensais aller revoir les autres gars de temps en temps, pas juste dans le cadre de la sensibilisation du commun pour les conditions de vie des sans-abri. Ça te dit de venir ? »
« Je crois pas que ma tante serait d'accord » marmonna le brun afin de se débiner crédiblement – toute ouverte d'esprit qu'elle soit, Cassandra Long avait ses limites et les sans-domicile-fixe ne lui inspiraient guère confiance.
« On se recentre, vrai fidèles » lança M. Lee par-dessus son épaule, et si Tadashi avait encore douté de son lien biologique avec Fred, sa dernière trace de doute aurait péri à l'instant. « Vous êtes sur le point d'accéder aux grands mystères. »
Si Fred avait la figure écarlate d'impatience et de curiosité, Tadashi se sentit blêmir dès qu'ils passèrent les portes. Ses parents autant que Tante Cass relevaient d'un milieu modeste sans être pauvre, et le manoir sentait clairement l'argent à plein nez.
Sans parler du picotement électrique qui lui courait sur la peau. Pas vraiment comme l'harmonie douillette de Mahoutokoro – non, c'était plus actif. Plus en mouvement. Une décharge d'adrénaline au lieu d'un calmant.
Apparemment, le nekomata le sentait aussi, vu la façon dont sa fourrure tricolore se hérissait. Comme c'était vraiment pas un bon moment pour qu'il se change à nouveau en tigre, Tadashi s'efforça de le garder calme en lui caressant gentiment le poil – tout en respirant profondément, refusant de laisser la tension dans l'atmosphère l'infecter.
Néanmoins, le garçon sentait son cœur battre furieusement lorsque M. Lee les fit enfin entrer dans son bureau.
Il y avait des endroits dans sa propre maison où Fred avait l'interdiction tacite d'entrer, et le bureau de son père en était un. Personnellement, il n'y avait pas réfléchi à deux fois – tout le monde a son jardin secret, non ? Mais apparemment, c'était plus compliqué que ça.
« Alors, vous vous trouvez officiellement dans le quartier général de la Première Sentinelle du MACUSA à San Fransokyo. En d'autres termes, les Sentinelles sont chargées de gérer les interactions entre les mondes magique et ordinaire, et de veiller à ce que l'un ne déborde pas trop dans l'autre. À votre avis, pourquoi êtes-vous là ? »
C'était comme si la Neuvième Symphonie de Beethoven retentissait sous le crâne de Fred, accompagnée de nuages vanillés au caramel. Sérieusement, quoi. Son père était un Men In Black. Il frôlait la transcendance, là. C'était le cerveau qui lui coulait par les narines sous l'excès d'extase, dites, ou il avait juste un accès de glaire ?
« Heum… Oikawa-sensei a dû oublier de vous mentionner » lâcha Tadashi d'une petite voix. « Je veux dire, elle a évoqué le MACUSA en passant, mais elle a dit qu'on était rattaché au Bureau des Onmyôji, alors... »
Le père de Fred bigla le métis de derrière ses lunettes avant de faire la moue.
« Le Bureau, hein ? Décidément, ceux-là – non seulement ils nous ratissent les mioches à l'avance, ils oublient carrément qu'on existe ! On est quand même en territoire américain, mais non, avec eux, c'est droit du sang d'abord et avant tout… Enfin, je suppose que je peux pas t'en vouloir pour ça. »
« C'est gentil de pas m'engueuler, mais si vous comptez tirer les oreilles à votre fils pour manque de discrétion, ce serait pas un peu hypocrite ? Parce que, excusez-moi, mais Fred ne m'a pas l'air très informé en ce qui concerne le monde magique. Ça ou il mérite un Oscar du meilleur comédien. »
« C'est gentil de penser ça de moi » commenta le garçon blond, « mais j'ai pas fait semblant de débuter. Oh ! Papa, me dis pas que t'avais prévu une cérémonie spéciale pour mes dix-huit ans et que je me suis spoilé sans faire exprès ? Parce que ce serait craignos, genre grave. »
L'homme âgé cligna des yeux, puis ôta ses lunettes pour les nettoyer avec un pan de sa chemise. Fred commença à éprouver un brin d'anxiété : il les connaissait, les tics nerveux de son père.
« L'institution des Sentinelles… c'est très sélectif. Comme le monde sorcier, il faut, et bien avoir de la magie pour y accéder. Et parfois… ce n'est la faute de personne. C'est juste, un enfant n'est pas magique, même si ses parents le sont. Et c'est… c'est souvent mieux de garder l'enfant à l'écart de la magie, dans ce cas-là. Puisqu'il ne peut pas s'en servir. »
Fred pencha la tête sur le côté.
« Ah, d'accord. C'est nul, mais ça se tient. »
Un ange passa. Tadashi avait arqué un sourcil fourni, mais Papa semblait tomber des nues.
« C'est… tout ? Je veux dire – Fred, ta mère et moi, on ne voulait pas que tu te sentes exclus, ou défaillant... »
« Nan, c'est pas grave » décréta nonchalamment le jeune homme blond. « Ça me soulagerait plutôt – au moins, je sais que toi et Maman, vous me détestez pas. Bon, je suis pas ce que vous auriez voulu, mais maintenant, je sais que je suis pas réparable. »
C'était fou, mais il n'avait jamais réellement pris conscience de combien ça lui avait pesé avant qu'il ne dise les mots. Mais c'était exprimé à présent, il n'avait plus à se casser la tête pour se demander comment devenir le fils que ses parents auraient préféré avoir parce que ce n'était pas possible, il n'avait pas ce qu'il fallait et ne l'aurait jamais.
C'était assez enivrant, en fait.
Papa avait la même tête que le jour où Maman l'avait giflé parce qu'il avait oublié que c'était l'anniversaire de la mort de sa tante.
« Pas rép – tu n'es pas cassé » fit-il.
Fred lui décocha un large sourire.
« Je sais ça, maintenant. »
Tante Cass semblait prête à l'étrangler, ou bien à engloutir la baguette à elle toute seule, Tadashi n'était pas très sûr.
« Alors pendant que je me tuais à la peine » se décida-t-elle à articuler avec toute la douloureuse précision de qui se concentre là-dessus pour ne pas éclater façon mine artisanale sous les collines de Verdun, « tu t'amusais à débusquer des fantômes avec un copain ? »
« Tu râlais toujours parce que je sortais jamais, faudrait savoir » lâcha le garçon sans réfléchir.
La femme tournait lentement à une couleur framboise mûre qui indiquait généralement un infarctus en puissance.
« Tout cela pour vous dire, madame » se décida à intervenir le père de Fred, pardon, la Sentinelle Lee, « qu'à l'avenir, mon bureau sera tout à fait disposé à garder un œil sur la carrière de votre neveu. Oh, et félicitations pour votre nouveau chat. »
Franchement, c'était un petit miracle que Tante Cass ne dégage pas de vapeur par les narines, parce qu'elle aurait fait un dragon très convaincant.
« Ça aussi, faut qu'on en parle » feula-t-elle en pointant un index implacable vers le félidé nonchalamment vautré sur les jambes de Tadashi, une vraie couverture en fourrure mais pourvue d'un pouls. « Pourquoi on essaie de me coller cette bestiole sur le dos ? »
M. Lee prit l'air coincé.
« Madame, dire à un félin où il devrait aller ou loger, c'est comme de pisser dans un violon : pas très délicat et ça ne sert à rien. Votre neveu pourrait lui répéter du matin au soir qu'il n'a pas expressément demandé à devenir son humain et il n'enregistrerait pas. En d'autres termes, vous êtes coincée avec. »
Cass fixa le félin. Le félin lui renvoya un regard jaune et bâilla, exhibant des crocs aussi blancs que longs.
« Et vous ne pourriez pas me débarrasser de cette boulette de mochi gluant, peut-être ? C'est pas comme si c'était votre métier... »
« On pensait plutôt vous payer pour l'entretien » lança candidement le vieux monsieur. « Voyez-vous, l'avancée de l'urbanisme pousse à la raréfication des créatures magiques, et des parts cruciales de notre société nécessitent les pouvoirs de ces créatures. Six mille dollars par mois devraient aider pour les soins de l'animal, non ? »
Tadashi ne s'étrangla pas devant l'expression stuporeuse de sa tante. Il se contenta d'avaler de travers et de se cacher le visage entre les mains.
